Les mêmes bandes blanches, les mêmes panneaux verts, surpris par le faisceau des phares. Derrière, des villes de brique rouge, enfoncées dans la terre, comprimées dans leur étau de brouillard. Armentières. Hazebrouck. Bray-Dunes. La même station Total, avec son ermite accoudé sur la solitude de l’A25. Un trajet dévoré des centaines et des centaines de fois. L’aller vers le travail, l’avenir, le salaire. Le retour vers une femme aimante, une fermette agréable, un bébé affamé de vie. Une autoroute qui, à chaque extrémité, portait les fruits de votre existence.
Une voie d’asphalte aujourd’hui en rupture. Sans issue…
Sylvain Coutteure était harcelé par ces voix intérieures. Bientôt, tout ceci cesserait. Pour toujours. Mais il fallait accomplir une dernière mission.
Au volant, Vervaecke ne quittait pas la route des yeux. Malgré la rudesse de ses traits, l’absence de cheveux, les mains dévorées par des morsures chimiques, elle gardait au fond de son regard une clarté vacillante, une pointe d’humanité qui rappelait qu’elle aussi avait été une enfant, une conscience vierge de souillure. Elle représentait à présent l’icône du mal.
En périphérie de Dunkerque, la voiture obliqua vers Grande-Synthe, traversa la ville, emprunta une départementale. Vingt kilomètres de rase campagne. Au bord des routes, de plus en plus, des blockhaus, macabres auto-stoppeurs figés dans l’éternité. Des tranchées. Des cimetières anonymes. Les vestiges d’un passé embrasé.
Puis se décrocha des ténèbres une tumeur noire, un monstre rampant. La ville d’Eperlecques, meurtrie par les bombardements. Son bunker démesuré. Sa forêt monstrueuse.
La peur continuait à imprégner Sylvain. Il songeait à ces ravisseurs d’enfants, ces violeurs, ces alchimistes abjects capables de transformer la vie en sang. Il ne verrait jamais sa fille grandir, prononcer le mot « papa » pour la première fois. Plus de femme. Pas de petits-enfants. Destins brisés en chaîne sur l’autel de l’enfer.
— On arrive bientôt… finit par dire la femme dans une inspiration.
— Prie pour que la petite soit encore vivante…
Il libérerait l’enfant, emmènerait la tueuse devant le commissariat puis se supprimerait sur le perron. Pas très élégant mais efficace. Une balle en pleine tête. Ils agissent souvent de cette façon à la télé. Court et sans souffrance…
Un univers de feu brûlait en Vervaecke. Elle entendait encore la respiration moqueuse des flammes, l’appel des billets qui s’embrasaient. Toute cette fortune, ces rêves qui s’envolaient dans le sillage de l’idiot qui croyait mener la partie. Oh ! Il allait payer, comprendre la signification profonde du mot souffrance. Elle demanderait à l’autre de prolonger le calvaire le plus possible. Au Moyen ge, un bourreau réussissait à éventrer un condamné, lui ôter huit mètres d’intestins avec un crochet en laiton alors que l’intéressé vivait encore. Il est des minutes courtes et des minutes longues. Celles-là seraient particulièrement longues.
La voiture franchit un pont avant de disparaître sous des frondaisons dépouillées. L’asphalte se craquela, se mua en une terre de cratères, de flaques gelées. Les lourdes branches des chênes s’étiraient en mailles serrées, comme pour empêcher le jour d’entrer.
— Encore combien de kilomètres ? s’inquiéta Sylvain.
— Même pas deux.
— Roule au ralenti et éteins les phares. Dès que la maison apparaît, tu t’arrêtes…
— Tu penses arriver par surprise ? Effort inutile, mon chien a déjà donné l’alerte, pauvre con…
Elle ricana.
— Mais j’opère seule, sans complice. Tu ne crains rien…
— Garce ! Tu ne m’avais rien dit pour le chien !
— Tu ne m’as pas demandé…
À proximité d’un blockhaus en ruine et d’un hangar branlant, la maison des horreurs creva le pinceau des phares. Une bâtisse à étages étouffée par le lierre. Des serpents étranglaient les briques, soulevaient les tuiles, chatouillaient les toits en pointe, à croire que la masse verte s’était érigée d’elle-même, tel un monstre d’algues accouché par les eaux. Tout autour, on devinait que des armées d’arbres aux racines torturées veillaient, leurs yeux d’écorce braqués sur la chair humaine. La forêt respirait d’un même poumon. Le souffle lent et glacial de la mort…
Sylvain sortit du véhicule avec prudence. Le craquement du gel sous ses semelles alerta ses sens. Il songea à la forêt de Blair Witch, à ces jeunes qui tournent sans jamais retrouver leur chemin et dont les cadavres viennent épaissir l’humus noirâtre. Voilà ce qu’il foulait. Des décompositions d’organismes, des immondices végétales, des restes de soldats. Un monde de dépouilles au fond duquel croupissait une petite fille diabétique.
Il scanna la demeure. Pas de lumière. Aucune voiture. À priori, pas de traquenard. Mais il se méfiait, paré à cracher la mort à la moindre alerte.
Engoncée dans son blouson, Vervaecke posa pied à terre sous la contrainte du revolver. Seul son crâne fleurissait du col relevé.
Derrière la porte d’entrée, un concentré de muscles et de crocs s’agitait.
— Suis-moi, dit-elle.
— Attends ! répliqua Sylvain en éclairant les hordes feuillues. Où se trouve la petite ?
— À l’intérieur, enfermée dans une cave…
— Seigneur !
