37.

Les gravillons crissèrent quand Vigo Nowak s’engagea dans l’allée de sa maison des Mines. Après sa raclée au casino de Saint-Amand, il avait terminé la nuit dans une discothèque belge, à Tournai. Les vibrations des basses, les brouillards de fumée et les battements de la musique techno n’avaient fait qu’amplifier son mal de crâne. À six heures du matin, il lui semblait vivre et revivre le drame à la manière d’un film sans fin : le corps de Nathalie recroquevillé sur le lit ; le bébé qui hurle, la tête entre les barreaux ; l’appétit du gaz.

Le passé mordait le présent, empiétait sur le futur. No future.

Combien de temps subirait-il ces assauts cérébraux ? Des jours ? Des semaines ? Des mois ? Sa drogue. Il lui fallait sa drogue. L’opium vert pressé dans son carcan. La musique des billets. Le velours des zéros.

Il tourna la clé dans la porte d’entrée, ouvrit, alluma la lumière.

Ses chairs se liquéfièrent lorsque apparut l’impossible.

Sylvain Coutteure se tenait au fond d’un fauteuil, les mains sur les accoudoirs, les jambes écartées avec relâchement. Vivant. Ses yeux brillaient de maléfices, ses traits s’organisaient pour tirer son visage en ombres de démence. Des larmes accompagnèrent son sourire quand il envoya :

— Salut l’ami…

Sans avoir le temps de comprendre, de réagir, Vigo perçut un souffle, un léger glissement, puis sentit les lèvres d’un canon s’écraser sur sa tempe gauche.

— Ne bouge pas connard ! Bienvenue en enfer !

La force d’une poussée entre les omoplates. La rencontre avec un coin de table. La douleur qui se déverse. Puis un rire ignoble. Sylvain crachait sa fureur, un mélange abject d’incompréhensible, de fermenté, de sursauts incohérents. Ces murs abritaient le cœur même d’un hôpital psychiatrique. Le pandémonium avait rouvert les portes de sa cité infernale.

Vigo se redressa, se plaqua contre un mur, glissa jusqu’à un coin où il s’accroupit.

— Qui… qui êtes-vous ?

Vervaecke libéra les volets roulants, tourna le verrou. Elle portait des gants en laine. Il n’y aurait pas d’empreintes, ni de cheveux d’ailleurs. L’avantage d’être chauve. Sa voiture dormait loin de la ferme, garée le long d’une route. Une fois le travail effectué, elle irait la récupérer, contacterait les bonnes personnes, préparerait sa fuite. Mexique, Brésil, Amérique centrale, un vaste choix. On ne la retrouverait jamais. Dingue ce qu’on peut faire avec deux millions d’euros.

— Tu t’es fait attendre, petit enfoiré ! Regarde l’état de ton ami, le genre psychotique délirant ! Tu l’as bien caché ce pognon ! Félicitations ! Mais maintenant, je te laisse dix secondes pour me dire où il se trouve !

Vigo plaqua ses genoux contre son torse, position de l’œuf. La femme qui se dressait face à lui ressemblait à un phare de granit. Tout en angles, la gueule carrée d’un pitbull. Style broyeuse de couilles.

Elle a fermé les volets, porte des gants. Une fois en possession du butin, elle va nous liquider et offrir nos dépouilles aux rats !

L’ingénieur écrasa un regard sur le mort-vivant. Les lèvres de Sylvain s’ourlaient par-dessus ses gencives, ses yeux étaient des baïonnettes affûtées, ses poings deux boules de démolition. Il avait tout compris… Les somnifères… Le monoxyde de carbone… Mais comment avait-il survécu à la morsure du gaz ?

Ou alors… Cette femme tueuse était arrivée à temps, l’avait réveillé, contraint à se rendre au terril pour déterrer une valise bourrée de journaux, portant la haine à son paroxysme.

Nathalie Coutteure et le bébé avaient-ils survécu ? Probablement pas.

Et maintenant… Le piège se refermait, le destin s’enroulait autour de son cou à l’étouffer. Ce magot maudit allait bientôt retrouver d’autres poches ensanglantées.

Lui, Vigo Nowak, allait mourir aux côtés de deux millions d’euros…

L’informaticien poussa sur ses mains, se décolla du sol avec une difficulté de vieillard. Les forces l’avaient abandonné, seul l’arc nerveux solidarisait la membrane fragile de son corps. Il fit trois pas en avant, fébrilement, perçut la tension électrique qui traversait les pores de Sylvain. Dix mille volts de rancœur, d’envie de presser du Polack jusqu’à la moelle.

