— Je veux croire, commença Volyova, que vous faites partie de ces personnes généralement rationnelles qui se targuent de ne pas croire aux fantômes.
Khouri la regarda en fronçant légèrement les sourcils. Volyova savait depuis le début qu’elle n’était pas idiote, mais il était tout de même intéressant d’observer sa réaction à la question.
— Des fantômes, triumvira ? Allons, ce n’est pas sérieux !
— Il y a une chose que vous découvrirez très vite à mon sujet, rétorqua Volyova, et c’est que je suis dans l’ensemble quelqu’un de très sérieux.
Elle lui indiqua la porte devant laquelle elles étaient arrivées, une lourde porte, presque invisible dans la paroi rouillée du navire. Un dessin d’araignée stylisé était visible sous les couches de crasse et de corrosion.
— Allez-y, je vous suis.
Khouri obtempéra sans hésitation. Volyova s’en réjouit. Depuis trois semaines – depuis son enlèvement, ou son recrutement, pour employer un euphémisme –, Volyova lui avait administré un régime complet de thérapies de loyauté. Le traitement était presque achevé. Il n’y manquait plus que les doses retard, dont l’effet se prolongerait indéfiniment. La fidélité serait bientôt si fortement ancrée en elle qu’elle transcenderait la simple obéissance et deviendrait une compulsion motrice, un principe de base auquel elle ne pourrait pas plus résister qu’on ne peut s’empêcher de respirer. Placée dans une situation extrême, dont Volyova espérait qu’elle ne se présenterait jamais, non seulement Khouri ferait les quatre volontés de l’équipage, mais encore elle lui serait reconnaissante de lui en donner l’occasion. Volyova allait attendre un peu pour pousser sa programmation aussi loin. Après l’expérience pour le moins ratée avec Nagorny, elle n’était pas pressée de se fabriquer un nouveau cobaye inapte à discuter ses ordres. Il ne lui déplaisait pas que Khouri reste capable d’un minimum de réticences.
Comme prévu, Volyova suivit Khouri qui s’était arrêtée après avoir franchi la porte, en constatant qu’elle ne pouvait pas aller plus loin.
Volyova referma le grand iris de fer derrière elles.
— Où sommes-nous, triumvira ?
— Dans mon petit antre personnel, répondit Volyova.
Elle prononça quelques mots dans son bracelet, faisant jaillir une lumière atténuée. C’était une pièce en forme de torpille, une grosse torpille renflée, deux fois plus longue que large, aménagée avec une rangée de quatre fauteuils luxueusement capitonnés de rouge. Il y avait la place pour deux autres sièges à l’arrière, mais on n’en voyait que les points d’ancrage. À l’endroit où elles n’étaient pas tendues de velours, les parois incurvées, rainurées de laiton, étaient d’un noir brillant, comme si elles étaient faites d’obsidienne ou de marbre noir. Une console d’ébène, noire aussi, était fixée au bras du siège de devant, dans lequel Volyova avait pris place. Elle déploya la console et refit connaissance avec les cadrans, les manettes de cuivre ou de laiton et les inscriptions élaborées, encadrées d’arabesques en marqueterie de différentes espèces de bois et d’ivoire. Elle n’avait guère besoin de se familiariser avec les commandes, puisqu’elle se rendait assez régulièrement dans la chambre-araignée, mais elle aimait le plaisir que lui procurait le contact de ses doigts sur la tablette.
— Je vous suggère de vous asseoir, dit-elle. Ça va secouer.
Khouri s’assit docilement à côté de Volyova qui actionna un certain nombre de poignées d’ivoire, ramenant la vie dans les circuits de la chambre-araignée. Les cadrans se mirent à briller d’une lueur rosée et leurs aiguilles s’animèrent. Volyova observa avec un certain plaisir sadique la désorientation de Khouri. Elle n’avait manifestement aucune idée de l’endroit où elle se trouvait, et de ce qui était sur le point d’arriver. Il y eut des claquements et un soudain glissement, comme si la chambre était une chaloupe de sauvetage qui se serait libérée du vaisseau-mère.
— On bouge, diagnostiqua Khouri. Qu’est-ce que c’est ? Une espèce d’ascenseur de luxe réservé au Triumvirat ?
— Rien de si décadent. Nous sommes dans un ancien puits qui mène vers l’extérieur de la coque.
— Vous avez besoin d’une pièce rien que pour vous emmener vers la coque ?
Une partie du mépris distant de Khouri pour les raffinements de la vie des Ultras refaisait surface. Volyova s’en réjouit perversement. Allons, la thérapie de loyauté n’avait pas annihilé la personnalité de sa recrue ; elle l’avait seulement redirigée.
— Nous ne nous contentons pas d’aller vers la coque, dit Volyova. Si ce n’était que cela, nous aurions pu y aller à pied.
Le déplacement se faisait en douceur, malgré les bruits de quincaillerie occasionnels, au passage des sas et des systèmes de traction. Les parois de la gaine demeuraient d’un noir d’encre, mais Volyova savait que cela allait bientôt changer. En attendant, elle observait Khouri en s’interrogeant : avait-elle peur, ou était-elle simplement intriguée ? Si elle avait le moindre bon sens, elle aurait réalisé, à présent, que Volyova lui avait consacré trop de temps pour la tuer gratuitement. D’un autre côté, l’expérience militaire qu’elle avait acquise au Bout du Ciel avait dû lui apprendre à ne jamais rien considérer comme acquis.
Son aspect avait considérablement changé depuis qu’elle avait été recrutée, et le traitement n’y était pour rien. Elle avait toujours eu les cheveux très courts, mais elle avait maintenant la tête rasée. En regardant de très près, on distinguait le duvet de pêche de la repousse. Son crâne était strié de fines cicatrices saumon : les traces des incisions que Volyova lui avait faites pour mettre en place les implants qui étaient auparavant dans la tête de Boris Nagorny.
Elle lui avait fait subir d’autres opérations, d’ailleurs. Le corps de Khouri était criblé d’éclats d’obus, datant du temps où elle était dans l’armée, et couturé de cicatrices anciennes, presque invisibles, provoquées par des impacts de projectiles ou des rayons offensifs. Certains éclats d’obus avaient apparemment pénétré trop profondément pour que les médicos du Bout du Ciel les enlèvent. Dans l’ensemble, elle ne risquait pas grand-chose, car il s’agissait de composants biologiquement inertes situés loin des organes vitaux. Mais les médicos avaient travaillé comme des cochons. Juste sous la peau, Volyova trouva quelques éclats qu’ils auraient vraiment dû enlever. Ce qu’elle avait fait, du coup, les examinant l’un après l’autre avant de les archiver dans son labo. Aucun ne lui aurait posé de problème, à par un éclat métallique ; les composés non métalliques ne pouvaient interférer avec les champs d’induction sensitifs de l’interface avec les systèmes du poste de tir. Elle les répertoria et les archiva quand même. Elle considéra l’éclat de métal en fronçant les sourcils, maudit ces satanés bouchers et le rangea avec les autres.