Il releva la pointe de son arme.
— Au moindre pas de travers, je te tue. S’il y a quelqu’un d’autre que la petite, je tire. Tu vas ouvrir la porte, très doucement…
— À tes ordres…
Ils contournèrent des treillis de tôle et des carcasses rouillées. Sylvain se prit le pied dans un filin et retrouva son équilibre de justesse. Vervaecke ricana avant d’avancer à nouveau, les mains à l’abri du froid. Elle glissa une clé dans la serrure.
Sylvain ouvrit le feu quand la gueule d’émail apparut dans l’embrasure.
Il n’y eut, en tout et pour tout, qu’un bref aboiement.
Vervaecke se plaqua contre le mur extérieur.
— Tu as tué le chien ! Espèce de malade !
— Qui est le vrai malade ici ? Allez, on entre. Garde bien les mains en l’air et conduis-moi à la petite.
— Tu permets que j’allume la lumière ?
Les lances de photons dévoilèrent la face ensanglantée du rottweiler. Un long hall les jeta dans une pièce annexe où l’horreur dévoilait l’un de ses multiples visages. Partout, sur les murs, des têtes d’animaux, des bustes tranchés, des peaux tannées. Marcassins, sangliers, paons, cerfs. Bois luisants, gueules hurlantes, becs ouverts. Par-dessus la cheminée s’amoncelaient des crânes très blancs, habillés d’yeux de verre, de fausses dentitions. Dans un coin, des poupées anciennes. Innombrables.
Sylvain s’appuya sur un fauteuil, chancelant.
— Mais… Quel diable es-tu ? Pourquoi tant… d’horreurs ?
— Tu veux voir la petite ?
Elle désigna une lourde porte enfoncée dans la pénombre.
— Il va falloir descendre alors. Et accroche-toi. C’est pire, bien pire en bas. On s’aventure dans les noirceurs interdites de l’âme humaine. Tu sais, cette maison a presque cinquante ans. Elle a été bâtie par mes grands-parents au-dessus de dizaines et de dizaines de mètres de caves et de galeries, vestiges de la Seconde Guerre mondiale… Parfois, au fond, les esprits gémissent encore.
— Arrête… tes conneries…
Une ampoule délivra un escalier en colimaçon de l’obscurité. Les organes de Sylvain se rétractèrent. Comment ne pas mourir de peur avant d’atteindre le fond ? La petite diabétique, si elle était encore en vie, ne ressortirait de cet enfer que complètement folle.
— Passe… devant… Je… te suis…
À peine franchit-il la porte que sa joue droite se liquéfia. Il lâcha son arme, les deux mains sur le visage. Ses doigts se couvrirent de peau fondue.
La chute l’aspira.
— Ce petit con a brûlé notre magot ! grogna Vervaecke en serrant son amante. Je savais que l’alarme te mettrait sur tes gardes… Tu ne l’as pas tué j’espère ?
La Bête désigna son vaporisateur.
— De l’acide formique. De quoi bien l’amocher, mais il sera encore en vie…
La Bête la serra contre elle, mauvaise.
— Il… Il a tué ma chienne !
— Raison de plus pour lui réserver un traitement de faveur.
— J’ai cru que tu ne voulais plus me revoir… Je me suis trompée, hein ? Dis-moi que je me suis trompée !
— Bien sûr ma chérie. On va tout reprendre à zéro, mais avant, occupe-toi de lui…
Une supplique agonisante grimpa des abysses. Un râle lointain, noyé dans ses propres échos.
Vervaecke recula, l’œil méfiant.
— Bon sang ! Tu as recommencé !
La Bête lui agrippa le blouson.
— Non ! Non ! C’est juste… une pauvre femme ! Je…
Une gifle puissante frappa la Bête.
— Lâche-moi, folle ! ordonna Vervaecke. Combien de temps encore tu crois pouvoir échapper aux flics ? Ce ne sont pas des animaux ! Tu n’as pas le droit de faire ça !
— Mais… Tu viens de me demander de… m’occuper de lui !
— Ce n’est pas pareil ! Lui a essayé de me tuer ! Il a intentionnellement brûlé l’argent, il connaît mon visage et peut m’identifier ! Toi tu fais ça pour… pour… Tu… Tu me dégoûtes ! Je ne veux plus jamais te revoir !
La vétérinaire se défit de l’emprise charnelle d’un mouvement d’épaule. Il fallait fuir en catastrophe à l’étranger, avant que tout s’embrase.
— Non ! Ne pars pas ! supplia la Bête. Ne me laisse pas seule ! Je t’aime !
La vétérinaire s’élança dans le salon sans se retourner, enjamba le cadavre du chien, ouvrit la porte.
Sa main enroba la poignée jusqu’au moment où son corps percuta le sol, secoué de spasmes.
Du bistouri qui pénétrait dans sa nuque ne paraissait plus que la mitre.
— Je… je ne voulais pas… pleura la Bête. Mais… ton visage n’est pas abîmé, tout pourra s’arranger. On va se retrouver… Pour l’éternité…
Écrasée de larmes, la Bête s’enfonça à reculons dans les catacombes, chevaucha la masse écrasée dans l’escalier et disparut dans son antre, le corps chaud de Vervaecke entre les bras.
Dans un premier temps, elle honorerait la requête de son amour éternel : faire souffrir l’homme qui avait brûlé l’argent. Puis viendrait le temps de la ramener à la vie.
Mais auparavant, il fallait aller travailler, gagner sa pitance, comme tous les jours. Elle remonta, enfila son blouson, ses gants, et se perdit dans le levant…