Il pleut. Au plus fort de l’hiver. Des traits d’eau pénétrants comme des poignards, si froids qu’aucun vêtement ne résiste à leur morsure.
Aujourd’hui, on enterre un flic. L’être parti dans l’exercice de ses fonctions impose un respect silencieux. Pas un seul des officiers, brigadiers, gardiens de la paix présents n’ose dévier le regard. Tous fixent ce drapeau qui s’affaisse sur son étendard.
La plupart d’entre eux ne connaissent pas la victime.
Pierre Norman pleure. Ses larmes se mêlent au ruban noir de ses souvenirs et lui rappellent que l’existence n’est qu’une poussière, une bulle de vie dans l’océan du monde. Les bons meurent, les méchants se multiplient. Il en va ainsi. On se donne juste des illusions en pensant qu’un jour, ce pour quoi l’on œuvre aura servi…
Une femme avance lentement, au loin, au milieu des tombes grises et blanches. Elle demeure un moment en retrait, au pied d’un sycomore, puis se décide à rejoindre le cortège.
La pluie redouble de violence.
Serrée dans un uniforme noir, elle se glisse sous le parapluie du lieutenant et se pelotonne contre lui. À ses côtés, elle se sent bien. Elle sait que c’est réciproque.
— C’était un bon flic, souffle-t-elle à son oreille. Tout le monde l’appréciait. Les coupables paieront toute leur vie…
Pierre Norman la regarde sans lui répondre. La femme déchiffre dans ses prunelles un embrasement furieux, son silence porte la marque d’une amertume infinie. Il est comme ça, Pierre, tout en ruptures. Solide à l’extérieur, fracassé à l’intérieur. Un flic quoi…
— Colin est allé jusqu’à sacrifier sa famille pour son métier, finit-il par dire d’une voix peinée. Il… Il… Comment dire ? Il y croyait… tellement ! Une stupide intervention pour une bagarre… et voilà comment ça se termine…
Pierre est à fleur de peau. Lucie lui prend la main, la serre dans les siennes.
— La mort ne frappe pas toujours là où on l’attend…
En cet instant, ils mesurent toute la portée de ces quelques mots. Colin, croyant retourner chez lui après une intervention banale, comme il y en a dix par jour, et qui ne rentrera jamais. Lucie, qui s’était vue morte, le Beretta sur la tempe, juste avant que Pierre n’ouvre le feu et tue Viviane Delahaie…
Tant de destins chavirés…
Lucie relève le menton. Elle se retient de pleurer. Colin… Elle lui doit la vie, en définitive. C’était lui qui avait appelé Pierre, occupé autour du cadavre carbonisé de Vigo Nowak, pour lui raconter que Vervaecke avait, plus jeune, travaillé à la SPA de Petite-Synthe. C’était grâce à ce coup de fil que Pierre s’était souvenu des adresses entraperçues sur l’écran de Lucie et qu’il avait remonté la piste. Petite-Synthe… Corneille, la vétérinaire… La fiche de Delahaie, laissée en évidence sur l’ordinateur… Eperlecques… Puis les caves lugubres… Tout s’était enchaîné si vite.
Sagement assises dans leur parc, Clara et Juliette agitent des hochets. Sept mois après leur naissance, les mignonnes commencent à faire leurs nuits. Enfin presque… Les premières dents pointent leur émail et les tiraillent de douleur. Alors il faut se lever, encore, et les consoler jusqu’à ce que le sommeil les emporte. Pierre est très doué en matière de câlins.
La maman observe la ligne de vie de sa main droite, ce sillon qui creuse sa paume comme une lame de faux.
— Dis, tu crois qu’elle ressemblait à quoi, la ligne de vie de Viviane Delahaie ?
Pierre Norman ferme lentement les yeux et soupire.
— Alors maintenant, les lignes de vie… Ça fait presque trois semaines que cette histoire est terminée et tu continues avec ça tous les jours. Arrête… S’il te plaît…
Lucie ne l’écoute même pas, se parlant à elle-même, promenant son index sur sa main.
— Elle devait être cisaillée de toute part… Tant de malheurs… Comment ne pas…
— Lucie ! S’il te plaît !
Pierre se lève et s’empare d’un épais dossier, sur la table du salon.
— Je ne veux plus voir ça, OK ? Cette histoire est ter-mi-née !
Énervé, il lance le pavé devant lui. Des feuillets volent en tous sens. Norman remarque alors un carnet qui dépasse d’une pochette mal fermée, un de ceux que Lucie possède dans ses tiroirs. Il l’attrape, en tourne les pages.
— Laisse ce carnet !
Pierre s’éloigne et se met à lire à voix haute.
