31 Holden

Quelque chose remuait dans le ventre d’Holden. Il ignora la sensation et garda les yeux rivés sur le dos de Miller. L’inspecteur efflanqué fonçait dans le couloir en direction du spatioport, avec des haltes occasionnelles aux intersections pour s’assurer d’un œil prudent que les galeries transversales ne recelaient pas d’ennuis potentiels. C’était devenu une machine. Tout ce que le Terrien pouvait faire, c’était essayer de ne pas se laisser distancer.

Les mercenaires qui avaient gardé la sortie du casino étaient toujours à la même distance devant eux. Dès qu’ils faisaient mouvement, Miller les imitait. S’ils ralentissaient, il ralentissait. Ils dégageaient la voie jusqu’au spatioport, et s’ils estimaient que des citoyens se rapprochaient trop ils n’hésiteraient sans doute pas à ouvrir le feu. Ils avaient déjà abattu deux personnes qui s’étaient précipitées vers eux. Toutes deux vomissaient de la boue brune. D’où ces zombies vomisseurs sont-ils arrivés aussi vite ?

— D’où ces zombies vomisseurs sont-ils arrivés aussi vite ? dit-il à la nuque de Miller.

L’inspecteur eut un geste de la main gauche. La droite tenait toujours son pistolet.

— Je ne pense pas qu’assez de cette saloperie soit sortie de Julie pour infecter toute la station, répondit-il sans ralentir. À mon avis, c’est le premier lot. Ceux qu’ils ont fait incuber afin de disposer d’assez de cette matière brune pour infecter les abris.

L’explication présentait une certaine logique. Et quand la partie contrôlée de l’expérience arrivait au stade voulu, vous lâchiez simplement vos cobayes sur la populace. Le temps que les gens comprennent ce qui se passait, la moitié d’entre eux étaient déjà touchés. Ensuite, ce n’était plus qu’une question de temps.

Ils s’arrêtèrent brièvement à l’intersection de deux galeries, et observèrent le chef du groupe de mercenaires qui avait fait halte avec ses hommes à une centaine de mètres devant eux pour parler dans sa radio pendant une minute. Holden haletait et s’efforçait encore de reprendre son souffle quand les autres repartirent et que Miller se remit lui aussi en mouvement. Le Terrien saisit la ceinture de l’inspecteur et se laissa entraîner. Où cet homme trop maigre puisait-il toute cette énergie ?

Miller s’arrêta. Son expression était indéchiffrable.

— Ils se disputent, dit-il.

— Hein ?

— Le chef du groupe et certains de ses hommes. Ils se disputent à propos de quelque chose.

— Et alors ? demanda Holden.

Il fut pris d’un subit accès de toux et cracha quelque chose d’humide dans sa main. Il essuya sa paume sur la jambe de son pantalon sans vouloir regarder si c’était du sang. Pourvu que ce ne soit pas du sang…

Miller eut le même geste de la main.

— Je ne pense pas qu’ils appartiennent tous à la même équipe.

Le groupe de mercenaires s’engagea dans un autre couloir, et Miller les suivit en entraînant Holden derrière lui. Ils arrivaient aux niveaux extérieurs où l’on trouvait les entrepôts, les ateliers de réparation pour les vaisseaux et les dépôts de réapprovisionnement. Au plus fort de l’activité, il y avait peu de mouvement dans cette partie de la station. À présent leurs pas résonnaient dans la galerie comme dans un mausolée. Loin devant, le groupe de mercenaires bifurqua une fois encore, et avant que Miller et Holden atteignent l’intersection, une silhouette solitaire apparut.

L’individu ne paraissant pas armé, Miller s’avança vers lui avec prudence, après avoir passé une main impatiente dans son dos pour faire lâcher sa ceinture à celle d’Holden. Une fois libre, l’ex-inspecteur leva sa main gauche dans un geste typique des policiers.

— C’est un endroit dangereux où traîner, monsieur, déclara-t-il.

L’autre n’était plus qu’à une quinzaine de mètres d’eux, et il se rapprochait d’une démarche chancelante. Il était habillé pour une soirée, d’un smoking bon marché sur une chemise à jabot décorée, avec un nœud papillon d’un rouge scintillant. Il n’avait plus qu’une seule chaussure noire vernie, et une chaussette rouge à son autre pied. Des vomissures brunâtres coulaient des coins de sa bouche et avaient souillé sa chemise blanche.

— Merde, grogna Miller en pointant son arme.

Holden lui agrippa le bras et l’abaissa de force. La vue de l’homme infecté lui brûlait les yeux.

— Il n’y est pour rien, dit-il. Il est innocent.

— Il se rapproche toujours.

