8 Le Dragon Réincarné

Les jambes raides et les nerfs à vif, Rand marchait aux côtés du Champion.

Affronter la tourmente debout…

Facile à dire pour Lan, qui n’avait pas été convoqué par la Chaire d’Amyrlin. La vie devait paraître bien souriante, quand on ne craignait pas d’être apaisé avant le coucher du soleil – voire exécuté, pour ce qu’il en savait. Comme s’il avait quelque chose coincé en travers de la gorge, Rand tentait de déglutir, mais il n’y avait pas moyen.

Les couloirs grouillaient de monde. Des domestiques allaient et venaient au gré de leurs corvées matinales, croisant des guerriers toujours en tenue de repos mais armés jusqu’aux dents… Quelques jeunes garçons, équipés de petites épées d’exercice, accompagnaient leurs aînés et imitaient leur façon de marcher. Il ne restait plus de traces des combats de la veille, mais tous les résidants de la forteresse, y compris les enfants, restaient sur le qui-vive. Tels des chats à l’affût d’une bande de rats, les défenseurs semblaient être prêts à bondir au moindre événement suspect.

Quand ils le croisèrent, Ingtar jeta à Lan et à Rand un regard étrange, presque tourmenté, puis il ouvrit la bouche, mais se ravisa et continua son chemin en silence. Kajin, un grand guerrier mince au teint cireux, se tapa du poing sur le cœur et cria :

Tai’shar Malkier ! Tai’shar Manetheren !

Le sang pur du Malkier… Le sang pur de Manetheren…

Par la Lumière ! pourquoi a-t-il dit ça ? se demanda Rand, épouvanté. Allons, ne sois pas stupide… Ici, tout le monde a entendu parler de Manetheren. Dès qu’il est question de bataille, ces gens connaissent toutes les anciennes histoires. Bon sang ! il faut que je me contrôle un peu !

Lan leva un poing et répondit au salut rituel :

Tai’shar Shienar !

S’il courait assez vite, Rand avait une chance de se fondre dans la foule, de gagner les écuries et…

De me retrouver poursuivi par une meute de chasseurs !

S’il ne se reprenait pas, la tension finirait par lui jouer un mauvais tour…

Aux abords des quartiers des femmes, Lan cria soudain :

— Le Chat qui Traverse la Cour !

D’instinct, Rand adopta la démarche que lui avait enseignée le Champion. Le dos bien droit, certes, mais les muscles détendus, comme s’il pendait au bout d’un fil accroché au sommet de son crâne. Une façon de flâner, en quelque sorte, mais avec un rien d’arrogance – en tout cas, en manifestant une assurance que Rand n’éprouvait pas du tout. Par bonheur, il n’eut pas le loisir de s’appesantir sur la question, car Lan et lui, marchant exactement au même pas, arrivèrent en vue de l’entrée des quartiers des femmes.

Les résidantes qui montaient la garde regardèrent approcher les deux hommes sans s’inquiéter outre mesure. Assises devant des lutrins, certaines de ces femmes consultaient des grands-livres comptables, y ajoutant de temps en temps quelque chiffre mystérieux. D’autres tricotaient ou brodaient pour passer le temps. Des dames en robe de soie et des servantes en livrée s’acquittaient de leur mission dans un parfait esprit d’égalité. Sous l’arche d’entrée, les portes étaient ouvertes, et les femmes seules se chargeaient de la surveillance. Il n’y avait pas besoin de précautions supplémentaires. Aucun homme du Shienar n’aurait franchi ces portes sans invitation – en revanche, tous auraient répondu « présent » avec enthousiasme s’il s’était agi de les défendre jusqu’à la mort.

Des remontées acides apprirent à Rand que son estomac se rebellait.

Dès qu’elles auront vu nos épées, elles nous interdiront d’entrer, c’est sûr ! Mais pourquoi m’en plaindrais-je ? C’est ce que je veux, non ? Si on nous éjecte, j’aurai peut-être l’occasion de filer. À condition que ces dames n’ameutent pas la garde…

Rand s’accrocha à la démarche du Chat qui Traverse la Cour, un peu comme on s’accroche à un morceau de bois flotté lors d’un naufrage. S’il ne s’était pas concentré sur chaque pas, rien au monde n’aurait pu l’empêcher de tourner les talons et de détaler comme un lapin.

Une des dames d’Amalisa, Nisura, une brune au visage rond, posa sa broderie et se leva. Dès qu’elle aperçut les épées, elle eut une moue contrariée, mais elle n’émit aucun commentaire. Se détournant de leurs occupations, toutes les femmes levèrent les yeux, attentives et silencieuses.

— Honneur à vous deux, dit Nisura en inclinant très légèrement la tête.

Elle regarda Rand, mais si brièvement qu’il se demanda s’il n’avait pas rêvé. « La Chaire d’Amyrlin veut te voir », avait dit Perrin. Eh bien, à l’évidence, tout le monde le savait !

Sur un signe de Nisura, deux autres femmes – des dames, pas des servantes, décidément, on les couvrait d’honneurs – s’avancèrent afin d’escorter les visiteurs. S’inclinant un peu plus bas que Nisura – mais à peine – elles indiquèrent aux mâles de franchir l’arche. Après avoir jeté un rapide coup d’œil à Rand, elles aussi évitèrent de reposer les yeux sur lui.

Nous cherchaient-elles tous les trois, ou en avaient-elles juste après moi ? Mais que voudraient-elles à Mat et à Perrin ?

Une fois à l’intérieur, les choses se passèrent exactement comme Rand l’attendait. Deux hommes dans les quartiers des femmes, où on n’en voyait presque jamais, ne pouvaient qu’attirer l’attention. Les épées firent se plisser plus d’un front, mais aucune résidante ne s’autorisa un commentaire. À haute voix, en tout cas, car les murmures allaient bon train, bien trop bas pour qu’on puisse les comprendre. S’en fichant comme d’une guigne, Lan avançait comme s’il ne s’apercevait de rien. Beaucoup moins déterminé, Rand suivait leurs deux guides en regrettant de ne pas avoir l’ouïe plus fine.

Trois Aes Sedai montaient la garde devant les appartements de la Chaire d’Amyrlin. La plus grande de toutes, Leane, arborait son grand sceptre à la pointe en forme de flamme. S’il ne connaissait pas les deux autres Aes Sedai, Rand les situa grâce aux franges de leur châle : une sœur blanche et une sœur jaune. Leur visage lui disait quelque chose, et il comprit vite pourquoi. Lors de sa folle équipée, il était passé devant elles, sa lame au poing. L’air soupçonneux, elles le lorgnaient d’ailleurs en plissant le front, les lèvres étirées en une moue dubitative.

Leane avisa Rand et eut un sourire en coin.

— Qui amènes-tu aujourd’hui à la Chaire d’Amyrlin, Lan Gaidin ? Un jeune lion ? Il vaudrait mieux que les sœurs vertes ne le voient pas, ou il se retrouvera au lit avec l’une d’elles avant d’avoir compris ce qui lui arrive. Tu sais qu’elle aime prendre les hommes au berceau…

Rand se demanda s’il était possible de transpirer de l’intérieur. Parce que c’était exactement l’impression qu’il avait. Il voulut regarder Lan, mais il se souvint que c’était proscrit par le Champion lui-même.

— Je suis Rand al’Thor, fils de Tam al’Thor et originaire de Deux-Rivières, un lieu jadis connu sous le nom de Manetheren. Leane Sedai, je suis ici parce que la Chaire d’Amyrlin m’a convoqué.

Le jeune homme fut très surpris que sa voix n’ait pas tremblé un seul instant.

Le sourire de Leane se volatilisa.

— Ce garçon est censé être un berger, Lan Gaidin ? Ce matin, il était beaucoup moins sûr de lui.

— C’est un homme, Leane Sedai, rien de plus ou de moins. Nous sommes ce que nous sommes, voilà tout…

L’Aes Sedai hocha pensivement la tête.

— Chaque jour, le monde devient un peu plus étrange. À ce rythme-là, le forgeron portera une couronne et nous répondra en Haut Chant… Bon, attendez ici…

Elle entra afin d’aller prévenir la Chaire d’Amyrlin de l’arrivée des deux « invités ».

Son absence ne dura pas longtemps. Très mal à l’aise sous le regard des deux autres Aes Sedai, Rand tenta de ne pas baisser les yeux, comme Lan le lui avait recommandé. Se rapprochant l’une de l’autre, les deux sœurs tinrent une messe basse.

Que se disent-elles ? Et que savent-elles sur moi ? Par la Lumière ! elles se préparent peut-être à m’apaiser ! C’est ça que voulait dire Lan en parlant d’affronter la tourmente debout ?

Leane revint et fit signe à Rand d’entrer. Lorsque Lan fit mine de suivre le mouvement, elle lui barra le chemin avec son spectre, tenu à l’horizontale comme une lance.

