7.

Comprimés entre quatre murs, les cinq candidats souffraient en silence. Les tortures qu’on leur infligeait n’avaient rien d’humain.

Dix-septième étage de la tour Lille Europe, le toit du Nord. Neuf heures tapantes.

Trente minutes de calvaire mental dans une pièce aveugle. Pour commencer.

Des types endimanchés bataillaient du stylo dans des grésillements de mines. Face à eux, les cent vingt-six questions implacables du PAPI-N, le test de personnalité vedette des ressources humaines.

Parmi les cinq, Vigo Nowak portait le masque pâle de sa nuit blanche. Les torrents de la douche n’avaient suffi à dégonfler ni l’hématome sur son arcade, ni les cernes arqués sous ses yeux noisette. Ses cheveux noirs, brossés vers l’arrière, amplifiaient le contraste avec sa peau naturellement mate, dénonçant avec brutalité les ridules qui, les jours de fatigue, se démultipliaient en serpentins criants. Pour un entretien d’embauche, on ne pouvait pas dire qu’il se trouvait au meilleur de sa forme. Et pourtant, il brûlait de bonheur.

Après vingt minutes, il n’avait pas répondu au tiers des questions. Comment se concentrer avec le coup magistral de la veille ? Le magot dissimulé dans sa remise à charbon aspirait toutes ses pensées. Le bruissement des billets qu’on froisse investissait son esprit à la manière d’un virus sournois. Et, fort heureusement, il n’y avait aucun vaccin pour ce genre d’infection.

En route pour Lille, il s’était branché sur France Bleue Nord, à l’affût des nouvelles régionales. On ne parlait ni de graffitis, ni d’accident, ni de disparition. Un bon point de ce côté-là.

Il pinça son stylo et cocha n’importe quoi, histoire d’exciter sa parcelle de chance, de profiter de la loi des séries qui rythme la sinusoïde des destinées.

Face à lui, le quatuor de chômeurs s’étripait des yeux. Ces pauvres types disputaient ici leur avenir, une promesse de jours ensoleillés. Lécher des bottes pour pouvoir nourrir sa famille. Aujourd’hui, Vigo crachait sur ces bottes.

Il desserra le nœud de sa cravate, en proie à des bouffées de chaleur. Dues non à l’angoisse, mais plutôt à l’envie d’exploser de joie, de crier à tue-tête, de se rouler nu dans la neige. Il secoua la tête. Que faisait-il dans cet aquarium, à barboter pour un poste qui n’en valait pas la peine ? Combien ? Trente-cinq mille euros annuels ? Une poussière d’étoile ! Il cachait au fond d’un sac plus d’une vie de salaire ! Net et non imposable !

Comment envisager un seul instant de continuer à jouer les esclaves ?

Il s’apprêtait à déguerpir quand un type aussi souriant qu’une tête de mort entra, empila les tests et le pria de le suivre. Un chauve à lunettes qui avait perdu ses cheveux à force de stress et de réunions, une machine à broyer de l’humain. La logique du jeune informaticien, sa volonté de ne rien laisser transparaître lui ordonnèrent d’obtempérer.

Porte 12. Vaste bureau, style intérieur de morgue. Pas une feuille de travers. Poubelles vides. Stylos capuchonnés. L’illusion d’une réussite.

Le directeur des ressources humaines invita Vigo à s’asseoir, s’attarda sur la boule violacée de son arcade, avant d’annoncer froidement :

— Je reviens, je vais passer votre test dans la machine.

Il réapparut avant même de disparaître. La magie des gens pressés.

— Vos résultats sont assez impressionnants, mais maintenant, donnez-moi l’envie de vous choisir parmi la vingtaine de candidats que nous rencontrons pour ce poste.

Amusé devant ce déversement de chance, Vigo posa son CV devant lui et présenta son cursus. L’homme à la tête d’œuf l’interrompit d’emblée.

— Mal parti, monsieur Nowak ! Rangez-moi votre CV ! J’espère que vous avez la tête suffisamment bien faite pour vous souvenir de votre parcours, tout de même !

Vigo hésita et finit par s’exécuter. Il l’avait signalé à Sylvain : en aucun cas l’argent ne devait modifier leurs habitudes. Mais il sentait qu’une cire brûlante pouvait à tout moment jaillir de ses lèvres et exploser à la face de l’Œuf.

Après une inspiration exagérée, il s’enfonça dans un ressac de mensonges et de vérité, récita des phrases types sur la motivation, l’envie de réussir, le management. Les trois défauts, les trois qualités… Un art dans lequel, au fil des entretiens, il excellait.

