41 Holden

Le Rossinante se posa sur la station Thoth dans les derniers soubresauts de ses propulseurs de manœuvre. Holden sentit les pinces d’arrimage qui saisissaient la coque avec un bruit sourd, et la gravité revint à un tiers de g à peine. La détonation proche d’une ogive à plasma avait arraché la porte extérieure de l’écoutille pour l’équipage et submergé le compartiment de gaz surchauffé, ce qui l’avait clos hermétiquement de façon très efficace. Cela signifiait qu’ils devraient passer par le sas de la soute situé à l’arrière du vaisseau, et rejoindre la station en marchant dans le vide spatial.

Ce n’était pas un problème : ils portaient toujours leurs combinaisons pressurisées. Le Rossi était maintenant percé de tant de trous que le système de recyclage de l’air ne pouvait pas compenser. Par ailleurs leur réserve embarquée d’O2 avait été projetée dans l’espace par la même explosion qui avait mis le sas hors service.

Alex descendit du cockpit, le visage dissimulé par son casque, mais son ventre reconnaissable entre tous même dans sa combinaison. Naomi termina le verrouillage de son poste et mit hors tension le vaisseau avant de rejoindre le pilote, et tous trois descendirent par l’échelle d’équipage à l’arrière du vaisseau. C’était là qu’Amos les attendait, occupé à fixer un kit de propulsion sur sa combinaison et à le charger d’azote comprimé qu’il transvasait d’un réservoir. Il affirma à Holden que la puissance du petit propulseur suffirait à contrer la rotation de la station et leur permettrait d’atteindre un sas d’accès.

Personne ne fit de commentaire. Holden s’était attendu à des plaisanteries. Mais le piteux état du Rossi semblait inciter les autres au silence. Peut-être à une forme de respect.

Holden prit appui contre la paroi de la soute et ferma les yeux. Les seuls sons qu’il pouvait percevoir étaient le sifflement régulier de son alimentation en air et les parasites discrets du système comm. Il ne sentait plus rien à travers son nez cassé et presque bouché par le sang coagulé, et sa bouche était emplie d’un goût métallique. Mais même ainsi il ne put réfréner le sourire qui lui venait aux lèvres.

Ils avaient gagné. Ils avaient foncé droit sur Protogène, ils avaient encaissé tout ce que ces salopards malfaisants pouvaient leur balancer, et ils les avaient fait saigner du nez. À cet instant même les soldats de l’APE déferlaient dans la station et abattaient les gens qui avaient contribué à la mort d’Éros.

Holden décida qu’il supportait très bien son absence de regret pour ces victimes. La complexité morale de la situation avait largement dépassé sa capacité d’analyse, et il préférait se détendre dans le halo tiède de la victoire.

La comm cliqueta et Amos déclara :

— Paré à faire mouvement.

Holden hocha la tête, se rappela qu’il était toujours dans sa combinaison pressurisée, et répondit :

— D’accord. On s’attache, tout le monde.

Lui, Alex et Naomi tirèrent les filins de raccordement de leurs combinaisons et les accrochèrent autour de la taille d’Amos, lequel déverrouilla le sas de la soute et ouvrit les portes dans des bouffées de gaz. Ils furent immédiatement arrachés au vaisseau par la rotation de la station, mais le mécanicien reprit très vite le contrôle grâce au propulseur, et se dirigea vers le sas de secours de Thoth.

Tandis qu’ils laissaient le Rossi derrière eux, Holden étudia l’extérieur du vaisseau et essaya de recenser les réparations à effectuer. Il y avait une douzaine d’impacts à la proue et à la poupe, qui correspondaient au nombre total de ceux constatés à l’intérieur. Les projectiles magnétiques tirés par l’intercepteur n’avaient sans doute pas perdu beaucoup de vélocité en transperçant la corvette. Ils avaient simplement de la chance qu’aucun de ces tirs n’ait atteint et perforé le réacteur.

Il y avait également une grosse bosse dans la fausse superstructure qui faisait ressembler la corvette à un transport de gaz comprimé. Holden savait que c’était le décalque inversé d’un creux tout aussi laid dans la coque blindée externe. Les dommages ne s’étaient pas étendus à la coque interne, et c’était heureux car le vaisseau se serait alors brisé en deux.

Avec les dégâts subis par le sas, la perte intégrale de leurs réservoirs d’oxygène et de leurs systèmes de recyclage, il faudrait débourser des millions et laisser le vaisseau en cale sèche pendant des mois, en admettant qu’ils puissent arriver quelque part où il y avait des cales sèches.

