La sonnerie du téléphone parut d’abord lointaine, évaporée dans la brume des songes, puis de plus en plus proche. Lucie resta en apesanteur sur la frontière de l’éveil, avant de s’apercevoir que cette montée dans les aigus sourdait du monde réel. Le papillon fragile quitta son cocon, chevaucha des monts de thrillers étalés sur le sol et se précipita sur l’appareil sans prendre le temps de s’étirer. L’indicateur lumineux du répondeur clignotait sur « 3 ». Comment les cataractes du sommeil avaient-elles pu l’emporter au point de la rendre insensible aux appels téléphoniques ?
Joyeux Noël ! s’apprêtait-elle à vociférer. Elle se sentait en forme, débordante d’une énergie solaire. Combien de temps avait-elle dormi ?
— Lucie ? Pierre Norman à l’appareil ! Qu’est-ce que tu fiches ?
— Qu’est… Pierre ? Mais qu…
— Il faudrait peut-être te presser ! Direction le zoo de Lille, je passe te prendre dans dix minutes ! Il y a le feu ici ! Tu es sûre que ça va ?
Lucie bâilla à en perdre les mâchoires.
— Hmm… Excuse-moi Pierre, mais je dormais. Je ne comprends pas bien ce que tu veux dire. C’est Noël, et le commissai…
— Noël ? Tu as bu trop de Champagne ou quoi ? C’était hier ! Nous sommes vendredi, neuf heures trente du matin. Habille-toi en civil ! J’arrive !
Les pupilles de Lucie s’arrêtèrent sur le cadran de sa montre. Le calendrier indiquait « 26 décembre ».
— Mais…
Elle raccrocha, s’apercevant que Norman avait déserté la ligne. Vingt-sept heures de sommeil sans interruption… Ce qui expliquait cette sensation de fraîcheur, ce goût de fleur épanouie sur ses lèvres.
Tu m’étonnes ! Hibernatus est un plaisantin à côté de toi !
Les pensées acculées aux portes de son cerveau explosèrent.
Les jumelles ! Mince !
Elle écouta les messages de sa mère, composa dans la panique son numéro afin de lui demander des nouvelles des filles, promit qu’elle passerait dès que possible, ramassa le courrier qui traînait dans la boîte depuis plusieurs jours et entrebâilla la porte d’entrée.
Factures… Factures… Factures…
Génial ! Joyeux Noël à vous aussi…
Elle se glissa sous une douche brûlante.
Quelle mère irresponsable tu fais, quelle fille indigne ! sourit-elle en s’attardant dans les vapeurs torsadées. Que va penser maman ? Et patati, et patata ! Je l’entends déjà !
Sous les filets d’eau, la jeune femme remua les épaules, agita la poitrine d’impulsions sèches et précises, se lissa le ventre du plat de la main et esquissa des mouvements de jambes à la Marilyn Monroe. Un mètre cinquante-neuf de fraîcheur, une vraie star des bains.
Pas si mal que ça ma grande ! Plus tout à fait croquante, mais presque ! Encore de quoi faire dresser quelques bistouquettes !
Une pulsion inconsciente, une libido saturée de désirs la poussèrent à traîner sous le jet revigorant. La porte était ouverte, Norman pouvait entrer…
Justement…
Tu es sotte, qu’est-ce qui te prend ? Ce type ne t’attire pas particulièrement ! Et quand bien même ? On ne s’attaque pas à la hiérarchie !
Son corps disparut sous une cascade de mousse. Ses pensées s’aimantèrent vers le lieutenant. Le policier roux faisait partie de ces êtres hybrides, ces centaures mystérieux dont on ignorait s’il fallait éprouver de l’attirance ou de la répulsion en les approchant, les sentant, les caressant.
Tut ! Tut ! Tu es complètement folle ! Voilà que tu parles de caresses maintenant ! Pire qu’une droguée en manque d’héroïne !
À demi honteuse, elle fit coulisser le pan de plexiglas. Son cœur battait agréablement, des danses organiques raffermissaient ses muscles. Elle songea à ce Noël particulier, consommé au creux de la couette. Tout un symbole sur le désordre de sa vie…
Soudain, devant, des tons sombres prirent forme dans la tourmente des volutes, une esquisse furtive s’évapora devant l’entrée de la salle de bains.
Pas l’ombre de Norman. Quelqu’un d’autre. Une physionomie beaucoup plus imposante. Monstrueuse.
Lucie s’enroula en catastrophe dans une serviette, prise de bouffées asphyxiantes.
— Il… Il y a quelqu’un ?
