5 Les Ténèbres au Shienar

Calmées…

Le mot semblait rester en suspension dans l’air, comme une entité presque visible. Lorsque le sujet était un homme capable de canaliser le Pouvoir – en d’autres termes, un dément potentiel qui risquait de tout détruire autour de lui –, on parlait de l’apaiser. Pour les Aes Sedai, on disait « calmer ». Autrement dit, rendre incapable de canaliser le Pouvoir de l’Unique… Ainsi traitée, une femme continuait à sentir le saidar, la moitié féminine de la Source Authentique, mais elle n’était plus en mesure d’y accéder. Une torture subtile : se souvenir parfaitement de ce qu’on avait perdu à jamais…

Le châtiment était fort peu souvent appliqué. Si rarement, en fait, que chaque novice devait apprendre par cœur le nom (et le crime) de toutes les Aes Sedai qui l’avaient subi depuis la Dislocation du Monde. Une courte liste, mais qui avait de quoi faire frissonner. Car les femmes ne supportaient pas davantage que les hommes d’être privées d’une partie d’elles-mêmes.

Moiraine connaissait les risques depuis le début, et elle les avait acceptés. Bien entendu, ça ne rendait pas la perspective plus plaisante. Son visage devenant soudain de marbre, seule une lueur, dans ses yeux, trahit encore sa colère et son angoisse.

— Siuan, Leane te suivrait jusque sur les pentes du mont Shayol Ghul, et même dans la Fosse de la Perdition… Tu ne crois pas sérieusement qu’elle te trahirait ?

— Non. Mais aurait-elle l’impression de me trahir ? Dénoncer un félon est-il déloyal ? N’as-tu jamais envisagé les choses de ce point de vue-là ?

— Pas une seule fois ! Nous faisons ce qui s’impose, et nous le savons toutes les deux depuis vingt ans. La Roue tisse comme elle l’entend, et, dans cette affaire, nous avons été choisies par la Trame. Nous sommes impliquées dans les prophéties, et celles-ci doivent se réaliser. C’est impératif !

— Oui, elles doivent se réaliser… On nous l’a enseigné, je sais. L’ennui, c’est qu’en se réalisant elles nieront tout ce qu’on nous a appris d’autre. Certaines d’entre nous iraient jusqu’à dire que ça signerait l’arrêt de mort de toutes nos convictions…

En se frottant les bras comme si elle avait froid, la Chaire d’Amyrlin approcha d’une meurtrière, jeta un coup d’œil aux jardins, dehors, puis laissa courir sa main le long d’un des délicats rideaux.

— Dans les quartiers des femmes, les tentures et les jardins intérieurs dissimulent la réalité. Mais il n’y a pas un endroit, ici, qui ne soit pas conçu pour faciliter les tueries… (La Chaire d’Amyrlin changea de sujet, mais garda le même ton pensif.) Depuis la Dislocation du Monde, deux Chaires d’Amyrlin seulement furent privées de leur sceptre et de leur étole.

» D’abord Tetsuan, qui trahit Manetheren parce qu’elle était jalouse du Pouvoir d’Ellisande. Puis Bonwhin, pour avoir tenté d’utiliser Artur Aile-de-Faucon comme une marionnette, afin de diriger le monde. Celle-ci a bien failli détruire Tar Valon…

La Chaire d’Amyrlin continua à contempler les jardins.

— Deux sœurs de l’Ajah Rouge remplacées par des représentantes de l’Ajah Bleu. Du coup, depuis Bonwhin, aucune sœur rouge n’a jamais pu accéder au pouvoir. Moiraine, les sœurs de cette obédience rêvent de renverser une dirigeante issue de l’Ajah Bleu. Ce serait une si délicieuse vengeance ! Mais je refuse d’être la troisième réprouvée de l’histoire. Et je ne veux pas que tu sois calmée puis expulsée de Tar Valon.

— Elaida ne me laisserait pas m’en tirer à si bon compte…, murmura Moiraine, les yeux rivés sur son amie, qui lui tournait toujours le dos.

Au nom de la Lumière ! que lui arrive-t-il ? Je ne l’avais jamais vue dans cet état. Où sont passés son enthousiasme et sa force ?

— Mais nous n’en arriverons pas là, Siuan…

La Chaire d’Amyrlin reprit son discours comme si elle n’avait pas entendu la remarque.

— Pour moi, ce serait différent… Même calmée, une Chaire d’Amyrlin déchue ne peut être lâchée dans la nature. Elle risquerait de devenir l’âme de l’opposition, si on ne la muselait pas. Et la tuer en ferait une martyre. Tetsuan et Bonwhin restèrent à la Tour Blanche, au titre de filles de cuisine. Des servantes qu’on pouvait exhiber pour illustrer le sort qui guette les puissants, lorsqu’ils outrepassent leurs droits. Qui se rallierait à une femme qui récure des casseroles et brique des carreaux à longueur de journée ? Un tel destin peut susciter la pitié, mais en aucun cas éveiller des vocations de rebelle.

Les yeux de plus en plus brillants de colère, Moiraine posa les deux poings sur la table.

— Regarde-moi, Siuan ! Regarde-moi, je l’exige ! Tu veux abandonner ? Après tout ce que nous avons fait ? Des années de labeur pour rien ? Tu prétends te désintéresser du sort du monde ? Tout ça parce que tu crains de recevoir la badine à cause de casseroles mal récurées ?

Moiraine ayant mis dans ses propos toute la conviction dont elle était capable, elle fut soulagée de voir son amie se retourner. La force était toujours là – vacillante, certes, mais encore présente. Et les yeux bleus de Siuan brillaient eux aussi de colère.

— Je me souviens très bien de la badine, quand nous étions novices, et ce n’était pas moi qui criais le plus fort. Tu as grandi dans la soie à Cairhien, Moiraine. Rien à voir avec ce qu’on vit sur un bateau de pêche. (Siuan tapa du poing sur la table.) Non, je ne propose pas que nous laissions tomber, mais je refuse de rester impuissante tandis que tout nous glisse entre les mains. Mes problèmes avec le Hall sont pour la plus grande partie liés à toi. Même les sœurs vertes se demandent pourquoi je ne t’ai pas rappelée à la tour afin de t’inculquer un peu de discipline. La moitié des sœurs qui me soutiennent pensent que tu devrais être confiée aux bons soins de l’Ajah Rouge. Si ça arrive, tu regretteras les coups de badine de notre noviciat, tu peux me croire. Et si une de ces femmes se souvient que nous étions amies, toutes les deux, je risque de finir comme toi.

» Nous avions un plan, Moiraine ! Tu connais le sens de ce mot ? Il s’agissait de localiser le garçon et de le conduire à Tar Valon, où nous pourrions le cacher, veiller sur lui et influer sur son évolution. Depuis que tu as quitté la tour, je n’ai reçu que deux messages. Deux ! De quoi me sentir comme si j’essayais de naviguer entre les Doigts du Dragon en pleine nuit. Le premier message disait que tu approchais de Champ d’Emond, un village du territoire de Deux-Rivières. À ce moment-là, je me suis dit que tu aurais bientôt mis la main sur le garçon. Puis le second message, en provenance de Caemlyn, annonçait que tu allais au Shienar, pas à Tar Valon.

