31

Système Cerbère-Hadès,
héliopause de Delta Pavonis, 2566

— Je pense que ça mérite une cigarette, fit Volyova.

Elle se demanda brièvement où elle les avait fourrées et les retrouva dans une poche de son blouson où elle regardait rarement. Alors elle prit le temps d’ouvrir le paquet, puis de pêcher l’un des tubes jaunissants, un peu tordus, qu’il contenait. Elle exécuta tous ces mouvements sans précipitation, inspira longuement et laissa le temps à la pression de retomber, comme une tempête de plumes qui se serait lentement apaisée.

Elle regarda les restes de Hegazi en s’efforçant de ne pas trop penser à ce qu’elle voyait et dit :

— C’est le vaisseau qui l’a tué. C’est la seule explication possible.

— Le vaisseau ? Tué ? fit Khouri. Vous voulez dire que… ce ne serait pas un accident ?

Elle maintenait le canon de son fusil à plasma braqué sur les lambeaux du triumvir qui flottaient dans la mécabave, autour de leurs pieds, comme si elle craignait que ses restes épars ne se reconstituent miraculeusement.

— Non, ce n’était pas un accident. Je sais qu’il avait partie liée avec Sajaki, et donc Sylveste. Et pourtant, le Voleur de Soleil l’a tué. Ça fait réfléchir, pas vrai ?

— Mouais. J’imagine.

Peut-être Khouri l’avait-elle déjà déduit toute seule, mais Volyova décida de le dire quand même :

— Sylveste est parti. Pour Cerbère. Et comme je n’ai pas réussi à saboter l’arme, je ne vois pas ce qui pourrait l’empêcher de pénétrer dans la planète. Ce n’est plus qu’une question de temps. Vous ne comprenez pas ? Le Voleur de Soleil a gagné. Il n’a plus rien à faire ; juste à maintenir le statu quo. Et qu’est-ce qui pourrait s’y opposer ?

— Nous, répondit Khouri d’une voix hésitante, comme une élève intelligente désireuse d’impressionner la prof sans s’attirer les quolibets de ses copines de classe.

— Et pas que nous deux. Il y a aussi Pascale. Le Voleur de Soleil considérait Hegazi comme une menace, pour la seule raison qu’il était humain. (Ce n’était qu’une intuition, évidemment, mais ça lui paraissait logique.) Pour une entité comme le Voleur de Soleil, la loyauté humaine est fluctuante et chaotique, peut-être même pas tout à fait compréhensible. Il a dû retourner Hegazi, le faire changer de camp. Mais comprenait-il la dynamique qui gouvernait son adhésion ? J’en doute. Hegazi était une composante qui avait cessé d’être utile, et qui pouvait le lâcher à tout moment. (Elle sentait le calme glacé qui venait de la contemplation de sa propre carence, bien consciente d’en avoir rarement été aussi proche.) Il fallait donc qu’il meure. Et maintenant que son objectif est presque atteint, je pense que le Voleur de Soleil va vouloir tous nous éliminer.

— S’il voulait nous tuer…

— Il l’aurait déjà fait ? Il se peut qu’il ait déjà essayé, Khouri. Des parties entières du bâtiment n’obéissent plus au contrôle central, ce qui veut dire que le Voleur de Soleil est limité dans ses actions. Il a pris possession d’un semi-cadavre lépreux, et plus qu’hémiplégique.

— Très poétique. Et qu’est-ce que ça veut dire pour nous ?

Volyova alluma une nouvelle cigarette ; elle en avait déjà fumé une jusqu’au bout.

— Ça veut dire qu’il va essayer de nous éliminer, mais comment ? C’est difficile à prévoir. Il ne peut pas dépressuriser tout le bâtiment ; il n’existe pas de canaux de commande qui le permettent – même moi, pour y arriver, il faudrait que j’ouvre physiquement toutes les écoutilles, ce qui m’obligerait à neutraliser des milliers de sécurités électromécaniques. Il aurait probablement du mal à inonder une zone plus vaste que le sas. Mais il trouvera quelque chose, j’en suis sûre.

Soudain, instinctivement, elle s’empara du lance-projectiles et le braqua vers les sombres profondeurs de la coursive inondée qui menait au sas.

— Qu’y a-t-il ?