— Après, j’ai l’autorisation de passer un petit moment avec toi, envoya le colosse en vrillant les mains. Notre accolade ne durera pas longtemps, ne t’inquiète pas…

Vigo sentit son être partir en éclats, la peur se diluer dans ses veines. Il s’orienta vers la vétérinaire.

— Alors voilà vos plans ! Il me tue et vous le liquidez dans la foulée ? De manière à simuler un règlement de comptes ? Je… je peux vous donner la totalité du butin ! Les deux millions d’euros ! Pourquoi nous éliminer ? Je ne dirai…

Vervaecke raidit les bras et ajusta sa visée.

— Tu ne diras rien à la police, je sais… Ferme-là et magne-toi ! L’oseille !

Vigo découvrit quelques dents.

— Vous ne le trouverez jamais ! Tuez-moi et adieu la belle vie ! Je veux un arrangement ! Moitié moitié !

Vervaecke propulsa une semelle bien dense dans son entrejambe. Vigo se rétracta comme une araignée brûlée, la bave aux lèvres. Il s’écrasa sur le sol. Sylvain applaudissait.

— Ton pote m’a gentiment décrit l’endroit où habitent tes parents, ajouta Vervaecke. Il paraît qu’on peut passer par leur porte de derrière, avec une clé planquée sous une jardinière ! À croire que c’est dans les gènes ! Refuse de coopérer et je pourrais leur faire goûter au fil d’une lame avant que le jour se lève.

— Tu ne m’en veux pas frérot ? dit Sylvain avec un air de fausse compassion. Il fallait bien que je négocie le droit sur ta mort ! Je suis prêt à partir, à rejoindre ma famille, celles que tu as assassinées. Cette gentille femme va me donner des Donormyl, ça te dit quelque chose ? Une boîte entière, je ne souffrirai pas… Contrairement à toi… Tu as tout perdu frérot ! Tu sais, il y a un proverbe afghan qui dit : « Tu peux tuer toutes les hirondelles, tu n’empêcheras pas le printemps de revenir. » Cet argent, il ne t’était pas destiné, quelles que soient tes méthodes ignobles pour le garder !

— Je… ne voulais… pas tout ça… s’écorcha Vigo. Je n’ai… jamais voulu faire… de mal à personne…

— Évidemment, commenta la vétérinaire. Allez, amène-moi gentiment à la caverne d’Ali Baba…

Vigo eut du mal à se décoller du sol. De la compote. Il lui semblait qu’une compote de sang lui tapissait l’entrejambe.

— Suivez-moi…

Sylvain s’arracha de son siège, les poings serrés.

— Pas maintenant, lui souffla Vervaecke à l’oreille. Ne fais pas de bêtises, tu l’auras pour toi tout seul dans quelques minutes. Et toi devant, ne joue pas au malin ! J’ai la gâchette facile !

— On doit sortir par l’arrière, expliqua Vigo. Le butin se trouve dans la vieille réserve à charbon.

— On a déjà regardé ! répliqua Vervaecke.

— Y compris dans le gros broc rempli de charbon ?

— Une valise ne passe pas là-dedans ! bava Sylvain. Ne nous prends pas pour des cons !

— Une valise non. Mais les billets oui. Vous ne vous êtes même pas demandés pourquoi je possédais des boulets de charbon alors que je n’ai pas de poêle ?

Vervaecke s’injuria mentalement. Toute cette attente, cette multiplication des victimes alors qu’elle avait le pognon sous les yeux.

Vigo poussa une porte massive en bois, pénétra dans la remise, tira sur une chaînette qui réveilla une ampoule crasseuse. Pas de fenêtres. Des toiles d’araignées couvraient le plafond, les briques s’effritaient, rongées par l’humidité, éclatées par le gel. Au fond, des pans de ferraille, des pneus de vélo crevés, une tondeuse avec son bidon d’essence. Sur la gauche, une fosse à charbon vide, un conduit d’aération bouché par un chiffon. Et le broc d’étain débordant de boulets.

D’un mouvement de canon, Vervaecke contraignit Sylvain à s’asseoir contre un mur. Elle se cala au fond, condensant les deux hommes dans son champ de vision.

— Allez ! Montre-moi ce pognon ! Pas un geste de travers ! Tu dévies tes paluches du broc et…

— Vous tirez. Je sais…

Vigo ôta les quelques épaisseurs de boulets de la gueule du récipient. Des billets se froissèrent au creux de ses mains. Il jeta des liasses sur le sol, aux pieds de la femme armée.