» Fal Dara, si près de la Flétrissure ! Un endroit où les Trollocs et les Myrddraals pullulent, lançant raid après raid. Vingt années de préparation, de longues et patientes recherches, et voilà que tu viens exposer notre plan au regard du Ténébreux en personne. Tu as perdu la tête ?

Ayant réussi à ranimer la flamme de son amie, Moiraine redevint en apparence d’un calme imperturbable. Mais elle ne renonça pas pour autant à se défendre.

— La Trame se moque de nos plans, mon amie ! À force de prévoir et de préparer, nous avons oublié à quoi nous sommes confrontées. Repense à ce que signifie le mot ta’veren, je t’en prie ! Elaida se trompe. Artur Paendrag Tanreall n’a jamais été ta’veren à ce point. Plan ou pas plan, la Roue tissera la Trame autour du garçon, et elle la tissera comme elle l’entendra.

Sa colère volatilisée, Siuan devint blanche comme un linge de surprise.

— On dirait que tu suggères de tout laisser tomber… Veux-tu rester à l’écart et regarder brûler le monde ?

— Non, Siuan, je n’ai jamais voulu rester à l’écart…

Mais le monde brûlera, quoi que nous fassions… D’une manière ou d’une autre il brûlera… Mais tu refuses de voir la vérité en face.

— Nos plans sont fragiles, Siuan, il faut l’admettre. Notre influence est encore inférieure à ce que nous imaginions. Et notre emprise sur les événements se réduit à presque rien. Les vents du destin se sont levés, et nous devons nous laisser porter sur leurs ailes.

La Chaire d’Amyrlin frissonna comme si elle sentait sur sa nuque la morsure de ces vents glaciaux. Posant les mains sur le coffre d’or, elle fit adroitement pression sur les points secrets, forçant l’ouverture du couvercle. Dans un étui spécialement évidé pour le contenir reposait un magnifique cor en or. S’en emparant, Siuan suivit du bout d’un index les mots de l’ancienne langue gravés autour de l’embout de l’instrument.

— « Et le repos des morts sera troublé… »

La traduction, murmurée comme si la Chaire d’Amyrlin se parlait toute seule.

— Le Cor de Valère, dont la sonnerie est capable de ramener de la tombe les héros défunts. Selon les prophéties, il sera retrouvé juste à temps pour l’Ultime Bataille… (Soudain, Siuan remit l’instrument dans son logement et referma violemment le couvercle.) Agelmar m’a confié cet objet tout de suite après le rituel de Bienvenue. Ces derniers temps, m’a-t-il avoué, il avait peur d’entrer dans sa salle du trésor. À cause de l’artefact, bien sûr. La tentation était si forte… L’envie de souffler dans le Cor, puis de conduire son armée de revenants dans la Flétrissure, jusqu’au mont Shayol Ghul, afin d’en finir une fois pour toutes avec le Ténébreux. La perspective de se couvrir de gloire lui faisait tourner la tête, et c’est ça, m’a-t-il dit, qui lui a ouvert les yeux. Le Cor n’est pas pour lui, c’est une certitude. Mais il a autant envie de le garder que de s’en débarrasser…

Moiraine acquiesça. Comme tous ceux qui combattaient le Ténébreux, Agelmar connaissait sur le bout des doigts les prophéties relatives au Cor. Et l’une d’elles disait : « Que celui qui me fera sonner ne songe pas à la gloire, mais uniquement au salut. »

— Le salut, fit la Chaire d’Amyrlin avec un rire amer. À l’évidence, en me confiant le coffre, Agelmar se demandait s’il renonçait au salut ou s’il évitait au contraire la damnation éternelle de son âme. Il n’avait qu’une certitude : s’il ne s’en débarrassait pas, cet objet signerait son arrêt de mort.

» Il a tenté de garder le secret, mais des rumeurs courent déjà dans la forteresse. Je ne subis pas la tentation qui a torturé Agelmar, mais la proximité du Cor me donne quand même la chair de poule. Jusqu’à mon départ, la salle du trésor devra de nouveau l’accueillir. Sinon, je ne pourrai pas fermer l’œil durant mon séjour…

Siuan se massa le front, lissant des rides, et soupira :

— On ne devait pas trouver le Cor avant l’Ultime Bataille. Elle serait si proche ? J’espérais que nous aurions plus de temps…

— Le cycle de Karaethon…

— Oui, je sais, inutile de me le rappeler. Moiraine, je vis avec les Prophéties du Dragon depuis aussi longtemps que toi. Depuis la Dislocation du Monde, il n’y avait jamais eu plus d’un faux Dragon par génération. Et là, trois en deux ans, puis trois nouveaux simultanément… La Trame veut un Dragon parce qu’elle nous conduit tout droit vers Tarmon Gai’don. Et parfois, le doute me ronge, mon amie…

À son ton, on comprenait que la Chaire d’Amyrlin était surprise qu’une chose pareille puisse lui arriver.

— Et si Logain avait été le bon ? Avant que l’Ajah Rouge l’escorte jusqu’à Tar Valon, où nous l’avons apaisé, il savait canaliser le Pouvoir. Comme Mazrim Taim, l’imposteur du Saldaea. Et s’il n’en était pas un, justement ? Des sœurs sont parties pour le Saldaea, et elles l’ont peut-être déjà capturé. Si nous nous étions trompées depuis le début ? Qu’adviendra-t-il si le Dragon Réincarné est apaisé avant l’Ultime Bataille ? Si l’individu qu’elle concerne est tué ou apaisé, une prophétie peut être réduite à néant. Dans ce cas, nous affronterons le Ténébreux désarmés et nus comme des vers !

— Siuan, aucun de ces hommes n’est le bon… La Trame n’exige pas un Dragon, mais le seul authentique Dragon ! Jusqu’à ce qu’il se proclame lui-même « Dragon Réincarné », la Trame continuera à produire des imposteurs. Après, il n’y en aura plus. Si Logain était le bon, Taim n’aurait jamais existé, et ainsi de suite…

— « Car il viendra comme une aube dévastatrice, son retour disloquant de nouveau le monde afin qu’il puisse être reconstruit. » En d’autres termes, nous serons soit désarmés soit protégés par un fléau comme nous n’en avons jamais connu. Que la Lumière nous vienne en aide !

La Chaire d’Amyrlin secoua la tête comme si elle voulait en expulser ses dernières pensées. Puis son visage se tendit, comme si elle se préparait à encaisser une gifle.

— Avec moi, tu ne peux pas jouer au chat et à la souris, Moiraine. C’est bon avec les autres, mais… Allons, je sais que tu as d’autres choses à me dire, et rien de très agréable…

En guise de réponse, Moiraine décrocha la bourse qu’elle portait à la ceinture, l’ouvrit, la renversa et la vida sur la table. Il n’en tomba qu’un petit tas de fragments de poterie blancs et noirs étrangement brillants.

La Chaire d’Amyrlin en toucha un du bout des doigts.

Cuendillar ! souffla-t-elle, surprise.