— Alors marchons plus vite. Et si vous abattez encore quelqu’un sans que je vous en aie donné la permission, vous ne monterez pas à bord de mon appareil. C’est clair ?

— Croyez-moi, mourir est la meilleure chose qui peut arriver à ce type aujourd’hui, dit Miller. Vous ne lui rendez pas service.

— Ce n’est pas à vous de décider, rétorqua Holden d’une voix que la colère rendait tranchante.

Miller voulut répondre, mais le Terrien le prit de vitesse :

— Vous voulez embarquer sur le Rossi ? C’est moi le maître à bord. Alors plus de questions, plus de conneries.

Le rictus de Miller se transforma en sourire.

— Oui, chef. Au fait, nos mercenaires sont en train de prendre le large.

Il repartit de son pas mécanique. Holden ne regarda pas en arrière, mais il entendit longtemps crier l’homme que l’ex-policier avait failli abattre. Pour couvrir ce son, qui d’ailleurs n’existait probablement que dans son esprit, il se remit à fredonner le thème de Misko et Marisko dès qu’ils eurent tourné dans un autre couloir.

Mère Élise, qui était celle qui restait avec lui à la maison quand il était très jeune, lui apportait toujours quelque chose à grignoter pendant qu’il regardait cette émission, puis elle s’asseyait avec lui et jouait avec ses cheveux. Elle riait encore plus fort que lui des pitreries du dinosaure. Une fois, pour Halloween, elle lui avait confectionné un énorme chapeau rose pour qu’il puisse jouer à être le méchant comte Mungo. Pourquoi celui-ci cherchait-il tout le temps à capturer les dinosaures, d’ailleurs ? Ses raisons n’avaient jamais été très claires. Peut-être qu’il aimait les dinosaures, tout bêtement. Une fois il s’était servi d’un rayon rapetisseur et…

Il percuta le dos de Miller. L’inspecteur s’était arrêté d’un coup, et maintenant il se plaçait rapidement sur un bord de la galerie et s’accroupissait pour se dissimuler dans l’ombre. Holden fit comme lui. Une trentaine de mètres devant eux, le groupe de mercenaires, qui s’était beaucoup étoffé, venait de se scinder en deux factions.

— Ouais, murmura Miller, il y a un tas de gens qui ne sont pas à la fête, aujourd’hui…

Holden acquiesça et du dos de la main essuya quelque chose qui coulait sur son visage. Du sang. Il ne pensait pas avoir heurté le dos de Miller assez violemment pour saigner du nez, et il eut l’intuition que le phénomène n’allait pas s’arrêter de lui-même. Les muqueuses devenant trop fragiles… N’était-ce pas une des conséquences des brûlures par radiations ? Il déchira sa chemise en bandelettes et en fourra deux dans ses narines sans quitter des yeux la scène qui se déroulait au bout du couloir.

Il y avait maintenant deux groupes nettement différenciés, et ils paraissaient engagés dans une conversation pour le moins animée. En temps normal, cela n’aurait pas posé de problème au Terrien. Il ne s’intéressait pas du tout aux rapports sociaux entre mercenaires. Mais ceux-là étaient maintenant près d’une centaine, avec un armement conséquent, et ils bloquaient le passage pour atteindre son vaisseau. Leur dispute méritait donc d’être observée.

— Tous les gars de Protogène ne sont pas partis, je crois, dit Miller à mi-voix. Ces types sur la droite ne ressemblent pas aux faux flics du coin.

Holden étudia le groupe indiqué et ne put qu’acquiescer. Ses membres étaient manifestement plus professionnels que les autres. Ils avaient l’attitude de soldats, et leur tenue était parfaitement ajustée. L’autre faction, composée surtout de “policiers” antiémeute, ne comptait que quelques individus portant une tenue de combat renforcée.

— Vous devinez sur quoi porte leur désaccord ? demanda Miller.

“Eh, on peut venir aussi ?” parodia Holden en prenant l’accent de Cérès. “Euh, non, nous avons besoin que vous restiez ici, les gars, pour, euh, garder un œil sur la situation, mais nous vous promettons qu’il n’y a aucun risque et que vous ne risquez absolument pas de vous transformer en zombies gerbeurs.”

Il réussit à arracher un petit rire à Miller, et soudain le couloir explosa dans une fusillade nourrie. Dans les deux camps on tirait à l’arme automatique sur les autres, presque à bout portant. Le vacarme était assourdissant. Des hommes hurlaient et s’enfuyaient, aspergeant le couloir et les autres combattants de sang et de morceaux de chair. Holden se plaqua au sol mais continua d’épier le carnage en cours.

