8.

Aucune différence avec n’importe quelle autre connexion : une liaison électrochimique d’esprit à esprit, un branchement par l’entremise de la douille-implant à la base de ma nuque. Le genre de chose que deux personnes désirant entrer en communion pourraient faire. Sauf que nous ne nous sommes pas servis d’une fiche. Nous avons sauté tout le rituel compliqué consistant à vérifier voltages et largeurs de bandes et à choisir le transformateur-adaptateur approprié. Elle pouvait faire tout cela, simplement en s’accordant aux potentiels suscités. J’ai ressenti un bref élancement, et elle était en moi.

« Respirez, a-t-elle dit. Respirez profondément. Emplissez vos poumons. Frottez-vous les mains. Touchez-vous les joues. Grattez-vous derrière l’oreille gauche. S’il vous plaît. S’il vous plaît. Il y a tellement longtemps que je n’ai pas senti quelque chose. »

Sa voix paraissait la même, à la fois réelle et irréelle. Elle ne possédait aucune substance, aucune densité dans le timbre, ne donnant nullement l’impression d’être produite par les vibrations de cordes vocales au sommet d’une colonne d’air. Et pourtant elle était distincte, ferme, substantielle à un certain niveau d’immatérialité ; c’était une vraie voix à tous les points de vue, sauf qu’il n’y avait aucun sujet parlant pour l’émettre. Je suppose que durant le temps où elle se trouvait en dehors de moi, elle avait eu besoin de faire pénétrer un brin d’elle-même à l’intérieur de mon système nerveux pour lui donner corps. À présent ce n’était plus nécessaire. Mais je percevais toujours cette voix comme provenant du monde extérieur, même si Vox avait élu résidence en moi.

Elle débordait d’envies.

« Buvez un verre d’eau, m’a-t-elle enjoint. Mangez quelque chose. Pouvez-vous faire craquer vos phalanges ? Faites-le, oh ! faites-le ! Mettez votre main entre vos jambes et serrez. Il y a tellement de choses que j’ai envie de sentir. Vous avez de la musique ici ? Faites-moi entendre de la musique, voulez-vous ? Quelque chose de fort, quelque chose de vraiment costaud. »

J’ai obtempéré. Petit à petit elle s’est calmée.

J’étais moi-même étrangement calme. Je n’avais pas particulièrement conscience de sa présence en moi : aucune pression inhabituelle dans mon crâne, pas de frissons le long de la colonne vertébrale. Le flux de ses pensées et les miennes ne se mélangeaient pas. Elle ne paraissait pas avoir un quelconque moyen de contrôler les mouvements ou les réactions de mon corps. À cet égard notre contact était moins intime que l’aurait été toute communion humaine par enfichage. Mais cela, devais-je bientôt découvrir, relevait d’un choix de sa part. Nous n’allions pas rester longtemps aussi soigneusement compartimentés.

« Ça va mieux pour vous à présent ? j’ai demandé.

— J’ai cru que j’allais devenir folle. Si j’étais restée sans sentir de nouveau quelque chose.

— Vous pouvez sentir des choses maintenant ?

— À travers vous, oui. Tout ce que vous touchez, je le touche.

— Vous savez que je ne peux pas vous cacher longtemps. On me retirera le commandement, si on me prend à abriter une fugitive. Ou pire.

— Vous n’avez plus besoin de me parler à haute voix.

— Je ne comprends pas.

— Contentez-vous d’émettre. Nous avons le même système nerveux maintenant.

— Vous pouvez lire mes pensées ? » j’ai dit, toujours à haute voix.

« Pas vraiment. Je ne suis pas reliée aux centres cérébraux supérieurs. Mais je capte tout ce qui est d’ordre moteur, sensoriel. Et je saisis les subvocalisations. Vous savez de quoi il s’agit ? Je peux entendre vos pensées si vous le voulez. C’est comme d’être en communion. Vous êtes-vous déjà trouvé en communion ?

— De temps en temps.

— Alors vous savez. Ouvrez-moi simplement le canal. Vous ne pouvez pas vous balader dans le vaisseau en parlant à haute voix à quelqu’un d’invisible, tout de même. Transmettez-moi quelque chose. Ce n’est pas difficile.

— Comme ceci ? » j’ai dit en visualisant un paquet d’informations verbales qui glissaient le long de mes canaux mentaux.

« Vous voyez ? Vous pouvez y arriver !

— Quand même. Vous ne pouvez pas rester longtemps comme ça avec moi. Il faut que vous en preniez conscience. »

Elle a ri. Impossible de s’y tromper, c’était un rire silencieux mais indubitable. « Vous avez l’air si sérieux. Je parie que vous êtes encore tout surpris de m’avoir recueillie d’entrée de jeu.

— Assurément. Pensiez-vous que je le ferais ?

— Absolument. Dès le premier instant. Vous êtes quelqu’un de fondamentalement bon.

— Vraiment, Vox ?

— Vraiment. Il suffit que vous vous laissiez aller. » De nouveau ce rire silencieux. « Je ne sais même pas votre nom. Je suis ici à l’intérieur de votre tête et je ne sais pas votre nom.

— Adam.

— C’est un joli nom. C’est un nom de la Terre ?

— Un ancien nom de la Terre, oui. Très ancien.

— Et vous êtes originaire de la Terre ?

— Non. Sinon dans le sens que nous sommes tous originaires de la Terre.

— D’où alors ?

— J’aimerais autant ne pas parler de ça. »

Elle a médité ma réponse. « Vous détestiez tant que ça l’endroit où vous avez grandi ?

— Je vous en prie, Vox…

— Bien sûr que vous le détestiez. Tout comme je détestais Kansas Quatre. Nous sommes de la même espèce, vous et moi. Du pareil au même. Vous êtes toute prudence et moi tout impulsivité. Mais à part ça nous sommes pareils. C’est pourquoi nous nous entendons si bien. Je suis heureuse de vous avoir pour compagnon, Adam. Vous ne me chasserez pas, n’est-ce pas ? Nous nous appartenons mutuellement. Vous me laisserez rester jusqu’à ce que nous ayons atteint Cul-de-Sac. Je sais que vous le ferez.

— Peut-être que oui. Peut-être que non. » Je n’avais aucune certitude, ni dans un sens ni dans l’autre.

« Oh ! vous le ferez. Vous le ferez, Adam. Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. »

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