— Oui, la pierre-cœur, confirma Moiraine. Lors de la Dislocation du Monde, le secret de fabrication s’est perdu, mais tout ce qui existait déjà a survécu au cataclysme. Même les objets engloutis par la terre ou dispersés au fond des océans. Ça n’a rien d’étonnant, puisque aucune force ne peut détruire la pierre-cœur. Quand on le dirige contre elle, le Pouvoir de l’Unique lui-même ne fait que la rendre plus résistante. Et, pourtant, quelque chose a bel et bien produit ces fragments…

La Chaire d’Amyrlin assembla rapidement le puzzle, obtenant un disque de la taille d’une paume humaine. Une partie blanche comme la neige, une autre plus noire que la nuit, une ligne sinueuse marquant la frontière entre les deux. En d’autres termes, l’antique symbole bicolore des Aes Sedai, antérieur à la Dislocation, en un temps où les hommes et les femmes canalisaient ensemble le Pouvoir. Une des deux parties était aujourd’hui appelée la Flamme de Tar Valon. Baptisée le Croc du Dragon, l’autre était apposée sur les portes des gens qu’on accusait de comploter avec le Ténébreux.

Il existait seulement sept disques de ce genre. Dans la Tour Blanche, on gardait le souvenir de tous les objets en pierre-cœur, et tout particulièrement de ceux-là.

Siuan regardait désormais les fragments comme si elle venait de découvrir une vipère sur son oreiller.

— Un des sceaux de la prison du Ténébreux, dit-elle, les mots semblant avoir du mal à jaillir de ses lèvres. La Chaire d’Amyrlin est censée être la Protectrice de ces artefacts. Mais un terrible secret reste caché au monde – en supposant qu’il se soit jamais intéressé à la question. Depuis les guerres des Trollocs, aucune Chaire d’Amyrlin ne sait où sont ces sceaux de maudite mémoire !

— Siuan, nous savons que le Ténébreux prépare son retour au monde… Sa prison ne pouvait pas être scellée jusqu’à la fin des temps, ce n’est une surprise pour personne. L’œuvre des hommes ne peut jamais égaler celle du Créateur, n’est-il pas vrai ? Le Ténébreux a de nouveau de l’influence sur notre univers – la Lumière en soit louée, elle reste indirecte, pour le moment. Les Suppôts sont de plus en plus nombreux, et ce que nous appelions le mal il y a dix ans paraît véniel comparé à ce qui se passe désormais tous les jours aux huit coins du monde.

— Si les sceaux ne résistent plus, il ne nous reste peut-être plus de temps du tout.

— Ou très peu, et ce « très peu » devra suffire, parce que nous n’avons pas le choix.

La Chaire d’Amyrlin toucha de nouveau les fragments, puis elle parla d’une voix étranglée, comme si chaque mot lui coûtait un effort surhumain :

— Moiraine, j’ai vu le garçon, pendant le rituel de Bienvenue. Il était dans la cour, tentant de passer inaperçu, mais repérer les ta’veren est un de mes dons. Un talent très rare, de nos jours – plus encore que les ta’veren eux-mêmes – et d’une utilité contestable. Mais je l’ai vu, c’est ainsi…

» Un grand et beau jeune homme très semblable à ceux qu’on peut rencontrer dans toutes les cités. (Siuan marqua une pause pour reprendre son souffle.) Moiraine, il brillait comme le soleil ! Dans ma vie, j’ai rarement eu peur, mais face à lui la terreur m’a submergée. J’aurais voulu me recroqueviller sur moi-même et gémir d’angoisse. J’en suis devenue presque incapable de parler. À cause de mon mutisme, ce pauvre Agelmar a cru que j’avais quelque chose contre lui. Mais ce jeune homme… Mon amie, c’est celui que nous cherchons depuis vingt ans…

Une affirmation qui contenait en même temps l’ombre d’une question à laquelle Moiraine se hâta de répondre :

— C’est lui, oui !

— Tu es sûre ? Peut-il… ? Sait-il canaliser le Pouvoir ?

Des mots difficiles à prononcer, à l’évidence. En les entendant, Moiraine se tendit, comme si une main se refermait sur son cœur, menaçant de l’écraser. Comme à l’accoutumée, elle ne broncha pas, affichant une équanimité sans faille.

— Oui.

Un homme capable de manier le Pouvoir de l’Unique. Pour les Aes Sedai, il n’existait rien de plus terrifiant. Et, si le reste du monde avait su, il aurait également tremblé de peur.

Et voilà le fléau que je vais envoyer à l’humanité.

— Rand al’Thor se dressera devant les peuples et proclamera qu’il est le Dragon Réincarné.

La Chaire d’Amyrlin ne put s’empêcher de frissonner.

— Rand al’Thor… Pas le genre de nom qui semble destiné à inspirer la peur et à mettre le monde à feu et à sang. (Siuan frissonna de nouveau, se frotta vivement les bras, mais son regard recouvra d’un seul coup toute sa flamme.) Si c’est le bon, nous avons peut-être assez de temps… Mais est-il en sécurité ici ? Deux sœurs de l’Ajah Rouge m’accompagnent, et je ne peux plus me fier aux représentantes des Ajah Vert et Jaune. Que la Lumière me brûle ! je ne peux plus me fier à aucune sœur, dans cette affaire ! Même Verin et Serafelle se jetteraient sur lui comme si elles venaient de repérer une vipère rouge dans une nurserie.

— Pour le moment, il ne risque rien…

La Chaire d’Amyrlin attendit que Moiraine en dise plus. Le silence dura jusqu’à ce qu’il soit évident qu’elle n’en ferait rien.

— Notre plan d’origine ne vaut plus rien, souffla enfin Siuan. Que proposes-tu pour le remplacer ?

— J’ai fait en sorte de le convaincre qu’il ne m’intéresse plus, et qu’il peut aller où bon lui semble. (La Chaire d’Amyrlin ouvrit la bouche, mais Moiraine leva une main pour lui intimer le silence.) C’était indispensable ! Rand al’Thor a grandi sur le territoire de Deux-Rivières, où le sang de Manetheren coule à flots dans toutes les veines. Ces gens sont têtus comme des mules, et Rand l’est davantage que tous ses compatriotes réunis. Si on ne le manipule pas en douceur, il filera dans toutes les directions, sauf celle qui nous arrange.

— Dans ce cas, nous le chouchouterons comme un nouveau-né. S’il faut lui mettre des couches et faire joujou avec ses orteils, allons-y, si c’est ce que tu juges adapté à son cas. Mais ça nous mènera où ?

— Matrim Cauthon et Perrin Aybara, ses deux amis, rêvent de voir le monde avant de retourner s’enterrer à Deux-Rivières. Si cette option leur reste ouverte, car ils sont eux aussi ta’veren, même si c’est dans une moindre mesure que Rand. Je vais subtilement inciter nos trois jeunes gens à convoyer le Cor de Valère jusqu’en Illian. (Moiraine eut une brève hésitation.) Il y a un problème avec Mat… Il… Eh bien, il a sur lui une dague de Shadar Logoth.

— Shadar Logoth ? Pourquoi les as-tu laissés approcher de cette ville dont chaque pierre est souillée par le mal ? Emporter un caillou serait déjà dangereux. Si Mordeth a touché le garçon… Que la Lumière nous aide ! si ça s’est produit, le monde est condamné !