Après le premier échange, les survivants de chaque côté se replièrent dans des directions opposées sans pour autant cesser de tirer. Le sol au carrefour des deux galeries était jonché de corps. Le Terrien estima que la première seconde de l’affrontement avait fait au moins vingt victimes. Les échos de la fusillade s’atténuèrent à mesure que les deux factions s’éloignaient l’une de l’autre.

Parmi les cadavres, une forme bougea et une tête se redressa. Avant même que l’homme blessé puisse se remettre sur ses pieds, l’impact d’une balle marqua le centre de sa visière et il retomba au sol dans un mouvement d’une mollesse définitive.

— Où est votre vaisseau ? demanda Miller.

— Il faut prendre l’ascenseur qui se trouve au bout de ce couloir, répondit Holden.

L’ex-inspecteur cracha sur le sol ce qui ressemblait à une glaire veinée de sang.

— Et la galerie qui le croise est maintenant une zone de combat, avec des adversaires armés qui se prennent pour cible de chaque côté, dit-il. Peut-être que nous pouvons tenter de passer en coup de vent.

— Il n’y a pas d’autre solution ?

Miller consulta son terminal.

— Nous avons dépassé de cinquante-trois minutes l’heure limite fixée par Naomi. Vous voulez perdre encore combien de temps ?

— Écoutez, je n’ai jamais été très doué en calcul. Mais je dirais qu’il y a au moins une quarantaine de types de chaque côté de ce couloir perpendiculaire au nôtre. Et ce couloir doit bien faire trois mètres cinquante de large. Ce qui signifie que nous allons donner à quatre-vingts types trois mètres pour nous canarder. Même avec de la chance, nous serons touchés à plusieurs reprises, et nous mourrons. Alors essayons plutôt de trouver un plan B.

Comme pour souligner cet argument, une nouvelle fusillade retentit dans l’autre galerie, qui arracha des morceaux du revêtement isolant couvrant les murs et ravagea un peu plus les cadavres.

— Ils continuent de se replier, remarqua Miller. Ces tirs étaient plus lointains que les précédents. Nous devrions attendre qu’ils soient hors de portée. Mais est-ce que nous avons le temps pour ça ?

Les morceaux de tissu qu’Holden avait fourrés dans ses narines n’avaient pas arrêté mais seulement contenu le saignement. Il sentait un filet régulier s’écouler dans sa gorge, et son estomac se souleva. Miller avait raison. Ils ne pouvaient pas faire attendre les autres plus longtemps.

— Merde, je voudrais pouvoir appeler pour savoir si Naomi est encore là, dit-il en regardant l’écran de son terminal qui s’entêtait à afficher la mention clignotante Réseau indisponible.

— Chut, murmura l’ex-policier en se barrant les lèvres de l’index dressé.

Il désigna le couloir derrière eux, et Holden perçut un bruit de pas qui se rapprochaient.

— Les derniers invités à la fête, fit Miller.

Ils se retournèrent tous deux, pointèrent leurs armes et attendirent.

Un groupe de quatre hommes en tenue antiémeute apparut au coin. Ils n’avaient pas dégainé leurs pistolets, et deux d’entre eux avaient ôté leur casque. Apparemment ils n’étaient pas au courant des nouvelles hostilités. Holden pensait que Miller allait faire feu, mais rien ne se passa. Il se tourna vers lui. L’ex-flic le regarda dans les yeux.

— Je ne me suis pas habillé très chaudement, dit-il en s’excusant presque.

Holden mit une seconde à comprendre, mais il lui donna son accord en tirant le premier. Il visa à la tête un des hommes de la mafia sans casque puis continua de presser la détente jusqu’à ce que son arme soit vide. Miller fit feu juste après lui et continua lui aussi tant qu’il lui restait des balles. Quand tout fut fini, les quatre gangsters gisaient au sol, face contre terre. Holden laissa échapper un long souffle qui se termina en soupir et se rassit.

Miller remplaça son chargeur et alla examiner leurs victimes. Il les toucha de la pointe de son pied. Holden ne prit pas la peine de recharger. Il en avait assez des fusillades. Il glissa le pistolet vide dans sa poche et se leva pour rejoindre l’ex-flic. Il se baissa et entreprit de déboucler les attaches du gilet pare-balles le moins endommagé. L’air perplexe, Miller le regarda faire sans l’aider.

— Nous allons tenter notre chance à la course, dit le Terrien. Si nous portons ça, nous réussirons peut-être.

Il ravala le goût de vomi et de sang qui montait dans sa gorge.

— Peut-être, oui, dit Miller.

À son tour il mit un genou au sol et ôta son gilet à un autre cadavre.