— Pas toi, Lan Gaidin… Moiraine Sedai a une mission pour toi. Ne t’en fais pas, le lionceau sera en sécurité !

Juste avant que la porte se referme dans son dos, Rand entendit le cri de soutien que lui adressa le Champion :

Tai’shar Manetheren !

Rand traversa l’antichambre puis entra avec Leane dans ce qui devait être le salon de la suite royale. Moiraine Sedai était assise d’un côté de la pièce, et une des Aes Sedai marron qu’il avait rencontrées dans le donjon avait pris place du côté opposé. Assise dans un fauteuil, derrière un grand bureau, la Chaire d’Amyrlin attendait sereinement son visiteur. Les rideaux étant à demi tirés, on n’y voyait pas assez bien pour distinguer les traits d’une personne. Rand reconnut pourtant la dirigeante des Aes Sedai qu’il avait aperçue le jour du combat contre les Trollocs et les Myrddraals infiltrés dans la forteresse.

La main gauche sur le pommeau de son arme, Rand mit un genou en terre, prit fermement appui sur le tapis à motifs et inclina poliment la tête.

— Vous m’avez envoyé mander, mère, et je suis venu dès que je l’ai pu. Sachez que je suis prêt, désormais…

— Vraiment ? lança la Chaire d’Amyrlin d’un ton presque amusé. (Si la voix était insouciante, l’expression glaçait les sangs.) Allons, relève-toi et laisse-moi t’examiner en détail.

Rand se redressa et se concentra sur la Chaire d’Amyrlin, la défiant froidement du regard…

— Assieds-toi, mon garçon, dit la Chaire d’Amyrlin en désignant la chaise à dos de cuir placée devant le bureau. Cette séance sera longue, j’en ai peur…

— Merci, mère, souffla Rand en inclinant la tête. (Comme Lan le lui avait dit, il posa la main sur le pommeau de son épée et releva discrètement les yeux.) Je resterai à tes côtés, mère, car le temps de veiller n’est pas révolu.

La Chaire d’Amyrlin soupira d’agacement, puis elle se tourna vers Moiraine :

— Ma fille, l’as-tu confié aux bons soins de Lan ? Tout cela sera encore plus difficile s’il prend un malin plaisir à s’exprimer comme un Champion.

— Mère, Lan a formé tous les garçons… Parce qu’il portait une épée, il a consacré un peu plus de temps à celui-ci.

L’Aes Sedai marron s’agita sur sa chaise.

— Les Gaidins sont des têtes de mule bouffis d’orgueil, mère, mais nous avons besoin d’eux. Je ne serais rien sans Tomas, et tu détesterais perdre Alric… J’ai même entendu quelques sœurs rouges regretter de ne pas avoir de Champion. Et, bien entendu, je ne mentionne même pas la… position… des sœurs vertes.

Les trois Aes Sedai continuèrent leur conversation, ignorant superbement Rand.

— C’est une épée au héron, semble-t-il ? dit la Chaire d’Amyrlin. Comment est-il entré en sa possession, Moiraine ?

— Tam al’Thor a quitté Deux-Rivières alors qu’il était encore adolescent. Il s’est engagé dans l’armée illianienne, pendant la guerre des Capes Blanches et les deux derniers conflits contre Tear. Très vite, il a été promu maître escrimeur et second capitaine des Compagnons. Après la guerre des Aiels, il est revenu chez lui avec une femme originaire de Caemlyn et un bébé de sexe masculin. Si j’avais su tout ça plus tôt, beaucoup de choses auraient été moins dramatiques, mais j’ai appris très récemment cette histoire.

Rand dévisagea Moiraine. Il savait que Tam avait quitté Deux-Rivières, puis y était revenu avec une épouse et la fameuse épée. Mais pour le reste…

Où as-tu appris tout ça, Aes Sedai de malheur ? Pas à Champ d’Emond, sauf si Nynaeve t’a confié des informations qu’elle me cacherait donc depuis toujours. Et le « bébé de sexe masculin » ? Elle aurait pu dire « son fils », puisque c’est bien ce que je suis…

— Contre Tear…, répéta la Chaire d’Amyrlin, songeuse. Durant ces conflits, les torts étaient des deux côtés… Des imbéciles d’hommes plus désireux de s’étriper que de dialoguer. Verin, peux-tu découvrir si cette arme est authentique ?

— C’est très possible, mère…

— Alors, ma fille, prends cette épée et détermine son origine.

Alors que les trois femmes l’avaient complètement oublié, Rand recula de quelques pas, la main serrée sur la poignée de son arme.

— Mon père m’a offert cette épée, lâcha-t-il froidement, et personne ne me l’arrachera impunément.

Après cette noble déclaration, le jeune homme s’avisa que Verin n’avait même pas bougé de son siège.

— Ainsi, dit la Chaire d’Amyrlin, un cœur bat sous cette poitrine ? Et tu as en toi une véritable flamme, pas seulement celle que Lan y a importée ? C’est une bonne chose, car tu en auras besoin.

— Je suis ce que je suis, mère. Et j’affronterai la tourmente debout.

La Chaire d’Amyrlin eut un sourire amer.

— Lan t’a tout communiqué, à ce que je vois… Bon, ouvre en grand tes oreilles, Rand al’Thor. Dans quelques heures, Ingtar et ses hommes partiront à la recherche du Cor de Valère. Ton ami Mat les accompagnera, et je pense que ton autre ami – Perrin, c’est ça ? – ira aussi. Veux-tu partager l’aventure avec eux ?

— Mat et Perrin s’en vont ? s’écria Rand.

Un peu tard, il pensa à ajouter d’un ton respectueux :

— Ils s’en vont vraiment, mère ?

— Tu es informé au sujet de la dague que portait avec lui ton ami ? Cet artefact répugnant a également disparu. Si on ne retrouve pas cette dague, le lien entre elle et Mat ne pourra pas être brisé totalement, et il mourra. Si ça te tente, tu peux partir avec tes deux amis. Si tu préfères séjourner ici, le seigneur Agelmar t’offrira l’hospitalité aussi longtemps que tu voudras. Quant à moi, je m’en irai demain, en compagnie de Moiraine, Nynaeve et Egwene. Donc, si tu restes à Fal Dara, prépare-toi à une longue cure de solitude. Le choix est entre tes mains.

Rand n’en crut pas vraiment ses oreilles.

Je peux faire ce que je veux, c’est bien ce qu’elle vient de dire ? Elle m’a convoqué pour ça ? Mais Mat risque la mort…

Le jeune homme jeta un coup d’œil à Moiraine. Assise bien tranquillement, les mains sur les genoux, elle semblait se ficher comme d’une guigne de ce qu’il entendait faire.

Dans quel sens essaies-tu de me pousser, Aes Sedai ? Si je devine, j’irai dans la direction opposée, tu peux me croire ! Mais si Mat est en danger de mort, pas question de l’abandonner. D’accord, mais comment trouver cette fichue dague ?

— Tu n’es pas obligé de choisir dès maintenant, dit la Chaire d’Amyrlin. (Elle aussi semblait se moquer de ce qu’il déciderait.) Cela dit, il faudra trancher avant le départ d’Ingtar.

— Je l’accompagnerai, mère.

La Chaire d’Amyrlin hocha distraitement la tête.

— J’en prends note… Maintenant, si nous passions aux choses importantes ? Mon garçon, je sais que tu peux canaliser le Pouvoir. Qu’as-tu à me dire sur le sujet ?

Rand en resta bouche bée. Alors qu’il se concentrait sur son angoisse pour Mat, cette façon de sauter du coq à l’âne lui donnait l’impression qu’un château tout entier venait de lui tomber sur la tête. Incapable de puiser dans les instructions de Lan, comme si sa tête s’était soudain vidée de certains souvenirs, il regarda la Chaire d’Amyrlin, la bouche ouverte et les yeux ronds. Se douter qu’elle savait était une chose. En avoir la certitude bouleversait littéralement la donne.

La chef des Aes Sedai s’était penchée en avant dans son fauteuil, attendant la réponse de Rand. Mais il aurait juré qu’elle brûlait d’envie de se radosser à son siège. Qu’avait donc dit Lan ? Si elle avait peur de lui ? Enfin, c’était ridicule ! Une femme pareille, redoutant un berger ?

— Je ne canalise pas vraiment… En tout cas, ça n’a rien de volontaire. Je ne veux plus avoir affaire au Pouvoir. Mère, je ne recommencerai plus, c’est juré !

— Eh bien, c’est une position très sage, commenta la Chaire d’Amyrlin, et en même temps d’une parfaite absurdité. La majorité des gens est incapable de canaliser. Quelques individus très rares peuvent apprendre à le faire, et une poignée de prodiges sont dotés de cette aptitude à la naissance. Tôt ou tard, ils utiliseront le Pouvoir. C’est inévitable, comme pondre des œufs pour une poule. Tu recommenceras, mon garçon, que tu le veuilles ou non. Si tu n’apprends pas à contrôler cette force, tu ne vivras pas assez longtemps pour devenir fou à lier. Le Pouvoir de l’Unique tue ceux qui sont incapables de le maîtriser.