Le Molinari accepterait peut-être de les remorquer.

Amos alluma brièvement et à trois reprises les lumières orange d’alerte du propulseur, et le panneau du sas d’urgence de la station s’ouvrit. Ils le franchirent en flottant. À l’intérieur, quatre Ceinturiens en tenue de combat les attendaient.

Dès que le cycle du sas prit fin, Holden ôta son casque et tâta son nez. Il semblait avoir doublé de volume, et il le faisait souffrir à chaque battement de cœur.

Naomi tendit les mains et lui immobilisa la tête. Elle posa ses pouces sur les ailes de son nez, dans un geste d’une douceur surprenante, lui fit pivoter la tête dans un sens, puis dans l’autre, et le relâcha.

— Sans un peu de chirurgie esthétique, il sera de travers, dit-elle. Mais vous étiez trop mignon avant, de toute façon. Ça donnera du caractère à votre visage.

Il sentit un sourire naître lentement sur ses lèvres, mais avant qu’il ait le temps de répondre, un des soldats de l’APE se mit à parler :

— On a vu le combat, hermano. Vous leur avez vraiment bien botté le cul.

— Merci, dit Alex. Comment ça se passe, ici ?

— On a rencontré moins de résistance que prévu, dit le soldat ayant le plus d’étoiles sur son insigne de l’APE, mais les forces de sécurité de Protogène se sont battues pied à pied pour chaque mètre carré. Et même certains des crânes d’œuf nous ont attaqués. Il a fallu en abattre quelques-uns.

Il désigna la porte intérieure du sas.

— Fred se rend aux ops. Il veut que vous le retrouviez là-bas, pronto.

— Nous vous suivons, dit Holden, et à cause de son nez ces paroles sonnèrent à ses oreilles comme s’il avait dit ouvouhuivons.


* * *

— Comment va cette jambe, chef ? demanda Amos alors qu’ils marchaient dans un couloir de la station.

Holden se rendit compte qu’il avait oublié sa démarche claudicante due à sa blessure par balle au mollet.

— Ce n’est pas douloureux, mais le muscle ne fonctionne plus aussi bien. Et la vôtre ?

Amos sourit et baissa les yeux sur sa jambe qu’il traînait toujours un peu après la fracture subie à bord du Donnager.

— Pas de problème. Celles qui ne vous tuent pas ne comptent pas.

Holden allait répondre mais ils firent halte après un tournant qui les laissa devant un abattoir, et il resta sans voix. Ils empruntaient le chemin dégagé par les troupes d’assaut, c’était évident d’après les cadavres gisant sur le sol et les impacts de balles dans les murs. Le Terrien fut soulagé de constater qu’il y avait beaucoup plus de victimes portant l’uniforme de Protogène que la tenue de combat de l’APE. Mais il y avait assez de Ceinturiens parmi les morts pour qu’il en ait l’estomac serré. Quand il enjamba un corps vêtu d’une blouse de laborantin, il dut se retenir pour ne pas cracher sur le sol. Les types de la sécurité avaient peut-être fait le mauvais choix en acceptant de travailler pour le mauvais camp, mais les scientifiques présents dans cette station avaient massacré un million et demi de personnes uniquement pour voir ce qui allait se passer. Pour Holden, ils ne pouvaient pas être assez morts.

Il vit quelque chose qui l’intrigua, et fit halte. Sur le sol près d’un scientifique mort se trouvait ce qui ressemblait beaucoup à un couteau de cuisine.

— Euh… Il ne vous a quand même pas attaqués avec ça ?

— Ouais, c’est dingue, hein ? fit un des membres de leur escorte. J’avais entendu parler de types qui auraient sorti une lame face à un flingue, mais…

— Les ops sont juste devant, dit le soldat le plus gradé. Le colonel vous attend.


* * *

Holden entra dans le centre des opérations de la station et vit Fred, Miller, un groupe de soldats de l’APE et un inconnu vêtu avec élégance. Les poignets entravés, des techniciens et d’autres membres du personnel s’éloignaient à la queue leu leu sous la surveillance de leurs gardes. Du sol au plafond, la salle n’était qu’écrans et moniteurs, dont la majorité faisait défiler des données trop rapidement pour qu’on puisse les lire.

— Soyons clairs, disait Johnson. Vous me donnerez tous les royaumes de la Terre si je m’incline et que j’accomplis un acte de dévotion envers vous ?

— Je ne connais pas ce à quoi vous faites référence.