Holden passa celui qu’il venait de s’approprier, et tout ce temps il s’efforça de croire que la traînée rose dans la partie dorsale n’était absolument pas une partie de la cervelle de l’homme. Ses doigts étaient gourds, et il eut les plus grandes difficultés à défaire les attaches. Il envisagea de prendre aussi les jambières, mais il y renonça très vite. Il courrait plus vite sans elles. Miller avait fini d’ajuster son gilet pare-balles, et il ramassa un des casques intacts. Holden en trouva un avec une simple trace de balle et le coiffa. L’intérieur était légèrement graisseux, et il fut heureux d’avoir perdu tout odorat. Son propriétaire précédent ne devait pas prendre de bain très souvent.

Miller tripota le côté de son casque un moment et finit par établir la liaison radio. Sa voix résonna en écho dans les haut-parleurs intégrés du casque un quart de seconde après qu’il eut dit :

— Eh, nous arrivons dans le couloir ! Ne tirez pas ! Nous venons vous rejoindre !

Il étouffa le micro avec le pouce et ajouta, à l’attention d’Holden uniquement :

— Bon, peut-être qu’au moins un des deux camps ne nous arrosera pas.

Ils repartirent vers l’intersection et s’arrêtèrent à dix mètres d’elle. Holden compta “trois, deux, un” et s’élança de toute la vitesse dont il était capable. Mais sa course était d’une lenteur décourageante, et il avait l’impression que ses jambes étaient gainées de plomb. Comme s’il courait dans l’eau. Comme s’il était dans un cauchemar. Il entendait Miller juste derrière lui, ses chaussures qui claquaient sur le béton et son souffle court.

Puis il n’y eut plus que le tonnerre de la fusillade. Il était incapable de dire si le subterfuge de Miller avait fonctionné, ni d’où venaient les tirs, mais ceux-ci étaient constants et assourdissants, et ils avaient commencé dès son apparition dans l’intersection. À trois mètres de l’autre côté, il baissa la tête et bondit en avant. Dans la gravité moindre d’Éros, il parut voler, et il était presque à couvert quand une rafale le cueillit en plein gilet, à hauteur des côtes, et le rejeta contre le mur du couloir avec une violence qui aurait pu lui briser la colonne vertébrale. Il se traîna à l’abri sur le reste de la distance tandis que les balles continuaient de ricocher autour de ses jambes. L’une d’elles lui transperça la partie charnue du mollet.

Miller trébucha sur lui, roula au sol hors de l’intersection et s’immobilisa. Holden rampa jusqu’à lui.

— Toujours en vie ?

— Ouais, fit l’ex-inspecteur hors d’haleine. J’ai pris une balle. Mon bras est cassé. On bouge.

Le Terrien se remit debout, et sa jambe gauche lui donna l’impression d’être la proie des flammes quand le muscle de son mollet se contracta autour de la blessure béante. Il aida Miller à se relever et s’appuya sur lui tandis qu’ils se traînaient tant bien que mal en direction de l’ascenseur. Le bras gauche de son compagnon pendait mollement à son côté, et du sang coulait sur sa main et gouttait sur le sol.

Il enfonça la touche d’appel, et ils se soutinrent mutuellement en attendant la cabine. Il commença à chantonner le thème de Misko et Marisko, et après quelques secondes Miller l’imita.

Une fois dans la cabine, le Terrien choisit le bouton correspondant au point d’accostage du Rossinante, puis il guetta le moment où l’ascenseur s’ouvrirait sur le panneau nu et gris d’un sas sans vaisseau derrière. Alors il aurait enfin le droit de s’allonger sur le sol et de mourir. Il était impatient qu’arrive cet instant, quand son épuisement prendrait fin dans un soulagement qui l’aurait étonné s’il avait encore été capable d’étonnement. Miller le lâcha, colla son dos contre la paroi de la cabine et glissa au sol, en laissant sur le métal luisant une traînée de sang. Il s’avachit sur le plancher et ferma les yeux. On aurait presque pu croire qu’il dormait. Holden vit sa poitrine se soulever et s’abaisser au rythme d’une respiration heurtée qui peu à peu s’apaisa et se fit plus légère.

Le Terrien l’enviait, mais il devait contempler le panneau fermé de ce sas avant de pouvoir s’étendre sur le sol à son tour. Il commençait à éprouver un ressentiment diffus envers l’ascenseur qui prenait si longtemps pour arriver à destination.

La cabine s’immobilisa et ses portes coulissèrent, accompagnées d’un tintement joyeux.

Amos se tenait dans le sas, face à lui, un fusil d’assaut dans chaque main et deux cartouchières à chargeurs passées sur les épaules. Du regard il détailla Holden de haut en bas, n’accorda qu’une seconde à Miller et reporta son attention sur le Terrien.

— Bordel, chef, vous avez une vraie tronche de cadavre.

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