CHANT XX

Le désir lutte mal contre un désir meilleur [208]:

ainsi, contre mon goût, pour lui faire plaisir,

je dus tirer de l’eau l’éponge insatisfaite:


je partis; et mon guide avançait en cherchant

les endroits dégagés, le long de la falaise,

comme on va sur les murs en collant aux créneaux,


car les gens qui là-bas distillent goutte à goutte

par les yeux tout le mal qui règne sur le monde,

s’approchaient trop du bord qui regarde au-dehors.


Que maudite sois-tu, louve antique, qui fais,

seule, plus de dégâts que tout autre animal,

vouée aux profondeurs de ta faim infinie!


Et toi, ciel, dont le cours paraît nous indiquer

qu’il transforme ici-bas notre condition,

quand donc viendra celui qui doit l’exterminer? [209]


Ainsi, nous avancions à pas lents et comptés,

et je prêtais l’oreille aux ombres, dont montaient

tristement jusqu’à nous les pleurs et les soupirs.


J’entendis par hasard quelqu’un qui, devant nous,

clamait: «Douce Marie!» au milieu de ses larmes,

comme une bonne femme sur le point d’accoucher,


et puis il poursuivait: «Ta pauvreté fut telle,

qu’on peut la reconnaître au gîte dans lequel

tu vins te délivrer de ton fardeau sacré.»


Ensuite j’entendis: «Brave Fabricius,

qui préféras avoir pauvreté vertueuse

plutôt que de grands biens enveloppés de vice!» [210]


Le ton de ces propos me paraissait si doux,

que je me rapprochai pour mieux me renseigner

sur l’âme qui semblait les avoir prononcés.


Cependant celle-ci parlait de la largesse

faite par Nicolas aux pauvres jeunes filles,

pour guider leur jeunesse au sentier de l’honneur [211].


«Âme, lui dis-je alors, qui sais si bien parler,

dis-moi, qui donc es-tu? pourquoi restes-tu seule

à répéter ici de si dignes louanges?


Sache que tes propos auront pour récompense,

si je reviens chez moi, parfaire le voyage

de cette brève vie où tout tend vers la fin.»


«Je répondrai, non pas pour espérer, dit-elle,

quelque soulagement de là-bas, mais à cause

de la grâce qui brille avant ta mort en toi.


C’est moi qui fus le tronc de la mauvaise plante

qui se répand si loin en terre des chrétiens,

qu’on n’y peut presque plus recueillir de beaux fruits.


Pourtant, si ceux de Gand, Lille, Bruges et Douai

le pouvaient, tout de suite ils en prendraient vengeance:

c’est ce que je demande à Dieu qui juge tout.


Le monde m’a connu comme Hugues Capet;

et de moi sont issus les Louis, les Philippe

qui régnèrent en France pendant ces temps derniers.


J’avais été le fils d’un boucher de Paris [212];

lorsque des rois anciens la race fut éteinte,

et que le tout dernier fut réduit à la bure [213],


je me suis vu soudain tenant en main le frein

qui régit le royaume; et ce nouvel acquêt

me rendit si puissant et bien pourvu d’amis,


que la couronne veuve à la fin fut posée

sur le front de mon fils [214], qui fut ainsi le tronc

du lignage sacré de tous ceux d’aujourd’hui.


Jusqu’à la grande dot du pays de Provence [215],

où ma race a perdu tout reste de pudeur,

elle valait bien peu, mais ne fit point de mal.


C’est là qu’ont commencé, par la force et la fraude,

ses pillages premiers; et puis, pieusement,

elle rafla Ponthieu, Gascogne et Normandie [216].


Charles en Italie, aussi pieusement,

supprima Corradin [217]; à la suite de quoi

il envoya Thomas au Ciel, pieusement [218].


Je vois venir le temps, qui ne tardera guère

et qui fera sortir de France un autre Charles,

qui fera mieux connaître et lui-même et les siens [219].


Il partira sans arme, avec la seule lance

dont s’est servi Judas, et l’usera si bien

qu’il fera de Florence un cadavre éventré.