— Regardez, votre fric ! Tout est là !

Vervaecke sortit un sac-poubelle de sa poche.

— Remplis-moi ça !

Vigo s’activait, perdait de sa substance au fur et à mesure qu’il livrait des poignées et des poignées de billets. Trois jours auparavant, il achetait ses cadeaux de Noël, jouait à la console le soir, passait ses journées à chercher un emploi. Citoyen presque modèle — aux conneries près —, fiston irréprochable, vie pépère. Aujourd’hui, il ne comptait plus les morts, un type dingue allait lui faire la peau, une tarée tueuse d’enfants le braquait. Drôle de cauchemar.

Il se pencha par-dessus le récipient, fit mine de ramasser les dernières miettes d’euros. Lorsqu’il se retourna, un éclair de métal traversa la pièce. Sifflant comme une rupture de filin.

Le poignard caché au fond du broc frappa Vervaecke en pleine poitrine. Côté manche. Pas de bol…

Sous l’effet du choc et de la surprise, la vétérinaire lâcha son arme. Vigo se jeta sur l’engin de mort. Trop tard. Sylvain pointait déjà le canon au milieu de son front.

Vervaecke surgit, griffes en avant. Sylvain propulsa Vigo dans sa direction et balaya l’espace en mouvements arrachés à l’instinct.

— Bougez pas ! Bougez pas ou je tire dans le tas !

La sueur se mêlait aux larmes sèches, transformant le visage de Sylvain en un désert de sel. Son index droit fusionnait avec la gâchette. Ses os tremblaient, son corps vibrait. La mort allait jaillir. Les trois à la suite. La tueuse, le traître, lui en dernier. L’affaire de deux secondes. Puis le calvaire serait fini.

Une brillance de faucille luisait au fond de ses rétines.

Vigo baissa les paupières, suppliant…

— Ne tire pas ! hurla Vervaecke dans un dernier sursaut. La petite diabétique ! Il n’y a que moi qui sache où elle est enfermée ! Tu me tues et elle mourra par manque d’insuline !

Sylvain se comprima en un bloc de nerfs. Le revolver tanguait au bout de son bras, décrivait des courbures impossibles. À la moindre molécule de travers, il allait cracher la mort. Irrémédiablement.

— Réfléchis ! poursuivit Vervaecke, mains en avant et doigts écartés. Tu peux sauver quelqu’un, rendre une enfant à ses parents ! N’entraîne pas cette petite dans ta folie meurtrière !

— Qui… me dit qu’elle… n’est pas… morte ?

— Je suis vétérinaire, je possède des stocks d’insuline pour les animaux diabétiques ! Elle en a besoin toutes les douze heures, ce qui ne nous laisse plus beaucoup de temps ! Il faut faire vite !

Incapable de penser, de juger, Sylvain braqua la gueule de feu sur Vigo, lui ordonna de se mettre à terre et lui écrasa la joue gauche du talon.

— Garde le nez au sol, fils de pute ! Tu l’aurais fait toi ? Sauver cette petite diabétique ?

Vigo respirait bruyamment, bouffait de la poussière.

— Ne tire pas… Je t’en supplie…

— Réponds, enculé !

— Bien sûr, Sylvain… Oui… J’aurais tout fait pour elle. Allons la sauver !

— Tu as raison, je ne vais pas tirer…

L’odeur monta d’un coup, emplissant le cloaque de lourdeurs de plomb. Vervaecke se tassa dans un coin, bouche bée face à la folie de l’homme armé.

De l’essence partout. Sur les murs. Le sol. Le sac contenant les liasses.

Sylvain fit sortir Vervaecke.

— Je t’en prie Sylvain ! Non !

Un verrou qui se ferme. Des coups contre le bois. Des cris étranglés. Le serpent de carburant qui se faufile sous la porte.

— L’argent ! supplia Vervaecke. Retourne à l’intérieur et sauve l’argent ! Le fric putain !

— Tu fais moins le fier, enculé ! grogna Sylvain.

Pas de réponse. Le silence. Sans doute une dernière prière. La pierre d’un briquet fit jaillir une flamme. Une déchirure dansante zébra le sol, s’engouffra sous la porte dans un ronflement maudit.

Sous les premières lueurs illuminant les jumeaux de schiste, Sylvain envoya :

— Cet argent ne tuera plus personne…

Il contraignit Vervaecke à le devancer.

— On part à pied et on passe chez moi, je veux embrasser ma femme et ma fille une dernière fois… Après, nous irons sauver cette petite… En espérant pour toi qu’elle est encore en vie…

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