38.

Les jumelles avaient sombré avec les morsures de l’aube, d’un sommeil désiré et réparateur. Plein sud, les dunes façonnaient des reliefs dociles, se décrochant avec peine des trames nocturnes. Dans chaque espace du pavillon tranquille, le calme battait la mesure.

Lucie ne dormait pas, les rétines, l’esprit rivés sur la toile internet. La tératologie, l’étude des monstres… Les anomalies congénitales… Les êtres hydrocéphales, au crâne démesuré… La sirénomélie, maladie des enfants qui naissent les deux jambes collées… Les monstres doubles, soudés en L, en H, en Y…

Macabres sujets d’étude de Fragonard…

L’anatomiste l’avait entraînée dans un monde privé d’éthique, sans foi ni loi. Un lieu d’interdits bafouant la logique. Un musée de mutants où des écorchés, des cadavres couverts de masques mortuaires, des humains sectionnés suivant différentes coupes cohabitaient en une danse des morts. Pire encore. Il existait un traité, l’Anatomia Magistri Nicolai Physici, décrivant avec une précision chirurgicale les procédés de dissection utilisés par les Anciens sur des êtres vivants. Des condamnés que l’on sanglait sur des tables, puis que l’on maintenait en vie le plus longtemps possible en disséquant d’abord les membres, pour finir par les organes internes. Une souffrance sans limite à laquelle pouvaient assister quelques « privilégiés ». L’Histoire renfermait de bien terribles secrets…

Au fil des heures blanches, Lucie s’était connectée sur l’univers des taxidermistes, s’abreuvant de science sanglante. Clichés de quadrupèdes dépouillés, de mâchoires hurlantes, d’organes palpitants. Dans de sombres pages arrachées aux noirceurs électroniques, elle avait déniché des sites présentant des collections complètes de chats empaillés dans des positions de chasse, des photos de dobermans, de bouledogues, de bassets plus vrais que nature, aux yeux de verre et à la gueule de résine. Des anonymes qui exposaient sur la toile leur folie, leur soif de dissection, de découpe, d’immortalisation. Meurtres en série sur animaux…

Ses lectures confirmaient les dires de Léon. La taxidermie, l’écorchement ne s’improvisaient pas, nécessitaient de longues années d’application et de la matière première. Fragonard avait parfait ses techniques sur plus de deux mille animaux avant de s’intéresser aux cadavres frais des morgues. Quant au naturaliste, il ne s’attaquait jamais directement à des mammifères trop volumineux ou à la structure squelettique complexe. Il puisait son inspiration sur de l’objet courant, facile à se procurer.

Toute discipline nécessite de l’entraînement. Les chirurgiens novices recousent à n’en plus finir des panses de porc avant de s’attaquer aux tissus humains. Les tueurs tels Ralph Raymond Andrews, Ed Gein ou Jeffrey Dahmer étaient d’abord passés par la mutilation d’animaux, histoire de préparer le terrain. Francis Heaulme, adolescent, enterrait les bêtes vivantes croisées au hasard de sa chevauchée morbide… L’assassin de Mélodie Cunar, pour confectionner ses poupées hideuses et progresser, avait forcément suivi le même chemin.

À chaque fois, des animaux.

Où l’assassin s’était-il procuré son brut de fonderie, ces chats qu’il écorchait puis transformait en monstres ? Dans la rue ? Non. Les chats, agressifs, sont trop difficiles à attraper, leur instinct de chasseur trop perfectionné. Les refuges animaliers apparaissaient comme une piste évidente.

Direction la cuisine. Ouverture de placard. Des plaques de chocolat à n’en plus finir, empilées en une tour de gourmandise.