— Et comment suis-je censé apprendre ? demanda Rand.

Moiraine et Verin ne bronchèrent pas, continuant à le regarder fixement.

Des araignées au centre de leur toile…

— Oui, comment ? Moiraine prétend ne rien pouvoir m’enseigner, et j’ignore même par où commencer. De toute façon, ça ne m’intéresse pas, parce que je veux tout lâcher !

— Je ne t’ai pas menti, Rand, dit Moiraine comme s’il s’agissait d’une banale conversation de salon. Ceux qui auraient pu te former – les Aes Sedai mâles – ont été rayés de la surface du monde il y a plus de trois mille ans. Aucun Aes Sedai ne peut t’apprendre à entrer en contact avec le saidin, et le saidar est définitivement hors de ta portée. Un oiseau ne peut pas apprendre le vol à un poisson. Et un poisson n’enseignera jamais la nage à un oiseau.

— J’ai toujours pensé que ce proverbe était idiot, intervint Verin. Il existe des oiseaux plongeurs voire nageurs et, dans la mer des Tempêtes, on voit de très longs poissons au bec aiguisé comme la lame d’une épée – et ceux-là, croyez-le ou non, sont parfaitement capables de voler…

La voix de Verin mourut. Très mal à l’aise, elle sembla rapetisser sous le regard brûlant des deux autres Aes Sedai.

Rand profita de cette diversion pour essayer de se ressaisir. Comme Tam le lui avait appris, il pensa très fort à une flamme et l’alimenta avec ses angoisses, cherchant désespérément à faire naître en lui un vide salvateur.

La flamme grossit tant que son créateur en perdit le contrôle. Quand elle sembla vouloir embraser l’univers entier, elle se dissipa, laissant dans sa traîne une profonde impression de paix. Autour de la bulle de vide, les émotions rôdaient encore comme des vautours, mais le vide ne les laisserait pas envahir de nouveau son âme. Sur cet étang paisible, les sentiments glissaient comme de l’eau sur les plumes d’un canard.

Les Aes Sedai cessèrent de parler entre elles et se concentrèrent de nouveau sur leur invité.

— Pourquoi me parlez-vous ainsi, mère ? Vous devriez vouloir m’apaiser…

La Chaire d’Amyrlin plissa le front et se tourna vers Moiraine :

— C’est Lan qui lui a appris ça ?

— Non, mère, il tient cette technique de Tam al’Thor.

— Alors, pourquoi tant de sollicitude ? insista Rand.

La Chaire d’Amyrlin se tourna vers lui et le regarda droit dans les yeux.

— Parce que tu es le Dragon Réincarné.

Le vide disparut, le monde trembla comme si la terre allait s’ouvrir en deux et tout se mit à tourner autour de Rand. Il invoqua de nouveau la flamme, rappela en lui le vide et parvint à empêcher l’univers de basculer dans la folie.

— Non, mère ! Je peux canaliser le Pouvoir, c’est vrai, mais je ne suis pas Raolin Noir-Fléau, Guaire Amalasan ou Yurian Arc-de-Pierre. Vous pouvez m’apaiser, me tuer ou me laisser partir, mais je ne serai jamais un faux Dragon apprivoisé tenu en laisse par Tar Valon.

Verin en cria d’indignation et la Chaire d’Amyrlin écarquilla ses yeux aux reflets bleus soudain meurtriers. Ces réactions n’affectèrent pas Rand, puisque le vide le protégeait.

— Où as-tu entendu ces noms ? demanda la Chaire d’Amyrlin. Qui t’a dit que Tar Valon a jamais tiré les ficelles d’un seul faux Dragon ?

— Un ami, mère… Un trouvère nommé Thom Merrilin. Il est mort, à présent…

Moiraine soupira d’agacement. Elle affirmait que Thom était bien vivant, mais sans être à même de le prouver. Comment un homme pouvait-il survivre à un corps à corps contre un Blafard ?

Repoussée par le vide, cette question mourut presque instantanément dans l’esprit de Rand.

— Tu n’es pas un faux Dragon, dit la Chaire d’Amyrlin. Nous avons devant nous le Dragon Réincarné.

— Mère, je ne suis qu’un berger de Deux-Rivières.

— Ma fille, raconte-lui l’histoire… Une vraie histoire, mon garçon. Surtout, écoute bien.

Moiraine obéit. Rand ne quitta pas la Chaire d’Amyrlin des yeux, mais ça ne l’empêcha pas d’entendre.

— Il y a une vingtaine d’années, les Aiels ont traversé la Colonne Vertébrale du Monde, autrement dit le Mur du Dragon, pour la première fois de mémoire d’homme. Ils déferlèrent sur le Cairhien, écrasèrent toutes les armées qui tentèrent de les arrêter et finirent par raser jusqu’à la cité de Cairhien. Ensuite, ils prirent le chemin de Tar Valon, se battant pour chaque pouce de terrain gagné. En plein hiver, tout était recouvert de neige, mais, pour un Aiel, le froid ou la chaleur ne sont jamais des obstacles. La bataille finale, la dernière qui eût de l’importance, se déroula devant les Murs Scintillants, à l’ombre du pic du Dragon. Au terme de trois jours et trois nuits de combat, les Aiels furent repoussés. Ou plutôt ils se retirèrent, car ils avaient accompli la mission qu’ils s’étaient assignée : tuer le roi Laman du Cairhien pour le punir de ses péchés envers l’Arbre. C’est là que commence mon histoire, Rand. Et la tienne.

La voix de Tam retentit de nouveau dans la tête du jeune berger.

« Ils déferlent du Mur du Dragon comme un raz-de-marée. Sur leur passage, la terre s’imbibe de sang. Combien d’hommes devront mourir pour expier la faute de Laman ? »

Blessé et brûlant de fièvre, le père de Rand avait déliré, évoquant un passé dont son fils n’avait jamais entendu parler.

— À cette époque, continua Moiraine, je comptais parmi les Acceptées, comme notre mère, la Chaire d’Amyrlin. Peu avant de prononcer nos vœux, on nous désigna pour tenir lieu de dames de compagnie à la Chaire d’Amyrlin d’alors. Gitara Moroso, sa Gardienne des Chroniques, était également présente. Toutes les autres sœurs de Tar Valon, même les rouges, avaient quitté la Tour Blanche pour aller s’occuper des innombrables blessés.

» À l’aube, alors que le feu, dans la cheminée, ne parvenait plus à vaincre le froid, la neige cessa enfin de tomber. Dans les appartements de la Chaire d’Amyrlin, au cœur même de la Tour Blanche, nous sentions la fumée qui montait des villages incendiés pendant la bataille.

« … Les batailles sont toujours brûlantes, même dans la neige… La sueur est chaude comme le sang… Seule la mort est glaciale. »

La voix de Tam s’attaquait au vide intérieur de Rand, menaçant de le réduire en lambeaux. Le calme n’était plus qu’une façade derrière laquelle la solide construction de toute une jeune vie risquait à tout instant de s’écrouler.

La Chaire d’Amyrlin dévisagea le jeune homme, qui se sentit fondre sous son regard brûlant.

— Il délirait à cause de la fièvre…, souffla Rand. (Il haussa le ton.) Mon nom est Rand al’Thor. Je suis un berger fils de Tam al’Thor et…

Moiraine s’était tue un instant pour le laisser parler, mais elle reprit le fil de son récit :

Le Cycle de Karaethon, autrement dit les Prophéties du Dragon, annonce que le Dragon renaîtra sur les pentes du pic du Dragon, là où il est mort au temps de la Dislocation du Monde. Gitara Sedai avait par intermittence un don de voyance. Elle était très vieille, avec des cheveux plus blancs que la neige, mais, quand il se manifestait, son pouvoir était très puissant. Alors que la lumière de l’aube qui filtrait des fenêtres devenait de plus en plus claire, au moment où je tendais une tasse d’infusion à Gitara Sedai, la Chaire d’Amyrlin me demanda s’il y avait des nouvelles du front. Gitara se leva soudain d’un bond, les membres tétanisés, et écarquilla les yeux d’horreur comme si elle venait de les baisser sur la Fosse de la Perdition, au cœur du mont Shayol Ghul. Puis elle s’écria : « Il renaît ! Je le sens… Le Dragon prend sa première inspiration sur les pentes du pic du Dragon ! Il vient à nous ! Que la Lumière nous aide, il vient à nous ! Que la Lumière ait pitié du monde ! Gisant dans la neige, il crie plus fort que le tonnerre. Brûlant comme le soleil, voilà ce qu’il est ! »

» Sur ces mots, elle s’est écroulée dans mes bras, raide morte.

