10.

Jusque-là j’avais pris presque tous mes repas dans mes quartiers. Cela me paraissait un moyen d’exercer mon autorité, ou du moins ce que j’en avais, à bord du vaisseau. Par mon absence dans la salle à manger je créais une présence, celle du capitaine austère et distant : et j’évitais l’embarras d’avoir à m’asseoir à la place du commandant en face d’hommes qui étaient mes supérieurs en tout. Ce n’était pas pour moi un grand sacrifice. Mes quartiers étaient plus que confortables, la nourriture était la même qu’à la salle à manger, le servo-steward qui l’apportait était silencieux et efficace. La question de l’isolement ne se posait pas. J’avais toujours eu un côté solitaire, comme c’est le cas de la plupart de ceux qui font partie du Service.

Mais quand je me suis réveillé le lendemain matin, après ce qui m’avait paru une nuit sans fin, je me suis rendu à la salle à manger pour le petit déjeuner.

Cela n’avait rien d’un changement délibéré de politique, d’une décision atteinte après mûre réflexion. Ce n’était même pas une décision. Rien que Vox ait suggéré non plus, bien que je sois sûr qu’elle en était l’inspiratrice. Ce fut pur automatisme. Je me suis levé, douché, habillé. J’avoue que j’avais tout oublié des événements de la veille. Vox ne se manifestait pas en moi. C’est seulement sous la douche, alors que je me livrais au doux réconfort de la vibration ultrasonique, que je me suis souvenu d’elle : vint alors la sensation d’être à deux endroits à la fois, et, immédiatement après, un sentiment de honte pour le moins bizarre parce que j’étais nu. Ces deux impressions furent très fugitives. Mais elles me remirent en tête cette chose extraordinaire que j’avais réussi à supprimer pendant quelques minutes, à savoir que je n’étais plus seul dans mon corps.

Elle n’a rien dit. Moi non plus. Après l’ahurissante alliance de la veille je n’aspirais, semblait-il, qu’à me retirer dans l’informulé, l’impensé, une sorte de conscience automate. Le besoin de me sustenter m’a pris et j’ai appelé un pisteur pour me conduire à la salle à manger. Quand j’ai quitté ma cabine j’ai été surpris de rencontrer mon servo-steward, qui arrivait avec mon plateau. Peut-être a-t-il été tout aussi surpris de me voir sortir, bien que sa face de métal sans expression n’exprimât rien de ses sentiments.

« Je prendrai mon petit déjeuner dans la salle à manger aujourd’hui, lui ai-je dit.

— Très bien, mon commandant. »

Mon pisteur est arrivé. Je me suis installé dans son siège et il m’a aussitôt emporté vers la salle à manger sur son coussin d’air.

La salle à manger de l’Épée-d’Orion est une pièce magnifique à l’extrémité du Pont Équipage, côté Chas, avec une paroi de verre qui donne à voir toutes les lumières des deux. Par quelque caprice des architectes cette paroi se trouve au-dessous de nous lorsque nous sommes assis, de sorte que les étoiles et leurs mondes à l’attache dérivent sous nos pieds. Les autres parois sont de quelque métal argenté incrusté de fines volutes d’or, le tout brillant du reflet des amas d’étoiles en mouvement. Au centre se dresse une table de pierre noire, avec des places assignées à chacun des dix-sept membres de l’équipage. C’est un endroit splendide malgré son léger ridicule, un rappel éclatant de la richesse et de la puissance du Service.

Trois de mes compagnons de bord étaient à leur place quand je suis entré. Pedregal était présent, le subrécargue, un homme caillé et renfrogné dont la grosse tête formant dôme paraissait surgir directement de ses épaules. Il y avait aussi Fresco, mince et insaisissable, le navigateur, un être leste, à la peau sombre, qui changeait de sexe d’un voyage à l’autre, m’avait-on dit, passant du masculin au féminin en un va-et-vient obéissant à quelque rythme particulier. La troisième personne était Raebuck, dont la sphère d’attributions concernait les communications, un homme plus âgé dont le regard froid, impassible, exprimait l’ironie ou la menace, je n’ai jamais pu savoir quoi exactement.