— Rien, répondit Volyova. J’ai peur, Khouri, c’est tout. Incroyablement peur. Je n’ose espérer que vous ayez une suggestion à faire…

Si, en réalité, elle en avait une :

— Nous ferions mieux de trouver Pascale. Elle ne connaît pas le bâtiment aussi bien que nous. Et si ça tourne mal…

Volyova tira une dernière bouffée de sa cigarette et écrasa le mégot sur le canon de son arme.

— Vous avez raison ; il faut que nous restions groupées. Et c’est ce que nous allons faire. Dès que…

Quelque chose émergea à grand bruit de l’obscurité et s’arrêta à dix mètres d’eux.

Volyova pointa immédiatement son arme dans sa direction, mais ne tira pas. Un instinct lui dit que la chose n’était pas venue les tuer, ou du moins pas encore. C’était l’un des drones asservis que Sylveste avait utilisés lors de l’opération avortée destinée à guérir le capitaine ; un modèle au cerveau rudimentaire, principalement commandé par le vaisseau.

Ses optiques montées sur rotules se rivèrent sur elles.

— Il n’est pas armé, soupira Volyova, en réalisant qu’il était inutile de chuchoter. Je pense qu’il a été simplement envoyé pour voir ce que nous faisions. C’est l’une des parties aveugles du vaisseau ; l’un de ses angles morts.

Les capteurs du drone effectuaient de petits mouvements de rotation d’un côté et de l’autre, comme s’il réalisait la triangulation de leurs positions exactes. Puis il recula et disparut dans l’obscurité.

Khouri tira dessus.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda Volyova lorsque les échos assourdissants de la détonation se furent estompés, et qu’elle ne se sentit plus obligée de plisser les yeux, aveuglée par l’explosion de la machine. Quoi qu’il ait vu, il l’avait déjà transmis au bâtiment. Il était inutile de l’éliminer.

— Je n’aimais pas sa façon de me regarder, répondit Khouri. Et puis… ajouta-t-elle en se renfrognant, ça en fera au moins un dont nous n’aurons pas à nous soucier.

— Oui, répondit Volyova. Et compte tenu de l’allure à laquelle le bâtiment peut fabriquer un drone aussi simple, il l’aura remplacé d’ici dix ou vingt secondes.

Khouri la regarda comme si elle venait de raconter une blague dont elle n’avait pas compris la chute. Mais Volyova était sérieuse. Elle venait de remarquer une chose qui l’avait beaucoup plus glacée que l’apparition du drone. Il était logique, après tout, que le vaisseau se rabatte sur des drones pour ses opérations de collecte sensorielle. Logique aussi qu’il expérimente divers moyens de les équiper afin d’éliminer les derniers passagers et membres de l’équipage. Elle aurait fini par s’en douter, tôt ou tard. Mais pas ça. Pas ce qui était fugitivement apparu au-dessus du suintement de mécabave, pendant la fraction de seconde qu’il avait fallu aux yeux rouges d’un rongeur pour la repérer avant de pointer sa queue vers elle et de repartir à la nage dans le noir.

Elle venait de se rappeler que c’était le bâtiment qui contrôlait les rats-droïdes.


Lorsque Sylveste revint à lui – il mit un bref instant à se rappeler quand il avait perdu conscience au juste –, il était entouré par un aréopage d’étoiles brouillées. Elles se livraient à une danse très complexe, et s’il ne s’était déjà senti nauséeux, il était sûr que cette seule vision lui aurait mis le cœur au bord des lèvres. Que faisait-il là ? Et pourquoi se sentait-il tellement bizarre, comme s’il était enroulé dans du coton ? Il était dans un scaphandre, voilà ce qui se passait. Un scaphandre comme celui qui les avait amenés, Pascale et lui, depuis Resurgam. Et ce scaphandre obligeait ses poumons à respirer, au lieu d’air, le fluide dont il était empli.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en sous-vocalisant.

Il savait que le scaphandre le comprendrait, grâce au simple réseau audio intégré à son casque.

— Je me retourne, l’informa le scaphandre. Inversion au point médian de la trajectoire.

— Mais où on est, putain ! ?

Il avait du mal à faire le tri dans ses souvenirs. Autant chercher le bout d’une corde emmêlée. Il n’avait pas idée de l’endroit par où il devait commencer.

— À plus d’un million de kilomètres du bâtiment ; un peu moins de Cerbère.

— Nous avons fait tout ce chemin comme ça… Non, attendez ! Je n’ai pas idée du temps que ça fait.

