Seul le dernier des imbéciles se serait entêté dans la voie que j’avais suivie. Vox était tout aussi consciente des risques que moi. Plus question de cacher quoi que ce fût à qui que fût ; si Roacher savait, Bulgar savait, et ce serait bientôt tout le vaisseau qui serait au courant. Nul doute, également, que Henry Henry 49 ne fût au courant. Dans l’intimité de notre contact en salle de navigation, Vox avait dû leur être aussi apparente qu’un foulard rouge autour de ma tête.
Il ne servait à rien de la réprimander pour avoir révélé sa présence en moi au cours de la manœuvre d’acquisition. Ce qui était fait était fait. Il m’avait d’abord semblé impossible à comprendre pourquoi elle s’était laissée aller à pareille incartade ; puis cela n’est devenu que trop facile à interpréter. C’était le même genre de comportement imprévisible, inconsidéré, spontané, qui l’avait conduite à pénétrer sans façon dans un passager en animation suspendue et à causer sa mort. Ce n’était tout simplement pas quelqu’un qui prenait le temps de réfléchir avant d’agir. Ce type de comportement m’avait toujours sidéré. Elle était mon opposé tout autant que mon double. Et pourtant n’avais-je pas fait quelque chose à la manière de Vox en l’accueillant en moi, quand elle m’avait demandé refuge, sans cesser pour autant de penser aux conséquences ?
« Où puis-je aller ? m’a-t-elle demandé sur le ton du désespoir. Si je repars me promener dans le vaisseau, ils me traqueront et me coinceront. Et ils me supprimeront. Ils…
— Pas de panique, j’ai dit. Calme-toi. Là où je vais te cacher, ils ne te trouveront pas.
— À l’intérieur d’un passager ?
— On ne peut pas retenter ça. Il n’y a aucun moyen de préparer le passager à ce qui lui arrive, et il paniquera. Non. Je vais te mettre dans une des annexes. Ou peut-être une des virtualités.
— Une des quoi ?
— La zone prévue pour le chargement additionnel. Les extensions subspatiales qui entourent le vaisseau. »
Ça l’a laissée sans voix. « Ces trucs ne sont même pas réels ! J’y suis passée quand je me baladais un peu partout dans le vaisseau. Ce ne sont que des amas d’ondes de probabilité !
— Tu y seras en sécurité.
— Ça me fait peur. C’est déjà assez dur pour moi de ne plus avoir de réalité. Alors être entreposée en un endroit qui n’est pas réel non plus…
— Tu es aussi réelle que moi. Et les extrastructures sont tout aussi réelles que le reste du vaisseau. C’est une forme différente de réalité, c’est tout. Il ne t’arrivera rien de fâcheux là-bas. Tu m’as dit toi-même que tu avais été dedans, d’accord ? Et tu en es ressortie sans problème. Ils n’arriveront pas à te détecter là-dedans, Vox. Mais je t’avertis que si tu restes avec moi, ou n’importe où ailleurs dans le corps principal du vaisseau, ils te traqueront, te trouveront et t’élimineront. Et m’élimineront probablement avec toi.
— Vous parlez sérieusement ? » Son ton s’était assagi.
« Allez. Il ne reste plus beaucoup de temps. »
Prenant prétexte d’un inventaire de routine – tout à fait dans le cadre de mes responsabilités – j’ai obtenu accès à l’une des virtualités. C’était l’entrepôt contenant les stabilisateurs de probabilité. Personne ne risquait d’aller la chercher là. Nos chances de rencontrer une zone de turbulence de probabilité entre ici et Cul-de-Sac étaient minimes ; et au cours d’un voyage normal personne ne se souciait de pénétrer dans une quelconque des virtualités.
J’avais menti à Vox, ou lui avais à tout le moins communiqué une demi-vérité, en lui faisant croire que toutes nos extrastructures sont d’un égal niveau de réalité. Assurément les annexes sont tangibles, solides ; elles ne diffèrent du vaisseau proprement dit que dans le spin de leur polarité dimensionnelle. Elles sont invisibles sauf quand elles sont activées, et elles ne nous occasionnent aucune dépense supplémentaire de combustible, mais il n’y a aucune incertitude quant à leur existence, raison pour laquelle nous leur confions du fret de valeur, et parfois même des passagers.
Les extensions se situent à un niveau un peu plus éloigné de la réalité palpable. Elles présentent une déviation non seulement sur le plan de la polarité dimensionnelle mais aussi sur celui de la contiguïté temporelle : c’est-à-dire que nous les emmenons avec nous au-dessous du déplacement du temps, généralement à l’intérieur d’une fourchette de dix à vingt ans dans le passé ou le futur. Les risques de ce procédé sont extrêmement faibles et le gain en économie d’énergie est considérable. Cependant, nous sommes relativement prudents pour ce qui est du type de fret que nous y conservons.
Quant aux virtualités…
Leur nom même implique leur caractère incertain. Ce sont des entités purement probabilistes, existant la plupart du temps dans le vide stochastique qui entoure le vaisseau. En termes plus simples, la question de savoir si elles sont vraiment là ou non à un moment donné relève du pari. Nous savons comment y accéder au moment de la plus grande probabilité, et nos techniques sont assez fiables, raison pour laquelle nous pouvons les utiliser comme débarras quand notre chargement est inhabituellement lourd. Mais en général nous préférons ne rien leur confier de trop important, vu que l’éventail des moments d’accès d’une virtualité peut fluctuer sur une large échelle, d’une affaire de microsecondes à une affaire de méga-années, ce qui, dans l’optique d’une prompte récupération, risque de rendre les choses très hasardeuses.