Ç’avait été un sale boulot, mais tout de même moins que la partie neurale. Pendant des siècles, les implants les plus communs avaient été soit mis à germer sur place, soit conçus pour être insérés automatiquement et sans douleur par les orifices naturels, mais ce genre de technique n’était pas applicable aux implants d’interface avec le poste de tir. Ils étaient trop particuliers et délicats. La seule façon de les introduire ou de les extraire faisait intervenir une scie à os, un scalpel et de quoi éponger copieusement après. Ce qui était doublement ennuyeux à cause des implants de routine déjà placés dans le crâne de Khouri, mais, après les avoir inspectés pour la forme, Volyova n’avait pas vu de raison de les enlever. Si elle l’avait fait, elle aurait été obligée, tôt ou tard, de réimplanter des dispositifs très similaires afin de permettre à Khouri de fonctionner normalement hors du poste de tir. Les implants avaient bien pris. Le jour même, Volyova avait installé Khouri – toujours inconsciente – au poste de tir, et vérifié que le vaisseau établissait bien le contact avec ses implants, et vice versa. Les vérifications additionnelles attendraient l’achèvement des thérapies de loyauté. Qui lui seraient pour l’essentiel administrées pendant que le reste de l’équipage dormirait.
Précaution : tel était le mot d’ordre de Volyova, en toute circonstance. C’était le manque de précaution qui avait provoqué tous ces ennuis avec Nagorny.
Elle ne referait pas cette erreur une deuxième fois.
— Dites-moi pourquoi j’ai l’impression que c’est une sorte de test ? demanda Khouri.
— Non. C’est juste… Faites-moi confiance, d’accord ? dit Volyova en évacuant la question d’un geste de la main. Ce n’est pas beaucoup demander.
— Comment puis-je vous faire confiance ? En demandant à voir les fantômes ?
— Pas en les voyant, Khouri. En les écoutant.
Une lumière était maintenant visible derrière les parois jusque-là noires de la capsule mobile. Évidemment ! Les parois étaient en verre, et jusqu’alors elles étaient environnées par la galerie non éclairée dans laquelle elle circulait. Mais, à présent, une lumière bleue, glaciale, brillait du bout du tunnel. La fin du trajet se déroula en silence. L’engin avança vers la lumière, qui se déversa à l’intérieur, puis il émergea de la coque.
Khouri se leva et palpa frénétiquement la paroi vitrée. Ce n’était évidemment pas du verre mais de l’hyperdiamant, et il n’y avait aucun risque qu’elle se brise, ou que Khouri passe à travers en trébuchant. Pourtant, elle paraissait ridiculement fine et fragile, et l’esprit humain ne pouvait accepter en confiance qu’un nombre limité de choses. En regardant sur le côté, Khouri aurait vu les pattes d’araignée articulées, huit en tout, par lesquelles la capsule s’accrochait à la paroi extérieure du vaisseau. Et elle aurait compris pourquoi Volyova appelait cette pièce la chambre-araignée.
— J’ignore qui ou ce qui l’a fabriquée, dit Volyova. Pour moi, elle a été installée soit lors de la construction du bâtiment, soit lors d’un de ses changements de propriétaire, en supposant que quelqu’un ait eu les moyens de s’offrir une chose pareille. Je pense que c’était un gadget sophistiqué destiné à impressionner les clients potentiels, d’où son luxe relatif.
— On s’en serait servi pour faire monter le prix ?
— Ce serait une explication. Mettons que l’on souhaite se déplacer à l’extérieur d’un vaisseau tel que celui-ci. S’il était en poussée, tout engin d’observation envoyé au-dehors se devait d’accélérer aussi, ou le bâtiment l’aurait laissé sur place. Ce n’était pas grave s’il ne s’agissait que d’une caméra d’une espèce ou d’une autre, mais s’il y avait des passagers à bord, c’était un autre problème. Il fallait quelqu’un qui sache piloter cette maudite chose, ou qui sache au moins programmer le pilote automatique pour faire ce qu’on en attendait. La chambre-araignée évitait cet inconvénient en s’accrochant au bâtiment. Son pilotage était un jeu d’enfant ; c’était exactement comme de marcher à huit pattes.
— Et si…
— Si elle perdait prise ? Eh bien, ça ne s’est jamais produit, et quand bien même, elle est munie de grappins magnétiques et de dispositifs de perçage de la coque. Et si ça ne marchait pas – or ça marcherait, je vous le garantis –, la capsule est dotée d’un système de propulsion autonome. Qui fonctionnerait sûrement assez longtemps pour lui permettre de rattraper le vaisseau. Et si ça ratait aussi… Eh bien, reprit Volyova après une pause, si ça ratait, j’envisagerais de dire deux mots à la divinité de mon choix.
Volyova n’avait pas fait parcourir à la capsule plus de quelques centaines de mètres au-delà du point de sortie de la coque, mais elle aurait pu lui faire faire le tour du bâtiment. Sauf que ce n’était pas forcément une bonne idée, car, aux vitesses relativistes, l’appareil traversait un blizzard de radiations qui étaient normalement bloquées par l’isolation de la coque. Alors que les minces parois de la chambre-araignée n’interceptaient qu’une fraction du flux, ce qui conférait à toute sortie le piment du danger et de l’étrangeté.
La chambre-araignée était le petit secret de Volyova. Elle ne figurait sur aucun des plans principaux, et à sa connaissance les autres membres du Triumvirat ignoraient son existence. Dans un monde idéal, les choses en seraient restées là, mais les problèmes avec le poste de tir l’avaient contrainte à rompre le secret. Et même compte tenu de la dégradation du bâtiment, le réseau de surveillance de Sajaki était encore assez extensif, ce qui faisait de la chambre-araignée l’un des rares endroits où Volyova pouvait être sûre d’être tranquille lorsqu’elle voulait discuter d’un point sensible avec l’une de ses recrues, ou lui parler d’une chose dont elle ne souhaitait pas que les autres membres du Triumvirat soient informés. Elle avait dû en révéler l’existence à Nagorny afin de pouvoir lui parler librement du problème du Voleur de Soleil, et pendant des mois, alors que son état empirait, elle l’avait regretté parce qu’elle avait toujours peur qu’il n’en révèle l’existence à Sajaki, mais ses craintes étaient vaines. À la fin, Nagorny était beaucoup trop obsédé par ses cauchemars pour s’intéresser à la politique de bord. Il avait emmené l’information dans sa tombe, et Volyova pouvait de nouveau dormir sur ses deux oreilles : le secret de son sanctuaire ne serait pas trahi. Elle faisait peut-être, en ce moment précis, une erreur qu’elle regretterait par la suite. Elle s’était bien juré de ne pas violer à nouveau ce secret, mais, comme toujours, les circonstances l’avaient amenée à revenir sur sa décision. Il y avait une chose dont elle voulait parler avec Khouri. Les fantômes n’étaient qu’un prétexte pour égarer les éventuels soupçons de sa nouvelle recrue quant à ses motifs profonds.