— « À dix-huit ans, Viviane Delahaie récupère son héritage, réinvestit la maison familiale, au cœur de la forêt, brûle tout ce qui concerne son père. Photos, papiers, effets personnels. Puis, Vivianne… »
Il foudroie la jeune femme du regard.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Tout se qui s’est produit ne t’a pas suffi ?
— Pierre, je t’en prie… ces écrits n’appartiennent qu’à moi.
— Comme tout le reste ici, hein ? C’est ça ?
Norman fronce les sourcils et poursuit sa lecture :
— « Vivianne s’inscrit en faculté de médecine où elle s’oppose à l’autorité de ses professeurs, des hommes pour la plupart. Malgré un don naturel pour les pratiques médicales, elle est renvoyée. Elle vivote alors de petits boulots, devient femme de ménage dans des entreprises de la zone industrielle et même au commissariat de Dunkerque où elle ne croise que l’aube… »
Pierre tourne la page. L’écriture est nerveuse, mais très aérée.
— « Une situation idéale pour quelqu’un qui ne supporte plus le regard des mâles sur son corps magnifique. Elle apprend aussi à se vieillir, se cacher sous des masques, des implants de latex, des perruques qu’elle confectionne. C’est alors qu’elle se met à naturaliser des animaux. Jour et nuit. Elle ressent le besoin de conserver des bêtes, de les soustraire à l’épreuve du temps. Puis, lorsqu’elle étouffe la petite Cunar, elle se rend compte que tuer des humains n’est pas si différent de tuer des animaux, et… »
Pierre arrête de lire et secoue la tête de dépit. Il y en a des pages et des pages. À certains endroits, des articles de presse, pliés et collés sur le papier. « Janine Delahaie, assassinée en pleine forêt par son mari » ; ou encore « Le calvaire d’une fillette, enfermée avec le cadavre de sa mère ».
— Pourquoi as-tu écrit tout ça ? lance Pierre d’une voix dure. À quoi ça rime ?
Lucie tente de lui reprendre le carnet, mais il l’en empêche.
— Pourquoi Lucie ? Pourquoi ?
— Mais parce que… Parce que je voulais savoir ! Comprendre cette femme !
Norman hausse les épaules.
— Comprendre cette femme ? Merde Lucie ! Je l’ai butée, nom de Dieu ! Et elle a failli en faire autant avec toi ! Il n’y a rien à comprendre !
Son visage, d’ordinaire si pâle, vire au rouge. Sur les pages du carnet, d’autres termes morbides : « cœur… poumons… reins… cadavres… artères… mort… Fragonard… » Ses pupilles se fixent soudain sur une phrase, inscrite en majuscules, au bas de la page : « LA CHAMBRE DES MORTS ».
— La chambre des morts… répète-t-il. La chambre des morts…
Il lâche le carnet sur le sol et se laisse choir dans le sofa, exaspéré. Lucie se précipite à ses côtés.
— Oui, Pierre… La chambre des morts. Cette pièce chauffée, dans les caves, représentait l’ensemble de ses peurs et de ses joies d’enfance. Le loup hurlant, que tous les enfants craignent. Ces mouches qui rôdaient autour d’elle après la mort de sa mère. Puis des images plus douces, comme les poupées dans le lit, l’univers rassurant des petits animaux à l’aspect affectueux. Capucins, kangourous. Quelle symbolique extraordinaire ! À l’image des caves et des galeries glaciales, son cerveau n’était peuplé que de douleur et de haine. Au milieu de cette matière dantesque, cette pièce minuscule, très chaude, la seule pointe d’humanité qui persistait encore en elle… La chambre des morts…
Pierre n’en revient pas. D’un jour à l’autre, Lucie lui semble différente. Il se demande s’il réussira jamais à la comprendre.
— Ne m’en veux pas, lui glisse-t-elle à l’oreille. Il fallait juste que j’aille au bout de cette histoire. Ce carnet, je vais le ranger dans un tiroir, et ne plus jamais y toucher.
Pierre désigne un épais grimoire.
— J’aimerais que tu fasses aussi disparaître ce livre…
Lucie se lève, souffle sur la couverture de l’Anatomia Magistri Nicolai Physici et le pose sur une étagère, au-dessus de l’armoire aux vitres teintées.
— Il y a quand même du positif dans tout ça, dit Lucie, éprouvant le besoin de se rattraper. Cette femme enceinte, ce type, Sylvain Coutteure, qu’on a pu arracher de ses griffes…
— Du positif, oui… Je te rappelle qu’ils ont retrouvé le gars mort avant son arrivée à l’hôpital, suicidé avec un scalpel ! Tous ces cadavres pour une histoire d’oseille…
Lucie pose Clara sur les genoux de Pierre et serre Juliette contre sa poitrine.