« Tiens, voilà le capitaine, a dit tranquillement Pedregal. Qui nous fait l’honneur d’une de ses rares visites. »

Tous trois m’ont regardé avec cette curieuse intensité évaluatrice que j’en venais à interpréter comme une composante inévitable de ma vie à bord du vaisseau : une brimade continuelle infligée à tout nouveau venu dans le Service, une interminable recherche de l’endroit qui était le plus vulnérable. Le mien faisait un parsec de largeur et j’étais certain qu’ils le découvriraient tout de suite. Mais j’étais bien décidé à rendre regard pour regard, stratagème pour stratagème, mise à l’épreuve pour mise à l’épreuve.

« Bonjour, messieurs », j’ai dit. Puis, tournant un regard assuré vers Fresco, j’ai ajouté : « Bonjour, Fresco. »

J’ai pris place au bout de la table et sonné pour être servi.

Je commençais à comprendre pourquoi j’étais sorti de ma cabine ce matin-là. C’était en partie un reflet de la présence de Vox en moi, une expression de cette nouvelle composante, faite de fougue et d’impulsivité, qui était entrée en moi avec elle. Mais c’était essentiellement, je le voyais à présent, un stratagème personnel, ourdi à quelque niveau souterrain inaccessible de mon double esprit. Afin de cacher Vox plus efficacement, il me fallait prendre l’offensive : plutôt que de rester tapi dans ma cabine, avec le risque d’éveiller ainsi de dangereux soupçons chez mes compagnons de bord, je devais me montrer, faire de la provocation, presque afficher ce que j’avais fait, et me mêler à eux, me comportant comme si tout était normal et les forçant à le croire. Une telle agressivité n’était pas dans mon tempérament. Mais peut-être pouvais-je puiser sur certaines réserves fournies par Vox. Dans le cas contraire, nous étions perdus.

Raebuck a dit, ne s’adressant à personne en particulier : « Je suppose que les événements fâcheux d’hier ne sont pas étrangers au besoin de compagnie qu’éprouve le capitaine. »

Je l’ai regardé bien en face. « J’ai toute la compagnie qu’il me faut, Raebuck. Mais je reconnais que ce qui s’est passé hier est fâcheux.

— Une sale affaire », a surenchéri Pedregal en secouant pesamment sa tête sans cou. « Et bizarre, de surcroît. Une matrice essayant d’infiltrer un passager. Je n’ai jamais vu ça. Et perdre le passager, en plus – voilà qui est moche. Très moche.

— Ce sont des choses qui arrivent, de perdre un passager, a dit Raebuck.

— Il y a longtemps que ce n’est pas arrivé sur un de mes vaisseaux, a précisé Pedregal.

— On en a perdu toute une fournée sur l’Empereur-de-Callisto, a rappelé Fresco. Vous connaissez l’histoire ? Il y a trente ans de cela. On faisait le trajet Van Buren-l’amas de San Pedro. On s’est ramassé une pulsation de supernova et l’intelligence de service a eu des ratés. Elle a lâché une masse de sels d’aluminium dans les tubes d’alimentation et a tué quinze ou seize passagers. J’ai vu les corps avant qu’ils aillent dans le convertisseur. Irrécupérables, qu’ils étaient.

— Oui, a fait Raebuck. J’en ai entendu parler. Et puis il y a eu la Reine-Astarté deux ou trois ans après. Sous le commandement de Tchelitchev, une petite Russe aux yeux verts d’un des mondes de la Troïka. Ils faisaient un inventaire de routine, deux chiffres ont été intervertis et un signal erroné de livraison est passé. Je crois qu’il y a eu six morts, transvasement prématuré, asphyxie. Tchelitchev a pris ça mal. Très mal. C’est toujours comme ça avec les commandants.