— Je ne vois toujours pas de fantômes, dit la recrue.
— Vous allez bientôt les voir, ou plutôt les entendre, répondit Volyova.
La triumvira se comportait bizarrement, songea Khouri. Plus d’une fois, elle avait dit que cette pièce était sa retraite privée à bord du bâtiment, et que les autres – Sajaki, Hegazi et les deux femmes – n’étaient pas au courant de son existence. Elle trouvait vraiment bizarre que Volyova lui en parle à elle, alors qu’elles se connaissaient à peine. Volyova était un personnage solitaire, obsessionnel, même à bord d’un bâtiment manœuvré par des chimériques militaristes. Elle n’était pas du genre à accorder facilement sa confiance, aurait dit Khouri. Volyova affectait une certaine amitié pour elle, mais ses démonstrations d’amitié avaient quelque chose d’artificiel… Elles étaient trop calculées, pas assez spontanées. Quand la triumvira lui faisait des avances amicales – une petite conversation, un ragot de bord, une plaisanterie… –, elle avait toujours l’impression que Volyova avait passé des heures à la répéter pour que ça ait l’air naturel. Khouri avait connu des gens comme elle, dans l’armée. Ils avaient l’air sincères, au premier abord, mais elle finissait généralement par apprendre que c’étaient des agents étrangers, ou qu’ils glanaient des informations pour le compte du haut commandement. Et là, dans la chambre-araignée, Volyova faisait de son mieux pour avoir l’air naturelle et détachée, mais il était évident pour Khouri que cette histoire de fantômes n’était qu’un prétexte. Un certain nombre d’idées inquiétantes lui passèrent par la tête, et d’abord la pensée que Volyova l’avait peut-être amenée là dans l’espoir de ne jamais la revoir… vivante, en tout cas.
Il se révéla que ce n’était pas le cas.
— Oh, à propos, je voulais vous demander… fit Volyova d’un petit ton anodin. Les mots « Voleur de Soleil » vous disent-ils quelque chose, maintenant ?
— Non, répondit Khouri. Pourquoi, ils devraient ?
— Non, non. C’était juste une question, comme ça. Ce serait trop long à vous expliquer. Ne vous en faites pas pour si peu.
Elle avait l’air à peu près aussi convaincante qu’une diseuse de bonne aventure de la Mouise.
— Non, répondit Khouri. Je ne m’en fais pas, non… Mais… pourquoi avez-vous dit « maintenant » ?
Volyova se maudit intérieurement : et si elle avait vendu la mèche ? Enfin, peut-être pas. Elle avait posé la question d’un ton aussi détaché que possible, et rien dans l’attitude de Khouri ne suggérait qu’elle l’avait prise pour autre chose qu’une question anodine. Et pourtant… ce n’était vraiment pas le moment de commencer à faire des erreurs.
— J’ai dit ça ? releva-t-elle d’une voix qu’elle espérait à la fois surprise et indifférente. Un simple lapsus. Vous voyez cette tache, là ? enchaîna-t-elle rapidement, pour changer de sujet. Le petit point rouge ?
Leur vue s’était à présent adaptée à l’obscure clarté de l’espace interstellaire, que le rayonnement bleu du panache recraché par les moteurs ne réussissait pas à oblitérer, et quelques étoiles étaient visibles.
— C’est le soleil de Yellowstone ?
— Epsilon Eridani, oui. Nous sommes à trois semaines du système. D’ici peu, vous auriez eu du mal à le voir. Nous ne nous déplaçons pas encore à une vitesse relativiste ; nous ne sommes qu’à un faible pourcentage de la vitesse de la lumière, mais nous accélérons constamment. Les étoiles visibles vont bientôt commencer à bouger, les constellations à se déformer, jusqu’à ce que toutes les étoiles du ciel soient regroupées devant et derrière nous. Ce sera comme si nous étions au milieu d’un tunnel par les deux bouts duquel la lumière entrerait. Les étoiles vont aussi changer de couleur. Ce n’est pas simple, dans la mesure où les teintes finales dépendent du spectre de chaque étoile, de l’énergie qu’elle émet aux différents niveaux, y compris dans l’infrarouge et dans l’ultraviolet. Mais les étoiles qui se trouvent devant nous auront tendance à glisser vers le bleu, et celles qui sont derrière à se déplacer vers le rouge.
— Ça doit être très joli, répondit Khouri, gâchant un peu le moment. Mais… les fantômes ? Quand les verrons-nous ?
Volyova eut un sourire.
— J’allais les oublier. C’aurait été vraiment dommage.
Elle prononça quelques paroles dans son bracelet, tout bas, afin que Khouri n’entende pas ce qu’elle ordonnait au vaisseau.
Les voix des damnés emplirent la pièce.
— Les fantômes, annonça Volyova.
Sylveste planait, désincarné, au-dessus de la cité enfouie.
Les parois, autour de lui, étaient gravées sur toute leur surface par l’équivalent de dix mille volumes imprimés de textes amarantins.
Les inscriptions faisaient à peine quelques millimètres de haut, et Sylveste flottait à plusieurs centaines de mètres de la paroi, mais il n’avait qu’à se concentrer sur n’importe quelle partie pour que les mots deviennent parfaitement clairs. Son processus de pensée semi-intuitif, rapide, traitait le texte, le transformait en quelque chose qui se rapprochait du canasien, pendant que les algorithmes de traduction faisaient de même en parallèle. Il arrivait généralement à la même conclusion que le programme, auquel échappait parfois une subtilité cruciale, liée au contexte.
En même temps, à Cuvier, il couvrait des pages et des pages de bloc de son écriture rapide, cursive. En ce moment, il préférait le papier et le stylo plutôt que les systèmes de traitement de texte modernes. Les médias digitaux étaient trop susceptibles de manipulation par ses ennemis. Au moins, si ses notes disparaissaient, elles seraient à jamais perdues, et elles ne risqueraient pas de revenir le hanter sous une forme dévoyée, pliées à l’idéologie d’un autre.
Il finit de traduire une section particulière et arriva à un glyphe en forme d’aile repliée, qui marquait la fin d’une séquence. Il s’écarta du précipice textuel vertigineux qu’était la paroi.
Il glissa un buvard dans le bloc, le ferma, le glissa, au jugé, sur une étagère d’où il retira le bloc suivant. Il l’ouvrit à la page marquée par le buvard qu’il y avait lui-même placé, passa ses doigts sur la page jusqu’à ce qu’il sente disparaître la rugosité de l’encre. Il positionna le bloc parallèlement au bureau et pointa le stylo au début de la première ligne vierge.
— Tu travailles trop, fit Pascale.