« Le versant de la montagne… unique endroit qui ne puait pas la mort… Je fuyais l’odeur et la vue des cadavres… entendu les pleurs d’un bébé… »

Rand tenta de nouveau de conjurer la voix de Tam. Mais le vide résistait de moins en moins bien.

— Je suis né sur le territoire de Deux-Rivières.

Le bébé était déjà bleu de froid. Aurait dû mourir aussi… Mais il pleurait dans la neige… Comment l’abandonner ?

— La fièvre… il délirait !

« Nous n’avions pas d’enfants… et tu en voulais un, je le savais… Kari, je suis sûr que tu l’aimeras… »

Rand détourna le regard de la Chaire d’Amyrlin, puis il se concentra sur ce qui lui restait de vide et de calme. La partie était perdue d’avance, il le savait, mais il ne pouvait pas renoncer à…

« Oui, ma chérie, Rand est un très joli nom. Un bon prénom pour un gentil petit gars… »

— Je suis Rand al’Thor !

Une ultime protestation, pour la gloire…

— Nous sûmes ainsi que le Dragon s’était réincarné, continua Moiraine. La Chaire d’Amyrlin nous fit jurer le secret, car elle savait que beaucoup de sœurs ne verraient pas la Réincarnation de la bonne façon. Elle nous ordonna aussi de chercher le bébé. Mais il y avait tant d’orphelins à l’issue de la bataille ! Nous entendîmes quand même l’histoire d’un homme qui avait trouvé un bébé dans la montagne. On ne précisait rien de plus. Un homme et un bébé.

» Nous continuâmes à chercher, en quête de nouveaux indices, y compris dans les prophéties. « Le sang antique coulera dans ses veines et le sang ancien l’élèvera. » C’est une prédiction, et il y en a bien d’autres.

» De plus, le sang antique, celui qui remonte jusqu’à l’Âge des Légendes, est encore puissant en plus d’un endroit. Mais un jour, sur le territoire de Deux-Rivières, là où le sang ancien de Manetheren coule encore à flots, dans le village de Champ d’Emond, j’ai découvert l’existence de trois garçons nés à quelques jours de la date anniversaire du conflit final de la guerre des Aiels. En plus de tout, l’un d’entre eux savait canaliser le Pouvoir. Rand, tu penses que les Trollocs sont venus uniquement parce que tu es ta’veren ? Non, ils traquaient le Dragon Réincarné.

Ses jambes se dérobant, Rand tomba à genoux et il dut poser les mains sur le tapis pour ne pas basculer face contre terre. Le vide et le calme n’étaient plus que de doux souvenirs. Et, quand il releva les yeux, celui qui n’était pas un jeune berger vit que les trois Aes Sedai le regardaient fixement. Comme d’habitude, leur visage serein ne trahissait rien de leurs sentiments, mais leurs yeux ne cillaient pas, indiquant une évidente tension.

— Mon père se nomme Tam al’Thor et je suis né…

Toujours ces regards fixes, comme une condamnation muette.

Elles mentent ! Je ne suis pas… ce qu’elles disent. Elles tentent de me manipuler, de faire de moi leur marionnette…

— Une ancre ne perd pas de sa valeur parce qu’on l’utilise pour mouiller un bateau, dit la Chaire d’Amyrlin. Tu as été conçu pour remplir une mission, Rand al’Thor. « Lorsque les vents de Tarmon Gai’don se déchaîneront, il affrontera les Ténèbres et ramènera la Lumière sur cette Terre. » Les prophéties doivent se réaliser, Rand. Sinon, le Ténébreux sortira de sa prison et remodèlera le monde à son image. L’Ultime Bataille approche, et tu es né pour fédérer l’humanité et la conduire au combat contre le Père des Mensonges.

— Ba’alzamon est mort, dit Rand d’une voix étranglée.

La Chaire d’Amyrlin ricana comme un vulgaire garçon d’écurie.

— Si tu crois ça, tu es aussi idiot que les Domani ! Chez eux, beaucoup de gens pensent qu’il est mort, ou le prétendent, mais ils ne se risquent quand même pas à prononcer son nom. Le Ténébreux est toujours vivant, et il menace de se libérer. Tu finiras par l’affronter, parce que c’est ton destin.

C’est ton destin…

Une phrase que Rand avait déjà entendue dans un rêve qui n’en était peut-être pas vraiment un. Que dirait la Chaire d’Amyrlin si elle savait que Ba’alzamon lui parlait dans ses songes ?

Allons, c’est terminé… Il est mort devant mes yeux.

Soudain, Rand s’avisa qu’il était accroupi comme un crapaud devant ces femmes, se recroquevillant sous leur regard glacial. Il tenta d’invoquer de nouveau le vide, mais des voix résonnèrent dans sa tête, réduisant à néant ses efforts.

« C’est ton destin… » « Un bébé dans la neige… » « Tu es le Dragon Réincarné. » « Rand est un joli nom, Kari… »

Je refuse d’être manipulé !

Puisant des forces dans son atavique obstination, Rand réussit à se relever. Comme avait dit Lan, il allait affronter la tourmente debout. Ainsi, il conserverait peut-être au moins sa dignité…

— Qu’allez-vous faire de moi ? demanda-t-il aux trois Aes Sedai, qui le regardaient toujours avec une terrifiante neutralité.

— Rien, répondit la Chaire d’Amyrlin.

La seule réponse que Rand n’attendait pas. Les mots qui le terrorisaient ne seraient-ils donc pas prononcés ?

— Tu veux accompagner Ingtar et tes amis, as-tu dit ? Eh bien, libre à toi de le faire. Je ne t’ai en aucune façon signalé à l’attention des sœurs. Certaines doivent savoir que tu es ta’veren, mais ça ne va pas plus loin que ça. La vérité sur ce que tu es, nous ne sommes que trois à la connaître…

» On m’amènera bientôt ton ami Perrin, et j’irai voir Mat à l’infirmerie. Rand, tu peux t’en aller quand tu veux, sans craindre que nous lancions les sœurs rouges à tes trousses.

« La vérité sur ce que tu es… »

La rage faisait bouillir le sang de Rand, mais il parvint à n’en rien laisser paraître.

— Pourquoi tant de générosité ?

— Parce que les prophéties l’exigent… Nous te laissons libre, en toute connaissance de cause, pour éviter la destruction du monde sous les coups et les flammes du Ténébreux. Ne t’y trompe pas, toutes les Aes Sedai ne partageraient pas cette position. Ici même, certaines de nos sœurs, si elles savaient un dixième de la vérité, t’élimineraient aussitôt et n’en éprouveraient pas plus de remords que lorsqu’elles vident un poisson. Mais bien des hommes avec qui tu as plaisanté et ri feraient exactement la même chose s’ils découvraient la vérité. Sois prudent, Rand al’Thor, toi le Dragon Réincarné.

Rand regarda tour à tour les trois femmes.

Vos prophéties ne me concernent pas !

Impassibles, les trois Aes Sedai rendirent son regard au jeune homme. En les voyant ainsi, comment croire qu’elles tentaient de le convaincre qu’il était la réincarnation de l’homme le plus détesté et le plus redouté de l’histoire ?

Parvenu de l’autre côté de la peur, Rand se trouvait maintenant dans un désert glacé où seule la colère pouvait encore le réchauffer. Ces femmes pouvaient l’apaiser ou le carboniser sur place, il n’en avait plus rien à faire !

Il se souvint soudain des ultimes instructions de Lan. Posant la main gauche sur le pommeau de son épée, il fit basculer le fourreau à l’horizontale derrière lui, le saisit de la main droite puis s’inclina, les deux bras bien tendus.

— Mère, avec votre autorisation, puis-je me retirer ?

— Je t’en donne l’autorisation, mon fils.

Rand se releva et ne fit pas immédiatement demi-tour.

— Personne ne me manipulera, dit-il.

Dans un silence de mort, il tourna le dos aux Aes Sedai et sortit.


Après le départ de Rand, il fallut un long moment pour que la Chaire d’Amyrlin se décide enfin à rompre le silence.

— Je ne me sentirai jamais très fière de ce que nous venons de faire…, soupira-t-elle. C’était nécessaire, mais… Avons-nous réussi, mes filles ?

Moiraine secoua presque imperceptiblement la tête.

— Je n’en sais rien… Cela dit, c’était vraiment nécessaire, et ça le restera.

— Nécessaire, oui, confirma Verin. (Elle se tapota le front puis regarda le bout de ses doigts humides de sueur.) Il est très fort, et aussi têtu que tu le disais, Moiraine. Je ne l’aurais pas cru si puissant. Tout compte fait, il faudra peut-être nous résoudre à l’apaiser… (Elle écarquilla les yeux.) Mais c’est impossible, n’est-ce pas ? Les prophéties… Que la Lumière nous pardonne de lâcher un tel fléau sur le monde !

— D’abord les prophéties, acquiesça Moiraine. Ensuite, nous ferons ce qui s’imposera. Comme aujourd’hui.