— Nous sommes partis il y a soixante-quatorze minutes. (À peine plus d’une heure, se dit Sylveste. Enfin, même si le scaphandre lui avait dit que ça faisait une journée, il l’aurait admis sans discussion.) Notre accélération moyenne était de dix g. Le triumvir Sajaki m’a ordonné de faire très vite.

Oui, il se souvenait, maintenant : l’appel de Sajaki en pleine nuit, la course précipitée vers les scaphandres. Il avait laissé un message à Pascale, mais il en avait oublié les détails. C’avait été sa seule concession, le seul luxe qu’il s’était accordé. De toute façon, même s’il avait eu des jours pour se préparer à l’entrée dans la planète, il n’aurait pas pu faire grand-chose. Il n’avait pas besoin de documentation particulière ou de matériel d’enregistrement, puisqu’il avait accès à la bibliothèque et aux capteurs intégrés au scaphandre. Les scaphandres étaient armés et capables de se défendre de façon autonome, selon ces mêmes modes d’attaque que l’arme de Volyova était en train d’expérimenter. Ils pouvaient aussi fabriquer des instruments scientifiques, ou se munir de compartiments pour le stockage des échantillons. À part ça, ils étaient aussi autonomes qu’un vaisseau spatial. Il réalisa avec un choc qu’il raisonnait mal : les scaphandres étaient des vaisseaux spatiaux à une place, flexibles, capables de se changer en navette atmosphérique et si nécessaire en engin roulant de surface. Raisonnablement, il n’aurait pu rêver mieux pour pénétrer dans Cerbère.

— Je me réjouis d’avoir dormi pendant l’accélération, dit Sylveste.

— Vous n’aviez pas le choix, répondit le scaphandre avec une indifférence manifeste. Votre conscience était annihilée. Maintenant, veuillez vous préparer à la phase de décélération. Vous vous réveillerez lorsque nous serons sur le point d’arriver à destination.

Sylveste commença à formuler une question, mentalement : pourquoi Sajaki ne s’était-il pas encore manifesté, alors qu’il lui avait promis de l’accompagner ? Mais avant qu’il ait eu le temps de traduire ses pensées afin d’être compris du réseau audio, le scaphandre le replongea dans un sommeil aussi dépourvu de rêves que le précédent.


Pendant que Khouri allait chercher Pascale Sylveste, Volyova regagna la passerelle en évitant de prendre les ascenseurs. Heureusement, elle en était à moins de vingt niveaux. C’était épuisant, mais faisable. Et relativement sûr : elle savait que le vaisseau ne pouvait envoyer de drones dans les cages d’escalier, même pas les machines flottantes qui rôdaient dans les coursives en suivant des pistes magnétiques supraconductrices. Elle gravit néanmoins l’escalier en spirale, son arme lance-projectiles braquée devant elle, prête à tirer, s’arrêtant parfois en retenant son souffle, à l’affût du moindre bruit.

Tout en montant, elle essaya de penser à la myriade de façons dont le bâtiment pouvait l’éliminer. C’était un défi intellectuel intéressant ; ça mettait à l’épreuve sa connaissance du vaisseau d’une façon qu’elle n’avait jamais envisagée. Ça lui faisait regarder les choses sous un éclairage nouveau. Il n’y avait pas si longtemps, elle s’était trouvée un peu dans la même position que le bâtiment, en ce moment précis. Elle voulait tuer Nagorny, ou du moins l’empêcher de constituer une menace pour elle, ce qui revenait pratiquement au même. En fin de compte, elle l’avait éliminé parce qu’il avait d’abord essayé d’avoir sa peau à elle, mais c’était la façon dont elle l’avait exécuté qui la hantait à présent. Elle avait tué Nagorny en provoquant une accélération et une décélération du bâtiment si brutales qu’il avait été littéralement broyé. Tôt ou tard – elle ne voyait pas comment il pourrait en être autrement –, le vaisseau y penserait sûrement tout seul. Et à ce moment-là, il vaudrait mieux qu’elle ne soit plus à bord.

Elle arriva sans encombre à la passerelle, où elle scruta les ombres à la recherche d’une machine en embuscade, ou – pire, à présent – d’un rat. Elle ne voyait pas ce que les rats pourraient lui faire, mais elle n’avait vraiment pas envie de le savoir.