Il ne l’avait pas entendue entrer. Il devait maintenant la visualiser, debout à son côté – ou assise, selon le cas.
— Je pense que je tiens quelque chose, dit Sylveste.
— Tu t’arraches toujours les cheveux sur ces vieilles inscriptions ?
— L’un de nous deux craquera bien le premier. (Il reporta son point de vue désincarné du mur vers le centre de la cité prisonnière.) Quand même, je ne pensais pas que ça prendrait aussi longtemps.
— Moi non plus.
Il comprenait ce qu’elle voulait dire. Dix-huit mois avaient passé depuis que Nils Girardieau lui avait montré la cité enfouie ; un an depuis qu’ils avaient envisagé de se marier, et repoussé la date jusqu’au moment où il aurait bien avancé sa traduction. Il avait fait de gros progrès, et ça lui faisait peur. Il n’avait plus de prétexte pour repousser la noce, et elle le savait aussi bien que lui.
Pourquoi était-ce un si gros problème ? Mais peut-être n’en était-ce un que parce qu’il décidait de le considérer comme tel ?
— Je te vois froncer les sourcils, reprit Pascale. Une inscription qui te donne du fil à retordre ?
— Non, répondit Sylveste. Ça ne me pose plus de difficulté.
C’était la vérité. Il se fondait dans les flux bimodaux de l’écriture amarantine comme si c’était une seconde nature pour lui ; il plongeait dans leur intégralité induite comme un cartographe étudiant une image stéréographique.
— Laisse-moi voir.
Il l’entendit se déplacer dans la pièce et ordonner au scripto d’ouvrir un canal parallèle pour son sensorium personnel. La console – et, en réalité, l’accès de Sylveste à toutes les données modélisées de la cité – était arrivée peu après cette première visite. Pour une fois, l’idée ne venait pas de Girardieau, mais de Pascale. Le succès de Descente dans les ténèbres, la biographie qui venait de paraître, et l’annonce de leur mariage avaient accru l’emprise de Pascale sur son père, et Sylveste n’avait pas eu la bêtise de discuter quand elle lui avait proposé – au sens propre du terme – les clés de la ville.
Le mariage était devenu le sujet de conversation préféré de la colonie. La plupart des commentaires qui revenaient aux oreilles de Sylveste portaient sur ses motifs, qui auraient été purement politiques. Il n’aurait fait la cour à Pascale que pour se rapprocher du pouvoir en l’épousant. Pour parler cyniquement, le mariage n’était qu’un moyen, la fin étant une expédition coloniale vers Cerbère-Hadès. Peut-être, pendant un infime instant – cette pensée l’avait effleuré –, peut-être son subconscient n’avait-il forgé son amour pour Pascale que dans ce but. Peut-être cette explication comportait-elle un fond de vérité. Il lui était heureusement impossible de statuer sur la question. Il avait l’impression de l’aimer – ce qui, de son point de vue, était la même chose que l’aimer vraiment –, mais il n’était pas aveugle aux avantages que lui apporterait ce mariage. Il s’était remis à publier ; de modestes articles basés sur de minuscules parties du texte amarantin déjà traduit et co-signés avec Pascale. Girardieau lui-même reconnaissait les avoir aidés dans leur travail. Le Sylveste d’il y avait quinze ans en aurait été consterné, mais à présent il avait du mal à se dégoûter vraiment. Tout ce qui comptait, c’était la cité, et l’étape qu’elle constituait vers la compréhension de l’Événement.
— Je suis là, dit Pascale, un ton plus bas, mais tout aussi désincarnée que Sylveste. Nous voyons la même chose ?
— Que vois-tu ?
— La flèche ; le temple ou je ne sais comment tu l’appelles.
— C’est bien ça.
Le temple était au centre géométrique de la cité, à l’échelle un quart. Il avait la forme du tiers supérieur d’un œuf. Le haut formait une pointe qui montait vers la voûte de la caverne. Les constructions environnantes évoquaient des nids d’oiseaux tisserins ; peut-être l’expression d’un impératif de l’évolution depuis longtemps oublié. Elles étaient serrées les unes contre les autres comme autant d’oraisons contrefaites, devant la vaste tour centrale qui s’élevait au-dessus du temple.
— Il y a quelque chose qui t’ennuie ?
Il l’enviait. Pascale avait visité la cité réelle des douzaines de fois. Elle était même allée dans la tour, gravissant à pied le boyau spiralé qui montait sur toute la hauteur.
— La silhouette, en haut de la tour. Elle ne colle pas avec le reste.
Ça paraissait être une petite figurine délicatement sculptée, par rapport au reste de la cité, mais elle faisait bien dix ou quinze mètres de hauteur, comme les statues égyptiennes de la Vallée des Rois. La cité enfouie était construite à l’échelle un quart à peu près, d’après les données des autres chantiers de fouilles. Grandeur nature, l’effigie originale de la tour devait faire au moins quarante mètres de haut. Mais si cette cité avait été construite en surface, elle n’aurait probablement pas survécu au déluge de feu de l’Événement, sans parler des neuf cent quatre-vingt-dix mille années consécutives, avec leur succession de glaciations, d’impacts de météorites et de déplacements tectoniques.
— Comment ça, elle ne colle pas ?
— Elle n’est pas amarantine. Ou, du moins, elle n’a rien à voir avec ce que je connais des Amarantins.
— Ça pourrait être une sorte de divinité, non ?
— Peut-être. Mais je ne comprends pas pourquoi ils lui ont mis des ailes.
— Ah. Et ça pose problème ?
— Fais le tour des parois de la cité si tu ne me crois pas.
— Tu ferais mieux de m’y emmener. Dan.
Leurs points de vue jumeaux descendirent paresseusement de la tour selon deux lignes incurvées parallèles.
Volyova observa l’effet que les voix avaient sur Khouri, sûre que la cuirasse d’assurance de la jeune femme masquait un soupçon de doute, la vague crainte qu’il s’agissait peut-être, après tout, de vrais fantômes, dont Volyova aurait trouvé le moyen de syntoniser les émissions spectrales.
Les fantômes poussaient de longs hurlements gémissants, caverneux, si bas qu’on les sentait plus qu’on ne les entendait. Ils rappelaient le plus terrifiant des vents d’hiver qui se puisse imaginer. C’était le bruit qu’aurait pu faire un ouragan qui aurait soufflé à travers des milliers de kilomètres de cavernes. Il était clair que ce n’était pas un phénomène naturel, ce n’était pas un vent de particules filant le long des flancs du bâtiment, traduit en sons. Pas même les fluctuations des réactions délicatement équilibrées des moteurs. Il y avait des âmes dans ces hurlements fantomatiques ; des voix qui appelaient du bout de la nuit. Ce gémissement, bien qu’aucun mot ne soit discernable, n’en conservait pas moins la structure inimitable du lange humain.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Volyova.