— Comme aujourd’hui, oui, approuva la Chaire d’Amyrlin. Mais, quand il aura appris à canaliser le Pouvoir, que la Lumière nous protège !

Un lourd silence ponctua cette fervente prière.


Une tempête approchait. Nynaeve la sentait. Une formidable tempête, pire que tout ce qu’elle avait jamais vu. En écoutant le vent, elle « entendait » ce qu’il allait advenir du climat. Toutes les Sages-Dames affirmaient en être capables, mais ce n’était pas vrai, loin de là. Très fière de son don, jusqu’à ces derniers temps, Nynaeve était bien plus dubitative depuis qu’elle avait découvert un lien entre sa « magie » et le Pouvoir de l’Unique. Selon Moiraine, toute femme en mesure d’écouter le vent pouvait aussi canaliser le Pouvoir. Comme Nynaeve, la plupart des Sages-Dames n’étaient pas conscientes de ce qu’elles faisaient et n’avaient qu’un contrôle très limité sur leur « petit talent ».

Cette fois, ce n’était pas comme d’habitude. Dans le ciel d’un bleu limpide, le soleil matinal brillait comme une boule d’or pur et les oiseaux chantaient gaiement dans les arbres des jardins. Mais le problème n’était pas là. Si Nynaeve n’avait pas pu prévoir le temps avant que des signes annonciateurs soient visibles, à quoi aurait donc servi son don ? Ce qui clochait, c’était la sensation qu’elle éprouvait. Une impression subtilement différente de ce qu’elle expérimentait d’habitude. La tempête lui paraissait lointaine – pour être franche, bien trop distante pour qu’elle puisse la sentir. Pourtant, elle l’anticipait comme si le ciel était sur le point de déverser d’incroyables quantités d’eau, de neige et de grêle en même temps, le vent soufflant assez fort pour ébranler les murs de la forteresse. Simultanément, la Sage-Dame sentait que le beau temps durerait encore des jours et des jours. Mais cette prescience-là était comme étouffée par l’autre…

Un pinson bleu perché dans une meurtrière sondait le couloir comme s’il tentait lui aussi d’écouter le vent. Dès qu’il aperçut Nynaeve, il s’envola dans un grand battement de plumes bleu et blanc.

La Sage-Dame fixa un long moment l’endroit où s’était tenu l’oiseau.

Il y a une tempête et il n’y en a pas… Ça veut sûrement dire quelque chose. Mais quoi ?

Tout au bout du couloir arpenté par une multitude de femmes et de petits enfants, Nynaeve aperçut Rand, son escorte exclusivement féminine presque obligée de courir pour ne pas se laisser distancer. Tout devint soudain clair. S’il devait y avoir une tempête qui n’en était pas une, il en serait le centre.

La Sage-Dame releva l’ourlet de sa jupe et courut pour rattraper le jeune homme de Champ d’Emond.

Des femmes avec qui elle avait sympathisé lors de son séjour à Fal Dara tentèrent de lui parler. Sachant que Rand était arrivé avec elle – et qu’ils venaient tous les deux du même territoire –, elles espéraient apprendre pourquoi la Chaire d’Amyrlin avait convoqué un simple berger.

La Chaire d’Amyrlin, rien que ça !

Sans répondre à ses amies, Nynaeve accéléra encore le pas pour rattraper Rand. Mais elle le perdit de vue bien longtemps avant d’avoir atteint les limites des quartiers des femmes.

— Dans quelle direction est-il allé ? demanda-t-elle à Nisura.

Inutile de mentionner un nom. Autour d’elle, toutes les femmes parlaient de Rand à voix plus ou moins basse.

— Je n’en sais rien, Nynaeve… Il est sorti en trombe, comme s’il avait le Fléau du Cœur à ses trousses. Après être entré ici avec une épée au côté, il aurait dû s’inquiéter de tout autre chose, si tu veux mon avis. Parfois, je me demande où va le monde… Et il est allé voir la Chaire d’Amyrlin dans ses appartements, ni plus ni moins. Dis-moi, est-il vraiment un prince, dans votre pays ?

Les autres femmes se turent et tendirent l’oreille.

En s’éloignant, Nynaeve n’aurait su dire exactement ce qu’elle avait répondu. En tout cas, cela avait suffi pour qu’on la laisse partir. Toujours au pas de course, elle remontait des couloirs en regardant de droite et de gauche, à la recherche de Rand.

Par la Lumière ! que lui ont-elles fait ? J’aurais dû le tenir éloigné de Moiraine, c’était le devoir de sa Sage-Dame !

Sa Sage-Dame ? répéta une petite voix moqueuse. Tu as abandonné Champ d’Emond à ses ennuis et à ses problèmes. Peux-tu encore prétendre être la Sage-Dame de ce village ?

Nynaeve ne se laissa pas désarçonner.

Je n’ai rien abandonné du tout ! N’ai-je pas fait venir Mavra Mallen de Promenade de Deven, afin qu’elle me remplace jusqu’à mon retour ? Elle s’en tirera bien avec le bourgmestre et le Conseil, et je sais qu’elle s’entend bien avec le Cercle des Femmes.

La petite voix ne désarma pas :

Mavra devra tôt ou tard retourner chez elle. Promenade de Deven, comme tout autre village, ne pourra pas se passer longtemps de sa Sage-Dame.

Un coup en plein dans le mille ! Voilà des mois que Nynaeve avait quitté Deux-Rivières.

— Je suis la Sage-Dame de Champ d’Emond ! cria-t-elle.

Un serviteur en livrée qui portait un lourd ballot de linge la regarda bizarrement, puis inclina la tête, mais en continuant à la lorgner à la dérobée. À voir sa tête, il n’était pas rassuré du tout.

Rouge comme une pivoine, Nynaeve regarda autour d’elle pour voir si quelqu’un d’autre avait remarqué son éclat. Mais les quelques hommes présents dans le couloir étaient plongés dans leurs conversations et les femmes, exclusivement des domestiques en noir et or, semblaient trop accablées par leur charge de travail pour prêter attention aux fantaisies d’une noble dame – qu’elles prenaient cependant soin, à tout hasard, de saluer d’un bref signe de tête.

Nynaeve avait eu une bonne centaine de fois ce débat houleux avec elle-même. Mais, avant ce jour, elle n’était jamais allée jusqu’à parler toute seule. S’avisant qu’elle marmonnait toujours, elle se força à fermer hermétiquement la bouche.

Alors qu’elle se résignait à ne pas retrouver Rand, elle aperçut Lan. Lui tournant le dos, il était campé devant une meurtrière donnant sur la cour extérieure de la forteresse. Des hennissements et des cris en montaient, indiquant que des cavaliers arrivaient ou partaient. Très concentré, le Champion, pour une fois, ne sembla pas entendre que quelqu’un approchait derrière lui. Jusque-là, Nynaeve n’avait jamais pu le surprendre, et ça lui tapait sur les nerfs. À Champ d’Emond, elle était connue pour ses dons d’éclaireuse et son art de l’approche furtive – deux qualités qui n’intéressaient guère les autres femmes, il fallait bien l’avouer.

Elle s’arrêta et pressa les mains sur son estomac qui lui semblait sur le point de se retourner.

Décidément, il faut que je me prescrive une cure de racines de rannel et de langue-de-mouton !

Un mélange qu’elle donnait aux déprimés, aux malades imaginaires et aux crétins lunatiques… Ce médicament requinquait un peu le patient – en tout cas, il n’aggravait pas son état –, mais il avait surtout un goût abominable qu’on gardait en bouche toute la journée. Bref, il incitait les hypocondriaques à guérir pour échapper à cette torture permanente.

Sûre que Lan ne la voyait pas, Nynaeve le regarda un long moment. Penché en avant, il se grattait pensivement le menton en suivant les événements qui se déroulaient dans la cour.

Pour commencer, il est bien trop grand, et assez vieux pour être mon père. Et, avec un visage comme celui-là, un homme doit sûrement être cruel…

Non, pas cruel ! Ce n’est pas du tout son genre…

De plus, Lan était un roi. Son pays ayant été détruit alors qu’il était enfant, il ne porterait jamais de couronne, mais il restait néanmoins un souverain.

Que ferait-il avec une banale villageoise ? Sans compter qu’il est aussi un Champion uni à Moiraine. Il lui sera fidèle jusqu’à la mort, et leurs liens sont bien plus forts que ceux de l’amour. En un sens, il est à elle. Maudite Aes Sedai qui possède tout ce que je désire ! Que la Lumière la brûle !

Lan se détourna de la meurtrière. Aussitôt, Nynaeve se remit en chemin.

— Nynaeve !

Comme prise au lasso, la Sage-Dame s’immobilisa.

— Je veux depuis un moment te parler en privé, mais tu es toujours dans les quartiers des femmes, ou en compagnie d’une nuée de dames…

Nynaeve dut se forcer à regarder le Champion en face. Mais, lorsque ce fut fait, elle eut l’assurance que rien, sur son visage, ne trahirait son trouble.