— Ce n’est pas le cas, rassure-toi… Bien souvent, nécessité fait loi, tu le sais, et là Shadar Logoth était le seul choix possible. Je suis intervenue afin que Mat n’infecte pas les autres mais, quand j’ai été informée, il détenait la dague depuis trop longtemps. Le lien n’est pas brisé. Je pensais devoir conduire Mat à Tar Valon, mais nous sommes désormais assez nombreuses ici pour le sauver. À condition que tu aies avec toi deux sœurs qui ne voient pas des Suppôts des Ténèbres partout, bien sûr ! Toi, moi et deux autres Aes Sedai, voilà qui devrait être suffisant, avec l’aide de mon angreal.

— Leane fera l’affaire, et je trouverai une autre candidate… En parlant de « ton » angreal, ma fille, le Hall voudrait le récupérer. Il n’en reste plus beaucoup, et on ne te juge plus très… fiable.

Moiraine eut un sourire qui ne se communiqua pas à ses yeux.

— Avant que j’en aie terminé, on pensera encore plus de mal de moi… Mat sautera sur l’occasion de jouer un rôle majeur dans la saga du Cor, et Perrin ne devrait pas être difficile à convaincre. Avec les problèmes qu’il a, toute diversion sera bienvenue. Rand sait qui il est et ce qu’il est – dans une certaine mesure, en tout cas – et ça le terrifie, bien entendu. Il veut partir seul pour un lieu où il ne pourra nuire à personne. Il entend bien ne plus jamais utiliser le Pouvoir, mais il craint de ne pas réussir à s’en empêcher.

— Une peur justifiée, car il est plus facile de cesser de boire de l’eau que de…

— Exactement ! En outre, il veut être le plus loin possible des Aes Sedai. (Moiraine eut un sourire rusé.) Si on lui propose de nous fuir et de rester avec ses amis, il sera aussi enthousiaste que Mat.

— Mais comment nous fuira-t-il ? Tu devras voyager avec lui. Moiraine, nous ne pouvons pas le perdre maintenant…

— Je ne pourrai pas l’accompagner…

Entre Fal Dara et Illian, la route est longue, mais il a déjà cheminé seul pendant presque aussi longtemps…

— Pour l’instant, je dois donner du mou à sa longe… Impossible d’y couper ! Mais j’ai pris des précautions… Par exemple, en faisant brûler tous leurs anciens vêtements, car il semblait trop probable qu’un lambeau ou un fil de quelque habit soient tombés entre de mauvaises mains… Avant leur départ, je purifierai les trois garçons sans qu’ils le remarquent. Ainsi, nul ne pourra les repérer à distance et encore moins les traquer. De plus, le seul « chien de chasse » est enfermé dans le donjon de Fal Dara…

La Chaire d’Amyrlin fit mine de hocher la tête en signe d’approbation, se ravisa pour interroger son amie du regard, mais comprit très vite qu’elle n’aurait pas de réponse.

— Ils voyageront en sécurité, Siuan, je ferai tout mon possible pour ça. Et quand Rand aura besoin de moi, dans la capitale de l’Illian, je serai là, bien entendu. Et je m’assurerai qu’il présente en personne le Cor au Conseil des Neuf et à l’Assemblée. Une fois à Illian, je superviserai tout. Les Illianiens, tu le sais très bien, suivraient Ba’alzamon en personne s’il venait à eux avec le Cor de Valère. Donc, ils se rallieront au Dragon, et les Quêteurs feront de même dans leur immense majorité. Le véritable Dragon Réincarné n’aura nul besoin de rassembler des disciples pour repousser les nations qui se dresseront contre lui. Il aura une nation à ses côtés dès le début, et une armée régulière pour le soutenir.

La Chaire d’Amyrlin se laissa tomber dans son fauteuil mais se pencha aussitôt en avant. Face au plan de Moiraine, elle semblait hésiter entre défiance et espoir.

— Se proclamera-t-il lui-même ? S’il est effrayé… La Lumière sait à quel point il a raison, mais… Eh bien, les hommes qui prétendent être le Dragon sont avides de pouvoir. S’il n’en veut pas…

— Je suis en mesure de le faire reconnaître pour ce qu’il est, qu’il le veuille ou non. Et si j’échoue la Trame s’en chargera à ma place. N’oublie pas qu’il est ta’veren, Siuan ! Il n’a pas plus d’emprise sur son destin qu’une mèche de bougie sur la flamme qu’elle produit.

— C’est risqué, Moiraine… Très risqué, même… Mais comme disait mon père : « Fillette, si tu ne prends jamais de risques, tu ne gagneras jamais un sou ! » Bon, nous allons peaufiner le nouveau plan. Tu devrais t’asseoir, parce que ça prendra du temps. Je vais nous faire apporter du vin et du fromage…

Moiraine secoua la tête.

— Nous sommes enfermées ensemble depuis déjà trop longtemps… Si des sœurs ont tenté de nous espionner, découvrant ainsi tes protections, elles doivent se poser des questions. N’en rajoutons pas ! Nous organiserons un autre entretien demain.

De plus, très chère amie, je ne peux pas tout te dire, et je ne voudrais pas te laisser le temps de t’en apercevoir…

— Tu as raison, je l’avoue… Mais nous nous verrons dès l’aube. J’ai encore tant de chose à apprendre.

— À l’aube, c’est d’accord. Demain, je te dirai tout ce que tu as besoin de savoir.

Siuan se leva et les deux femmes s’étreignirent de nouveau.

Dès que Moiraine revint dans l’antichambre, Leane lui jeta un regard noir avant de se précipiter dans les appartements de la Chaire d’Amyrlin.

Moiraine tenta de prendre un air contrit, comme si elle venait de subir un des célèbres sermons – d’autres appelaient ça « se faire souffler dans les bronches » – de sa supérieure. La plupart des femmes, même les plus fortes, revenaient décomposées de ces séances de « remise au point ». La contrition n’étant pas son genre, Moiraine réussit plutôt à paraître furieuse – une autre façon de donner le change, et beaucoup plus crédible.

En traversant l’antichambre, elle remarqua à peine les femmes qui s’y trouvaient. Certaines étaient parties, d’autres les avaient remplacées, mais ça semblait sans importance. L’heure tournait, et il restait tant de choses à faire avant l’aube et le prochain rendez-vous avec Siuan.

Une fois dans le couloir, Moiraine partit au pas de course.


S’il y avait eu des témoins, nul doute que la colonne aurait constitué un spectacle impressionnant tandis qu’elle cheminait sous la chiche lumière de la lune du Tarabon. Deux mille Fils de la Lumière à cheval, étincelants dans leur cape blanche et sous leur armure scintillante. Sans parler du convoi de l’intendance, de la cohorte de maréchaux-ferrants et des palefreniers chargés de tenir par la longe les montures de rechange.

On trouvait quelques villages dans ce secteur boisé du pays, mais les Capes Blanches, dédaignant les voies de communication normales, cheminaient en pleine campagne afin d’éviter jusqu’au plus petit hameau. À la lisière de la plaine d’Almoth, dans un village maintenant très proche situé près de la frontière nord du royaume, les Fils avaient rendez-vous avec… quelqu’un.