— Ce sont des voix, hein ? Des voix humaines. Mais elles ont l’air… si tristes, épuisées… Hé, reprit-elle en tendant l’oreille, on a l’impression de saisir un mot, par-ci, par-là…
— Vous savez ce que c’est, évidemment, fit Volyova en réduisant le volume sonore au niveau d’un chorus assourdi, infiniment douloureux. Ce sont des gens comme vous et moi, les membres d’autres équipages qui se parlent par-delà le vide.
— Mais pourquoi… ? commença Khouri, qui ajouta presque aussitôt : Ça y est ! je crois que j’ai compris. Ils vont plus vite que nous, c’est ça ? Beaucoup plus vite. Leurs voix ont l’air ralenties parce qu’elles le sont réellement. Les aiguilles de l’horloge tournent plus lentement à bord des bâtiments qui approchent de la vitesse de la lumière.
Volyova hocha la tête, un tout petit peu déçue que Khouri ait compris si vite.
— La dilatation du temps. Évidemment, certains de ces appareils viennent vers nous, et le glissement vers le bleu de l’effet doppler atténue l’effet, mais le facteur allongeant l’emporte généralement… (Elle s’interrompit en se disant que ce n’était pas le moment de gratifier Khouri d’un laïus sur les subtilités des communications relativistes.) D’habitude, évidemment, reprit-elle avec un haussement d’épaules, le Spleen corrige tout ça. Le doppler, les distorsions liées à l’étirement sont supprimés, et le résultat est traduit en un échange parfaitement intelligible.
— Je voudrais bien voir ça.
— Bah, ça n’en vaut pas la peine. C’est toujours la même chose : des histoires insignifiantes, des discussions techniques, les éternelles rodomontades des commerciaux. Et encore, c’est la partie intéressante du spectre. À l’autre bout, côté rasoir, il y a des conversations paranoïaques et des délires de malades qui profitent des ténèbres pour mettre leur âme à nu. La plupart du temps, ce ne sont que deux vaisseaux qui se serrent la main en passant dans la nuit, échangeant de banales plaisanteries. En réalité, il n’y a pratiquement jamais d’interaction, puisque la lumière met rarement moins de quelques mois à aller d’un bâtiment à l’autre. De toute façon, la moitié du temps, les voix ne sont que des messages préenregistrés, l’équipage étant généralement en cryosomnie.
— Du pur bavardage humain, en d’autres termes.
— Oui. Nous l’emmenons avec nous, où que nous allions.
Volyova s’appuya à son dossier et ordonna au système audio de monter le volume des voix chagrinées, étirées par le temps. Ce signe de présence humaine aurait dû faire paraître moins lointaines, moins froides, les étoiles, mais il parvenait au résultat exactement opposé, tout comme les histoires de fantômes qu’on se raconte autour d’un feu de camp ne réussissent qu’à magnifier les ténèbres au-delà des étoiles. Pendant un instant, un instant qu’elle savoura intensément, quoi que Khouri puisse en penser, elle se plut à croire que l’espace interstellaire au-delà de la paroi de verre était vraiment hanté.
— Tu ne remarques rien ? demanda Sylveste.
La muraille constituée de blocs de granit en forme de chevrons était interrompue en cinq points par des guérites au fronton orné de têtes d’Amarantins sculpturales, dans un style pas tout à fait réaliste qui rappelait l’art précolombien. Sur la paroi courait une frise de céramique représentant des fonctionnaires amarantins se livrant à des activités sociales complexes.
Avant de répondre, Pascale prit le temps de regarder les différents personnages de la frise.
Ils étaient représentés avec des instruments aratoires assez semblables à ceux de l’histoire agricole humaine, parfois des armes – des piques, des arcs et une sorte de mousquet –, mais leurs postures n’étaient pas celles de guerriers engagés dans un combat ; ils étaient raides et figés, comme des personnages égyptiens. Il y avait des chirurgiens, des tailleurs de pierre, des astronomes – des fouilles récentes avaient confirmé que les Amarantins avaient inventé le télescope réflecteur et même à réfraction –, des cartographes, des verriers, des fabricants de cerfs-volants et des artistes. Chaque personnage symbolique était surmonté par une chaîne bimodale de formes graphiques interprétée en bleu cobalt et doré, nommant le groupe qui assumait la tâche accomplie par la figurine.
— Ils n’ont pas d’ailes, remarqua Pascale.
— Non, confirma Sylveste. Elles se sont changées en bras.
— Mais qui pourrait trouver à redire à une statue de dieu avec des ailes ? L’homme n’a jamais eu d’ailes ; ça ne nous a pas empêchés d’en doter les anges. Une espèce qui aurait vraiment eu des ailes dans le passé aurait dû avoir encore moins de réticences, enfin, je crois…
— Tu oublies le mythe de la création.
Il y avait quelques années seulement que les archéologues avaient compris le mythe fondateur ; ils l’avaient déduit de versions enjolivées, plus tardives. D’après le mythe, les Amarantins avaient jadis partagé le ciel avec les autres créatures ailées qui existaient encore sur Resurgam pendant leur règne. Les spécimens de cette époque avaient été les derniers à connaître la liberté de voler. Ils avaient passé un marché avec le dieu qu’ils appelaient le Faiseur d’Oiseaux, troquant le don de voler contre celui de penser. Ce jour-là, ils avaient levé leurs ailes au ciel et un feu dévorant les avait transformées en cendres, les bannissant des airs pour toujours et à jamais.
Afin qu’ils conservent éternellement le souvenir de leur accord, le Faiseur d’Oiseaux les avait dotés de moignons d’ailes inutiles, munis de griffes, tout juste suffisants pour leur rappeler ce à quoi ils avaient renoncé, et leur permettre de commencer à écrire leur histoire. Une flamme brûlait aussi dans leur esprit, mais c’était la fièvre inextinguible appelée être. Cette lumière brillerait toujours, leur dit le Faiseur d’Oiseaux, tant qu’ils n’essaieraient pas de défier sa volonté en reprenant leur essor. S’ils faisaient cela, le Faiseur d’Oiseaux reprendrait l’âme qui leur avait été donnée le Jour de la Brûlure des Ailes, il leur en faisait le serment.
Une civilisation manifestant la volonté de se tendre un miroir à elle-même : quoi de plus compréhensible ? Voilà comment Sylveste interprétait ce mythe. Il devait son sens à l’étendue et à la profondeur auxquelles il avait imprégné leur culture, alors qu’au départ ce n’était qu’une religion qui avait supplanté toutes les autres et subsisté, à travers différents récits, pendant un nombre de siècles inconcevable. Elle avait sans aucun doute formé leur pensée et leur comportement, de façons trop complexes, peut-être, pour qu’on tente de les deviner.
— Je comprends, dit Pascale. Ne pouvant supporter de ne pas voler, ils ont forgé de toute pièce cette histoire de Faiseur d’Oiseaux afin de se croire supérieurs aux espèces encore capables de voler.
