17.

Pendant quelques jours tout a semblé revenu à la normale. Nous foncions vers Cul-de-Sac. J’accomplissais régulièrement mes tâches, si absurdes qu’elles puissent me paraître. Ce qui était le cas pour la plupart d’entre elles. J’étais encore loin d’avoir le sentiment que l’Épée-d’Orion était sous mon commandement sinon de façon purement hypnotique. N’empêche que je faisais ce que j’avais à faire.

Personne ne parlait de la matrice disparue à portée de mon oreille. Dans les rares occasions où je rencontrais quelque autre membre de l’équipage au cours de mes déplacements dans le vaisseau, je voyais bien à son regard dissimulé que le soupçon continuait de peser sur moi. Mais ils n’avaient pas de preuve. Il n’y avait plus aucune évidence de la matrice à bord. Les intelligences du vaisseau étaient incapables de trouver la plus petite trace de sa présence.

J’étais seul, et, ah ! que c’était dur à supporter.

Je suppose qu’une fois que l’on a connu cette sorte de communion continue, cette espèce de branchement perpétuel, on n’est plus jamais le même. Je ne sais pas ; il n’existe pas de véritable information disponible sur les cas de possession par une matrice en liberté, seulement du folklore de personnel navigant qui ne mérite guère d’être pris au sérieux. Je ne peux en juger que par ma détresse après le départ effectif de Vox. Ce n’était qu’une demi-grande personne, une petite chose inexpérimentée, instable, informe, et pourtant, pourtant, elle avait vécu en moi et nous étions allés à la rencontre l’un de l’autre pour construire la plus profonde des associations, quelque chose qui n’était pas loin d’une espèce de mariage. Oui, c’est le mot.

Au bout de cinq ou six jours j’ai su qu’il me fallait absolument la revoir. Quels que soient les risques.

J’ai activé la virtualité et envoyé un signal dedans pour annoncer ma venue. Pas de réponse ; et durant un atroce moment j’ai craint le pire : que dans le mystérieux fonctionnement de la virtualité Vox n’ait été engloutie et détruite. Mais ce n’était pas le cas. J’ai franchi le champ lumineux frangé de rose qui donnait accès à la virtualité, et je l’ai instantanément sentie près de moi, s’accrochant à moi, tremblante de joie.

Elle s’est retenue, toutefois, de pénétrer en moi. Elle avait envie que je lui dise qu’il n’y avait pas de danger. Je lui ai fait signe d’entrer ; s’est ensuivie alors cette sensation aiguë de chaleur que je me rappelais si bien, au moment où elle s’est glissée dans mon réseau neural et que nous sommes devenus un.

« Je ne peux rester qu’un tout petit moment, j’ai dit. Il est encore très risqué pour moi d’être avec toi.

— Ô Adam, Adam, ça a été tellement affreux pour moi là-dedans…

— Je sais. Je peux imaginer.

— Est-ce qu’ils continuent de me chercher ?

— Je crois qu’ils commencent à te chasser de leur esprit », j’ai dit. Et nous nous sommes tous les deux esclaffés au jeu de mots que cette phrase impliquait.

Je n’ai pas osé rester plus de quelques minutes. J’avais seulement envie d’un bref contact de nos deux âmes, pour m’assurer qu’elle allait bien et connaître un peu de répit dans la douleur de la séparation. Mais il n’était pas du tout normal pour un capitaine de pénétrer dans une virtualité. Y rester au-delà d’un certain temps m’exposait très sérieusement au risque d’être percé à jour.

Mais ma visite suivante fut plus longue, et celle d’après encore plus longue. Nous étions comme des amants furtifs se rencontrant dans une sombre forêt pour de brefs et délicieux rendez-vous. Cachés là, dans cette extrastructure du vaisseau pas tout à fait réelle, nos deux moi s’unissaient et chuchotaient avec une intensité pleine d’urgence jusqu’à ce que je sente qu’il était temps pour moi de partir. Elle essayait toujours de me garder plus longtemps ; mais sa résistance à mon départ n’était jamais exagérée, pas plus qu’elle ne me proposait de me raccompagner dans la partie stable du vaisseau. Elle avait fini par comprendre que le seul endroit où nous pouvions nous rencontrer était la virtualité.