Chevauchant à la tête de ses hommes, Geofram Bornhald se demandait ce qui se cachait derrière tout ça. À Amador, il avait eu une conversation avec Pedron Niall, le seigneur général des Fils de la Lumière. Hélas, ça ne l’avait pas avancé à grand-chose…

Il se remémora pourtant la scène.


– Nous sommes seuls, Geofram, dit le vieil homme aux cheveux blancs d’une voix chevrotante – la rançon de l’âge, prétendait-on. Je me souviens de t’avoir fait prêter serment… Il y a combien de temps ? Trente-six ans, je crois ?

Bornhald se redressa de toute sa hauteur.

– Seigneur général, puis-je demander pourquoi tu m’as fait revenir de Caemlyn séance tenante ? Un simple coup de pouce, et Morgase aurait basculé de son trône. En Andor, certaines maisons nobles voient du même œil que nous les alliances avec Tar Valon, et elles étaient prêtes à réclamer le pouvoir. J’ai laissé le commandement à Eamon Valda, mais il était plutôt enclin à suivre la Fille-Héritière jusqu’à Tar Valon. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il l’a enlevée – voire qu’il a attaqué Tar Valon.

Dain, le fils de Bornhald, était arrivé un peu avant le départ de son père. Débordant de zèle, Dain allait parfois un peu trop loin. Il était par exemple tout à fait capable d’adhérer aux projets les plus fous de Valda.

– Valda marche dans le halo de la Lumière, Geofram… Mais toi, tu es le meilleur chef de guerre des Fils… Un véritable homme de terrain. Tu vas lever une légion entière et faire route vers le Tarabon en évitant toute paire d’yeux qui pourrait te voir, surtout si elle surplombe une bouche bavarde. Et si tu ne parviens pas à passer inaperçu, toutes les bouches devront être réduites au silence…

Bornhald en resta perplexe. Une cinquantaine de Fils – à la rigueur, une centaine – pouvaient pénétrer dans un royaume sans se faire remarquer. Mais une légion entière ?

– Seigneur général, ce serait donc la guerre ? On entend des rumeurs dans les rues. De folles histoires sur le retour des armées d’Artur Aile-de-Faucon. (Le vieil homme ne réagit pas.) Le roi…

– Le roi ne commande pas les Fils de la Lumière, seigneur capitaine Bornhald.

Pour la première fois, Geofram capta de l’exaspération dans le ton de son supérieur.

– Sais-tu pourquoi il en est ainsi, seigneur capitaine ? Parce que c’est moi, le chef des Capes Blanches ! Que le roi reste assis dans son palais et se consacre à l’occupation dans laquelle il excelle : ne rien faire ! Quelqu’un t’attendra dans un village appelé Alcruna, et tu y recevras tes ordres définitifs. Je donne trois jours à ta légion pour atteindre sa destination. Alors, dépêche-toi d’y aller, parce que tu as du pain sur la planche.

– Toutes mes excuses, seigneur général, mais qui dois-je rencontrer dans ce village ? Et pour quelle raison vais-je risquer de déclencher une guerre entre le Tarabon et nous ?

– Tu sauras tout une fois à Alcruna.

Le seigneur général parut soudain beaucoup plus vieux que son âge. Distraitement, il se mit à tirailler sur sa tunique blanche ornée sur la poitrine du soleil triomphant des Fils de la Lumière.

– Il y a en jeu dans cette histoire des forces qui dépassent tout ce que tu sais, et même tout ce que tu peux imaginer. Choisis le plus vite possible les hommes qui partiront avec toi. Allons, plus de questions ! File comme le vent, et que la Lumière chevauche à tes côtés.


Bornhald se redressa sur sa selle et écarta les bras pour détendre les muscles de son dos.

Je me fais vieux, c’est évident…

Un jour et une nuit en selle, avec deux pauses pour faire boire les chevaux, et voilà qu’il sentait tous les cheveux gris qui avaient envahi son crâne. Quelques années plus tôt, il n’aurait même pas eu l’impression de voyager…

Au moins, je n’ai pas tué d’innocents…

Aussi impitoyable avec les Suppôts des Ténèbres que n’importe quel autre défenseur de la Lumière – car les Suppôts devaient disparaître avant d’avoir pu instaurer sur terre le règne des Ténèbres –, il entendait, avant de frapper, être sûr qu’il s’agissait bien de sbires du Ténébreux. Avec tant d’hommes, ne pas se faire remarquer avait tenu du miracle. Ayant réussi, Geofram n’avait pas eu besoin de « réduire des bouches au silence »…

Les éclaireurs qu’il avait envoyés revenaient, suivis par d’autres hommes en cape blanche – certains idiots portant des torches, le plus sûr moyen de saboter la vision nocturne des premiers cavaliers de la colonne. Avec un juron étouffé, Bornhald leva une main pour ordonner une halte. Puis il étudia les cavaliers en approche.

Leur cape arborait le soleil jaune triomphant qui ornait la poitrine de tous les Fils de la Lumière. Dessous, leur chef avait une série de nœuds d’or qui indiquait son grade, équivalent à celui de Geofram. Mais le soleil de ces hommes se superposait à un bâton de berger rouge, le symbole universellement connu des Confesseurs. Avec des tenailles, des fers chauffés au rouge et d’autres instruments de torture, ces spécialistes de la question arrachaient des aveux aux Suppôts des Ténèbres et les « incitaient » à la repentance. Mais on murmurait çà et là qu’ils statuaient sur la culpabilité de leurs prisonniers avant même de commencer à les interroger.

Geofram Bornhald comptait parmi ceux qui disaient la même chose haut et fort.

On m’a envoyé à la rencontre de Confesseurs ?

— Nous t’avons attendu plus longtemps que prévu, seigneur capitaine, dit le chef du détachement.

Très grand, le nez crochu, il avait dans le regard la certitude hautaine commune à tous les membres de son ordre.

— Tu aurais pu être plus rapide, je n’en doute pas… Je suis Einor Saren, second de Jaichim Carridin, chef de la Main de la Lumière du Tarabon.

La Main de la Lumière – celle qui sortait la vérité du puits, paraissait-il. N’aimant pas le nom « Confesseur », les grands inquisiteurs en cape blanche s’étaient rebaptisés ainsi.

— Il y a un pont à l’entrée du village… Fais-le traverser à tes hommes. Nous parlerons à l’auberge – incroyablement confortable, pour un coin perdu pareil…

— Le seigneur général m’a ordonné d’éviter les regards indiscrets.

— Tu n’as rien à craindre, parce que le village a été pacifié. À présent, exécution ! Désormais, c’est moi qui commande. Et, si tu en doutes, j’ai des ordres qui portent le sceau du seigneur général.

Bornhald étouffa de justesse un grognement rageur. Pacifié ! Les cadavres étaient-ils empilés hors du village, se demanda-t-il, ou les avait-on jetés dans la rivière ? Les Confesseurs tout crachés : assez impitoyables pour massacrer les habitants d’un bourg afin d’assurer le secret, et stupides au point de laisser dériver les corps sur des lieues et des lieues, histoire de proclamer leur infamie d’Alcruna à Tanchico !