Trop c’est trop. Il va vraiment falloir que tu arrêtes… Demain… Promis…

Elle posa un carré sur la langue et s’enivra de drogue fondante. Ses sens frémirent sous la caresse du cacao. Elle ferma les yeux. Orgasme papillaire…

Une fois les petites couchées dans leur chambre, ses pensées s’étaient orientées vers le policier roux, son regard magnétique, sa sensibilité à fleur de peau. Elle dans le canapé, lui dans son lit, à une épaisseur de bois d’écart. Deux corps qui réclamaient fusion mais séparés par la barrière des consciences. Y aurait-il une suite à cette histoire qui n’existait pas encore ? Le désir de Lucie écrasait ses sentiments. L’amour d’abord, l’Amour avec un grand A plus tard.

Elle retourna devant son clavier, activa le moteur de recherche, fit apparaître sur l’écran la liste des SPA du Nord.

Des bruits de pas la surprirent alors qu’elle en entamait la lecture. Elle eut à peine le temps de dissimuler le navigateur derrière une autre fenêtre que Norman se coulait à ses côtés, englouti dans un peignoir trop grand. Après un bâillement discret, il demanda :

— Les petites dorment enfin ?

— Oui, ça y est. Je te prépare un café ?

— Si tu veux bien… J’aurais mieux fait de ne pas somnoler, je suis déchiré. Ces écorchés, ces découvertes sordides m’ont tellement tracassé. Je pensais surtout à Eléonore. Ça fait bien plus de cinquante heures maintenant… Si l’assassin ne l’a pas éliminée, le diabète l’aura fait…

Il s’appuya sur un accoudoir et ajouta :

— Comment réussis-tu à tenir une nuit entière sans fermer l’œil ?

— Les allumettes sous les paupières, ça marche nickel !

Norman ravala son sourire et désigna l’écran.

— Tu n’arrêtes donc jamais… D’autres découvertes intéressantes ?

— Pas réellement. J’ai juste enrichi ma culture personnelle. Quelques pages noires supplémentaires au catalogue du morbide…

Lucie se dirigea vers la cuisine et mit la cafetière en marche.

— Ça… ça m’a fait du bien de discuter avec toi cette nuit, confia-t-elle dans un soupir. Ta présence m’a montré à quel point la solitude est pernicieuse. Elle t’enserre dans sa toile sans que tu t’en rendes compte.

Norman triturait le ruban du peignoir en éponge, façon gamin mal à l’aise. Les mots tardèrent à gagner ses lèvres.

— J’aimerais qu’on remette ça un de ces soirs, une fois cette affaire terminée. Dans un cadre un peu moins… professionnel et moins… glauque…

— Genre bière et pizza devant un bon match de foot ? Ça me branche ! On pourrait aussi inviter une poignée de collègues !

— Non, non… Je voulais dire…

— J’ai bien compris, sourit Lucie. Je voulais te faire marcher un peu. Tu sais, le réveillon de nouvelle année approche et je n’ai pas grand-chose de prévu, hormis le baby-sitting intensif. Des projets particuliers ?

— En dehors de la bière et de la pizza ? Je ne vois pas ! On… on s’organise une petite soirée, à quatre avec les filles ? Trois femmes pour un seul homme, le rêve !

— Allons ! Détrompez-vous cher ami. Ce ne sera pas de tout repos. Les demoiselles réclament beaucoup d’attention, et autant de patience ! Ça tient pour le réveillon !

C’était dit. Lucie ignorait sur quel terrain elle évoluait. Une histoire entre deux flics aux caractères trempés ne pouvait conduire qu’aux frontières de la tempête. Mais le plus beau des arcs-en-ciel ne jaillit-il pas du plus violent des orages ?

— Quel est le programme de la journée ? s’enquit la jeune maman alors que le lieutenant s’enfermait dans la salle de bains.

— Le labo pour l’analyse des poupées, la liste à récupérer chez Vignys, la traque de Vervaecke. En espérant que nos recherches, un numéro de téléphone, une adresse nous mèneront à sa moitié démoniaque. Des hommes briefés par Raviez vont interroger les propriétaires de boutiques spécialisées en taxidermie, rapporter des listings de suspects potentiels, de naturalistes habitant la proche campagne de Dunkerque. Les équipes continuent à surveiller les pharmacies du coin pour l’insuline, sait-on jamais… Les pièces du puzzle sont entre nos mains, il reste juste à les assembler.