La passerelle était déserte, et rien ne semblait avoir bougé depuis la dernière fois. Les dégâts provoqués par Khouri étaient encore visibles, et le sang de Sajaki maculait toujours le sol. La sphère synoptique, éternellement allumée, affichait les données concernant l’état de la tête de pont. Elle ne pouvait s’empêcher de la considérer avec un intérêt de propriétaire. Elle tenait toujours bravement le coup face aux forces antibiotiques déchaînées par le monde non humain. Et pourtant, tout en éprouvant un sursaut de fierté, Volyova faisait des vœux pour qu’elle succombe, afin que Sylveste ne puisse entrer dans la planète. À supposer que ce ne soit pas encore fait.

— Pourquoi êtes-vous venue ? demanda une voix.

Elle fit volte-face. Quelqu’un était debout devant la paroi incurvée de la passerelle. Quelqu’un qu’elle ne connaissait pas ; juste une forme sombre, drapée dans une cape, les mains croisées devant elle, le visage réduit à un crâne grimaçant perdu dans l’ombre du capuchon. Elle l’arrosa avec son arme, mais la forme sombre était toujours là, alors que la salve aurait dû la déchiqueter. Les traces ionisées planèrent un moment dans le vide comme des bannières.

Une autre silhouette, vêtue différemment, apparut à côté de la première.

— Votre règne en ces lieux est achevé, dit-elle en norte archaïque, le processeur de Volyova traduisant si lentement ses paroles qu’elle n’en comprit pas immédiatement le sens.

— Vous devez comprendre, triumvira, que ce domaine ne vous appartient plus, dit une nouvelle forme, à l’autre bout de la salle.

Le nouveau venu arborait la carapace rigide d’un scaphandre spatial incroyablement antique, bardé de tubes cannelés et de protubérances encombrantes. Il parlait le plus ancien dialecte russe qu’elle ait jamais entendu.

— Qu’espériez-vous en venant ici ? C’est un scandale… s’indigna le premier personnage.

Un autre apparut à côté de lui, et se mit à l’invectiver ; puis un autre encore. Autant de fantômes du passé surgissant de tous côtés.

Sa voix se mêla à celle d’un énième fantôme qui lui parlait, sur sa droite :

— Vous n’avez pas de mandat ici, triumvira. Permettez-moi de vous dire…

— … gravement outrepassé votre autorité et devez maintenant vous soumettre à…

— … cruellement déçu, Ilia, et je dois vous demander courtoisement de…

— … renoncer… privilèges…

— … rigoureusement inacceptable…

Elle se mit à hurler, mêlant sa voix aux leurs, et le brouhaha se mua en un rugissement continu, inarticulé. La congrégation des morts emplissait à présent tout l’espace. Où que portât son regard, elle ne voyait plus qu’une foule de visages du temps jadis, aux lèvres frémissantes. Et chacun lui parlait, se croyant seul à retenir son attention. Et tous l’imploraient comme s’ils la croyaient toute-puissante. L’imploraient et se lamentaient ; sur un ton d’abord revendicatif, déçu, puis de plus en plus hargneux et méprisant. On aurait dit qu’elle les avait laissés tomber avec une brutalité inimaginable, se rendant coupable d’une telle vilenie qu’elle en était indicible et ne pouvait être exprimée que par la révulsion incurvée de leurs lèvres et la honte abjecte qu’on lisait dans leurs yeux.

Elle leva le canon de son arme, en proie à la tentation vertigineuse de vider son chargeur sur ces fantômes. Elle ne pouvait les tuer, évidemment, mais elle pouvait sérieusement endommager leur système de projection. Cela dit, elle avait intérêt à économiser ses munitions, maintenant que l’armothèque était inaccessible.

— Fichez le camp ! hurla-t-elle. Foutez-moi la paix !

L’un après l’autre, les morts se turent et disparurent en secouant la tête, l’air désappointés, dégoûtés à l’idée de rester un instant de plus en sa présence. Elle se retrouva enfin seule dans la salle, le souffle rauque, haletant. Il fallait qu’elle se calme. Elle alluma une cigarette et tira dessus lentement, en s’efforçant d’apaiser le tumulte de ses pensées. Elle prit la crosse de son arme dans sa main, caressa les dragons d’or et d’argent incrustés sur les côtés. Khouri avait bien choisi. Elle se réjouit de ne pas avoir gaspillé le chargeur pour le maigre plaisir de détruire la passerelle.

Une voix parla, depuis la sphère synoptique.