Pas de réponse. Avait-elle rêvé ?
Non ! Bien sûr que non ! Un inconnu est entré chez toi !
— S’il vous… plaît ! Qui… est là ?
Elle se glissa contre le lavabo, longea le mur humide, recroquevillée dans sa serviette.
— Toujours pas prête ? Ha ! Les femmes !
Lucie se figea au son de la voix qui montait du salon. Elle identifia sur-le-champ la signature vocale du capitaine Raviez.
Pas possible ! Non ! Il… il n’a pas pu te voir ! Imagine la honte !
Les poils de ses avant-bras se hérissèrent.
— Je… J’arrive capitaine ! Je m’habille ! Pre… Prenez un café dans la cuisine !
Une orange épluchée le reste définitivement, même s’il nous prend l’envie de remettre maladroitement la pelure pour manger le fruit plus tard. Lucie était une orange pelée…
— Je te dépose au zoo ! cria le capitaine depuis le salon.
Lucie eut du mai à retrouver ses esprits. Un zoo… Avait-elle manqué un épisode ? Raviez poursuivit.
— Norman était obnubilé par ce poil de loup, alors il a fouiné dans les fichiers hier toute la journée. Deux plaintes ont été déposées par le directeur du zoo de Lille ! Des vols ont eu lieu. Notamment celui d’un loup !
— Un… un loup volé ?
Raviez inspectait le salon d’œillades gourmandes. Les tapisseries sombres, les statues africaines difformes, les doubles rideaux aux teintes passées. Des livres partout. Sur la table, au-dessus du téléviseur, sous les coussins du canapé. Des couvertures sang, des titres effroyables. Histoire du cannibalisme. Sur le fil du scalpel. Psychologie de la torture.
Intrigué, il s’approcha d’un meuble en teck dont les vitres d’origine avaient été remplacées par des vitres teintées. Il colla son nez sur la surface noire et aperçut, au travers de son propre reflet, une masse opaque, indéfinissable. Piqué dans sa curiosité, il tira sur la poignée. Fermé à clé…
— On a eu le retour des experts du programme Trace Loup ! continua-t-il en auscultant le meuble sous divers angles. La sous-espèce de loup est un canis lupus albus, la même que celui disparu ! Et ce n’est pas tout ! Le mois dernier, on leur a volé quatre singes capucins ! Ceux restant ont été massacrés ! Tu imagines le délire ?
Lucie prit un temps de réflexion avant de répondre.
— C’est dingue ! Le loup, puis les singes ? Et… un massacre vous dites ? Qu’en pensent les collègues lillois chargés de l’affaire ?
Tout en surveillant l’entrée de la salle de bains, Raviez jeta un œil dans un tiroir entrouvert. Manuscrit de Saint Marc. Dessous, un grimoire séculaire intitulé Magie noire, commerce avec le diable. Puis une illustration originale du Serpent Ouroboros, la queue dans la gueule, se dévorant indéfiniment. Raviez découvrit en se baissant une boîte en carton, la tira vers lui et la referma aussi vite qu’il l’ouvrit. Lui, le costaud de service, frissonna instantanément.
— Capitaine ?
— Euh… Pas… pas grand-chose ! Le dossier s’est perdu dans leurs tiroirs… Norman en a profité pour étendre ses recherches sur les autres zoos de la moitié nord.
— Alors ?
— Scénario identique au zoo de Maubeuge, voilà presque six mois ! Cinq wallabies massacrés, deux volés !
Lucie secoua sa chevelure dans une serviette-éponge, les sourcils froncés.
— Des wallabies ? Ces espèces de kangourous nains ?
— Exactement ! Un taré cherche peut-être à recréer une arche de Noé chez lui !
Lucie se massa les tempes. Un lourd sommeil l’avait éloignée de l’enquête mais à présent le fil de l’investigation lui revenait violemment au visage. Des souvenirs affluaient par bribes floues. Le corps assis de Mélodie Cunar, les mains entre les cuisses. La Beauty Eaton. Le poil de loup dans la gorge. Elle demanda :
— Du nouveau pour les fibres de résineux retrouvées sous les semelles de la petite ?
— Ah ! Oui ! Ils n’ont pas chômé au labo ! Pin des Landes !
— Des Landes ? Ce qui signifie que…
— Non, on ne croit pas que l’assassin se soit rendu là-bas avec l’enfant ! On pense plutôt qu’il s’agit de ces écorces de pins que l’on répand dans les jardins pour éviter les mauvaises herbes ! On en trouve dans toutes les jardineries ! On suppose que la petite Cunar en a foulé avant de se retrouver à l’entrepôt !