Il n’y gagnera pas par ces hauts faits des terres,

mais opprobre et péché, d’autant plus lourds pour lui,

qu’il fera peu de cas de ce genre de fautes.


L’autre, pris sur les nefs et depuis racheté,

je le vois marchander sa fille et puis la vendre [220],

comme fait le corsaire avec ses prisonniers.


Que pourrais-tu nous faire, Avarice, de plus,

après avoir si bien avili tous les miens,

que de leur propre chair ils ont perdu le soin?


Pour que le mal futur ou fait paraisse moindre,

je vois la fleur de lis entrer dans Anagni

et faire prisonnier le Christ en son vicaire [221].


Je le vois à nouveau soumis aux moqueries;

je vois renouveler le vinaigre et le fiel;

je le vois mettre à mort, où les larrons sont saufs.


Ce Pilate nouveau, je le vois si cruel

qu’il n’en est pas content et pousse jusqu’au Temple,

sans jugement, la nef de sa cupidité [222].


Quand aurai-je, ô Seigneur, la consolation

de voir le châtiment qui, loin de nos regards,

dans tes intentions radoucit ta colère?


Quant à ce que j’ai dit de cette unique Épouse

de l’Esprit sacro-saint, qui t’a fait retourner

vers moi, pour recevoir quelque explication,


ce répons-là revient dans toutes nos prières,

tant que dure le jour; mais lorsque la nuit tombe,

à sa place on choisit des exemples contraires.


Lors, de Pygmalion nous répétons le nom,

qui, dans sa soif de l’or toujours inextinguible,

est devenu voleur et traître et parricide [223];


ainsi que le malheur de l’avare Midas,

qui fut le résultat d’un désir trop goulu,

dont on se moquera toujours à juste titre.


Ensuite, nous citons l’aveuglement d’Acham,

qui vola le butin, faisant que Josué

jusqu’ici le poursuit des rais de sa colère [224].


Nous accusons aussi Saphire et son mari [225],

louant les coups de pied eus par Héliodore [226];

du vil Polymnestor, qui tua Polydore [227],


l’horrible trahison fait tout le tour du mont:

et nous crions en chœur, pour terminer: «Crassus,

dis-le, toi qui le sais, quel est le goût de l’or?» [228]


Parfois, l’un parle haut et l’autre parle bas,

selon notre penchant qui nous pousse à marcher

tantôt plus doucement et tantôt à grands pas.


Ainsi, je n’étais pas le seul à réciter

le bien qu’on dit de jour; mais là, tout près de moi,

nul autre n’élevait en ce moment la voix.»


Nous étions depuis peu partis de cet endroit,

et nous nous efforcions d’arriver aussi loin

que notre résistance allait nous le permettre,


quand je sentis soudain la montagne trembler

comme un roc qui s’écroule, et une sueur froide

qui m’envahit, pareille aux affres de la mort.


Délos ne subit pas de plus fortes secousses

avant d’avoir servi de refuge à Latone [229],

lorsqu’elle mit au monde les deux yeux de la voûte.


Ensuite un cri jaillit de toutes parts, si fort

que mon maître crut bon de s’approcher de moi,

me disant: «Ne crains rien, tant que je t’accompagne!»


On chantait Gloria in excelsis Deo

de partout, à juger par les âmes plus proches

dont j’avais le moyen d’entendre les paroles.


Nous restions sans bouger, suspendus à ce chant,

pareils à ces bergers, les premiers à l’entendre [230],

tout le temps qu’ont duré la secousse et le chant.


Puis nous avons repris le saint pèlerinage,

regardant les esprits qui gisaient sur le sol

et renouaient déjà leur plainte habituelle.


Je n’ai jamais senti plus fort mon ignorance,

qui faisait croître en moi le désir de comprendre

(si pourtant en ce point ne faillit ma mémoire),


que je la crus alors sentir dans ma pensée;

la hâte m’empêchait d’interroger quelqu’un,

et je ne pouvais rien comprendre par moi-même,


et j’avançais, absent, plongé dans mes pensers.

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