— Oui. Et tant qu’ils y ont cru, elle a eu un effet secondaire inattendu : elle les a à jamais dissuadés de recommencer à voler. Un peu comme le mythe d’Icare, sauf qu’il témoignait d’une emprise plus forte sur la psyché collective.
— Mais si tel est le cas, la silhouette de la tour…
— C’est un immense pied de nez au dieu auquel ils croyaient, quel qu’il soit.
— Et pourquoi auraient-ils fait une chose pareille ? objecta Pascale. Les religions disparaissent, sont remplacées par d’autres. J’ai du mal à croire qu’ils auraient construit cette cité, et tout ce qu’elle renferme, rien que pour insulter leur ancien dieu…
— Je n’y crois pas non plus. Ce qui suggère une tout autre explication.
— Laquelle, par exemple ?
— Qu’un nouveau dieu a pris sa place. Un dieu avec des ailes.
Volyova avait décidé qu’il était temps de montrer à Khouri ses instruments de travail.
— Cramponnez-vous, dit-elle alors que l’ascenseur approchait de la cache d’armes. Les gens ont souvent du mal, la première fois.
— Dieu… souffla Khouri en se plaquant instinctivement contre le fond de la cabine. Mais comment… C’est trop grand pour tenir dans le vaisseau !
L’ascenseur s’était mis à ramper, tel un insecte minuscule, sur la paroi d’un immense espace, et son champ de vision s’était soudainement élargi d’une façon choquante.
— Oh, ce n’est rien. Il y a quatre autres soutes aussi vastes. La Deux est réservée à l’entraînement pour les opérations de surface. Deux soutes sont vides ou imparfaitement pressurisées. La quatrième contient des navettes et des systèmes de véhicules intégrés. Celle-ci est la seule cache d’armes.
— Vous voulez parler de ces choses ?
— Oui.
La soute contenait quarante armes secrètes toutes légèrement différentes les unes des autres, et qui avaient pourtant un air de famille, la même allure générale. Elles étaient toutes moulées dans un alliage vert bronze et aussi vastes que des vaisseaux de taille moyenne, mais aucune ne comportait les hublots, les trappes d’accès ou les systèmes de communication qui auraient été visibles sur la coque d’un engin spatial ; elles n’arboraient pas non plus de marques distinctives. Certaines étaient bourrées de ce qui était peut-être des réacteurs verniers, mais ils n’étaient là que pour permettre leur déplacement et leur positionnement, un peu comme un cuirassé ne servait qu’à faire pivoter et à braquer ses énormes canons.
C’était pourtant exactement ce qu’étaient les armes secrètes.
— Classe d’enfer, dit Volyova. C’est comme ça que leurs fabricants les appelaient. Il y a plusieurs siècles de ça, évidemment.
Volyova regarda sa recrue estimer du regard la taille titanesque de la plus proche arme secrète. Ainsi suspendue à la verticale, son axe longitudinal parallèle à celui du vaisseau, on aurait dit le sabre de cérémonie d’un seigneur de guerre. Comme les autres armes, elle était entourée d’une carcasse qui avait été ajoutée par l’un de ses précédents propriétaires, carcasse à laquelle étaient reliés divers tableaux de commandes, manettes et autres dispositifs de manœuvre. Toutes les armes étaient placées sur des rails – un labyrinthe à trois dimensions d’embranchements et d’interrupteurs – qui convergeaient plus bas, dans la chambre, et descendaient en dessous dans un volume beaucoup plus restreint, assez vaste néanmoins pour recevoir une arme à la fois. C’était de cet endroit que les armes pouvaient être déployées hors de la coque, dans l’espace.
— Alors, qui les a construites ? demanda Khouri.
— Nous ne le savons pas vraiment. Les Conjoineurs, peut-être, lors de ce qui serait l’un de leurs plus sombres avatars. Nous savons seulement où on les a trouvées : elles étaient cachées dans un astéroïde en orbite autour d’une naine brune tellement obscure qu’elle ne porte qu’un numéro de catalogue.
— Vous y êtes allée ?
— Oh non, c’était bien avant que j’entre en scène. Je les ai seulement héritées de leur prédécesseur, qui les tenait lui-même d’un autre. Je les étudie depuis cette date. J’ai réussi à accéder au système de commande de trente et une d’entre elles, et j’ai deviné – très approximativement – quatre-vingts pour cent environ des codes d’activation nécessaires. Mais je n’en ai testé que dix-sept, et encore, deux seulement en situation de combat, ou approchante.
— Vous voulez dire que vous vous en êtes vraiment servie ?
— Ce n’est pas moi qui l’avais cherché.
Pas besoin, se disait-elle, d’encombrer Khouri de détails des atrocités passées – pas tout de suite, du moins. Avec le temps, elle apprendrait à connaître les armes de la cache aussi bien que Volyova – peut-être même plus intimement, parce qu’elle les appréhenderait par l’intermédiaire du poste de tir, grâce à l’interface neurale directe.
— De quoi sont-elles capables ?
— Certaines pourraient pulvériser des planètes et même plus. D’autres… je ne me risquerais pas à jouer aux devinettes. Je ne serais pas surprise qu’elles puissent faire des choses désagréables à des étoiles. Quant à dire qui pourrait bien utiliser des armes pareilles…
Elle laissa sa phrase en suspens.
— Et vous, contre qui les avez-vous utilisées ?
— Des ennemis, évidemment.
Khouri la regarda en silence pendant de longues secondes.
— Je ne sais pas si je dois être horrifiée à l’idée qu’il existe des choses pareilles… ou soulagée de savoir qu’au moins c’est nous qui avons le doigt sur le bouton.
— Soyez soulagée, dit Volyova. Ça vaut mieux comme ça.
Sylveste et Pascale retournèrent en planant vers la tour. L’Amarantin ailé était exactement tel qu’ils l’avaient laissé, mais il semblait à présent contempler la cité d’un œil sombre, dédaigneux, impérial. Il était tentant de penser qu’un nouveau dieu était vraiment venu. Qu’est-ce qui aurait pu inspirer la construction d’un tel monument, sinon la crainte du divin ? Mais le texte gravé sur la tour posait des problèmes de déchiffrage exaspérants.
— Il y a une allusion au Faiseur d’Oiseaux, dit Sylveste. Il y a donc de bonnes chances pour que la tour ait un rapport avec le mythe de la Brûlure des Ailes, même si le dieu ailé est manifestement une représentation du Faiseur d’Oiseaux.
— Oui, dit Pascale. Ça, c’est la forme graphique qui veut dire feu, à côté de celle qui représente les ailes – là.
— Et que vois-tu d’autre ?
Pascale se concentra pendant un long moment.
— Une allusion à un groupe renégat.
— Renégat ? En quel sens ?