— Mais… je pensais… que Norman devait venir ? Il…
Raviez songeait encore au contenu de la boîte en carton.
L’encens, la chandelle noire, la poupée de tissu bourrée de mousse de lichen, perforée d’aiguilles de couturière. Et cette mèche bouclée, dans une enveloppe.
— Tu dis ?
— Je pensais que Norman devait venir !
— Une réunion m’attend à dix heures trente aux bureaux de la PS de Lille, pour essayer de dénouer ce sac de nœuds ! Donc c’est moi qui t’emmène ! Heureuse ?
Une fois moulée dans un jean et un pull à col roulé, les cheveux lissés d’un baume démêlant, Lucie se jeta dans la cuisine à l’assaut d’un paquet de biscuits.
— Je meurs de faim ! « Qui dort dîne », une belle arnaque !
Il ne me regarde pas comme d’habitude… Il a vu la tarte aux poils !
Le brigadier frémit lorsqu’une main se posa sur son épaule.
— Joyeux Noël avec un peu de retard, Henebelle…
— Vous aussi capitaine…
Il se racla la voix.
— Tu… tu as pas mal travaillé jusqu’à présent, du vrai boulot d’enquêtrice ! Je t’ai fourré assez souvent des bâtons dans les roues mais tu sais, au commissariat, on ne peut pas…
— Ne vous justifiez pas. C’est inutile.
— Très bien. Notre chef a rapatrié des effectifs de congés, mais tu restes sur le coup. Loin des tâches pénibles de l’enquête de proximité. Une chance pour toi, non ? En tout cas, je ne regrette pas de te savoir dans mon équipe…
Son ton prenait la douceur du miel, ses gestes appuyés la dangerosité d’un dard. Lucie fit volte-face, un biscuit aux lèvres.
— Ah ! J’allais oublier bon sang ! J’ai tellement dormi ! Il faut appeler Norman ! Je pense avoir un début de piste pour l’identification du chauffard !
Raviez fit frémir sa moustache au-dessus du café brûlant. Son alliance claqua sur la porcelaine.
— Tu plaisantes ou quoi ? On est carrément secs là-dessus, et toi tu…
Elle lui expliqua les conclusions jaillies lors de son délire nocturne au commissariat. L’entreprise tagguée par deux plaisantins, le graffiti effacé, la quasi coïncidence temporelle et spatiale avec l’accident de Cunar, la volonté et l’intelligence d’effacer les traces.
Raviez liquida son café d’une gorgée bruyante. Des sillons lui barrèrent le front. Une maîtresse par ride, rapportaient les ragots.
— Combien de suspects sur cette liste ? demanda-t-il, soudain intéressé.
— Une centaine…
— Wouah ! À supposer que tu aies raison, autant chercher une aiguille dans une botte de foin — il cacha sa brosse sous un bonnet de rappeur. Je te conseille de m’imiter si tu ne veux pas te transformer en iceberg…
Il tapota sur les touches de son portable.
— Bon… J’appelle Norman pour qu’il jette un œil à cette liste. Ça peut valoir le coup d’aller interroger les patrons de cette entreprise, passer avec eux les noms au crible, dénicher les ouvriers syndicalement les plus impliqués et ceux susceptibles de commettre ce genre de délit. Après nous aviserons suivant les effectifs disponibles et le nombre de personnes à interroger. Mais je reste un peu sceptique.
Lucie acquiesça, les mâchoires contractées. Après qu’il eut raccroché, elle demanda :
— Et la petite Éléonore, des nouvelles ?
— Aucune. Son portable doit être détruit car il n’émet plus de signal, ce qui appuie la thèse de l’enlèvement. Soixante-dix gendarmes ratissent les environs depuis hier. Le gros problème vient du diabète de la petite, de type I, le plus contraignant. D’après la mère, l’insuline dont elle dispose, en comptant sa pompe et ses seringues de secours, ne lui autorise qu’une cinquantaine d’heures d’autonomie. Or voilà plus de trente-six heures qu’elle a disparu. Nous surveillons hôpitaux et pharmacies du coin. Pour le moment, aucun cas suspect signalé. Le commissaire est sur les dents. La presse s’est jetée sur l’affaire. Ces abrutis présentent l’enquête comme une série macabre à suspense. Tout juste s’ils n’affichent pas un décompte horaire au bas de l’écran à chaque journal télévisé. Tu sais, un truc du genre H-20 !