Volyova se retrouva face au Voleur de Soleil.

Il était comme elle l’imaginait depuis que Pascale lui avait expliqué à quoi renvoyait ce nom. Il était à la fois comme il devait être, et bien pire. Parce qu’elle ne voyait pas seulement de quoi il avait l’air ; elle le voyait aussi tel qu’il était à ses propres yeux, et il était à l’évidence complètement dérangé. Elle repensa à Nagorny et comprit comment il avait sombré dans la folie. Elle ne pouvait pas lui en vouloir, rétrospectivement – pas s’il avait vécu avec cette chose dans la tête en permanence, sans savoir d’où elle venait et ce qu’elle attendait de lui. Non ; Volyova avait de la sympathie pour le défunt artilleur. Le pauvre, pauvre diable. Elle aurait peut-être sombré dans la psychose, elle aussi, si elle avait été confrontée à cette apparition, s’il l’avait traquée dans chacun de ses rêves, chacune de ses pensées éveillées.

Le Voleur de Soleil avait peut-être été amarantin, à une époque. Mais il avait changé, peut-être délibérément, grâce à la sélection impulsée par le génie génétique, se remodelant, ainsi que ses frères Bannis, en une espèce radicalement nouvelle. Ils avaient modifié leur anatomie pour voler sous gravité zéro, se faisant pousser d’immenses ailes. Des ailes qu’elle voyait, à présent. Elles faisaient une bosse derrière la tête fine, incurvée, qui semblait s’incliner vers elle.

La tête n’était qu’un crâne. Les orbites n’étaient pas exactement vides ; pas vraiment creuses ; elles semblaient emplies de quelque chose d’infiniment noir et profond, aussi noir et insondable que la membrane du Voile telle qu’elle l’imaginait. Les os du Voleur de Soleil brillaient d’un éclat incolore.

— En dépit de ce que j’ai précédemment dit, commença-t-elle lorsqu’elle eut surmonté le choc initial ou qu’il fut, au moins, devenu supportable, je pense que vous auriez depuis longtemps trouvé le moyen de me tuer, si c’était ce que vous vouliez.

— Vous ne pouvez pas savoir ce que je veux.

Ses paroles étaient une absence de mots qui prenaient un sens, comme s’ils étaient sculptés dans le silence. Les mâchoires complexes de la créature restaient rigoureusement immobiles. Elle se souvint que le langage n’était pas un mode de communication important chez les Amarantins. Leur société était basée sur l’expression visuelle. Une donnée aussi fondamentale s’était sûrement perpétuée, même après que la tribu du Voleur de Soleil eut quitté Resurgam et amorcé sa transformation ; une transformation si radicale que, lorsque les membres de la tribu étaient retournés sur leur monde, on les avait pris pour des dieux ailés.

— Je sais ce que vous ne voulez pas, répondit Volyova. Vous ne voulez pas que nous empêchions Sylveste d’atteindre Cerbère. C’est pour ça que nous devons mourir, maintenant ; pour éviter que nous trouvions un moyen de lui mettre des bâtons dans les roues.

— Sa mission est d’une importance primordiale pour moi, répondit le Voleur de Soleil, avant de rectifier : Pour nous. Pour nous qui avons survécu.

— Survécu à quoi ? lança-t-elle en se disant que c’était peut-être sa seule et unique chance d’arriver à comprendre. Non, attendez ! À quoi auriez-vous pu survivre sinon à la mort des Amarantins ? C’est ça ? Vous avez, on ne sait comment, trouvé le moyen de ne pas mourir ?

— Vous savez, maintenant, où j’ai pris possession de Sylveste.

C’était moins une question qu’une déclaration. Volyova se demanda combien de leurs conversations le Voleur de Soleil avait surprises.

— Ça a dû arriver dans le Voile de Lascaille, répondit-elle. C’est la seule explication plausible. Si l’on peut dire.

— C’est là que nous nous sommes réfugiés ; pendant neuf cent cinquante mille ans.

La coïncidence était trop étrange pour ne pas être chargée de sens.

— Depuis que la vie s’est éteinte sur Resurgam.

— Oui… fit-il, laissant s’éterniser un silence. C’est nous qui avons conçu les Voiles. Ce fut la dernière entreprise désespérée de notre tribu, bien après que ceux qui étaient restés en arrière, à la surface, eurent été anéantis.