— Confesseur, si j’ai un doute, c’est au sujet de ma venue ici avec deux mille hommes.

Saren se rembrunit encore, sa voix toujours aussi dure et aussi inamicale.

— Rien n’est plus simple, seigneur capitaine… Dans la plaine d’Almoth, beaucoup de villages vivent sous l’autorité d’un bourgmestre ou d’un Conseil, sans en référer à des instances supérieures. Il est grand temps de ramener à la Lumière ces nids de Suppôts des Ténèbres.

Le cheval de Bornhald renâcla.

— Dois-je comprendre, Saren, que j’ai traversé la moitié du Tarabon avec deux mille hommes – et dans le plus grand secret – pour capturer une poignée de Suppôts dans des villages de bouseux ?

— Tu es là pour exécuter tes ordres, Bornhald. Et pour servir la Lumière. Mais peut-être t’en éloignes-tu, ces derniers temps ? Si tu es avide de batailles, il se peut que tu sois comblé, un jour ou l’autre. Les étrangers sont très nombreux sur la pointe de Toman. Sans doute trop nombreux pour que le Tarabon et l’Arad Doman en viennent à bout, même s’ils réussissent à oublier leurs ataviques querelles. Si les envahisseurs font une percée, tu pourras te couvrir de gloire. Selon les Tarabonais, ce sont de monstrueuses créatures du Ténébreux. On dit aussi que des Aes Sedai combattent à leurs côtés. Si ce sont des Suppôts des Ténèbres, ces envahisseurs, il faudra nous en occuper le moment venu.

Un court instant, Bornhald en eut le souffle coupé.

— Ainsi, les rumeurs n’en sont pas ? Les armées d’Artur Aile-de-Faucon reviennent ?

— Des étrangers, rectifia Saren. (Il semblait regretter d’avoir évoqué le sujet.) Probablement des Suppôts, d’où qu’ils arrivent. C’est tout ce que nous savons, et ça devra te suffire. Pour l’instant, ils ne te concernent pas. Allons, nous perdons du temps ! Fais traverser tes hommes, et je te communiquerai tes ordres à l’auberge.

Saren fit demi-tour et partit au galop, suivi par ses maudits porteurs de torches.

Bornhald battit des paupières pour rétablir sa vision nocturne.

On nous utilise comme des pions sur un plateau de jeu.

— Byar ! appela le seigneur capitaine.

Quelques instants plus tard, son second s’immobilisa devant lui, se mettant au garde-à-vous sur sa selle. Dans son regard, Bornhald crut voir briller le même fanatisme que dans les yeux de Saren. Mais Byar restait un bon soldat, lui…

— Fais traverser le pont à nos hommes, puis dressez le camp. Je vous rejoindrai aussi vite que possible.

Secouant les rênes de sa monture, Bornhald partit dans la direction qu’avait empruntée le Confesseur.

Des pions sur un plateau de jeu… Mais qui nous déplace de case en case ? Et pourquoi ?


L’après-midi agonisait tandis que Liandrin traversait les quartiers des femmes. De l’autre côté des meurtrières, l’obscurité tombait sur le monde comme un linceul qui semblait vouloir recouvrir aussi la lumière des lampes du couloir. Le crépuscule, comme l’aube, était un moment pénible pour la jeune Aes Sedai. À l’aube, un nouveau jour naissait, bien entendu, mais une nuit mourait. Dans le même ordre d’idées, au crépuscule, une journée sombrait à jamais dans le néant. Le Ténébreux, lui, puisait sa force dans la mort. En un sens, les racines de son existence même plongeaient dans la mort. Du coup, au début et à la fin d’une journée, Liandrin avait l’impression de sentir les frémissements d’un pouvoir maléfique. Celui du Père des Mensonges ? Peut-être, et peut-être pas… Mais quelque chose frémissait – une entité qu’elle était presque sûre de pouvoir capturer, si elle se retournait assez vite. Et qu’elle serait certainement capable de voir, si elle faisait l’effort requis.

Des servantes en noir et or saluèrent Liandrin au passage, mais elle ne leur répondit pas. Les yeux braqués devant elle, qui aurait pu dire si elle les aperçut seulement ?

Arrivée devant la porte qu’elle cherchait, elle s’arrêta et sonda le couloir à droite et à gauche. Des domestiques, exclusivement… Que des femmes, bien sûr, puisque l’accès à ces lieux était interdit aux hommes. Sans prendre la peine de frapper, l’Aes Sedai poussa la porte et entra.

Dans l’antichambre vivement éclairée des appartements de dame Amalisa, une belle flambée réchauffait l’atmosphère, repoussant les assauts des nuits froides du Shienar. Assises dans des fauteuils ou à même les riches tapis, la sœur d’Agelmar et ses amies écoutaient une de leurs compagnes, debout, leur faire la lecture à voix haute. Liandrin reconnut un texte intitulé La Danse du faucon et du colibri, de Teven Aerwin. Une sorte de manuel qui tentait de déterminer le comportement idéal des hommes avec les femmes, et inversement.

Liandrin eut une moue un peu coincée. Bien entendu, elle ne lisait pas de pareilles sottises, mais elle en avait assez entendu parler pour savoir de quoi il s’agissait. Amalisa et ses compagnes ponctuaient chaque sophisme verbeux de grands éclats de rire. Comme des gamines, elles tapaient du pied et se laissaient aller les unes contre les autres, trop réjouies pour songer encore au protocole.

La lectrice fut la première à s’aviser de l’arrivée d’une Aes Sedai. Quand elle s’interrompit soudain, les yeux écarquillés de surprise, ses auditrices tournèrent la tête pour voir ce qui se passait. Alors qu’un grand silence s’abattait sur la pièce, toutes les femmes, à part Amalisa, se levèrent précipitamment, se lissant les cheveux ou tirant sur les plis de leur jupe.

La sœur d’Agelmar, elle, quitta son fauteuil avec la lenteur et la grâce d’une danseuse.

— Ta visite nous honore, Liandrin, dit-elle en souriant. Quelle agréable surprise ! Je ne t’attendais pas avant demain. Après un si long voyage, je pensais que tu…

— Je veux parler en privé à dame Amalisa, dit Liandrin d’un ton sans appel. Veuillez toutes sortir, et sur-le-champ !

Stupéfaites, les femmes ne réagirent pas immédiatement. Une fois remises du choc, elles dirent au revoir à leur amie puis s’inclinèrent devant l’Aes Sedai – qui ne daigna pas leur accorder l’ombre d’un signe de tête. Le regard toujours braqué droit devant elle, elle vit néanmoins du coin de l’œil les femmes qui défilaient devant elle. Elle entendit les compliments qu’elles lui firent d’un ton oppressé, car elle ne semblait pas du tout commode, et les vit baisser les yeux lorsqu’elle continua à les ignorer superbement. Comprenant qu’elles étaient vraiment de trop, elles sortirent les unes après les autres, s’écartant maladroitement afin de ne pas frôler la visiteuse à l’expression si ombrageuse.

