«Tu ne dois regarder ni cette gale sèche
qui décolore ainsi ma peau, me disait-il,
ni ce reste de chair qui traîne encor sur moi;
mais parle-moi de toi; dis-moi qui sont aussi
ces deux ombres là-bas, qui te font compagnie;
et ne t’éloigne pas sans m’avoir tout conté!»
«Ta face, que ta mort m’avait tant fait pleurer,
me cause maintenant presque autant de chagrin,
lui répondis-je alors, à la voir si tordue.
Dis, pour l’amour de Dieu, qui te l’effeuille ainsi?
Dissipe ma surprise avant que je ne parle,
car on s’explique mal, si l’esprit est ailleurs.»
«Le vouloir éternel, me dit-il, a placé
dans l’arbre et dans les eaux qui restent en arrière
une vertu qui fait que je m’étire ainsi.
Toutes ces ombres-ci, qui chantent en pleurant
pour avoir trop suivi les plaisirs de la bouche,
par la faim et la soif deviennent enfin pures.
L’appétit de manger et de boire s’excite
au parfum dégagé par l’arbre et le fil d’eau
qui se fraie un chemin d’en haut, parmi les feuilles.
Et c’est plus d’une fois que nous faisons le tour
de l’endroit que tu vois, qui rafraîchit nos peines;
cependant, je dis peine et devrais dire joie,
car le même désir nous conduit vers cet arbre,
qui portait autrefois le Christ à dire: «Eli!»
lorsqu’il nous racheta, joyeux, avec son sang.»
«Depuis ce jour, Forèse, où tu laissas le monde,
lui répondis-je alors, pour un monde meilleur,
il ne s’est pas encore écoulé cinq années.
Mais puisque tu perdis le pouvoir de pécher
avant que l’heure vînt de la bonne douleur
qui refait l’union de notre âme avec Dieu,
comment es-tu monté jusqu’ici? Je pensais
que tu serais encore à l’étage d’en bas,
où le temps de l’erreur se paie avec le temps.» [254]
«C’est que je fus aidé, telle fut sa réponse,
à déguster la douce absinthe de la peine
par tous les pleurs versés par ma bonne Nella [255].
Ses larmes, ses soupirs, ses dévotes prières
m’ont tiré de la côte où les âmes attendent,
m’évitant le séjour dans les cercles suivants.
Elle est d’autant plus chère au Ciel et plus aimée,
ma veuve que jadis j’aimais si tendrement,
qu’aux bonnes actions elle a moins de compagnes,
puisque la Barbagia de Sardaigne possède [256]
plus de femmes sachant ce que c’est que pudeur,
que l’autre Barbagia qui la garde à présent.
Doux frère, que veux-tu que je te dise encore?
Je crois apercevoir déjà ce temps futur
(et l’heure d’aujourd’hui n’en est pas bien lointaine)
où du haut de la chaire il faudra prohiber
aux femmes sans pudeur qui remplissent Florence
de s’en aller montrant leur sein à tout venant.
Dis-moi, quelle barbare ou quelle Sarrasine
fallut-il menacer, pour la faire habiller,
de quelque châtiment, spirituel ou non?
Mais si ces femmes-là pouvaient imaginer
ce que le Ciel prépare à leur intention,
on les verrait déjà hurler à pleine bouche.
Car, si de l’avenir je vois bien les mystères,
avant que de l’enfant que l’on berce aujourd’hui
s’emplume le menton, elles seront damnées.
Mon frère, maintenant ne me cache plus rien!
Vois, je ne suis pas seul, puisque tous ces esprits
regardent le soleil que ton corps intercepte.»
Je répondis alors: «Si tu gardes mémoire
de tout ce que jadis nous fûmes l’un pour l’autre [257],
le souvenir lui-même ici nous sera dur.
Celui qui me précède est venu me tirer
de la vie où j’étais, pas plus loin qu’avant-hier
(lui montrant le soleil), lorsque vous vîtes pleine
la sœur de celui-ci. C’est lui qui m’a conduit
dans la profonde nuit des véritables morts,
et j’ai partout suivi ses pas avec ma chair.
Ensuite, ses conseils m’ont mené vers le haut,
où j’ai fait la montée et le tour de ce mont
qui vous redresse, vous que le monde a tordus.
Il m’a dit qu’il voulait me tenir compagnie
jusqu’à ce que j’arrive où reste Béatrice;
ensuite il me faudra me séparer de lui.
C’est de lui que je sais tout cela, c’est Virgile,
dis-je en montrant du doigt; quant à l’autre, c’est l’ombre
pour qui votre royaume, en le laissant partir,
avait tremblé si fort, l’instant d’auparavant.»