— Je cherche Rand… (Même sous la torture, Lan ne lui ferait pas avouer qu’elle l’évitait.) Toi et moi, nous nous sommes tout dit il y a longtemps de ça. Je me suis ridiculisée – ce que je ne ferai plus jamais – et tu m’as clairement envoyée sur les roses…

— Je n’ai jamais… (Le Champion prit une grande inspiration.) J’ai dit, et je le maintiens, que je n’avais rien à t’offrir, à part le voile d’une veuve. Qui voudrait faire un tel cadeau à une femme ? Certainement pas un homme digne de ce nom.

— Je comprends… De toute façon, un roi ne fait pas de présent à une villageoise. Et si cela était, la villageoise n’accepterait pas… As-tu vu Rand ? Il faut que je lui parle. Il a été reçu par la Chaire d’Amyrlin. Sais-tu ce qu’elle lui voulait ?

Les yeux du Champion brillèrent comme de la glace bleue sous un soleil d’hiver. S’ancrant au sol pour ne pas reculer, Nynaeve soutint le regard de défi du roi sans couronne.

— Que le Ténébreux emporte Rand al’Thor et la Chaire d’Amyrlin ! (Lan glissa un objet dans la main de la Sage-Dame.) J’ai un présent à te faire, et tu l’accepteras, même si je dois te l’attacher autour du cou avec une chaîne !

Nynaeve détourna la tête. Quand il était en colère, Lan avait un regard de rapace qui lui glaçait les sangs. Baissant les yeux sur sa main, la Sage-Dame découvrit une chevalière en or brunie par l’âge et presque assez large pour qu’elle y passe deux doigts. Le sceau représentait une grue survolant une lance et une couronne.

La bague des rois du Malkier, rien de moins !

Oubliant qu’elle était censée foudroyer le Champion du regard, Nynaeve releva les yeux.

— Je ne peux pas accepter, Lan…

Le Champion haussa les épaules.

— Ce bijou ne vaut plus rien… Une vieillerie inutile, désormais. Cependant, certains le reconnaîtront au premier coup d’œil, tu peux me croire. Tous les seigneurs des Terres Frontalières t’accueilleront et t’aideront si tu le leur demandes. Et n’importe quel Champion, si tu lui montres cette bague, volera à ton secours ou viendra me remettre un message de toi. Si tu m’envoies la chevalière – ou une lettre marquée de son sceau – je te rejoindrai où que tu sois, aussi vite que possible. Je te le jure sur mon honneur !

Nynaeve sentit ses yeux s’embuer.

Si je pleure maintenant, j’irai me jeter de la première tour venue !

— Je ne peux… Je ne veux pas d’un cadeau de toi, al’Lan Mandragoran. Tiens, reprends-le !

Lan écarta les bras, déjouant la manœuvre de Nynaeve. Puis il lui prit les deux mains, les enveloppant délicatement, certes, mais avec autant d’efficacité que des fers.

— Prends-le pour mon bien, comme si tu me faisais une faveur. Ou jette-le dans les douves, si tu préfères. Pour moi, il n’est plus d’aucune utilité… (Lan frôla du bout d’un index la joue de Nynaeve, qui sursauta comme s’il l’avait pincée.) Je dois te laisser, Nynaeve mashiara… La Chaire d’Amyrlin entend partir avant midi, et il reste tant de choses à faire. Avec un peu de chance, nous aurons l’occasion de parler sur le chemin de Tar Valon.

Le Champion lâcha la jeune femme, fit volte-face et s’éloigna à grands pas.

Nynaeve passa la main sur sa joue, exactement à l’endroit où il l’avait touchée. Mashiara… « Bien-aimée du cœur et de l’âme »… Un grand amour, oui, mais un amour perdu et impossible à retrouver.

Assez, stupide femelle ! Cesse d’agir comme une gamine qui n’a pas encore les cheveux nattés. Le laisser jouer avec tes sentiments est inutile et…

Serrant la chevalière dans sa main, Nynaeve se tourna pour partir… et sursauta quand elle se retrouva face à face avec Moiraine.

— Depuis quand es-tu là ?

— Pas assez longtemps pour avoir entendu ce qu’il ne fallait pas… Mais nous partons bientôt. Ça, je le confirme. Tu devrais aller faire tes bagages.

Partir… Quand Lan en avait parlé, la Sage-Dame n’avait pas mesuré toutes les implications d’un départ.

— Je devrai dire au revoir aux garçons… Moiraine, qu’as-tu donc fait à Rand ? Il est allé voir la Chaire d’Amyrlin. Pourquoi ? Lui avez-vous dit que… que… ?

Comment formuler à voix haute une telle chose ? Rand venait du même village qu’elle. Plus âgée de quelques années, elle avait eu l’occasion de veiller sur lui une fois ou deux, quand il était petit. Et maintenant, impossible de penser à ce qu’il était devenu sans en avoir des haut-le-cœur.

— La Chaire d’Amyrlin les verra tous les trois, Nynaeve. Les ta’veren sont rares, et elle ne raterait pour rien au monde l’occasion d’en découvrir trois au même endroit. Elle leur soufflera sans doute des encouragements, puisqu’ils partent à la recherche du Cor avec Ingtar et ses hommes. Comme ils s’en iront en même temps que nous, ou presque, je ne saurais trop te conseiller de te presser, pour les adieux…

Nynaeve approcha d’une meurtrière et regarda en bas, dans la cour extérieure. Il s’agissait donc d’un départ. Au milieu des destriers et des chevaux de bât, des hommes allaient et venaient en tous sens. Dans un îlot de relative quiétude, le palanquin de la Chaire d’Amyrlin attendait avec son attelage. Quelques Champions s’occupaient de leurs chevaux et Ingtar, de l’autre côté de la cour, se tenait au centre d’un cercle de guerriers en armure. De temps en temps, un Champion ou un soldat du Shienar traversaient la cour pour aller échanger quelques mots avec le groupe d’en face.

— J’aurais dû t’empêcher de mettre le grappin sur les garçons…, marmonna Nynaeve sans se retourner.

Et arracher Egwene à tes griffes, si c’était possible sans lui ôter la vie… Par la Lumière ! pourquoi est-elle née avec ce maudit pouvoir ?

— Oui, j’aurais dû les ramener tous à la maison…

— Ils sont assez grands pour ne plus traîner dans tes jupes, répondit sèchement Moiraine. Et tu sais très bien que ce serait impossible. Pour l’un d’entre eux, en tout cas. De plus, voudrais-tu laisser Egwene aller seule jusqu’à Tar Valon ? Te priverais-tu de la formation qui t’y attend aussi ? Si tu n’apprends pas à bien canaliser le Pouvoir de l’Unique, tu ne seras jamais en mesure de l’utiliser contre moi.

Nynaeve se retourna vivement, les yeux écarquillés de stupeur.

— De quoi parles-tu donc ?

— Me crois-tu aveugle, mon enfant ? Bien, si tu veux prendre les choses ainsi… Je suppose que tu seras du voyage pour Tar Valon ? Oui, oui, le contraire m’étonnerait…

Nynaeve aurait voulu frapper cette femme pour effacer de ses lèvres le petit sourire qui les étira fugitivement. Depuis la Dislocation du Monde, les Aes Sedai n’avaient plus pu exercer le pouvoir ouvertement – et encore moins faire étalage du Pouvoir de l’Unique – mais elles complotaient, tirant les ficelles dans l’ombre, comme si les souverains et les nations étaient des pierres sur un damier.

Et elle veut me faire le même coup ! Quand on joue avec les rois et les reines, pourquoi ne pas s’offrir une Sage-Dame ? Comme elle entend s’offrir Rand… Mais je ne suis plus une enfant, Aes Sedai !

— Et que vas-tu encore faire de Rand ? Ne l’as-tu pas assez utilisé ? J’ignore pourquoi tu ne l’as pas fait apaiser, alors que la Chaire d’Amyrlin et toutes les autres Aes Sedai auraient pu t’aider, mais tu as sûrement une idée derrière la tête. Encore une de tes machinations, je parie ! Si la Chaire d’Amyrlin savait, je suis sûre que…

Moiraine décida qu’elle en avait assez entendu.

— Pourquoi s’intéresserait-elle à un berger ? Bien entendu, si quelqu’un venait à attirer son attention sur lui – maladroitement, si tu vois ce que je veux dire –, il risquerait d’être apaisé, voire abattu. Après tout, il est ce qu’il est ! Les événements d’hier ont perturbé les esprits, et tout le monde est en quête d’un coupable…

Moiraine en resta là volontairement. Les dents serrées, Nynaeve la foudroya du regard.

— Tu vois, finit par dire l’Aes Sedai, il vaut mieux ne pas réveiller le lion endormi. À présent, tu devrais aller faire tes bagages.