Le lieutenant se tourne vers les dunes scintillantes. La chaleur de l’enfant apaise sa colère. Par-delà les monts, le ciel traîne ses rouges maladifs vers l’Angleterre.
— On va coucher les beautés ? demande-t-il en inclinant la tête. Histoire de tout oublier, de se garder un petit moment rien qu’à deux…
— Avant ça, Pierre, je vais te raconter l’histoire la plus extraordinaire que tu aies jamais entendue. Quelque chose qui risque de changer définitivement ta vision du monde. Je voulais t’en parler depuis la mort de Delahaie, mais… je n’étais pas prête… Et toi non plus, peut-être…
Le policier cligne lentement des yeux. Son cœur bat un peu plus vite.
— Je t’écoute… Mais… évite le morbide, OK ?
Lucie acquiesce.
— Plus jeune, mes parents et moi rendions constamment visite à mes grands-parents. Chaque samedi, chaque dimanche, cinquante-deux semaines par an. Les pères disputaient une partie de belote, les mères discutaient et nous, les cousins, cousines, jouions dans la cour, derrière la maison… Mon grand-père nous avait formellement interdit d’aller au fond du jardin, où il entretenait son potager sacré. Ceux d’entre nous qui s’y risquaient recevaient une raclée monumentale, alors j’aime autant te dire qu’on évitait le coin ! Mais une après-midi, nous avons tenté l’aventure. L’un de mes cousins surveillait pendant que le reste de la troupe s’enfonçait sur un long chemin de béton, miné de tessons de bouteilles. Mon grand-père détestait les chats, c’est cruel mais il ressentait une jouissance de guerrier sanguinaire à chaque fois qu’un félin se coupait les coussinets dans ses pièges. Bref, nous avancions prudemment dans ce champ de verre quand un oiseau surgi d’un arbuste m’a déséquilibrée. Je suis tombée et là crac ! Ma paume droite s’est encastrée dans un tesson. Rien de vraiment méchant, pas de points de sutures mais regarde, la cicatrice est encore visible ici, au tiers de ma ligne de vie. Tu la vois ?
Norman grimace et acquiesce.
— Trois jours plus tard, sur la plage de Fort Mahon, mon frère et moi faisons une course, premier arrivé à la mer ! Nous nous ruons en direction de l’eau, et là boum, mon pied se prend dans un pâté de sable, je chute et un coquillage vient se loger dans mon autre paume, la gauche. Nouvelle entaille…
— Montre-moi tes paumes, demande Pierre.
Lucie regroupe ses mains, déploie lentement ses doigts. Le lieutenant écarquille les yeux.
— C’est… c’est ahurissant ! Au même endroit !
— J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’un pur hasard. Tu sais quel âge j’avais ? J’avais douze ans. Ma première cicatrice est apparue le douze août 1987, la seconde le quinze août.
Pierre se lève brusquement, Clara dans ses bras. Sa gorge palpite, son cœur s’embrase.
— Tu… tu plaisantes Lucie ! Tu me fais marcher !
— Tu demanderas à mes parents. Oui Pierre, ces cicatrices se sont gravées sur mes mains quand la mère de Viviane Delahaie est morte. Presque jour pour jour.
— C’est une coïncidence… Une pure coïncidence !
— Mon destin a changé pendant que Delahaie était aux côtés du cadavre de sa mère. C’est à ce moment que l’avenir de cette enfant a été modifié, que la rage l’a gagnée et que… Ça a agi sur ma destinée ! Il était écrit dans le marbre que notre affrontement aurait lieu ! Une coupure, au tiers de ma ligne de vie…
Pierre ne réagit pas, il est sonné. Lucie lui serre le poignet.
— J’aurais dû mourir, si on en croit ces cicatrices ! Tu as réussi à dévier les trajectoires ! Il paraît que nous avons tous un ange gardien. Je pense avoir trouvé le mien…
Lentement, Lucie baisse la tête et pose un regard sur l’armoire aux vitres teintées. D’un ton très doux, elle ajoute :
— Je sais qu’un jour, j’aurai les réponses à toutes mes questions…
ÉPILOGUE
À l’horizon, les Carpates, leurs nacres réveillées par le dernier soleil de janvier. Leurs puissants contreforts qui s’étendent en une traînée laiteuse jusqu’aux terres lointaines de l’Est, contrées des vampires et des contes obscurs. Du haut d’un sommet, un Polonais s’abreuve de ces transparences infinies avant de chausser ses skis. Il slalome vers Zakopane, descend l’artère principale du village où s’entassent des cabanons attrape-touristes. On y trouve de tout. Jeux d’échecs géants, poupées gigognes, alcool pas cher, piles, cassettes vidéo bon marché… La pieuvre capitaliste frappe à toutes les portes.
L’homme s’arrête déguster un vin chaud à l’arrière d’un vieux chalet en bois.
