13.

Tout seul, je suis remonté niveau par niveau à travers les mystérieuses ténèbres du vaisseau, en direction du Chas. Le fracas du silence était toujours aussi assourdissant, comme le déferlement de quelque vague colossale sur un rivage sans fin. Vox me manquait terriblement. Je n’avais jamais connu une solitude aussi complète que celle que je ressentais à présent. Je n’avais pas mesuré à quel point je m’étais habitué à sa présence, ni quel effet son départ aurait sur moi. Il avait suffi de ces quelques jours où je lui avais servi de refuge pour que j’en vienne à considérer qu’abriter deux esprits dans un même cerveau était le lot normal de l’humanité, et qu’être tout seul dans son crâne comme je l’étais à présent était quelque chose de honteux.

Comme j’approchais de l’endroit où le Pont Équipage se resserre dans la courbe du Chas, une mince silhouette a surgi de l’ombre sans crier gare.

« Capitaine ! »

J’avais la tête emplie de la perte de Vox et cette irruption m’a pris au dépourvu. J’ai fait un saut en arrière sous le coup de la surprise.

« Pour l’amour du Ciel, l’ami !

— Ce n’est que moi, Bulgar. Inutile d’avoir une telle frousse, capitaine. Ce n’est que Bulgar.

— Fichez-moi la paix », j’ai dit. Et je lui ai fait signe de débarrasser le plancher.

« Non. Attendez, capitaine. S’il vous plaît, attendez. »

Il m’a agrippé le bras, m’empêchant de poursuivre mon chemin. Je me suis arrêté et retourné vers lui, tremblant de colère et de surprise.

Bulgar, le coenfiché de Roacher, était un petit homme affable, à la voix douce, à la bouche large, au teint olivâtre, avec de grands yeux tristes. Roacher et lui sillonnaient les cieux ensemble depuis un temps qui remontait à bien avant ma naissance. Ils se complétaient l’un l’autre. Là où Roacher était petit et dur, comme un fruit qui aurait été laissé à sécher au soleil cent années durant, son coenfiché, Bulgar, était petit et tendre, avec quelque chose de charnu et d’appétissant dans son apparence. Ensemble ils formaient un être complet, un tout incontestable : je les imaginais facilement tous les deux dans leur couchette, branchés l’un à l’autre, une personne en deux corps, unis de façon encore plus intime que Vox et moi l’avions été.

Non sans peine, je me suis redonné une contenance. J’ai dit d’une voix ferme : « Qu’y a-t-il, Bulgar ?

— Est-ce que nous pouvons parler une minute, capitaine ?

— Nous sommes en train de parler. Qu’est-ce que vous, me voulez ?

— Cette matrice en liberté, mon capitaine. »

Ma réaction a dû être plus forte qu’il ne s’y attendait. Ses yeux se sont agrandis et il a fait un ou deux pas en arrière.

Humectant ses lèvres, il a poursuivi : « On se demandait, capitaine… on se demandait comment se passe la recherche… si vous aviez une idée de l’endroit où pourrait être la matrice… »

Sèchement : « Qui ça on, Bulgar ?

— Les hommes. Roacher. Moi. Quelques autres. Surtout Roacher, mon capitaine.

— Ah. Ainsi Roacher veut savoir où est la matrice. »

Le petit homme s’est rapproché. Il m’a dévisagé comme s’il cherchait Vox derrière le masque de mon visage soigneusement dépourvu d’expression. Savait-il ? Savaient-ils tous ? J’ai eu envie de crier : Elle n’est plus là, elle est partie, elle m’a quitté, elle s’est enfuie dans l’espace. Mais apparemment ce qui troublait Roacher et ses compagnons était quelque chose d’autre que la possibilité que Vox se soit réfugiée en moi.

Le ton de Bulgar était doux, insinuant, préoccupé. « Roacher est très inquiet, capitaine. Il s’est déjà trouvé sur des vaisseaux avec des matrices en liberté. Il sait quels ennuis elles peuvent causer. Il est vraiment inquiet, capitaine. Je suis obligé de vous le dire. Je ne l’ai jamais vu aussi inquiet.

— Qu’est-ce qu’il croit que la matrice va lui faire ?

— Il a peur de se faire coiffer.

— Coiffer ?

— Peur que la matrice ne pénètre dans sa tête par sa prise. Ne se mêle à son cerveau. C’est déjà arrivé, capitaine.