— Je ne comprends pas. Ce que Lascaille a dit, et que Sylveste lui-même avait découvert…

— On ne leur a pas montré la vérité. Ce que Lascaille a vu était une fiction. Nous avions substitué à notre identité celle d’une culture beaucoup plus ancienne, rigoureusement différente de la nôtre. La vraie finalité des Voiles ne lui a pas été révélée. On lui a raconté un mensonge destiné à encourager la venue des autres.

Volyova comprenait maintenant la teneur de ce mensonge : Lascaille avait cru que les Voiles étaient des conservatoires de technologies dangereuses, de choses dont l’humanité rêvait secrètement, comme le moyen de voyager plus vite que la lumière. Lascaille l’avait ensuite répété à Sylveste, attisant son désir de s’introduire dans le Voile. Il avait réussi à convaincre la société demarchiste des environs de Yellowstone, en lui faisant miroiter les bienfaits stupéfiants qui les attendaient. Les premiers qui élucideraient ces mystères non humains en seraient récompensés au-delà de toute expression.

— D’accord ; c’était un mensonge, dit-elle. Mais alors, quelle était la véritable fonction des Voiles ?

— Nous les avons construits afin de nous cacher dedans, triumvira Volyova, répondit-il comme s’il se jouait d’elle, se réjouissait de sa confusion. C’étaient des sanctuaires. Des zones d’espace-temps restructuré, où nous pouvions nous abriter.

— Vous abriter de qui, ou de quoi ?

— De ceux qui avaient survécu à la Guerre de l’Aube. De ceux à qui on avait donné le nom d’Inhibiteurs.

Elle hocha la tête. Elle ne comprenait pas tout, et de loin, mais une chose était claire pour elle : ce que Khouri lui avait dit – les bribes de l’étrange rêve qui lui avait été dispensé dans le poste de tir –, cela au moins était proche de la vérité. Khouri ne se souvenait pas de tout, et ce dont elle se souvenait, elle ne le lui avait pas forcément raconté dans l’ordre, mais Volyova comprenait maintenant qu’on lui avait demandé de saisir quelque chose de trop énorme, de trop étranger – de trop apocalyptique – pour que son esprit l’intègre en douceur. Elle avait fait de son mieux, mais ça n’avait pas suffi.

Et voilà que Volyova s’entendait révéler une partie du même tableau d’ensemble, bien que d’une perspective étrangement différente.

Khouri avait entendu parler de la Guerre de l’Aube par la Demoiselle, qui ne voulait pas que Sylveste réussisse. Ce que le Voleur de Soleil désirait plus que tout au monde.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle. Je sais ce que vous êtes en train de faire : vous me retenez pour gagner du temps. Vous savez que j’écouterai tout ce que vous avez à dire. C’est vrai. Il faut que je sache. Que je sache tout.

Et le Voleur de Soleil répondit à toutes les questions qu’elle lui posa.

Après, quand ce fut fini, Volyova décida de faire bon usage de l’une des cartouches de son chargeur. Elle tira dans la sphère synoptique ; l’énorme globe de verre explosa en un milliard d’esquilles pareilles à des cristaux de glace, pulvérisant le visage du Voleur de Soleil.


Khouri et Pascale effectuèrent le circuit qui menait à la clinique, évitant les ascenseurs et les coursives dans lesquels les drones pouvaient se déplacer facilement. Elles avançaient, l’arme au clair, et tiraient dans tout ce qui avait l’air ne fût-ce que vaguement suspect, même si ça devait se révéler n’être qu’une ombre bizarre ou une drôle de bosse formée par la corrosion sur une paroi ou une cloison.

— Rien ne vous avait donné à penser qu’il allait partir aussi vite ? demanda Khouri.

— Pas aussi vite, non. J’avais bien essayé de l’en dissuader, mais je savais qu’il essaierait à un moment ou à un autre.

— Et quelle impression cela vous laisse-t-il ?

— Que voulez-vous que je vous dise ? C’était mon mari. Nous nous aimions. Je le déteste pour ce qu’il a fait – comme vous le détesteriez, vous aussi. Je ne le comprends pas. Et malgré ça, je l’aime toujours. Je n’arrête pas de me dire… Il est peut-être déjà mort. Il se pourrait qu’il soit mort, hein ? Et même s’il ne l’est pas encore, rien ne prouve que je le reverrai.