Nous approchions du voisinage de Cul-de-Sac désormais. Bientôt nous émergerions au monde et les navettes viendraient à notre rencontre, de façon que nous puissions livrer le chargement qui les concernait. Il était temps de commencer à considérer le problème de ce qui arriverait à Vox quand nous atteindrions notre destination.

C’était quelque chose que je me refusais à affronter. J’avais beau essayer, je n’arrivais pas à faire face aux difficultés qui, je le savais très bien, nous attendaient.

Mais elle si.

« Nous devons approcher de Cul-de-Sac à présent, a-t-elle dit.

— Nous y serons bientôt, oui.

— J’ai réfléchi à tout ça. À la façon dont je vais régler ça.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je suis une âme perdue. Littéralement. Il est exclu que je puisse revenir à la vie.

— Je ne compr…

— Adam, ne vois-tu pas ? s’est-elle écriée. Je ne peux pas me laisser tranquillement flotter jusqu’à Cul-de-Sac, m’emparer d’un corps et me mettre sur la liste des colons. Et je ne peux certainement pas m’introduire clandestinement là-bas pendant que personne ne regarde. Dès que quelqu’un procède à un inventaire, ou à un contrôle de passeport, je suis morte. Non, la seule façon dont je puisse me rendre là-bas est d’être proprement rempaquetée dans mon circuit de stockage originel. Et même si j’arrivais à trouver le moyen de le réintégrer, cela reviendrait tout simplement à me livrer pour être punie ou même éliminée. Je suis portée disparue sur le manifeste, exact ? Et je suis recherchée pour avoir causé la mort de ce passager. Donc je réapparais, dans mon circuit de stockage. Tu crois qu’on va me débarquer comme ça, bien gentiment, à Cul-de-Sac et me donner le corps qui m’attend là-bas ? Peu probable. Peu probable que je sorte jamais vivante de ce circuit une fois que j’y suis revenue, pas vrai ? En supposant que je puisse y revenir, pour commencer. Je ne sais pas comment un circuit de stockage se manœuvre, et toi ? Et il n’y a personne à qui tu puisses le demander.

— Qu’est-ce que tu essaies de dire, Vox ?

— Je n’essaie pas de dire quoi que ce soit. Je le dis. Il faut que je quitte le vaisseau toute seule et que je disparaisse.

— Non. Tu ne peux pas faire ça !

— Mais si. Ce sera simplement comme marcher dans les étoiles. Je peux aller où ça me plaît. Traverser l’enveloppe du vaisseau, faire le plongeon dans les cieux. Et continuer.

— Jusqu’à Cul-de-Sac ?

— Ne sois pas idiot. Pas jusqu’à Cul-de-Sac, non. Ni où que ce soit. Tout ça est fini pour moi, l’idée d’avoir un nouveau corps. Je n’ai plus d’existence légale. Je me suis bousillée. Très bien : je le reconnais. Je prendrai ce qui se présentera. Ce ne sera pas si mal, Adam. J’irai marcher dans les étoiles. Plus loin, toujours plus loin.

— Il ne faut pas. Reste ici avec moi.

— Où ça ? Dans cette unité de stockage vide là-bas ?

— Non. En moi. Comme maintenant. Comme avant.

— Combien de temps crois-tu que nous ferions illusion ? »

Je n’ai pas répondu.

« Chaque fois qu’il te faudra te brancher sur la machinerie, il me faudra me cacher au plus profond de toi, a-t-elle repris. Et je ne peux pas garantir que j’irai assez profond, ou que j’y resterai assez longtemps. Tôt ou tard ils me remarqueront. Ils me trouveront. Ils m’élimineront et ils te chasseront du Service, ou peut-être t’élimineront-ils aussi. Non, Adam. Ça ne pourra jamais marcher. Et je ne vais pas te détruire avec moi. Je t’ai déjà assez nui.

— Vox…

— Non. Il n’y a pas d’autre solution. »

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