— Et pourquoi ça arriverait à Roacher, de préférence à tous les autres hommes à bord ? Pourquoi pas à vous ? Pourquoi pas à Pedregal ? Ou à Rio de Rio ? Ou à un autre passager ? » J’ai respiré un grand coup. « Pourquoi pas à moi, tant qu’on y est ?

— Il veut juste savoir où en est la situation avec la matrice, mon capitaine. Si vous avez quelque idée de l’endroit où elle peut se trouver. Si vous avez pu la piéger. »

Il y avait quelque chose d’étrange dans les yeux de Bulgar. Je me suis mis à penser que l’on était encore en train de me mettre à l’épreuve. Cette prétendue terreur qu’avait Roacher d’être infiltré et possédé par la matrice en vadrouille n’était peut-être qu’un moyen détourné de découvrir si la chose ne m’était pas déjà arrivée.

« Dites-lui qu’elle s’est en allée, j’ai répondu.

— En allée, capitaine ?

— En allée. Évanouie. Elle n’est plus nulle part sur le vaisseau. Dites-lui cela, Bulgar. Il n’a plus à avoir peur que cette fille se faufile par sa précieuse prise.

Cette fille ?

— Oui, il s’agit d’une matrice féminine. Mais ça n’a plus d’importance. Elle s’est en allée. Vous pouvez lui dire ça. Évadée. Enfuie dans les cieux. L’alerte est terminée. » Je lui ai lancé un regard noir. Il me tardait d’être débarrassé de lui, de me retrouver seul pour me repaître de mon nouveau chagrin. « Ne devriez-vous pas regagner votre poste, Bulgar ? »

Me croyait-il ? Ou pensait-il que j’avais bricolé un mauvais mensonge pour couvrir ma complicité dans l’absence prolongée de la matrice ? Pas moyen de le savoir. Bulgar m’a gratifié d’une petite courbette et a commencé à reculer.

« Bien, mon capitaine, a-t-il dit. Merci, mon capitaine. Je lui dirai, mon capitaine. »

Il s’est retiré dans l’ombre. J’ai poursuivi ma route vers les niveaux supérieurs.

J’ai croisé Katkat sur mon chemin et, peu après, Raebuck. Ils m’ont regardé sans dire un mot. Il y avait du reproche mais aussi un petit quelque chose de presque affectueux dans l’expression de Katkat, mais le regard glacé, mauvais, de Raebuck m’a presque fait défaillir. Chacun à sa manière disait : Coupable, coupable, coupable. Mais de quoi ?

Avant j’imaginais que chaque personne que je rencontrais à bord était capable de dire au premier coup d’œil que j’abritais la fugitive, et se contentait d’attendre que je me trahisse à la suite de quelque faux pas. À présent, c’était l’inverse. Ils me regardaient et je me disais qu’ils pensaient : Il est tout seul ici, il n’a absolument personne d’autre que lui, et j’avais un mouvement de recul, honteux de ma solitude. Je savais que c’était le seuil de la folie. J’étais surmené, exténué, peut-être avait-ce été une faute d’aller marcher une seconde fois dans les étoiles, si tôt après la première. J’avais besoin de me reposer. J’avais besoin de me cacher.

Je me suis mis à souhaiter qu’il y ait quelqu’un à bord de l’Épée-d’Orion avec qui je pourrais discuter de tout cela. Mais qui ? Roacher ? Jason 612 ? J’étais totalement isolé ici. La seule personne à qui je pouvais parler sur ce vaisseau était Vox. Et elle était partie.

Dans la sécurité de ma cabine je me suis branché sur l’unité médicale et me suis offert dix minutes de purge mentale. Ça m’a fait du bien. Les peurs fantômes et l’embrouillamini de doutes qui avaient pris possession de moi ont commencé à refluer.

J’ai affiché le livre de bord et parcouru la liste de mes tâches de capitaine, telles qu’elles se présentaient, pour le reste de la journée. Nous approchions d’un point de rotation, un de ces nœuds énergétiques situé à équidistance de l’autre côté des cieux qu’un vaisseau en déplacement doit saisir et utiliser pour se propulser à travers le secteur suivant de l’univers. L’acquisition de cet effet catapulte s’accomplit automatiquement mais, au moins en théorie, la responsabilité du succès de la manœuvre incombe au capitaine : je devais donner les ordres, je devais surveiller le processus de son amorce à son achèvement.

Mais j’avais encore du temps devant moi pour cela.