Quand la porte se fut refermée, Amalisa tenta de parler :

— Liandrin, je ne comprends pas…

— Avances-tu dans la Lumière, ma fille ?

Ici, pas question d’utiliser le mot « sœur », selon les idioties à la mode. Même si Amalisa était un peu plus âgée que l’Aes Sedai, il faudrait respecter l’antique tradition. Et tant pis si ces coutumes étaient oubliées depuis des lustres – désormais, il était temps de s’en souvenir.

Dès qu’elle eut posé sa question, Liandrin comprit cependant qu’elle venait de commettre une erreur. Dans la bouche d’une Aes Sedai, ces mots étaient censés déstabiliser un interlocuteur. Mais Amalisa se redressa de toute sa taille, le visage soudain de marbre.

— C’est une insulte, Liandrin Sedai ! Je suis originaire d’une noble maison du Shienar, et fille d’une longue lignée de soldats. Mes ancêtres combattaient les Ténèbres avant même que ce pays existe. Trois mille ans de vigilance sans faille, et pas un seul jour de faiblesse !

Liandrin modifia son plan d’attaque mais ne battit nullement en retraite. Traversant la pièce, elle alla s’emparer du livre relié de cuir que la lectrice avait posé sur le manteau de la cheminée avant de se retirer. Brandissant l’ouvrage sans le regarder, elle lâcha :

— Au Shienar plus que dans tout autre royaume, ma fille, il convient de chérir la Lumière et de craindre les Ténèbres.

Comme sans y penser, l’Aes Sedai jeta l’ouvrage impie dans la cheminée. Bondissant et rugissant comme s’il s’agissait d’une bûchette allume-feu, les flammes consumèrent l’ouvrage en quelques secondes. Simultanément, toutes les lampes de la pièce gagnèrent en puissance, inondant de lumière les deux femmes debout l’une en face de l’autre.

— Plus que dans tout autre royaume, ma fille ! répéta Liandrin. Si près de la Flétrissure, où se tapit la corruption, même ceux qui croient avancer dans la Lumière peuvent être en train de s’enfoncer dans les Ténèbres.

Le front lustré de sueur, Amalisa baissa les mains qu’elle venait de lever pour protester contre la destruction de son livre. Si elle parvenait à rester impassible, Liandrin vit qu’elle avait du mal à déglutir, un signe qui ne trompait pas, quand on savait l’interpréter.

— Liandrin Sedai, je ne comprends pas… Est-ce le livre ? Si c’est bien ça, quelle réaction absurde !

Liandrin capta un infime tremblement dans la voix d’Amalisa.

Parfait !

Les abat-jour de verre grincèrent sous l’effet de la chaleur. Brillant de plus en plus fort, les lampes semblaient aussi puissantes que le soleil de midi. Dans cette clarté aveuglante, Amalisa faisait de son mieux pour ne pas cligner des yeux, mais son masque d’impassibilité se lézardait déjà.

— C’est toi qui es absurde, ma fille ! Je me fiche des livres, bien entendu. Ici, les hommes entrent dans la Flétrissure et s’exposent à la contamination. Comment s’étonner qu’ils soient infectés ? Que ce soit volontaire ou non, ils subissent la corruption, qui s’infiltre jusqu’au plus profond d’eux-mêmes. Selon toi, pourquoi la Chaire d’Amyrlin est-elle ici ?

— Non…, gémit Amalisa.

— J’appartiens à l’Ajah Rouge, ma fille. À ce titre, je traque tous les hommes corrompus.

— Je ne comprends pas…

— Je ne me limite pas aux déments qui tentent de s’approprier le Pouvoir de l’Unique. Mes proies, ce sont tous les hommes souillés, qu’ils soient de haute naissance ou de basse extraction.

— Je ne… (Amalisa mobilisa toute sa volonté pour se ressaisir.) Liandrin Sedai, je ne comprends pas. S’il te plaît…

— Mais, en toute logique, les grands de ce monde m’intéressent davantage que la piétaille.

— Non !

Comme si quelque invisible soutien venait de lui être retiré, Amalisa tomba à genoux, la tête inclinée.

— Par pitié, Liandrin Sedai, dis-moi que tu ne vises pas Agelmar. Ça ne peut pas être lui !

À l’instant où le doute et l’angoisse étreignaient sa cible, Liandrin frappa. Sans bouger d’un pouce, elle déchaîna sur Amalisa le Pouvoir de l’Unique.

La sœur du seigneur Agelmar cria et sursauta comme si on venait de lui enfoncer une aiguille dans la chair.

Liandrin ne put s’empêcher de sourire… C’était son petit « truc » à elle, appris dans l’enfance – la première application de son pouvoir. Bien entendu, dès que la Maîtresse des Novices s’en était aperçue, elle lui en avait interdit l’usage. Pour Liandrin, ça n’avait pas signifié grand-chose, sinon qu’il lui faudrait cacher un « détail » de plus aux femmes qui la jalousaient.

Avançant d’un pas, Liandrin prit Amalisa par le menton et la força à relever la tête. Le métal dont était faite cette femme n’avait pas disparu, se contentant de fondre et de devenir plus facilement modelable. Des larmes d’irritation coulant des yeux de sa proie, Liandrin ramena l’illumination de la pièce à la normale. Il n’y avait plus besoin d’artifices de ce genre.

La voix toujours aussi tranchante qu’une lame, Liandrin passa à la phase suivante de son plan :

— Ma fille, personne ne veut qu’Agelmar et toi, accusés d’être des Suppôts, soyez livrés en pâture à la populace. Je veux bien t’aider, mais tu dois me rendre la pareille.

— Co… Comment ? (L’air désorienté, Amalisa se plaqua les mains sur les tempes.) Liandrin Sedai, je ne comprends pas très bien… C’est si… Je…

Ce n’était pas un « truc » parfait. Malheureusement, Liandrin ne pouvait pas forcer les gens à faire ce qu’elle voulait. Elle avait essayé, travaillant inlassablement, mais sans aucun résultat. En revanche, elle réussissait à rendre ses cibles plus réceptives à ses arguments. Oui, plus désireuses de la croire et de se fier aveuglément à son jugement…

— Obéis-moi, ma fille, et réponds sincèrement à mes questions. Si tu ne me déçois pas, je jure que personne ne vous accusera d’être des Suppôts des Ténèbres, ton frère et toi. Tu ne seras pas exhibée nue dans la rue avant d’être bannie de la cité – si on ne t’a pas taillée en pièces avant. Aide-moi, et je te protégerai, c’est compris ?

— Oui, Liandrin Sedai. Je te répondrai franchement, n’aie aucune crainte.

Liandrin se redressa et étudia sa victime. Vaincue, Amalisa restait à genoux, son visage redevenu celui d’une petite fille avide d’être réconfortée et soutenue par une personne plus forte et plus sage. Cette image mit du baume au cœur à l’Aes Sedai. Alors qu’ils se prosternaient devant les rois et les reines, pourquoi les gens jugeaient-ils suffisant d’incliner la tête devant les femmes comme elle ?

Quelle souveraine détient un pouvoir équivalent au mien ?

Voyant l’Aes Sedai faire la grimace, Amalisa se mit à trembler comme une feuille.