— Dobry uneczôr ! lui envoie le serveur.
— Dobry wieczàr…
Des touristes se massent autour de violonistes tsiganes. Des Français, des Flamands débarqués après vingt-quatre heures de bus. Pas très frais, les types. Imbibés au Spiritus ou à la Zywiec, plus précisément. Tourisme alcoolisé. L’ambiance s’enflamme, le jeune homme les observe, dans un coin. L’air empeste la sueur mais pas la cigarette. Interdiction formelle de fumer. Tout s’embrase si facilement, ici comme ailleurs…
Vigo Nowak, les skis sur l’épaule, reprend la voie enneigée, direction l’hôtel où il loge depuis un mois. Ce soir, il quittera Zakopane pour la banlieue de Cracovie afin d’y louer un appartement au noir, le temps de se préparer une retraite dans une oasis plus chaude. Il ignore comment il sortira l’argent de Pologne, mais ici tout s’achète, y compris les billets sans retour. Il trouvera le moyen.
Le pays, ses parents, son frère lui manquent. Il ne les reverra sans doute jamais, hormis dans ses souvenirs. Leur courrier, leurs conversations téléphoniques doivent être surveillés. Grâce aux empreintes dentaires, à la datation des os, les flics se sont probablement rendu compte que le cadavre découvert dans la réserve à charbon n’était pas le sien.
Depuis l’étage d’un chalet, un enfant vêtu de noir fait dégringoler des boules de neige qui viennent s’écraser sur le trottoir. Vigo peste, dévie sa course et glisse de justesse vers le trottoir d’en face lorsque surgit une voiture lancée à pleine vitesse. Les jeunes Polonais roulent toujours très vite, avec ou sans verglas. Histoire de se faire remarquer.
Petit con ! pense-t-il, plus à l’égard du môme que du conducteur. À cause de toi, j’ai bien failli… Il se rappelle l’épisode de l’emballage des croissants, sur les marches du siège de La Voix du Nord. Cette capacité à dévier les destins que nous possédons tous.
Il lève un poing furieux vers la fenêtre mais elle est déjà refermée et le môme a disparu. Il hausse les épaules et pointe les yeux au ciel.
Il ne peut rien m’arriver, tu m’entends ? Tu m’as offert cet argent et essayé de me le reprendre, mais c’est moi qui contrôle mon destin !
Depuis l’épisode de la réserve à charbon en flammes, il s’était conforté dans l’idée que son ange gardien ne l’abandonnerait jamais. Lorsque Sylvain avait versé l’essence et fermé la porte, ce matin-là, Vigo s’était jeté dans la fosse à charbon avec l’argent, avait couvert le trou d’une plaque de tôle, échappant de peu à l’asphyxie grâce au conduit d’aération du fond. Le feu, en manque de bois, s’était vite éteint.
Son idiot de voisin, quant à lui, avait payé les frais de sa curiosité. Après l’avoir assommé, Vigo l’avait aspergé d’une cinquantaine de litres de pétrole qu’il conservait dans sa cave, avant d’allumer le feu d’artifice. Histoire de laisser un cadavre aux flics et de les calmer le temps qu’il remonte vers la Pologne au volant de la voiture du vieux.
Par chance — mais peut-on encore parler de chance ? — on ne l’avait pas arrêté à la frontière…
Comment cette histoire de fous s’est-elle terminée ? Il l’ignore et s’en fiche. Seul compte son avenir. Une vie de paillettes l’attend…
Derrière lui, des hennissements. Encore un cheval qui s’emballe. Les robustes quadrupèdes tirent jour et nuit des traîneaux bourrés de touristes et même lorsque la fatigue les écrase, le fouet les contraint à poursuivre. Normal que de temps en temps ils pètent les plombs. Nous sommes tous humains, même les bêtes, au fond…
Sauf que celui-là a l’air plutôt hargneux. Paniqué, terrorisé, il se dresse sur son train arrière, hennit, et frappe le traîneau de ses jambes postérieures. Deux hommes tentent de le rattraper, cravache à la main et vodka dans l’estomac. Le cheval quitte la route, bifurque et s’engage sur le large trottoir où évolue Vigo.
Merde !
Vigo lâche ses skis et se jette dans un tas de neige, sur le côté. Là, il ne craint rien. Le cheval fonce, haletant. Le traîneau renverse des poubelles, oscille, vient percuter un rebord de béton. Les lanières de cuir rompent, la tension propulse l’attelage aux patins acérés en plein sur Vigo.
La dernière image qu’il perçoit est le sourire de cet enfant aux vêtements noirs, à nouveau penché à la fenêtre. Il ne distingue ni ses yeux, ni ses cheveux, ni ses traits. Juste ce sourire, d’une blancheur éclatante.