— Intéressant, monsieur Nowak. Quels sont vos objectifs de carrière ? Comment vous voyez-vous dans dix ans ?

Et patati, et patata… Comment je me vois ? Riche, ducon !

Réponse formatée qui sembla plaire au robot. L’homme exhibait une dentition à faire pâlir un grand requin blanc.

— Vous avez noté sur la fiche de renseignements un salaire indicatif de quarante mille euros bruts annuels, poursuivit le rapace. Combien gagniez-vous dans votre ancienne entreprise ?

— Trente-huit mille, mentit Vigo.

Toujours gonfler de quinze pour cent. Par principe, pour anticiper les baisses systématiques.

— Cela me paraît beaucoup, à la vue de vos compétences. Les marchés sont très tendus en ce moment. Je pense que vous en êtes conscient.

Ben ouais, sinon je ne serais pas ici, dans ta boîte de crétins !

Dents blanches lâcha un rire de mafieux.

— Nos clients baissent sans cesse les coûts de nos prestations. Qui dit chute des prix dit régression des salaires, forcément ! Vous n’aurez pas mieux que trente-deux mille euros si vous venez chez nous… Non négociables…

Le couteau sous la gorge. Le prétexte de la crise pour lui proposer des revenus minables. Le DRH s’écrasa en vainqueur dans son siège à roulettes, bras croisés.

— Alors ? s’impatienta-t-il.

Coup de bluff.

— Il… j’ai d’autres entretiens dans la semaine. Il faut que je réfléchisse.

— On ne la joue pas au rabais chez MediaTech ! Vous n’aurez guère plus si vous venez chez nous. Avec les tensions économiques actuelles, il ne faut pas vous attendre au miracle, ici comme ailleurs. C’est triste à dire, mais les recruteurs le savent.

— Mais vous me proposez un salaire de débutant ! J’ai plus de quatre années d’expérience !

— Ils vous donneront tous la même chose. Nous n’avons que rembarras du choix parmi les candidats. Si l’un refuse, un autre acceptera. En temps de guerre, ce ne sont pas les fusils qui manquent !

Vigo ne put contenir une éruption de lave. Hier, il aurait accepté la proposition. Mais aujourd’hui…

— Et vous, si on vous baissait votre salaire ? Demain je vous dis : Charles (vous n’avez pas une tête à vous appeler Charles mais faisons comme si) Charles, il nous faut baisser votre salaire de trente pour cent ! C’est primordial pour la survie de l’entreprise !

L’homme se cabra. Un iguane qui déploie sa collerette pour effrayer ses adversaires.

— Pardon ?

— Oui Charles, vous m’avez bien compris. Trente pour cent. Vous allez devoir faire l’impasse sur votre Mercedes bas de gamme, vos ersatz de costumes grandes marques et vos fausses chemises Lacoste.

Vigo se leva et s’approcha de la baie vitrée, mains dans le dos à la manière d’un PDG. Il se sentait à l’aise ici, finalement. En bas, le boulevard périphérique se saturait de gomme et de métal. Les axes vers Dunkerque et Paris n’étaient plus qu’une mélasse incandescente. Vigo amplifia le malaise. Le DRH hallucinait.

— Charles, vous êtes préformaté, conditionné, un pur produit de la société de consommation. Au début du siècle, les chevaux qui descendaient dans la mine ne remontaient que morts. On leur crevait les yeux pour leur faire oublier l’enfer où ils se trouvaient. Aujourd’hui, on fait pareil avec les humains. Rien n’a évolué. Boulot-métro-dodo je parie ? Une femme, deux enfants, un chien ? Un labrador qui s’appelle Médor peut-être ? Quand vous rentrez, vous ne voyez pas vos gosses, et votre femme dort sur le canapé du salon, lasse de vous attendre. Vous vivez dans la lumière de votre société et dans l’ombre de votre famille. Vos allers-retours sur Paris vous cassent en deux, mais vous ne dites rien, vous subissez ! Je me trompe ?

La tête d’œuf vira au rouge. De petites veines saillaient sur son cou.

— Vous êtes… Dehors !

Vigo jubilait. Cette sensation de pouvoir le portait au nirvana.

— Mais avec plaisir mon cher Charles ! Continuez à faire le pitre dans vos catacombes de verre. Ces vingt mètres carrés sont votre cercueil, vous êtes un emmuré vivant et vous ne vous en apercevez même pas. Moi je vais profiter de la société et de mes Assedics. Indirectement, je vous vole votre argent. Du pur bonheur !