— En priant pour que ce soit le plus rapidement possible… marmonna Lucie en s’installant face à son écran. Il existe des boutiques virtuelles sur internet où l’on peut commander du matériel de taxidermie ! observat-elle. Je t’ai imprimé la liste ! Il faudrait aussi vérifier de ce côté-là !

— Bien chef !

D’un clic de souris, Lucie bascula sur la fenêtre qui l’intéressait. La liste des SPA de la région.

Bailleul, Caudry, Condé sur l’Escaut. Page deux… Douai, Hazebrouck, La Sentinelle. Lucie dévora la suite avec une déception croissante. Dans cette liste alphabétique, elle s’attendait à palper de la proximité, dénicher des villes comme Dunkerque, Gravelines. Au-dessus du poste, le modem vomissait les bits par saccades. Lucie se rappela l’épisode du fax dans le bureau de Raviez.

Voilà que ça recommence… Saleté d’informatique…

De nouvelles villes apparurent. Lille, Maubeuge, Merville, Marcq-en-Barœul et bien d’autres encore. La plupart des cités tenaient dans un rayon de quatre-vingts kilomètres autour de Dunkerque. Curieusement, aucune dans les environs. Le tueur avait pu se procurer ses bêtes n’importe où. Ou ne pas s’en procurer du tout.

Lucie serra les poings, l’espoir en vrille. Elle avait cru décrypter la logique de son tueur par l’analyse de ses agissements passés, ses « erreurs de jeunesse ». Mais trop d’intuition, d’inconnues brouillaient la piste, la rendaient inexploitable. « Pas de faits », disait Raviez. « Seuls les faits sont importants. » Finalement, l’ordinateur d’échecs battrait peut-être l’humain.

Par surprise, Pierre Norman lui posa un baiser sur la joue et s’évanouit dans l’entrée en murmurant :

— Je te téléphone dès que possible.

— Fais attention à toi…

La chaleur du baiser plongea Lucie dans un zen vaginal. Le contact de la peau mâle, aussi bref fut-il, mit le feu aux poudres…

Tu m’étonnes ! Après plus de six mois ! Ça doit ressembler à du papier de verre là-dedans !

Elle s’étira, libéra les nœuds de ses muscles par des roulements d’omoplates. L’écume du jour, par la baie vitrée, floconnait en nuages gris et denses. Une autre nuit se déversait, celle de l’interminable hiver qui figeait les dunes dans une expression de colère. Lucie s’autorisa une ultime recherche avant d’éteindre le téléviseur. Elle cliqua sur la dernière page du site de la SPA, histoire de boucler la boucle.

Un claquement de porte la surprit encore.

— Je n’irai pas loin sans mes clés de voiture ! déclara Norman en se précipitant sur la table du salon.

Il lorgna la page web qui finissait de s’afficher.

— SPA de Petite-Synthe ? Qu’est-ce… À quoi ça rime ? Que me caches-tu ?

Petite-Synthe… À dix kilomètres d’ici.

— Rien… du tout… répondit-elle avec difficulté. Mais… Tu vas être en retard ! On dirait… que tu ne connais pas… encore le capitaine Raviez !

Norman s’attarda à proximité de la banquette. Lucie paraissait ailleurs. Ses yeux fuyaient, ne trouvaient plus d’accroche. Le lieutenant observa ces adresses de refuges pour animaux. Il songea aux squelettes de chats, à ces séances d’entraînement sur des bêtes dont elle avait parlé. L’univers des taxidermistes, les vols dans les zoos…

Elle s’acharne, elle essaie de pénétrer l’esprit du tueur, de remonter à la source…

Il faillit poursuivre l’interrogatoire mais la sonnerie de son portable l’emmena vers d’autres cieux. Il disparut dans le jour naissant sans se retourner.

Lucie inspira profondément, couchée sur la banquette.

Une SPA… À Petite-Synthe… La ville jumelle de Grande-Synthe, le lieu maudit où tout avait commencé…

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