— Et puis cette fois sur l’Hécube, a enchaîné Pedregal. Pas un de mes vaisseaux, Dieu merci. C’est le capitaine qui a perdu les pédales. Il trouvait le vaisseau trop calme, il a tenu à voir des passagers bouger dans le décor et s’est mis à les réveiller… »

Raebuck a sursauté. « Vous êtes au courant ? Je croyais que c’était censé avoir été étouffé.

— Les choses s’ébruitent », a répliqué Pedregal avec un petit sourire narquois. « Le capitaine s’appelait Catania-Szu, je crois, un type de Mediterraneo, très nerveux, comme ils le sont tous là-bas. J’étais alors sur le Valparaiso, qui venait de quitter Mendax Neuf pour Charybde et Scylla et les points voisins. C’est quand on s’est arrêté pour livrer un chargement dans le système de Sénèque que j’ai appris toute l’histoire. D’un commis du nom de…

— Vous étiez sur le Valparaiso ? a demandé Fresco. Ce n’était pas le vaisseau qui avait une matrice en liberté lui aussi, il y a de ça dix ou douze ans ? Une vraie mangeuse d’âme, d’après le rapport…

— Je n’y étais plus à ce moment-là, a dit Pedregal en agitant une main molle. Mais j’en ai entendu parler. On arrive à tout savoir sur tout, quand on livre un chargement. Mangeuse d’âme, dites-vous, ça me rappelle la fois… »

Et il s’est lancé dans une histoire d’horreur ayant pour cadre une station de rotation dans un lointain quadrant de la galaxie. Mais il n’en était qu’à la moitié de son récit quand Raebuck l’a interrompu avec une histoire encore plus sanglante, jusqu’à ce que Fresco, bouillant d’impatience, intervienne à son tour pour parler d’un vaisseau infesté de trois matrices en liberté à la fois. Il ne faisait pas de doute que tout ceci était une mise en scène destinée à mon édification, une façon de me montrer que de tels événements étaient pris très au sérieux dans le Service, et que les capitaines sous qui ils se produisaient se trouvaient définitivement marqués en noir dans le folklore des vaisseaux stellaires. Mais leurs tentatives pour m’inquiéter, si c’était bien cela qu’ils avaient en tête, ne m’ont pas intimidé. Vox, silencieuse à l’intérieur de moi, me communiquait une étrange confiance qui me permettait d’ignorer les plus sombres implications de ces anecdotes.

Je me suis contenté d’écouter, jouant mon rôle : celui du néophyte fasciné par les abîmes d’expérience que traduisaient leurs récits.

Puis j’ai dit enfin : « Quand des matrices s’échappent, combien de temps réussissent-elles à rester en liberté généralement ?

— Généralement une heure ou deux, a répondu Raebuck. En se baladant dans le vaisseau, elles laissent une traînée électrique. On les suit, on bloque les voies d’accès derrière elles et on finit par les coincer dans un cul-de-sac. Ensuite ce n’est pas difficile de les remettre en bouteille.

— Et si elles se sont enfichées dans un membre de l’équipage ?

— Il est encore plus facile de les trouver. »

Jouant d’audace, j’ai demandé : « Y a-t-il eu un cas où une matrice en liberté s’est enfichée dans un membre de l’équipage et a réussi à rester cachée ?

— Jamais », a laissé tomber une nouvelle voix. C’était celle de Roacher, qui venait d’entrer dans la salle à manger. Il se tenait à l’autre bout de la longue table, ses étranges yeux luminescents, durs et inquisiteurs, fixés sur les miens. « Si maligne que puisse être la matrice, l’hôte trouvera tôt ou tard le moyen d’appeler à l’aide.

— Et si l’hôte décide de ne pas appeler à l’aide ? » j’ai continué.

Roacher m’a attentivement observé.

Avais-je poussé la hardiesse trop loin ? En avais-je trop dit ?

« Mais ce serait une violation du règlement ! » a-t-il rétorqué d’un ton faussement scandalisé. « Ce serait une action criminelle ! »

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