27 Une ombre dans la nuit

— Je n’y comprends rien, dit Loial. Je gagnais presque tout le temps, puis Dena est revenue, elle s’est jointe à nous et elle m’a écrabouillé. Un désastre pour moi à chaque lancer. « Une petite leçon », voilà ce qu’elle m’a dit après. Tu as une idée de ce que ça signifie, Rand ?

Les deux amis venaient de quitter l’auberge de Thom et marchaient dans les rues étroites de la Ceinture. À l’ouest, le soleil rougeoyant sombrait derrière la ligne d’horizon, sa lumière rasante allongeant démesurément les ombres. La rue était déserte, à part le pantin qui avançait en face d’eux, cinq marionnettistes l’animant par l’intermédiaire des perches géantes. Des échos de musique et de rire montaient d’autres zones de la ville extérieure – pour l’essentiel, du quartier des salles de spectacle et des tavernes. Mais, dans cette partie de la Ceinture, les portes et les volets étaient déjà fermés.

Rand cessa de pianoter sur l’étui en bois de sa nouvelle flûte et le repoussa derrière son épaule.

Il serait injuste d’attendre que Thom abandonne tout pour venir avec moi ; ça, je le sais. Mais il aurait pu accepter de continuer de me voir. Bon sang ! j’aimerais qu’Ingtar arrive…

Certes, mais il y avait aussi le problème de Selene…

— Rand, tu ne crois pas… eh bien, que Dena a triché ? Tout le monde souriait comme si elle était en train de faire un truc très malin…

Rand haussa distraitement les épaules.

Je dois partir avec le Cor… Si nous attendons Ingtar, tout peut arriver. Fain débarquera tôt ou tard, si je gaspille l’avance que j’ai sur lui.

Le pantin et ses marionnettistes n’étaient plus très loin.

— Rand, dit Loial, je crois que ce n’est pas un…

Les cinq hommes lâchèrent leurs perches, qui s’écrasèrent avec un bruit sourd sur le sol en terre battue. Au lieu de s’écrouler, le Trolloc bondit sur Rand, les mains tendues.

Pas le temps de penser… Dégainant sa lame d’instinct, le jeune homme dessina dans l’air une figure très précise. La Lune qui se Lève sur les Lacs… La gorge tranchée, le Trolloc recula en hurlant – un horrible gargouillis, étant donné la nature de sa blessure – et bascula en arrière.

Un court instant, personne ne bougea. Puis les Suppôts des Ténèbres – de qui pouvait-il s’agir d’autre ? – baissèrent les yeux sur le cadavre qui gisait aux pieds de Rand – un adversaire bien armé campé à côté d’un géant. Prenant leur courage à deux mains, histoire de ne pas le laisser derrière eux, les cinq marionnettistes détalèrent comme des lapins.

Rand observait également le monstre mort. Avant même que sa main ait touché la poignée de son épée, le vide l’avait envahi, la lumière maladive du saidin revenant le harceler. Non sans effort, il bannit le vide… et commença à trembler. Hors du cocon, la peur était une maîtresse exigeante.

— Loial, nous devons retourner à l’auberge. Hurin est seul, et nos…

Rand se tut, grognant de douleur, lorsqu’un bras s’enroula autour de son torse, se révéla assez long pour lui plaquer les membres supérieurs le long des flancs et le souleva de terre comme s’il ne pesait rien. Alors qu’une main poilue se plaquait sur sa gorge, le jeune homme capta du coin de l’œil l’image d’une gueule munie de défenses, juste au-dessus de sa tête. Une ignoble odeur de sueur et de porcherie monta à ses narines, manquant le faire vomir.

La main poilue fut soudain arrachée de la gorge de Rand. Sonné, il riva les yeux sur les énormes doigts d’Ogier qui enserraient comme dans un étau le poignet du Trolloc.

— Tiens le coup, Rand ! cria Loial.

Sa main libre vint saisir le bras incroyablement puissant qui maintenait toujours le jeune homme en lévitation forcée.

Alors que le Trolloc et l’Ogier se battaient à mort, Rand eut l’impression d’être en train de chevaucher un étalon sauvage. À force d’être secoué, il finit par se retrouver libre de ses mouvements. Tenant mal sur ses jambes, il recula en titubant, mais parvint à se ressaisir et à lever son arme.

Attaquant par-derrière le Trolloc à gueule de sanglier, Loial le tenait par un poignet et un avant-bras, le contraignant à écarter très largement les bras. Éructant des insultes dans la langue gutturale de son espèce, le monstre inclinait la tête en arrière, cherchant à blesser Loial avec ses défenses. Dans la fureur de leur duel, les deux combattants soulevaient une colonne de poussière qui n’allait pas faciliter la tâche à Rand.