Ils interrompirent cet échange lorsque Miller remarqua leur arrivée et tapota l’épaule de Johnson. Holden aurait pu jurer que l’ex-inspecteur lui adressait un sourire chaleureux, même si sur un visage aussi renfrogné c’était difficile à définir.

Fred leur fit signe d’approcher. Il examinait une carte de visite d’un noir mat.

— Jim, dit-il, je vous présente Antony Dresden, vice-président du département des recherches biologiques chez Protogène, et principal artisan du projet Éros.

Le salopard bien mis tendit la main, comme s’il s’attendait vraiment à ce qu’Holden la lui serre. Le Terrien resta de marbre.

— Fred, dit-il, des pertes ?

— Scandaleusement limitées.

— La moitié de leurs forces de sécurité était équipée d’armes non létales, expliqua Miller. L’équipement pour contrôler les émeutes. Des balles collantes, ce genre de trucs.

Holden fronça les sourcils.

— J’ai vu beaucoup de cadavres portant l’uniforme de Protogène dans le couloir. Pourquoi avoir autant d’hommes et ne pas leur donner des armes capables de repousser des assaillants ?

— Bonne question, approuva Miller.

Dresden laissa échapper un petit rire bas.

— C’est très exactement ce que je voulais dire, Monsieur Johnson, déclara-t-il avant de se tourner vers Holden. Jim, c’est bien ça ? Eh bien, Jim, le simple fait que vous ne compreniez pas les besoins en sécurité de la station me prouve que vous n’avez aucune idée de ce dans quoi vous vous retrouvez impliqué. Et je pense que vous en êtes aussi conscient que moi. Comme je le disais à Fred ici prés…

— Antony, vous avez intérêt à la boucler, lâcha Holden.

Il fut surpris lui-même de cet éclat soudain. Dresden parut déçu.

Ce salopard n’avait aucun droit d’être à l’aise. Condescendant. Holden voulait qu’il soit terrifié, qu’il implore pour qu’on l’épargne, et non qu’il laisse transparaître cette moquerie derrière son discours étudié.

— Amos, s’il m’adresse encore la parole sans qu’on l’ait autorisé à le faire, brisez-lui la mâchoire.

— Avec plaisir, chef, dit le mécanicien qui s’avança d’un pas.

Dresden sourit d’un air suffisant devant la menace de ce poing énorme crispé, mais s’abstint de tout commentaire.

— Que savons-nous ? dit Holden à l’attention de Johnson.

— Nous savons que les données récoltées sur Éros sont transmises ici, et nous savons que cet enfoiré dirige les opérations. Nous en apprendrons plus dès que nous aurons démonté pièce par pièce tout ce complexe.

Holden se tourna de nouveau vers Dresden. Il considéra l’Européen au port aristocratique, avec son physique sculpté par les exercices physiques, sa coupe de cheveux sans doute onéreuse. Même à présent, entouré d’hommes en armes, il arrivait à donner l’impression d’être aux commandes. Holden l’imaginait très bien jetant un coup d’œil négligent à sa montre et se demandant combien de son précieux temps cette intrusion allait encore lui faire perdre.

— J’ai une question à lui poser, dit Holden.

— Allez-y, répondit Johnson. Vous avez bien gagné ce droit.

— Pourquoi ? demanda le capitaine. Je veux savoir pourquoi.

Le sourire de Dresden prit une nuance presque compatissante, et il enfouit les mains dans ses poches avec autant de décontraction qu’un homme parlant de sport dans un bar sur les quais.

— “Pourquoi”, voilà une grande question, dit-il. Parce que Dieu voulait qu’il en soit ainsi ? Ou peut-être que vous voudrez bien être un peu plus précis ?

— Pourquoi Éros ?

— Eh bien, Jim…

— Vous pouvez m’appeler capitaine Holden. Je suis le type qui a trouvé votre vaisseau perdu, et j’ai vu la vidéo de Phœbé. Je sais ce qu’est la protomolécule.

— Vraiment ! dit Dresden dont le sourire devint un tout petit peu moins artificiel. Je vous dois des remerciements pour nous avoir apporté l’agent viral sur Éros. La perte de l’Anubis allait retarder notre agenda de plusieurs mois. La découverte du corps infecté déjà présent dans la station a été un cadeau du ciel.

Je le savais, songea Holden. Je le savais. À voix haute, il répéta :

— Pourquoi ?