Sachant tout cela, j’ai quand même mis Vox dans une virtualité.
Il fallait que je la cache. Et il fallait que je la cache là où personne n’irait regarder. Le risque de me trouver incapable de la récupérer en raison de ce caractère fluctuant des virtualités était mince. Beaucoup plus grand était le risque qu’elle soit découverte, et qu’elle et moi soyons punis, si je la laissais rester dans n’importe quelle partie du vaisseau ayant un ordre plus élevé de probabilité.
« Je veux que tu restes là jusqu’à ce que la voie soit libre, lui ai-je dit d’un ton catégorique. Pas de promenades irréfléchies dans le vaisseau, pas d’excursions dans les extrastructures adjacentes, pas la moindre petite sortie, quelle que soit ton envie de bouger. C’est bien clair ? Je te ramènerai dès que j’estimerai qu’il n’y a plus de danger.
— Vous allez me manquer, Adam.
— Toi aussi. Mais il n’y a pas d’autre solution.
— Je sais.
— Si tu es découverte, je nierai savoir quoi que ce soit à ton propos. Je suis sérieux, Vox.
— Je comprends.
— Tu ne resteras pas coincée là-dedans longtemps. Je te le promets.
— Vous me rendrez visite ?
— Ce ne serait pas prudent.
— Mais peut-être que oui quand même.
— Peut-être. Je ne sais pas. » J’ai ouvert le canal d’accès. La virtualité s’est faite béante devant nous. « Allez, j’ai fait. Enfile-toi là-dedans. Là. Maintenant. Vas-y, Vox. Vas-y. »
Je l’ai sentie me quitter. C’était presque comme une amputation. Le silence, le vide qui s’est abattu sur moi était dix fois plus profond que ce que j’avais ressenti quand elle s’était contentée de se cacher tout au fond de moi. Elle était partie à présent. Pour la première fois depuis des jours, j’étais vraiment seul.
J’ai refermé la virtualité.
Quand je suis revenu au Chas, Roacher m’attendait près de la passerelle de commandement.
« Vous avez un instant, capitaine ?
— Qu’y a-t-il, Roacher ?
— La matrice portée disparue. Nous avons la preuve qu’elle est toujours à bord.
— La preuve ?
— Vous savez ce que je veux dire. Vous l’avez sentie tout comme moi pendant que nous procédions à la manœuvre d’acquisition. Elle a dit quelque chose. Elle a parlé. Elle était là, dans la salle de navigation avec nous, capitaine. »
J’ai soutenu son regard luminescent et dit d’une voix unie : « Toute mon attention était retenue par ce que nous faisions, Roacher. L’acquisition de l’effet catapulte n’a pour moi rien d’une seconde nature comme c’est le cas pour vous. Je n’ai pas eu le temps de remarquer la moindre matrice dans l’air.
— Non ?
— Non. Cela vous déçoit ?
— Cela pourrait signifier que vous êtes celui qui transporte la matrice.
— Comment ça ?
— Si elle est en vous, à un niveau subneural, il se pourrait que vous n’en soyez même pas conscient. Mais nous le serions. Raebuck, Fresco, moi. Nous avons tous décelé quelque chose, capitaine. Si elle n’était pas en nous, il faut qu’elle ait été en vous. Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir une matrice baladeuse à l’intérieur de notre capitaine, vous savez. Inutile de dire combien cela pourrait fausser son jugement. À quels dangers cela pourrait nous exposer.
— Je ne transporte pas la moindre matrice, Roacher.
— Pouvons-nous en être sûrs ?
— Vous désirez jeter un coup d’œil ?
— Qu’on se branche, vous voulez dire ? Vous et moi ? »
Une telle idée me dégoûtait. Mais il fallait la proposer.
« Que… qu’on se branche, oui, j’ai dit. Qu’on entre en communion. Vous et moi, Roacher. Tout de suite. Venez, nous allons mesurer les largeurs de bandes et procéder à l’appariement. Finissons-en avec ça. »
Il m’a contemplé un long moment, comme s’il évaluait la possibilité d’un bluff de ma part. Il a dû finir par estimer que j’étais trop naïf pour me risquer à un jeu aussi hasardeux. Il savait que je ne bluffais pas, que j’étais sûr qu’il me trouverait vacant, sans quoi je n’aurais pas fait cette proposition.
« Non, a-t-il dit enfin. Inutile de s’embêter avec ça.
— Vous en êtes sûr ?
— Si vous dites que vous êtes net…
— Mais je pourrais la transporter sans même m’en rendre compte. C’est vous-même qui me l’avez dit.
— Laissez tomber. Si vous l’aviez en vous, vous le sauriez.
— Vous n’en aurez jamais la certitude tant que vous n’aurez pas jeté un coup d’œil. Branchons-nous, Roacher. »
Il s’est renfrogné. « Laissez tomber », a-t-il répété, et il a tourné les talons. « Vous devez être net, si vous tenez tellement à ce qu’on se branche. Mais je vais vous dire une chose, capitaine. Nous allons la trouver, où qu’elle se cache. Et alors… »
Il a laissé sa menace en suspens. Je suis resté là, les yeux fixés sur sa silhouette qui s’éloignait jusqu’à ce qu’il ait disparu.