Un poing qui claque sur le bureau. Des joues qui vibrent. Une corde de violon qui pète au fond du larynx.

— Vous êtes grillé, Nowak ! J’ai le bras long ! Plus une seule société de la région ne voudra de vous ! Ne fichez plus jamais les pieds dans notre entreprise !

Vigo lui tourna le dos.

— Pas de risque. Ces corps qui se putréfient sous mes yeux me répugnent… Ha ! Au fait Charles, il faudra faire des efforts au point de vue vestimentaire. Votre cravate est très laide. Je n’en voudrais même pas pour me pendre.

Echec et mat. Le roi est mort.

Vigo abandonna la Vieille Bourse et l’Opéra avant de s’envoler en direction de la Grand’ Place, les mains dans les poches de son caban. Sa cravate croupissait au fond d’une poubelle. Il se sentait léger, soulagé, enfin libéré. Les ordres, les exigences, pour gagner des pousses de pissenlits. Terminé ! À partir d’aujourd’hui, il tenait la barre. Hisse et haut !

Lui et ce fantastique coup de pouce divin.

Il poussa un rugissement à la Mick Jagger, ce qui fit sourire quelques bonnets.

Il acheta deux croissants et s’installa sur les marches qui dévalaient du siège social de La Voix du Nord. Déjà à cette heure, des silhouettes capuchonnées s’engouffraient rue de Béthune pour un safari-cadeaux de dernière minute. Au centre de la place, devant le théâtre du Nord, la grande roue décochait des murmures féeriques, lançant aux cieux une poignée de touristes anglais. La capitale européenne de la culture bouillonnait de vie.

Vigo roula l’emballage de ses croissants, le jeta au bas des marches puis observa les passants qui déviaient pour éviter le maigre obstacle. Amusante cette manière d’agir sur les courbes de vies sans le moindre effort. Là, cette femme avec son sac rouge. Hop ! Un pas de travers à cause de la boulette. Une demi-seconde dérobée à sa matinée. Une action qui allait se répercuter sur des milliers de gens, des milliards d’atomes. Elle allait croiser d’autres personnes que celles initialement prévues — prévues par qui ? — , influer inconsciemment sur leurs rythmes, leurs comportements. L’air se déplacerait d’une façon différente, les odeurs aussi, de timides molécules olfactives donneraient soudain l’envie au buraliste du coin de fumer et donc de servir un client cinq secondes plus tard. Pressé, plus nerveux, l’homme roulerait un peu plus vite au retour. Pas grand-chose, peut-être un kilomètre par heure supplémentaire. Son attitude jouerait sur une infinité de trajectoires, de comportements, qui eux-mêmes… Tellement anodin. Il croiserait les doux rebonds d’un ballon d’enfant, freinerait, mais trop tard. Appellerait la mort. Pleurs, enterrements. Suicides peut-être. Et ainsi de suite.

À l’origine ? Une boulette de papier…

Vigo sauvait et arrachait des vies sans que personne ne s’en aperçoive. Le pouvoir caché des êtres intelligents.

À nouveau à flâner, il dévora les façades enguirlandées, les vitrines aguichantes. Tout lui appartenait, virtuellement. Qu’est-ce qui l’empêchait d’entrer, d’acheter à gogo et de lâcher quelques billets fleuris de son chapeau de magicien ?

Il voulut tenter une expérience anodine. Palper de plus près cette sensation — une réalité — de richesse. Il traversa en diagonale la place du Général de Gaulle et bifurqua dans la rue Nationale. Au numéro 107, il entra. Il crut alors s’aventurer sur les terres humides de Cuba, s’enfoncer dans un champ au tabac d’exception. Plus de deux cents références de cigares étaient présentés dans leurs plumiers en cèdre ou en aulne massif. Des Amerinos, Regalias, Coronas et autres Panatelas, drapés dans leurs capes sombres. Vigo ne connaissait des cigares que les José L. Piédra soldés par fagots de vingt-cinq, ou comment donner aux pauvres une illusion de richesse.

Il se fit accompagner au déambulatoire obscur et exigu, une caverne d’arômes, une gorge de saveurs tapissée d’histoire et d’exotisme. On s’occupait de lui et il adorait ça.

— Je veux la perle rare, poussa-t-il d’une voix de ténor. Qu’il me procure l’excitation de l’allumette entre les mains du pyromane.

Les yeux du vendeur prirent la texture brun-rouge des feuilles de tabac.