Glissant sur le sol plus qu’elle le foulait, Moiraine s’éloigna dans la direction qu’avait prise Lan.

Furieuse, Nynaeve flanqua un petit coup de poing dans un mur, et la chevalière s’enfonça dans sa paume. Ouvrant la main, elle regarda le bijou qui semblait stimuler sa colère et focaliser sa haine.

J’apprendrai ! Tu crois pouvoir m’échapper parce que tu as deviné mes intentions, mais je deviendrai meilleure que tu l’imagines, et tu paieras pour tous tes méfaits. Le mal infligé à Mat et à Perrin. Les torts que tu as faits à Rand, que la Lumière lui vienne en aide et que le Créateur le protège ! Oui, surtout ce pauvre Rand…

Nynaeve ferma le poing sur la bague du Malkier.

Et pour tout ce que tu m’as fait à moi !


Tandis qu’une domestique en noir et or rangeait ses robes soigneusement pliées dans une malle de voyage, Egwene ne pouvait s’empêcher de se sentir mal à l’aise. Même après un mois, elle était toujours gênée de voir quelqu’un s’acquitter d’une corvée dont elle aurait tout aussi bien pu se charger.

Ces robes étaient de vraies splendeurs. Des cadeaux de dame Amalisa, comme la tenue de voyage grise que la jeune fille portait. Mais ces vêtements-là étaient d’une rare sobriété – à part quelques fleurs brodées sur la poitrine – alors que les autres auraient tous fait merveille au moment de Bel Tine ou pour la Fête du Soleil.

Se souvenant qu’elle serait à Tar Valon lors de la prochaine Fête du Soleil, pas à Champ d’Emond, Egwene soupira à pierre fendre. D’après le peu que lui avait dit Moiraine sur la formation d’une novice, elle redoutait fort de ne pas être revenue chez elle pour les prochaines festivités de Bel Tine, voire pour la Fête du Soleil qui suivrait.

— Tu es prête ? demanda Nynaeve, qui venait de passer la tête par la porte de la chambre. (Voyant Egwene tout habillée, la Sage-Dame entra tout à fait.) On nous attend déjà dans la cour extérieure.

Nynaeve portait également un cadeau d’Amalisa. Une robe de voyage bleue ornée sur la poitrine de nœuds d’amour rouges.

— J’aurai bientôt fini, oui, répondit Egwene. Vous savez, Nynaeve, je suis presque chagrinée de partir. À Tar Valon, j’ai peur que nous n’ayons pas souvent l’occasion de porter les jolies robes qu’Amalisa nous a offertes. (Elle eut un petit rire.) Cela dit, Sage-Dame, je ne serai pas fâchée de pouvoir prendre un bain sans regarder tout le temps par-dessus mon épaule.

— Se laver en solitaire est bien plus agréable, je suis d’accord…, dit Nynaeve d’un ton un rien trop sec.

Son expression ne changea pas, mais elle rosit très légèrement.

Egwene eut un petit sourire.

Elle pense à Lan…

Imaginer que la Sage-Dame se languissait d’un homme n’était toujours pas très facile. Pourtant, même si Nynaeve aurait détesté qu’on lui présente les choses comme ça, elle se comportait ces derniers temps comme n’importe quelle jeune fille qui vient de choisir l’élu de son cœur.

Et, bien entendu, elle a jeté son dévolu sur un mâle trop pleutre pour être digne d’elle. Elle l’aime et il l’aime aussi, ça crève les yeux. Alors pourquoi n’a-t-il pas le courage de se déclarer ?

— Egwene, dit soudain Nynaeve, je crois que tu ne devrais plus m’appeler Sage-Dame.

La jeune fille en cilla de surprise. Ce n’était pas une obligation, en réalité, et Nynaeve n’insistait jamais pour qu’on mentionne son titre – sauf quand elle était furieuse, ou à cheval sur le protocole – mais…

— Et pourquoi ça ?

— Tu es une femme, à présent…

Nynaeve jeta un regard furibard aux cheveux non nattés d’Egwene, qui résista à l’envie de se confectionner en toute hâte des tresses. Les Aes Sedai ne devaient obéir à aucune règle en matière de coiffure. La crinière en liberté de la jeune fille témoignait simplement qu’une nouvelle vie commençait pour elle.

— Oui, tu es une femme, répéta la Sage-Dame. Nous sommes très loin de Champ d’Emond, et ce n’est pas demain que nous y retournerons. Alors j’aimerais mieux que tu m’appelles par mon prénom. Et que tu me tutoies.

— Nous reverrons notre foyer, Nynaeve. Vous… tu peux me croire.

— N’essaie pas de consoler une Sage-Dame, fillette, lâcha Nynaeve.

Mais son sourire indiquait qu’elle plaisantait.

On frappa soudain à la porte. Avant qu’Egwene ait le temps d’aller ouvrir, Nisura entra, l’air surexcitée.

— Egwene, ton jeune ami tente encore de s’introduire dans les quartiers des femmes. C’est un scandale ! D’autant plus qu’il est armé. Je sais que la Chaire d’Amyrlin l’a laissé entrer avec une épée, mais ce n’est pas une raison. Le seigneur Rand devrait être plus raisonnable. Il risque de provoquer une émeute. Egwene, tu dois aller lui parler !

— Le seigneur Rand ? ricana Nynaeve. Ce garçon a la tête qui enfle, dirait-on. Quand je lui mettrai la main dessus, il aura intérêt à protéger son fond de pantalon !

Egwene posa une main sur le bras de la Sage-Dame.

— S’il te plaît, Nynaeve, laisse-moi lui parler en privé…

— Si tu y tiens ! Les meilleurs hommes ne valent guère mieux que des animaux de compagnie dressés à ne pas uriner partout…

La Sage-Dame marqua une pause, puis elle ajouta, presque pour elle-même :

— Mais quelques-uns valent la peine qu’on les apprivoise, malgré tous les ennuis que ça entraîne…

Egwene emboîta le pas à Nisura. Dans le couloir, elle hocha pensivement la tête. Six mois plus tôt, Nynaeve n’aurait jamais ajouté la deuxième phrase à son jugement péremptoire.

Mais elle n’apprivoisera jamais Lan…

Bon, si je revenais à mes moutons… Rand sur le point de provoquer une émeute ?

— L’apprivoiser ? marmonna Egwene. S’il n’apprend pas rapidement les bonnes manières, je finirai plutôt par l’écorcher vif !

— Dans certains cas, rien d’autre ne marche…, acquiesça Nisura. Avant le mariage, les hommes sont dans le meilleur des cas des demi-barbares. Tu as l’intention d’épouser le seigneur Rand, jeune fille ? Je ne voudrais pas être indiscrète, mais je sais que tu pars pour la Tour Blanche, et les Aes Sedai se marient rarement. À part celles de l’Ajah Vert, d’après ce que je sais, et encore, ce n’est pas très fréquent… Et…

Egwene n’avait pas besoin d’entendre le reste. Dans les quartiers des femmes, le grand sujet, en ce moment, était de trouver une épouse à Rand – une compagne adaptée à son cas, en quelque sorte. Au début, la jeune fille en avait été malade de jalousie et de rage. Depuis l’enfance, Rand et elle étaient promis l’un à l’autre, et…

Certes, mais elle allait devenir une Aes Sedai, et lui… Eh bien, il était ce qu’il était ! Un homme capable de canaliser le Pouvoir. Si elle l’épousait, elle devrait le regarder sombrer dans la folie avant de mourir. L’apaisement était le seul moyen d’éviter ça.

Mais je ne peux pas lui faire une horreur pareille !

— Nisura, je ne sais pas trop que dire…

— Personne ne veut braconner sur tes terres, Egwene, mais tu vas résider à la Tour Blanche, et lui, il ferait un très bon mari – une fois dressé, bien entendu.

Les femmes qui gardaient l’entrée des quartiers avaient toutes le regard rivé sur trois hommes campés dans le couloir, devant l’arche. Resplendissant dans sa veste rouge, son épée au côté, Rand faisait face à Agelmar et à Kajin. Aucun des deux n’était armé. Malgré les événements de la nuit, on n’approchait pas du domaine des femmes en trimballant de la quincaillerie.

Egwene atteignit le dernier rang de la foule de curieuses et s’arrêta.

— Comprends-tu pourquoi tu ne peux pas entrer ? demanda Agelmar à Rand. Je sais que les choses sont différentes au royaume d’Andor, mais saisis-tu ce qu’il en est ici ?

— Je n’essaie pas d’entrer, dit Rand d’un ton las, comme s’il tentait de s’expliquer pour la centième fois. J’ai fait savoir à dame Nisura que je voulais voir Egwene. Elle m’a dit d’attendre, parce que mon amie était occupée. Depuis, j’ai simplement tenté de l’appeler depuis l’arche. À aucun moment je n’ai fait mine d’en franchir le seuil. Mais ces femmes m’ont toutes regardé comme si je venais de prononcer le nom du Ténébreux.