J’ai accédé à Henry Henry 49, qui était l’intelligence de service, et j’ai demandé un bilan de la situation en ce qui concernait la matrice.

« Aucun changement, mon commandant, a aussitôt annoncé l’intelligence.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Les efforts pour retrouver sa trace se poursuivent conformément aux ordres donnés, mon commandant. Mais nous n’avons pu localiser la matrice portée disparue.

— Aucune piste ? Pas le moindre indice ?

— Aucune information, mon commandant. Il n’y a rigoureusement aucun moyen d’isoler la minuscule vibration électromagnétique d’une matrice en liberté du bruit de fond formé par l’ensemble du système électrique du vaisseau. »

Je voulais bien le croire. Jason 612 m’avait expliqué cela presque dans les mêmes termes.

J’ai dit : « J’ai des raisons de croire que la matrice n’est plus sur le vaisseau, Henry Henry 49.

— Vraiment, mon commandant ? » a fait l’intelligence de son ton habituel, détaché, à demi moqueur.

« Vraiment. Après un examen attentif de la situation, mon opinion est que la matrice a quitté le vaisseau au début de la journée et que l’on n’entendra plus parler d’elle.

— Dois-je enregistrer cela comme une position officielle, mon commandant ?

— Enregistrez.

— C’est fait, mon commandant.

— En conséquence de quoi, Henry Henry 49, vous pouvez tout de suite mettre fin à la procédure de recherche et clore le dossier. Nous porterons une matrice à notre débit et la comptabilité du Service arrangera ça plus tard.

— Très bien, mon commandant.

— Découplage », j’ai ordonné à l’intelligence.

Henry Henry 49 est parti. Je suis resté tranquillement au milieu des splendeurs de ma cabine, repensant à ma marche dans les étoiles et revivant cette impression d’harmonie, d’amour, d’unité avec les mondes célestes, qui s’était emparée de moi tandis que Vox et moi dérivions sur le sein du Grand Large. Et éprouvant une fois de plus le déchirant sentiment de perte qui me travaillait depuis que Vox s’était séparée de moi. Sous peu, il allait falloir que je me lève pour me rendre au centre de commandement et accomplir les mouvements qu’impliquait la surveillance de l’acquisition de l’effet catapulte ; mais pour l’instant, pas question de bouger de l’endroit où j’étais, immobile, silencieux, l’œil fixé sur le cœur de ma solitude.

« Je ne suis pas partie », a dit, de façon tout à fait inattendue, une voix tranquille.

Ce fut comme si j’avais reçu un coup de poing au-dessous du cœur. Il m’a fallu un moment avant d’être en mesure de parler.

« Vox ? j’ai dit enfin. Où êtes-vous, Vox ?

— Ici même.

— Où ça ?

— En vous. Je ne vous ai jamais quitté.

— Vous ne m’avez jamais…

— Vous m’avez bouleversée. J’ai éprouvé le besoin de rester cachée quelque temps.

— Vous saviez que j’essayais de vous trouver ?

— Oui. »

Mes joues ont pris des couleurs. Un flot de colère a déferlé dans mes veines. Je me suis senti transformé en brasier.

« Vous saviez ce que j’éprouvais, quand vous… quand il semblait que vous n’étiez plus là ?

— Oui », a-t-elle dit encore plus doucement, après avoir marqué un temps.

Je me suis efforcé de retrouver mon calme. Je me suis dit qu’elle ne me devait rien, sauf peut-être sa reconnaissance pour l’abri que je lui offrais, et que la souffrance qu’elle m’avait causée en se réfugiant dans le silence ne la regardait pas. Je me suis rappelé aussi qu’elle était une enfant, turbulente et indisciplinée.

Au bout d’un petit moment j’ai dit : « Vous m’avez manqué. Vous m’avez manqué plus que je ne saurais le dire.

— J’en suis désolée. » Petite note de repentir dans sa voix, mais rien d’excessif. « Il fallait que je disparaisse pour un temps. Vous m’avez bouleversée, Adam.

— En vous demandant de me montrer comment vous étiez ?

— Oui.

— Je ne comprends pas pourquoi ça vous dérange tellement.

— Inutile de chercher à comprendre. Ça ne fait rien à présent. Vous pouvez me voir si ça vous chante. Vous en avez toujours envie ? Là. C’est moi. C’est ce que j’étais. Si ça vous dégoûte, n’en rejetez pas la faute sur moi. D’accord ? D’accord, Adam ? Tenez. Regardez. Me voici. »

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