— Dans ce cas, je vous conseille le Salomon. L’ex-dictateur cubain Batista les faisait fabriquer pour les offrir à ses hôtes de marque : présidents, ministres ou ambassadeurs.

— Alors… Cela vaut peut-être la peine que je l’essaie ! Mais… ne me décevez pas…

L’homme lui récita un baratin destiné aux riches, parlant de tripe, de sous-cape, de vitole.

Quarante-cinq euros la pièce. Une pacotille. Vigo sortit cinq billets de sa poche.

Cinq billets de cent euros.

Il salua le vendeur et fondit dans les rues serrées du Vieux Lille. La neige avait déjà cessé de tomber, ayant abandonné sur les pavés une transparence de calque. Fausse alerte, songea-t-il en portant le cellulaire à l’oreille. Sylvain décrocha au bout de deux sonneries.

— Nathalie n’est pas à côté de toi ? jeta Vigo d’emblée.

— Non, elle habille Eloïse. Bonjour à toi aussi…

— Et la voiture ?

— J’ai changé le phare. Pour la carrosserie, le type de la casse va pouvoir jeter un œil, mais pas avant trois jours.

— Nathalie a vu quelque chose ?

— Évidemment !

— Qu’est-ce que tu lui as raconté ?

— Tout est arrangé, ne t’inquiète pas. En gros, un type a foncé avec sa mobylette dans mon pare-chocs hier soir, alors qu’on était chez toi, et il s’est enfui. Comme la voiture n’est assurée qu’au tiers, inutile d’appeler l’assurance…

— Très bien. Tu tiens le coup ?

— Je n’ai pas fermé l’œil. J’ai les boules ! Le téléphone a sonné à trois reprises ce matin, à chaque fois j’ai cru…

Il baissa la voix.

— C’est stupide mais j’ai cru qu’il s’agissait des flics ! J’ai peur qu’ils débarquent !

Vigo serra le poing. Ses craintes se matérialisaient.

— Arrête tes bêtises ou Nat va s’apercevoir de quelque chose ! Tu dois te contrôler ! Il le faut, tu m’entends ? Les flics ne viendront jamais, comment veux-tu qu’ils remontent jusqu’à nous ? On est en sécurité, compris ?

— Oui…

Sylvain se racla la voix.

— Écoute, j’ai un gros problème. Un technicien de Depann’gaz est venu. Ma chaudière est morte et nous sommes obligés d’utiliser le vieux feu à charbon avec le conduit rafistolé à l’adhésif. Autant te dire que ça craint ! Il y en a pour trois mille euros. J’ai besoin d’argent. J’ai pensé que je pourrais…

— Hors de question ! On ne touche à rien pour le moment ! Bon sang, t’es taré ou quoi ?

Face aux regards étonnés d’une poignée de passants, Vigo s’engonça dans son caban et bifurqua dans un boyau écrasé de boutiques ésotériques et d’antiquaires.

— Fais un prêt à la consommation ! Ils prêtent du blé à tout ce qui a deux jambes et deux bras. Le temps qu’on réfléchisse…

— Impossible, vu notre endettement ! C’est débile ! Il faudra bien qu’il serve cet argent ! Je suis vraiment dans la merde.

Un éclair frappa les pupilles de Vigo.

— Attends ! En fait, je crois que j’ai la solution ! Laisse-moi le temps d’acheter une valise rigide pour les billets et je passe chez toi, OK ?

— Quelle solution ?

— Tu verras ! Tu refuses toujours de cacher le trésor chez moi ? Il serait plus en…

— Pas question ! Il nous appartient à tous les deux. Ce n’est pas que je manque de confiance, mais je préfère le savoir dans un endroit neutre. Imagine, si ta maison venait à brûler ? J’ai la planque parfaite. Je t’attends en fin de journée avec le magot…

Espèce d’abruti, pensa Vigo.

Il raccrocha, un pli mauvais sur les lèvres. Obéir à un type aussi peu organisé que Sylvain lui arrachait des pans d’amour-propre.

Avant de regagner sa voiture, il entra dans une boutique de jeux, au cœur d’Euralille, et acheta cash l’ordinateur d’échecs le plus perfectionné ainsi que quatre jeux vidéo. Acheter, acheter et encore acheter. Anonyme et divin.

Il se procura aussi une boîte de somnifères, des Donormyl, dans une pharmacie.

Au volant de sa voiture, le Salomon entre les dents à la manière d’un prince arabe, il savait que le rêve pouvait virer au cauchemar d’un instant à l’autre.

S’il ne rassurait pas Sylvain.

S’il ne contrôlait pas leur secret…

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