Lucie imaginait les gens, blottis derrière leur écran à attendre chaque édition du journal comme s’ils s’abreuvaient d’une émission de télé-réalité. Des reflux nerveux glissaient le long de sa colonne vertébrale. Au-delà de l’ultimatum, une nouvelle victime les attendrait peut-être au détour d’un entrepôt, parée d’un sourire post mortem.
Ça te plairait, n’est-ce pas ? Avoue ! Tu en aurais enfin un face à toi, sorti tout droit de tes livres ! Un vrai de vrai !
Non !
Elle se prit la tête dans les mains et demanda :
— Les ravisseurs de Mélodie Cunar et de la diabétique ne font qu’un, n’est-ce pas ?
Raviez perdit de sa bonne humeur apparente.
— On n’écarte pas la possibilité. Un point commun troublant existe entre ces filles. Toutes deux étaient atteintes d’une maladie grave et côtoyaient les hôpitaux. L’une à Dunkerque, l’autre au Touquet. Peut-être une coïncidence, vas-tu me dire, mais on baigne dedans depuis le début, alors pourquoi pas ? Sans oublier l’aspect temporel des événements. Malgré la différence d’âge et de statut social, avoue que deux rapts d’enfants réalisés dans le même coin, à des intervalles très rapprochés, explosent les statistiques.
Lucie engloutit son deuxième biscuit et se nettoya le palais d’un claquement de langue avant de demander :
— À votre avis, pourquoi enlever une enfant atteinte d’une maladie qui, sans soins, la conduit irrémédiablement vers une issue fatale ?
— C’est effectivement la question qui nous taraude… Tu as complètement retourné le commissaire avec tes histoires de poupées et de rituel. Il se met à penser comme toi et prie pour que ce soit juste une fugue, un délire de la puberté. Sais-tu pourquoi ?
Lucie rassembla sa crinière blonde sous un bonnet de laine noire.
— Je crois… Il craint que le ravisseur de Mélodie Cunar ait pris goût à son délire et que… Il pourrait se sentir obligé de recommencer, pour atteindre un but, matérialiser un fantasme en rapport avec des poupées… On peut considérer le rapprochement entre les deux enlèvements comme une montée en puissance de ses pulsions. Le choix d’une victime peut prendre des semaines, voire des mois chez certains psychopathes, or notre intéressé a agi quasi instantanément. Donc deux possibilités : cette jeune fille faisait partie de son environnement quotidien ou alors il a frappé complètement au hasard… Je… — elle se tapota la tempe de l’index — je ne vais pas vous ressortir tout le tintouin sur les milliers de cas psychiatriques dressés par les experts comportementaux. Il faut d’abord que son profil mûrisse dans ma tête.
Raviez haussa ses épaules carrées.
— Que son profil mûrisse dans ta tête ? Ha ! ha ! Elle est bien bonne celle-là ! Tu joues les profilers sans un seul diplôme en psychologie ! Tu parles de profil alors que tu n’as aucune expérience dans l’enquête criminelle, tu n’as jamais assisté à une autopsie ou même côtoyé de véritables tueurs !
— Ça, c’est vous qui le dites…
Elle laissa parler le silence, semant le plus grand trouble.
— Et puis vous savez, la plupart de ces experts restent cloisonnés dans leurs bureaux sans jamais se déplacer. Je me passionne pour la psychologie criminelle depuis de nombreuses années. Recueils, traités, conférences. Les diplômes ne sont que des morceaux de papiers !
— Chacun son job ! Le nôtre, c’est le terrain, les indices et les preuves ! On n’arrête pas quelqu’un avec du baratin d’étudiant !
Il pointa un doigt vers une armoire bondée de DVD, de livres en vrac.
— Seven… Huit millimètres… Vendredi 13… Et là ? Des bouquins sur le cannibalisme, les psychopathes. C’est dans ce mont d’absurdités que tu puises ton inspiration ?
Il se dirigea vers le tiroir contenant la petite boîte en carton. Lucie lui barra le chemin.
— En partie, oui, abrégea-t-elle. Nous y allons ?
— Et dans ce meuble aux vitres teintées, qu’est-ce que tu caches ? Une tête coupée ?
— Je cherche des réponses à certaines questions que je me pose depuis toute petite… Et ça ne regarde que moi…
Alors que la jeune femme s’engageait dans le hall, paquet de biscuits à la main et plaque de chocolat dans la poche, Raviez poussa une dernière remarque. La plus fracassante de ces six derniers mois…
— Au fait, Henebelle… Tout à l’heure, dans la salle de bains… Très beau cul…