C’était un test, et elle le savait, mais l’exercice avait une valeur intrinsèque, parce que l’interprétation de Pascale lui permettrait de juger de l’objectivité de son analyse.
— Un groupe qui n’était pas d’accord pour traiter avec le Faiseur d’Oiseaux, ou qui renia l’accord après coup.
— C’est bien ce que je pensais. Je craignais d’avoir fait une erreur d’interprétation.
— Quoi qu’ils aient pu être, ils s’appelaient les Bannis.
Elle lut et relut l’inscription, la confronta à des hypothèses, revoyant son interprétation au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa lecture.
— Ils faisaient apparemment partie, au départ, du groupe qui accepta les termes du Faiseur d’Oiseaux, et puis ils ont changé d’avis par la suite.
— Tu vois le nom de leur chef ?
— Ils suivaient un certain… Il y a un passage que je n’arrive pas à traduire, là. De toute façon, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Tu crois qu’ils ont vraiment existé ?
— Peut-être. Si je devais jouer aux devinettes, je dirais que c’étaient des incroyants qui ont fini par se rendre compte que le mythe du Faiseur d’Oiseaux n’était que ça : un mythe. Et ça n’a pas dû aller tout seul avec les autres groupes fondamentalistes.
— Et c’est pour ça qu’ils auraient été bannis ?
— À supposer qu’ils aient jamais existé ; mais je ne peux pas m’empêcher de me demander… Et si c’était une sorte de secte technologique, un synode de savants ? Des Amarantins qui auraient été prêts à expérimenter, à mettre en question la nature de leur monde ?
— Comme les alchimistes du Moyen Age ? avança Pascale.
L’analogie plut aussitôt à Sylveste.
— Oui. Peut-être se seraient-ils même risqués à voler, comme Léonard de Vinci. Dans le contexte général de la culture amarantine, ça revenait à cracher dans l’œil de Dieu.
— D’accord. Mais à supposer qu’ils aient existé, et qu’ils aient été bannis, que leur est-il arrivé ? L’espèce se serait juste éteinte ?
— Je ne sais pas. Ce qui est clair, en tout cas, c’est que les Bannis étaient importants. Ce n’était pas qu’un détail mineur dans le mythe plus vaste du Faiseur d’Oiseaux. Il n’est question que de ça du haut en bas de la tour. Dans toute cette maudite ville, en fait – beaucoup plus souvent que dans toutes les autres reliques amarantines.
— Mais la cité est tardive, répondit Pascale. En dehors de l’obélisque qui sert de borne, c’est la relique la plus récente que nous ayons retrouvée. Elle remonte à une période proche de l’Événement. Pourquoi les Bannis auraient-ils soudain refait surface, après une si longue absence ?
— Eh bien, ils sont peut-être revenus, risqua Sylveste.
— Après combien de temps ? Des dizaines de milliers d’années ?
— Peut-être, fit Sylveste avec un sourire intérieur. Leur retour – si tant est qu’ils soient revenus –, après si longtemps, aurait eu de quoi inspirer les bâtisseurs de statues.
— Alors, la statue, tu crois qu’elle pourrait incarner leur chef ? Celui qu’ils appellent… C’est bien le symbole du soleil, non ? fit Pascale en tendant le doigt vers une forme graphique.
— Et le reste ?
— Je ne suis pas sûre… On dirait le glyphe pour… voler, mais comment serait-ce possible ?
— Additionne les deux, qu’est-ce que tu obtiens ?
Il imagina qu’elle haussait les épaules dans une attitude évasive.
— Quelqu’un qui aurait volé le soleil ? Le Voleur de Soleil ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Sylveste haussa les épaules à son tour.
— C’est ce que je me suis demandé toute la matinée. Ça, et une autre chose.
— Laquelle ?
— Pourquoi ai-je l’impression d’avoir déjà entendu ce nom ?
Après la cache d’armes, elles prirent toutes les trois un ascenseur qui descendait plus profondément encore dans le cœur du bâtiment.
— Vous vous en sortez bien, dit la Demoiselle. Volyova croit sincèrement vous avoir mise dans sa poche.
Elle ne les avait pour ainsi dire pas quittées, suivant en silence la visite guidée de Volyova, n’intervenant que rarement, pour émettre une remarque ou une suggestion audibles des seules oreilles de Khouri. C’était extrêmement troublant : Khouri ne pouvait jamais se départir du sentiment que Volyova entendait aussi ces messes basses.
— Elle a peut-être raison, répondit mentalement Khouri. Elle est peut-être plus forte que vous.
La Demoiselle étouffa un petit ricanement.
— Vous n’avez donc pas écouté ce que je vous ai dit ?
— Comme si je pouvais faire autrement…
Faire taire la Demoiselle quand elle était d’humeur loquace revenait à essayer d’oublier une ritournelle obsédante. Il n’y avait pas moyen d’y échapper.
— Écoutez, dit la femme. Si mes contre-mesures échouent, votre loyauté envers Volyova vous contraindra à lui parler de mon existence.
— J’en ai été tentée.
La Demoiselle la regarda de biais, et Khouri éprouva une pointe de satisfaction. À certains égards, la Demoiselle – ou plutôt sa persona distillée par l’implant – paraissait omnisciente. Mais, en dehors des informations qu’il contenait lors de sa création, l’implant ne pouvait apprendre que ce qu’il percevait par les sens de Khouri. Peut-être pourrait-il se connecter à des réseaux de données, même si Khouri n’était pas interfacée. Cela dit, si ça ne paraissait pas a priori impossible, c’était très improbable ; il y avait trop de risques que l’implant soit détecté par les mêmes systèmes. Et bien qu’il puisse capter ses pensées quand Khouri décidait de communiquer avec lui, il ne pouvait déchiffrer son état d’esprit que grâce aux indices biochimiques superficiels de l’environnement neural dans lequel il était immergé. De sorte que l’implant était condamné à douter de l’efficacité de ses contre-mesures.
— Volyova vous tuerait. Elle a tué son dernier artilleur, au cas où vous ne l’auriez pas compris toute seule.
— Elle avait peut-être de bonnes raisons.
— Vous ne savez rien d’elle. Ni des autres, d’ailleurs. Et moi non plus. Nous n’avons même pas encore rencontré son capitaine.
C’était un argument sans réplique. Le nom du capitaine Brannigan avait été prononcé une ou deux fois quand Sajaki ou l’un des autres s’était laissé aller à parler en présence de Khouri, mais ils évitaient généralement de faire allusion à lui. Ils n’étaient manifestement pas des Ultras comme les autres, même s’ils affichaient un front impeccablement uni, au travers duquel même la Demoiselle n’avait rien déchiffré. La fiction était tellement absolue qu’ils faisaient absolument tout comme n’importe quel équipage d’Ultras.
Mais quelle réalité pouvaient-ils bien dissimuler ?