Comment frapper le Trolloc sans risquer de blesser Loial ? En plus de la poussière, les mouvements rapides des deux adversaires interdisaient de tirer parti des rares ouvertures.

Grognant sous l’effort, le monstre parvint à libérer son bras gauche, mais, pour continuer à le maîtriser, Loial lui enroula son propre bras autour de la gorge, le plaquant contre lui. Le Trolloc tenta alors de dégainer sa lame. Le fourreau étant placé sur sa hanche gauche – normal pour un droitier –, la manœuvre s’avéra délicate, mais, pouce après pouce, l’acier de l’arme incurvée émergeait quand même de sa gaine de cuir.

Toujours dans l’impossibilité de frapper, Rand contemplait la scène, de plus en plus inquiet pour son ami.

Le Pouvoir !

La solution était là ! Comment ? Rand n’en savait rien, mais comme il n’avait pas d’autre idée… L’arme du monstre était plus qu’à demi dégainée. Lorsque ce serait totalement fait, la dernière heure de Loial sonnerait.

À contrecœur, Rand invoqua le vide. Le saidin brilla aussitôt devant son œil mental, sa lueur maladive l’attirant irrésistiblement. Très vaguement, Rand se souvint d’un temps où la partie masculine du Pouvoir chantait pour lui. Aujourd’hui, elle se contentait de l’attirer, comme le parfum d’une fleur séduit une abeille – ou comme la puanteur d’un tas d’ordures attire une mouche.

Rand s’ouvrit à cette force et tendit les mains pour la saisir. Bien entendu, elles se refermèrent sur le vide, comme s’il avait tenté d’enlacer la lumière elle-même. La souillure entra en lui, le contaminant, mais aucun flot de clarté ne l’accompagnait. Avec un désespoir lointain – comme s’il n’habitait pas vraiment l’instant présent –, Rand essaya encore et encore. Sans obtenir rien de plus que la souillure.

Mobilisant toute sa force, Loial souleva le Trolloc du sol et le projeta au loin, l’envoyant s’écraser contre le flanc d’un bâtiment. La tête du monstre percuta la pierre en premier, et sa nuque n’y résista pas, se brisant net sous l’impact.

Haletant, Loial regarda le cadavre de son ennemi tomber sur le sol.

Rand eut besoin de quelques secondes pour comprendre ce qui s’était passé. Quand ce fut fait, il bannit le vide, renvoyant au néant la lumière maladive, et courut rejoindre son ami.

— Je n’avais jamais tué quelqu’un…, souffla Loial.

— Si tu n’avais pas eu sa peau, dit Rand, le Trolloc aurait eu la tienne… (Inquiet, il regarda autour de lui. Là où il y avait eu deux Trollocs, il risquait fort d’y en avoir d’autres…) Loial, je suis navré que tu aies dû faire ça, mais il nous aurait étripés tous les deux…

— Je sais, mais je déteste ça… Même un Trolloc… (Loial désigna le soleil couchant, puis il prit le poignet de Rand.) Il y en a d’autres, mon ami…

Face au soleil, Rand ne put pas distinguer les détails, mais un autre « pantin » et ses marionnettistes approchaient des deux compagnons. Maintenant qu’il savait à quoi il avait affaire, Rand remarqua que la démarche de la fausse poupée était beaucoup trop naturelle. De plus, son museau se levait pour humer l’air alors qu’aucune perche ne commandait cette partie de son anatomie.

Selon toute vraisemblance, le Trolloc et ses Suppôts ne devaient pas encore avoir repéré l’humain et l’Ogier qu’ils traquaient. Sinon, ils auraient marché plus vite. Cela dit, ils n’étaient pas bien loin, et l’affrontement semblait inévitable.

— Fain sait que je suis ici, quelque part dans la nuit, dit Rand tout en essuyant son épée sur la cape du premier Trolloc. Ses troupes ont mission de me trouver, mais il redoute que les monstres se fassent repérer, c’est pour ça qu’il a imaginé le subterfuge du pantin. Si nous parvenons à gagner une rue encore fréquentée, nous serons en sécurité. Il faut aller rejoindre Hurin ! Si Fain le trouve alors qu’il est seul avec le Cor…

Rand tira Loial jusqu’à l’intersection suivante. Là, il s’engagea dans une rue qui conduisait au quartier des salles de spectacle et des tavernes. Mais un nouveau groupe de faux marionnettistes, avec un Trolloc tout ce qu’il y a d’authentique, apparut devant les deux fugitifs.

Ils s’engagèrent dans la première voie latérale qu’ils croisèrent. Ce passage conduisant vers l’est, les deux amis ne tardèrent pas à l’abandonner pour suivre de nouveau la bonne direction. Hélas, chaque fois que le quartier des salles de spectacle semblait proche, un Trolloc et son escorte d’humains barraient la route aux fugitifs.