— Vous connaissez la nature de l’agent, dit Dresden, déstabilisé pour la première fois depuis l’arrivée d’Holden. Je ne vois pas trop ce que je peux vous dire de plus. C’est la chose la plus importante qui soit jamais arrivée à la race humaine. C’est en même temps la preuve que nous ne sommes pas seuls dans l’univers, et notre passeport pour nous affranchir des limitations qui nous enchaînent à nos petites bulles de roche et d’air.

— Vous ne me répondez pas, insista Holden en détestant la façon dont son nez cassé donnait des accents quelque peu comiques à sa voix alors qu’il aurait voulu paraître menaçant. Je veux savoir pourquoi vous avez tué un million et demi de personnes.

Fred s’éclaircit la voix, mais il se garda d’intervenir autrement. Le regard de Dresden glissa vers le colonel, puis revint se fixer sur Holden.

— Je vous réponds, capitaine. Un million et demi de personnes, ça ne représente pas grand-chose. Ce avec quoi nous travaillons ici est bien plus grand que ça.

Il alla s’asseoir sur une chaise, en prenant soin de remonter légèrement les jambes de son pantalon en croisant les genoux, afin de ne pas déformer le tissu.

— Vous connaissez bien l’histoire de Gengis Khan ? dit-il.

— Quoi ? firent Holden et Fred presque à l’unisson.

Les traits rigides, Miller se contenta de dévisager Dresden tout en tapotant sa cuisse avec le canon de son arme.

— Gengis Khan. Selon certains historiens, il aurait tué ou déplacé un quart de la population humaine totale pendant sa conquête, déclara Dresden. Il l’a fait pour créer un empire qui s’est désagrégé peu de temps après sa mort. À l’échelle actuelle, ça équivaudrait à tuer près de dix milliards de personnes pour affecter une génération, une génération et demie. Éros n’est même pas une erreur d’arrondi, en comparaison.

— Vous ne vous en souciez vraiment pas, dit Johnson d’un ton posé.

— Et contrairement à Khan, nous n’agissons pas ainsi pour construire un empire éphémère. Je sais ce que vous pensez. Que nous tentons de grossir notre rôle. De nous emparer du pouvoir.

— Et ce n’est pas ce que vous voulez ? demanda Holden.

— Bien sûr que si, répliqua sèchement Dresden. Mais vous voyez trop petit. Construire le plus grand empire que l’humanité ait jamais connu, c’est comme bâtir la plus grande fourmilière du monde. C’est insignifiant. Quelque part dans cet univers, il y a une civilisation qui a conçu la protomolécule et l’a lancée vers nous il y a plus de deux milliards d’années. Quand ils l’ont fait, ces êtres étaient déjà des dieux. Que sont-ils devenus, depuis ? Avec une avance supplémentaire sur nous de deux milliards d’années ?

Holden l’écoutait avec un sentiment croissant d’effroi. Ce discours lui avait l’air déjà prononcé. Peut-être même à maintes reprises. Et il avait fonctionné. Il avait convaincu des gens puissants. C’était pour cette raison que Protogène disposait de vaisseaux furtifs construits dans les chantiers terriens, et d’un soutien apparemment illimité en coulisse.

— Nous avons énormément de retard à rattraper, messieurs, poursuivit Dresden. Mais par chance nous disposons de l’outil de notre ennemi pour y parvenir.

— Rattraper ? dit un soldat sur la gauche d’Holden.

Dresden regarda l’homme et sourit.

— La protomolécule peut altérer l’organisme hôte au niveau moléculaire. Elle peut créer à toute vitesse des changements génétiques. Pas seulement l’ADN, mais aussi tout reproducteur stable, par mitose. Mais ce n’est qu’une machine. Elle ne pense pas. Elle suit des instructions. Si nous découvrons comment modifier cette programmation, alors nous pourrons devenir les artisans de ce changement.

— Si c’était censé balayer toute vie de la surface de la Terre et la remplacer par ce que souhaitent les concepteurs de la protomolécule, pourquoi l’avoir lâchée ?

— Excellente question, dit Dresden, et il leva l’index comme un professeur d’université s’apprêtant à faire un cours magistral. La protomolécule ne se présente pas avec un manuel d’utilisation. En fait, jamais encore nous n’avions été en situation de l’observer pendant qu’elle accomplit son programme. Elle a besoin d’une biomasse significative avant de développer une puissance de traitement qui lui permette d’accomplir ses instructions. Quelles qu’elles soient.

Il désigna les écrans envahis par les données autour d’eux.