L’artilleur… avait dit Volyova. Et Khouri avait eu un aperçu de la cache d’armes du bâtiment. La rumeur voulait que beaucoup de vaisseaux de commerce transportent un armement discret, afin de parer aux cas extrêmes de rupture de contrat avec leurs partenaires commerciaux, ou pour se défendre en cas de tentative d’arraisonnement. Mais ces armes avaient l’air beaucoup trop puissantes pour être utilisées lors de simples différends, et de toute façon le vaisseau disposait à l’évidence de tout l’armement conventionnel nécessaire pour palier ce genre de problème. Alors, quelle était exactement la raison d’être de cet arsenal ? Sajaki devait avoir des projets à long terme, se disait Khouri, et c’était assez perturbant, mais ce qui l’était peut-être encore plus, c’était l’idée qu’il n’en avait pas forcément : et si Sajaki trimballait cet arsenal en attendant de trouver un prétexte pour l’utiliser, comme un voyou armé à la recherche d’une bonne bagarre ?
Au fil des semaines, Khouri avait envisagé et écarté de nombreuses théories. Aucune ne paraissait vraiment plausible. Ce n’était évidemment pas l’aspect militaire du vaisseau qui la troublait. Elle était née dans et pour la guerre ; c’était son environnement naturel. Si elle était prête à admettre qu’il y avait d’autres façons, plus douces, de vivre, rien dans la guerre ne lui était étranger. Pourtant, force lui était de reconnaître que la sorte de guerre qu’elle avait connue au Bout du Ciel n’avait rien à voir avec aucun des scénarios dans lesquels les armes de la cache pourraient être utilisées. Le Bout du Ciel était resté en relation avec le réseau commercial interstellaire, mais le niveau moyen de la technologie, lors des combats de surface, avait des siècles de retard sur les Ultras qui positionnaient parfois leurs vaisseaux en orbite. Une campagne pouvait être gagnée par le simple fait que l’un des camps avait fait main basse sur une arme ultra… mais ces armes avaient toujours été rares. Parfois trop précieuses pour être seulement utilisées. Même les armes nucléaires n’avaient été que rarement employées dans l’histoire de la colonie, et jamais du vivant de Khouri. Elle avait vu des choses effroyables, qui la hantaient encore, mais jamais rien qui soit en mesure de provoquer un génocide instantané. Or la cache d’armes de Volyova était bien pire que ça.
Elles avaient peut-être servi une ou deux fois ; Volyova le lui avait dit – lors d’opérations de piraterie, peut-être. Il y avait beaucoup de systèmes peu peuplés, hors des réseaux commerciaux, où il était tout à fait possible d’exterminer un ennemi sans que personne s’en aperçoive. Du reste, certains de ces ennemis pouvaient être aussi amoraux que n’importe quel membre de l’équipage de Sajaki. Leur passé pouvait être jonché d’atrocités gratuites. Alors, oui, il était tout à fait possible que certaines armes de la cache aient été utilisées. Mais Khouri se disait que ça n’avait jamais été qu’un moyen de parvenir à un but donné ; pour se défendre, ou procéder à des frappes tactiques contre des ennemis dont ils convoitaient les ressources. Les armes secrètes les plus redoutables n’avaient jamais été utilisées. Ce qu’ils prévoyaient d’en faire, en fin de compte, comment ils prévoyaient de déchaîner cette puissance capable de détruire des mondes, rien de tout cela n’était défini, peut-être même pas pour Sajaki. Du reste, qu’est-ce qui prouvait que Sajaki disposait du pouvoir ultime ? Il était peut-être encore, d’une certaine façon, au service du capitaine Brannigan.
Qui que soit le mystérieux Brannigan.
— Bienvenue au poste de tir, dit Volyova.
Elles étaient arrivées non loin du cœur du vaisseau. Volyova avait ouvert une trappe dans un plafond, déplié une échelle télescopique et fait signe à Khouri de gravir les barreaux aux arêtes vives.
Elle passa la tête dans une vaste pièce sphérique pleine de machines étroitement imbriquées, aux angles arrondis. Ça sentait l’ozone. Au centre de ce halo d’argent bleuté se trouvait un siège noir, aux lignes pures, muni d’un casque en forme de capuchon, environné de machines et d’un fouillis de câbles. Le siège était au centre d’un élégant ensemble de montures gyroscopiques organisé afin que ses mouvements soient indépendants de ceux du bâtiment. Les câbles passaient dans des conduites coulissantes qui les guidaient entre les enveloppes concentriques jusqu’au faisceau final, gros comme la cuisse, raccordé à la paroi sphérique de la pièce, encombrée de matériel et d’instruments.
Le poste de tir semblait avoir au moins quelques siècles, et la majeure partie avait l’air beaucoup plus ancienne encore. Cela dit, tout paraissait minutieusement entretenu.
— C’était donc ça, hein ? fit Khouri.
Elle émergea de la trappe, s’approcha du centre de la pièce, se faufila entre les squelettes d’enveloppes incurvées et se coula jusqu’au siège. Il paraissait à la fois massif et prometteur de confort et de sécurité. Elle ne put s’empêcher de se glisser dedans, de se blottir dans sa masse noire, à la fois moelleuse et malcommode, qui se referma sur elle dans le doux ronronnement de ses servo-mécanismes intégrés.
— Quelle impression ça fait ?
— Comme si j’avais toujours été assise là, dit-elle, émerveillée, d’une voix étouffée par le casque noir, capitonné, qui était descendu sur sa tête.
— Vous y avez été, répondit Volyova. Mais vous n’en aviez pas conscience. L’implant que vous avez dans la tête connaît déjà tout de cet endroit – c’est de là que vient pour une bonne part cette impression familière.
Ce que disait Volyova était vrai. Khouri avait l’impression que le fauteuil était un meuble de famille avec lequel elle avait grandi. Qu’elle connaissait intimement chacun de ses plis, de ses éraflures. Elle se sentait déjà puissamment calme et détendue, et le besoin d’agir, de faire quelque chose – d’utiliser le pouvoir que le fauteuil lui conférait –, augmentait à chaque seconde.
— Je peux contrôler les armes de la cache, d’ici ?
— C’est bien l’idée, répondit Volyova. Et pas seulement les armes de la cache. Vous commanderez aussi tous les principaux systèmes d’armement qui se trouvent à bord du Spleen, aussi facilement que si ces instruments étaient de simples extensions de votre anatomie. Quand vous aurez pleinement investi le poste de tir, il vous semblera que votre image corporelle englobe le vaisseau tout entier.
C’est ce que Khouri commençait déjà à éprouver : l’impression que son corps se fondait dans le fauteuil. Mais, aussi tentante qu’elle soit, elle ne voulait pas que cette impression de fusion se poursuive. Elle se redressa, au prix d’un effort conscient, et les panneaux du fauteuil s’écartèrent avec un bourdonnement électrique et la libérèrent.
— Je ne suis pas sûre d’aimer ça, dit la Demoiselle.