Sur ces mots, elle craqua. Khouri tendit le bras pour la soutenir. Pascale essuya ses larmes. Elle avait les yeux rouges.

— L’endroit où il va n’est pas très sûr, répondit Khouri, tout en se demandant si Cerbère était vraiment un endroit tellement plus dangereux que le vaisseau, maintenant.

— Non. Je sais. Je pense qu’il ne réalise même pas le danger qu’il court, ou qu’il nous fait courir.

— D’un autre côté, votre mari n’est pas n’importe qui. C’est tout de même Sylveste.

Khouri rappela à Pascale que Sylveste semblait être né sous une bonne étoile, et qu’il serait bizarre que la chance l’abandonne maintenant, alors que la chose après laquelle il avait toujours couru était à portée de main.

— C’est un salaud visqueux, et je pense qu’avec sa veine il va encore s’en sortir.

Ce qui sembla apaiser un peu Pascale.

Puis Khouri lui dit que Hegazi était mort, et que le vaisseau tentait apparemment de tuer tous ceux qui étaient encore à bord.


— Sajaki ne peut pas être là, dit Pascale. Écoutez, c’est impossible. Dan n’aurait jamais pu aller seul jusqu’à Cerbère. Il aurait eu besoin que l’un de vous l’accompagne.

— C’est bien ce que pensait Volyova.

— Alors pourquoi sommes-nous là ?

— Je pense qu’Ilia n’avait pas confiance en ses propres convictions.

Khouri poussa la porte de la coursive partiellement inondée qui menait à l’infirmerie, envoyant valser un rat-droïde. Une drôle d’odeur planait dans la pièce. Elle comprit tout de suite qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas.

— Pascale, il s’est passé quelque chose de bizarre, ici.

— Je… euh, que suis-je censée dire à ce stade ? Je vous couvre ?

Pascale tenait son lance-rayon comme si elle ne savait trop qu’en faire.

— Oui, répondit Khouri. Bonne idée. Couvrez-moi.

Elle entra dans l’infirmerie en balayant l’espace, devant elle, avec le canon de son arme.

Lorsqu’elle avança, la salle sentit sa présence et déclencha l’allumage des lumières. Khouri était venue voir Volyova, quand elle était blessée. Elle croyait connaître approximativement la disposition des lieux.

Elle regarda le lit où elle était sûre que Sajaki avait dû se trouver. Au-dessus du lit planait un assemblage compliqué d’instruments médicaux servo-mécaniques munis de charnières et de rotules, ancrés autour d’un point central. On aurait dit une main d’acier mutante dotée de beaucoup trop de doigts, tous terminés par des griffes.

Il n’y avait pas un seul centimètre carré de métal qui ne fût couvert de sang ; une couche épaisse de sang coagulé. Comme si une chandelle écarlate avait coulé dessus.

— Pascale, je ne crois pas…

Mais elle avait vu, elle aussi, ce qu’il y avait sur le lit, sous les bras articulés ; la chose qui avait peut-être été jadis Sajaki. La couchette disparaissait aussi sous le sang. Il était difficile de voir où Sajaki se terminait et où ses restes éviscérés commençaient. Khouri pensa soudain au capitaine ; un capitaine dont les excroissances métalliques auraient été ici teintées d’écarlate. À croire qu’un artiste avait traité le même thème dans une matière différente, plus charnelle. Deux moitiés du même diptyque morbide.

Sa poitrine était démesurément gonflée, soulevée au-dessus du niveau de la couchette comme s’il était parcouru par un courant qui le galvanisait encore. Et la cage thoracique était évidée ; le sang s’accumulait dans un profond cratère qui courait du sternum à l’abdomen. On avait l’impression qu’un terrible poing d’acier s’était enfoncé dedans et avait arraché tout ce qu’il contenait. Et c’était peut-être ce qui s’était passé. Peut-être même dormait-il, à ce moment-là. Pour avoir confirmation de cette théorie, elle scruta son visage afin de déchiffrer un semblant d’expression sous l’enduit rouge.

Non. Le triumvir Sajaki était sûrement réveillé.

Elle sentit la présence de Pascale, juste dans son dos.

— N’oubliez pas que j’ai déjà vu la mort, dit-elle. J’étais là quand mon père s’est fait assassiner.

— Oui, mais ça, vous ne l’avez jamais vu.

— Non, répondit-elle. Vous avez raison. Je n’ai jamais rien vu de pareil.