— Allons, pas d’angoisse, ma fille ! Je suis venue t’aider, pas t’infliger un châtiment. Seuls les véritables méchants seront punis. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas me mentir.

— Je te dirai tout, Liandrin Sedai, je le jure sur ma maison et sur mon honneur.

— Moiraine est venue à Fal Dara avec un Suppôt des Ténèbres.

Trop effrayée, Amalisa ne parut même pas surprise.

— Non, Liandrin Sedai ! Cet homme est arrivé plus tard. Et il est en prison, désormais…

— Plus tard, si tu le dis… Mais elle lui parle souvent, n’est-ce pas ? Elle passe de longs moments avec ce Suppôt. En tête à tête ?

— Parfois, Liandrin Sedai… Pas très souvent… Elle veut découvrir la raison de sa venue. Moiraine Sedai est…

Liandrin leva une main, intimant le silence à sa proie.

— Trois jeunes hommes l’accompagnaient… Et ça, c’est une certitude. Où sont-ils ? Je suis allée dans leur chambre, mais sans les trouver…

— Je ne sais pas, Liandrin Sedai… Ce sont de braves garçons, on dirait… Vous ne pensez pas qu’ils servent le Ténébreux ?

— Ce ne sont pas des Suppôts… Mais de pires créatures encore, beaucoup plus dangereuses que les sbires du Père des Mensonges. À cause de ces garçons, le monde entier est en danger. Nous devons les trouver. Tu vas ordonner à tes domestiques de fouiller la forteresse. Tu t’y mettras aussi avec tes dames de compagnie. Jusqu’au moindre recoin ! J’entends que tu t’en occupes en personne, c’est compris ? Et que tu n’en parles pas, sauf aux gens dont je te donnerai les noms. À part eux, nul ne doit savoir. En secret, ces trois garçons devront quitter Fal Dara pour être conduits à Tar Valon. Mais rien ne doit transpirer…

— J’obéirai, Liandrin Sedai. Mais pourquoi garder le secret ? Ici, personne ne s’opposerait aux Aes Sedai…

— As-tu entendu parler de l’Ajah Noir ?

Les yeux écarquillés, Amalisa se pencha en arrière et leva les mains comme si on menaçait de la gifler.

— Une répugnante rumeur… Liandrin Sedai. Aucune Aes Sedai ne sert le Ténébreux… C’est… C’est… Non, je n’y crois pas. Au nom de la Lumière ! je jure que je n’y crois pas, et tu ne dois pas douter de ma parole. Sur ma maison et mon honneur, je fais le serment que…

Impassible, Liandrin laissa Amalisa continuer à s’enfoncer, son silence contribuant à la vider de ses dernières velléités de résistance. Les Aes Sedai devenaient en général furieuses quand on mentionnait devant elles l’Ajah Noir, en particulier lorsqu’on semblait croire qu’il ne s’agissait pas d’une sombre légende.

Après cette épreuve, alors que le petit « truc » enfantin avait déjà miné sa volonté, la sœur d’Agelmar ne serait plus qu’une marionnette entre les mains de Liandrin. Surtout avec le coup de grâce que l’Aes Sedai s’apprêtait à lui porter.

— L’Ajah Noir existe, mon enfant. Et il est présent entre les murs de Fal Dara.

Amalisa en resta sans réaction. L’Ajah Noir. Des Aes Sedai étant en secret des Suppôts des Ténèbres… Apprendre que le Père des Mensonges était à Fal Dara n’aurait pas été beaucoup plus terrifiant.

— Chaque Aes Sedai que tu croises, insista Liandrin, enfonçant le clou, risque d’être une sœur noire. Je t’en donne ma parole d’honneur ! S’il m’est impossible de te livrer des noms, je peux te protéger. Pour cela, tu devras avancer dans la Lumière et m’obéir.

— Je le jure, souffla Amalisa. Liandrin Sedai, promets-moi de protéger aussi mon frère et mes amies…

— Je prendrai sous mon aile tous ceux qui le méritent, ainsi que cela doit être. Soucie-toi de ton propre salut, ma fille. Et pense exclusivement aux ordres que je t’ai donnés. Le destin du monde en dépend. Tu dois oublier tout le reste.

— Oui, oui, oui, Liandrin Sedai.

Liandrin se détourna et gagna la porte, se retournant seulement quand elle l’eut atteinte. Toujours agenouillée, Amalisa la regardait avec la même angoisse enfantine.

— Debout, dame Amalisa… Debout.

Une injonction presque tendre, qui dissimulait en tout cas le mépris que cette femme inspirait à Liandrin.

Une « sœur », cette mauviette ? Elle ne tiendrait pas un jour dans la peau d’une novice. Une grande dame qui se dégonfle comme une baudruche…

— Debout…

Amalisa se releva avec une étrange raideur, comme si elle était restée pieds et poings liés des heures durant.

Liandrin jugea le moment idéal pour frapper une dernière fois.

— Si tu me trahis, scellant le sort du monde, tu envieras le destin du Suppôt des Ténèbres enfermé dans le donjon.

À l’expression d’Amalisa, Liandrin eut la certitude qu’elle ne ménagerait pas ses efforts, dans les temps à venir.

Quand elle émergea dans le couloir, tirant la porte derrière elle, l’Aes Sedai eut soudain la chair de poule. Le souffle court, elle regarda autour d’elle, sondant le corridor chichement éclairé. Bien entendu, elle ne vit rien. Dehors, il faisait nuit noire. Pourtant, quelqu’un l’avait épiée, elle l’aurait juré.

Elle haussa les épaules, affichant un fatalisme qu’elle n’éprouvait pas vraiment, et s’en fut d’un pas décidé.

Mon imagination, rien de plus !

Il faisait déjà nuit, et il lui restait tant à faire jusqu’à l’aube. Car ses ordres étaient clairs et nets.


Sauf quand quelqu’un venait avec une lampe, il faisait en permanence nuit noire dans les cachots. Pourtant, assis au bord de sa paillasse, Padan Fain sondait les ténèbres avec un sourire béat. Dans leur sommeil, les deux autres prisonniers gémissaient – la rançon de leurs cauchemars, en quelque sorte. Fain, lui, attendait quelque chose qu’il guettait depuis longtemps. Trop longtemps, en fait. Mais l’attente ne durerait plus.

La porte de la salle de garde s’ouvrit, laissant jaillir un flot de lumière dans le couloir où s’alignaient les cellules. Une silhouette se découpa bientôt sur le seuil…

— Vous ! s’exclama Fain en se levant. À vrai dire, j’attendais quelqu’un d’autre…

Il s’étira, feignant une tranquillité qu’il était loin d’éprouver. Le sang bouillant dans ses veines, il se sentait capable de sauter par-dessus la forteresse, si l’envie lui en prenait.

— Eh bien, tout le monde sera surpris, comme ça… Bon, allons-y, Fain. Il se fait tard et je veux dormir un peu.

Alors que la lumière pénétrait dans son cachot, le colporteur leva les yeux et sourit à quelque chose qu’il ne voyait pas, mais qu’il sentait à travers le plafond de pierre du donjon.

— Ce n’est pas fini…, murmura-t-il. La bataille n’est jamais terminée.

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