— Nous allons étudier son mode de fonctionnement. Pour voir ce qu’elle a l’intention de faire. Et, nous l’espérons, apprendre comment modifier ce programme en cours de route.

— Vous pourriez faire ça avec une cuve de bactéries, fit remarquer Holden.

— Je ne suis pas intéressé par la modification des bactéries, répondit Dresden.

— Bordel, vous êtes complètement siphonné, grommela Amos en faisant un autre pas vers Dresden.

Holden posa la main sur l’épaule massive du mécanicien.

— Donc vous découvrez comment le virus fonctionne, dit-il. Et ensuite ?

— Ensuite, tout. Des Ceinturiens qui peuvent travailler à l’extérieur d’un vaisseau sans porter de combinaison. Des humains capables de dormir des centaines d’années en continu pendant que leurs vaisseaux colonisateurs atteignent les étoiles. Fini les liens avec les millions d’années d’évolution à l’intérieur d’une atmosphère et une pesanteur de un g, en étant esclaves de l’oxygène et de l’eau. Nous décidons de ce que nous voulons être, et nous nous reprogrammons pour le devenir. C’est ce que la protomolécule nous offre.

Dresden s’était levé en parlant, et l’ardeur du prophète illuminait ses traits.

— Ce que nous faisons représente le meilleur et l’unique espoir de survie pour l’humanité. Lorsque nous nous élancerons dans l’univers, nous ferons face aux dieux.

— Et si nous ne nous élançons pas dans l’univers ? demanda Johnson, l’air pensif.

— Ils ont déjà tiré sur nous avec une arme d’apocalypse, répondit Dresden.

Pendant quelques instants, le silence régna dans la pièce. Holden sentait vaciller ses certitudes. Il détestait chaque étape du raisonnement de Dresden, mais il ne voyait pas comment la démonter. Au plus profond de son être, il savait qu’il y avait là une erreur fatidique, mais il ne trouvait pas les mots pour l’exprimer.

La voix de Naomi le fit tressaillir :

— Est-ce que ça les a convaincus ?

— Je vous demande pardon ? dit Dresden.

— Les scientifiques. Les techniciens. Tous ceux dont vous avez eu besoin pour que la chose se produise. Ce sont eux qui devaient le faire. Eux qui devaient concevoir ces chambres radioactives pour tuer en masse. Donc, et à moins que vous ayez rassemblé tous les tueurs en série du système solaire et que vous leur ayez fait suivre un programme d’études de troisième cycle, comment vous y êtes-vous pris ?

— Nous avons modifié notre équipe scientifique pour l’expurger de toute entrave éthique.

D’un coup, une demi-douzaine de pièces du puzzle se mirent en place dans l’esprit d’Holden.

— Des sociopathes, dit-il. Vous en avez fait des sociopathes.

— Des sociopathes hautement fonctionnels, approuva Dresden, l’air heureux d’expliquer ce point. Et dotés d’une très grande curiosité. Aussi longtemps que nous leur avons fourni des problèmes intéressants à résoudre, ils se sont montrés très satisfaits de leur sort.

— Avec une grosse équipe de sécurité armée de fusils tirant des cartouches antiémeute au cas où ils se montreraient un peu moins satisfaits, dit Johnson.

— Oui, ce genre de choses arrive, admit Dresden en regardant autour de lui, front plissé. Je sais. Vous pensez que c’est monstrueux, mais je suis en train de sauver la race humaine. J’offre les étoiles à l’humanité. Vous désapprouvez ? Très bien. Laissez-moi vous poser une question : Pouvez-vous sauver Éros ? Maintenant.

— Non, répondit Johnson. Mais nous pouvons…

— Perdre toutes les données, l’interrompit Dresden. Vous pouvez vous assurer que chaque homme, chaque femme, chaque enfant mort sur Éros soit mort pour rien.

Le silence s’abattit sur la pièce. Sourcils froncés, Fred restait bras croisés. Holden comprenait le combat intérieur qu’il vivait. Tout ce qu’avait dit Dresden était répugnant, irréel, et avait pourtant beaucoup trop les accents de la vérité.

— Ou bien nous pouvons négocier un prix, reprit Dresden. Vous pouvez suivre votre chemin, et quant à moi je peux…

— Bon, ça suffit, dit Miller.

C’était la première fois qu’il parlait depuis que Dresden avait entamé son discours. Holden se tourna vers lui et vit que son visage s’était figé sur une expression glaciale. Il ne tapotait plus sa cuisse avec le canon de son arme.

Oh, merde.

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