C’est alors que la poitrine explosa. Quelque chose en jaillit, au départ dissimulé par le geyser de sang ainsi provoqué, si bien que la raison de l’éruption ne fut pas tout de suite évidente, puis la chose atterrit sur le sol trempé de sang de la pièce et détala, une queue annelée, pareille à un ver, fouettant l’air dans son sillage. Trois autres rats pointèrent le nez dans la carcasse de Sajaki et prirent le vent en regardant Khouri et Pascale avec leurs petits yeux noirs. Ils émergèrent de la caldeira qui avait été sa cage thoracique, bondirent à terre, suivirent celui qui venait de détaler et disparurent dans les coins sombres de la salle.

— Sortons d’ici, dit Khouri.

Elle n’avait pas fini de parler que le poing d’acier se mit à bouger avec une violence renversante, tendit vers elle deux de ses doigts crochus, terminés par des griffes de diamant, si vite qu’elle ne put qu’amorcer un cri. Les griffes s’accrochèrent dans son blouson. Khouri commença à tirer dessus, de toutes ses forces.

Elle réussit à se libérer, mais la chose trouva une prise sur son arme et la lui arracha des mains dans le même instant. Khouri tomba à la renverse sur le sol ruisselant de sang, son blouson aussitôt maculé. Elle se demanda fugitivement si une partie du sang étalé à terre n’était pas le sien.

La machine chirurgicale souleva le fusil et le brandit comme on exhibe un trophée de chasse glorieusement conquis. Puis deux autres bras manipulateurs commencèrent à palper les commandes de l’arme, caressant l’étui de cuir avec une fascination inquiétante. Lentement, très très lentement, les griffes d’acier pointèrent le fusil dans la direction de Khouri.

Pascale souleva son fusil à rayon et fit feu sur la pieuvre d’acier, projetant des éclats de métal couverts de sang coagulé sur les restes de Sajaki. L’arme à plasma tomba à terre dans une volute de fumée, des étincelles bleutées crépitant sur l’étui calciné.

Khouri se releva, oubliant l’horreur sanglante dont elle était couverte.

Son arme à plasma, maintenant inutilisable, bourdonnait furieusement en crachant des étincelles d’une férocité croissante.

— Ça va exploser ! lança Khouri. Fichons le camp d’ici !

Elles filèrent en direction de la porte et n’eurent qu’une seconde pour se faire à l’idée de ce qui leur barrait le chemin. Il devait y en avoir un millier ; empilés sur trois épaisseurs dans la mécabave, chacun indifférent à sa propre existence, et uniquement là pour le bien de la masse indifférenciée. Et derrière, il y en avait d’autres ; des centaines et des milliers de rats, une immense marée de rongeurs frémissants, massés dans la coursive devant la porte de l’infirmerie, prêts à se ruer sur elles tel un tsunami ravageur, dévastateur.

Khouri dégaina sa dernière arme, le petit lance-aiguilles qu’elle avait choisi pour sa précision. Elle commença à tirer sur la masse de rats pendant que Pascale les arrosait avec l’arme à rayon, qui n’était guère plus adaptée à la tâche. Les rats explosaient et s’enflammaient partout où elles pointaient leurs armes, mais il en venait toujours davantage. Et voilà que la première rangée de rats commençait à s’introduire dans l’hôpital de bord.

Un éclair aveuglant brilla dans la coursive, suivi par une série de détonations si rapprochées qu’elles se fondaient en un rugissement continu. Le bruit et la lumière se rapprochèrent. Les rats volaient dans l’air, à présent, propulsés par les explosions de plus en plus proches. La puanteur des rongeurs calcinés était terrifiante, pire que celle qui emplissait déjà la clinique. Graduellement, la marée de rats commença à se raréfier et à se disperser.

Volyova était debout dans la coursive, son lance-projectiles crachant des panaches de fumée. Le canon était couleur de lave. Derrière elles, l’arme inutilisable de Khouri cessa soudain de crépiter, mais son silence n’en était pas moins menaçant.

— Je crois que le moment serait bien choisi pour partir, suggéra Volyova.

Elles coururent vers elle, piétinant les rats crevés et d’autres qui cherchaient à fuir. Khouri sentit quelque chose lui heurter la colonne vertébrale. Il y eut un vent brûlant comme elle n’en avait jamais connu. Elle sentit qu’elle perdait pied et, l’instant d’après, elle partait en vol plané.

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