— Les femmes ne voient pas les choses comme nous…, soupira Kajin.

Très grand pour un homme du Shienar, son toupet de guerrier noir comme de la suie, Kajin avait le teint cireux, sans doute à cause d’une maigreur excessive.

— Rand, en ce qui concerne leurs quartiers, elles décident des lois et nous les respectons, même quand elles sont stupides.

Plusieurs femmes froncèrent les sourcils, car ces diablesses avaient l’ouïe fine. Mal à l’aise, Kajin se racla la gorge puis déclara avec une ferveur très bien imitée :

— Si tu veux parler à une résidante, tu dois lui envoyer un message. En attendant qu’il soit délivré – lorsque ces dames en auront décidé ainsi –, tu es obligé de patienter. C’est notre coutume, voilà tout !

— Je veux voir Egwene, insista Rand. Nous partons sous peu. Pour moi, ce n’est pas trop tôt, bien au contraire, mais avant, il faut que je parle à mon amie.

» Nous retrouverons le Cor de Valère et la dague, et ce cauchemar sera terminé. Fini à tout jamais ! Voilà pourquoi je tiens à la voir avant de partir.

Egwene trouva bizarre la voix de son ami, qu’elle n’avait jamais entendu s’exprimer ainsi.

— Inutile de monter sur tes grands chevaux, dit Kajin. Ingtar trouvera le Cor au cours de sa mission. Et, s’il échoue, un autre héros prendra le relais. La Roue tisse comme elle l’entend, et nous ne sommes que de modestes fils dans la Trame…

— Rand, ajouta Agelmar, ne te laisse pas subjuguer par le Cor. Cet instrument peut dominer un homme – je sais de quoi je parle – et ce n’est pas ainsi que doivent être les choses. Un guerrier doit se soucier de son devoir, pas de la gloire. Ce qui doit être sera, voilà tout. Si le Cor de Valère est destiné à sonner au service de la Lumière, il en sera ainsi…

— Voilà ton Egwene, dit soudain Kajin.

Agelmar tourna la tête et aperçut à son tour la jeune fille.

— Je te laisse entre de bonnes mains, Rand al’Thor. N’oublie pas : ici, sa parole a force de loi, pas la tienne.

» Dame Nisura, ne sois pas trop dure avec ce jeune homme. Il voudrait simplement voir son amie, et il ignore tout de nos traditions.

Egwene emboîta le pas à Nisura, qui fendit la foule de curieuses puis salua Agelmar et Kajin de la tête, dédaignant délibérément Rand.

— Seigneur Agelmar, seigneur Kajin…, dit-elle d’un ton pincé. Ce garçon devrait en savoir un peu plus long sur nos coutumes, mais il n’a plus l’âge de recevoir une fessée, donc je laisserai Egwene décider de son sort…

Très paternel, le seigneur de Fal Dara tapota l’épaule de Rand.

— Eh bien, tu vas parler à ton amie, même si les circonstances sont un peu… particulières. Kajin, suis-moi ! Nous avons encore du pain sur la planche, d’autant plus que la Chaire d’Amyrlin insiste pour que…

Les deux hommes s’éloignèrent, laissant Rand seul face à Egwene…

… Et à une meute de femmes avides de voir ce qu’elle allait faire, s’avisa soudain la jeune fille.

Je suis censée lui donner une bonne leçon, c’est ça ?

Mais elle se sentait fondre rien qu’en le voyant ainsi, la chevelure en bataille et les traits tordus par un mélange de colère, de défiance et de lassitude.

— Faisons quelques pas, proposa Egwene.

Alors que les deux jeunes gens s’éloignaient dans le couloir, des murmures déçus coururent dans la foule de femmes.

Mal à l’aise dans son grand corps, Rand semblait chercher ses mots sans beaucoup de succès.

— J’ai entendu parler de tes exploits, dit Egwene. Courir dans les couloirs des quartiers des femmes avec une épée au poing. Te rendre à une audience de la Chaire d’Amyrlin avec ton arme… (Rand ne moufta toujours pas.) Elle ne t’a pas… maltraité, j’espère ?

Par la Lumière ! qu’il était dur de prononcer le mot « apaisé » ! Rand ne semblait pas le moins du monde plus calme, mais comment savoir de quoi devait avoir l’air un homme après la mystérieuse intervention des Aes Sedai ?

— Non, elle ne m’a… Eh bien, la Chaire d’Amyrlin… Non, ne t’inquiète pas… Elle ne m’a rien fait.

Egwene aurait juré qu’il mentait – en tout cas, qu’il brûlait d’envie de lui dire quelque chose. D’habitude, elle n’avait aucun mal à lui tirer les vers du nez, mais quand il se fermait comme une huître, il n’y avait plus moyen de lui arracher un mot. Et à le voir serrer les mâchoires, il était dans un grand jour, niveau entêtement.

— Que te voulait-elle, Rand ?

— Rien d’important… Une histoire de ta’veren. Elle veut nous voir tous les trois. (L’expression du jeune homme s’adoucit un peu.) Et toi, Egwene ? Moiraine m’a affirmé que tu allais bien, mais tu ne bougeais pas, et j’ai cru que tu étais morte…

— Eh bien, tu te trompais !

Egwene se souvenait d’avoir demandé à Mat de l’accompagner dans les entrailles de la forteresse. Ensuite, c’était le trou noir jusqu’à son réveil, le lendemain matin. Et, d’après ce qu’elle avait entendu dire de cette terrible nuit, avoir tout oublié n’était peut-être pas si mal…

— Moiraine m’aurait bien laissé une terrible migraine, si elle avait pu ne pas guérir tous mes maux, mais ça n’a pas été possible…

— Je t’ai dit de te méfier de Fain. Comme de juste, tu ne m’as pas écouté.

— Si tu prends les choses comme ça, nous allons retourner voir Nisura. Elle sera moins bienveillante que moi, n’en doute pas. Le dernier homme qui a tenté de s’introduire dans les quartiers des femmes a passé un mois entier au lavoir, les mains plongées dans l’eau savonneuse. Une corvée punitive, alors qu’il essayait simplement de voir sa fiancée pour se réconcilier avec elle après une dispute. Et ce garçon-là était assez finaud pour ne pas avoir d’arme sur lui. Seule la Lumière sait ce que ces dames te réservent !

— Tout le monde veut me faire du mal, marmonna Rand, ou m’utiliser contre mon gré. Eh bien, je ne me laisserai pas faire. Dès que nous aurons retrouvé le Cor et la fichue dague de Mat, je ne permettrai plus à personne de me manipuler.

Egwene grogna d’agacement, puis elle prit le jeune homme par les bras et le força à lui faire face.

— Si tu continues à raconter n’importe quoi, Rand al’Thor, je vais te frictionner les oreilles !

— On croirait entendre Nynaeve ! (Rand sourit, mais il se rembrunit dès que son regard croisa celui d’Egwene.) Je suppose que je ne te reverrai jamais… Je sais que tu dois aller à Tar Valon, et que tu veux devenir une Aes Sedai. Moi, j’en ai terminé avec ces femmes. Je ne serai pas le pantin de Moiraine, ni d’une autre de ses sœurs…

Devant l’air perdu de Rand, Egwene eut envie de l’inviter à pleurer sur son épaule. En même temps, son obstination la poussait à lui frictionner pour de bon les oreilles.

— Écoute-moi, gros benêt ! Je vais devenir une Aes Sedai, et je trouverai un moyen de t’aider. C’est promis !

— Si nous nous revoyons, tu voudras m’apaiser, c’est couru…

Egwene s’assura que personne ne les épiait, puis elle souffla :

— Si tu ne tiens pas ta langue, je ne pourrai rien pour toi. Tu veux que tout le monde soit au courant ?

— Trop de gens le savent déjà… Egwene, j’aimerais que les choses soient différentes, mais ce n’est pas le cas… Je voudrais… Prends soin de toi. Et jure-moi de ne pas choisir l’Ajah Rouge.

Des larmes perlant à ses paupières, Egwene jeta les bras autour du cou de Rand.

— Toi, prends soin de toi ! Si tu ne m’obéis pas, je… je…

La jeune fille crut entendre Rand murmurer un timide « je t’aime », puis il l’écarta de lui, dénouant ses bras sans violence mais avec une grande fermeté.

Se détournant, il s’éloigna à grandes enjambées.

Egwene sursauta quand Nisura lui tapota l’épaule.

— On dirait que tu viens de lui confier une mission qui ne lui plaît pas… Mais il ne faut pas lui laisser voir tes larmes. C’est contre-productif… Viens, Nynaeve te demande.

Après s’être séché les joues, Egwene suivit sa compagne.

Prends soin de toi, espèce de grand idiot têtu comme une mule ! Et toi, Lumière, veille sur lui, je t’en supplie…

Загрузка...