Tous les Trollocs avaient le nez ou le museau en l’air. Ces monstres traquaient leur proie à l’odeur, se souvint Rand. Dans ce coin particulièrement isolé de la Ceinture, la ruse du pantin ne servait plus à grand-chose. Du coup, les Trollocs chassaient de nouveau sans l’aide des faux marionnettistes. Encerclant leurs proies, ces excellents chasseurs les poussaient inexorablement vers l’est. Bientôt, ils sortiraient de la Ceinture, s’éloignant de plus en plus de Hurin et de la sécurité.

Rand songea à frapper à la porte d’une des maisons, mais il abandonna très vite cette idée. Même si quelqu’un venait ouvrir et laissait entrer un Ogier et son ami humain, aucune des portes, dans ce secteur de la ville, ne serait assez solide pour arrêter un Trolloc. En fin de compte, les monstres auraient tout simplement des victimes de plus à se mettre sous les crocs.

— Rand, dit Loial, nous sommes arrivés au bout du chemin…

De fait, les deux amis venaient de dépasser l’ultime bâtiment du quartier le plus à l’est de la Ceinture. La lumière qui brûlait au premier étage de la maison fit un moment reprendre espoir à Rand mais, au rez-de-chaussée, tous les accès étaient hermétiquement fermés. Devant eux, Loial et l’humain n’avaient plus qu’une succession de collines basses où ne se dressait même pas une ferme – en tout cas, dans les limites de leur champ de vision. À près d’un quart de lieue, Rand aperçut néanmoins un mur d’enceinte, en haut d’une colline, derrière lequel se nichaient des bâtiments.

— Si nous nous laissons pousser par là, dit Loial, les Trollocs auront les coudées franches, parce qu’ils ne craindront plus qu’on les repère.

Rand désigna le mur d’enceinte, dans le lointain.

— La résidence d’un seigneur, je suppose… Une muraille de ce genre arrêtera les Trollocs. Avec un peu de chance, les gardes laisseront entrer un Ogier et un seigneur étranger. Bon sang ! il était temps que cette veste ridicule me serve à quelque chose !

— Rand, je crois que c’est le complexe capitulaire des Illuminateurs. Ces gens sont très jaloux de leurs secrets, et je doute qu’ils ouvriraient leur porte au roi Galldrian en personne !

— Dans quelle mouise vous êtes-vous encore fourrés ? lança soudain une voix féminine dans le dos des deux fugitifs.

Un parfum épicé vint caresser les narines de Rand.

Il se retourna et découvrit Selene, sa robe blanche brillant comme un phare au clair de lune.

— Comment es-tu arrivée ici ? Et que fiches-tu dehors en pleine nuit ? Ne reste pas dans le coin, des Trollocs nous traquent !

— J’ai vu ça, dit la jeune femme d’un ton froid mais serein. Je te cherchais et, quand je te trouve, ton géant d’ami et toi vous laissez traiter comme des moutons par une horde de Trollocs. L’homme qui détient le Cor de Valère peut-il supporter une telle humiliation ?

— Je n’ai pas l’instrument avec moi, et je ne vois pas comment il pourrait m’aider, dans le cas contraire. Les héros défunts ne sont pas censés se réveiller pour sauver Rand al’Thor ! Selene, tu dois filer, et vite !

Rand jeta un coup d’œil prudent au coin du bâtiment. À moins de cent pas de là, un Trolloc avançait, sa tête cornue levée pour mieux humer le vent. À ses côtés, un second monstre avançait, les deux étant suivis par de plus petites silhouettes. Des Suppôts, bien entendu…

— Trop tard…, murmura Rand.

Il décrocha l’étui de la flûte de son épaule afin de pouvoir retirer sa cape, dont il enveloppa Selene. Le vêtement se révéla assez long pour dissimuler entièrement la robe blanche et faire une sorte de traîne à la jeune femme.

— Tu devras relever l’ourlet pour courir…, dit Rand. Loial, si les Illuminateurs ne nous laissent pas entrer, nous nous passerons de leur accord…

— Mais Rand…

— Tu préfères attendre les Trollocs ? (Le jeune homme flanqua une tape dans le dos de l’Ogier, pour qu’il avance, puis prit la main de Selene afin de l’entraîner avec lui.) Loial, essaie de trouver un chemin où nous ne nous briserons pas le cou…

— Tu perds le contrôle de tes nerfs, Rand, dit Selene. (Elle semblait avoir moins de mal que le jeune homme à suivre Loial dans le noir.) Recherche la Fusion et sois serein. Celui qui cherche la grandeur ne doit jamais céder à l’énervement.

— Les Trollocs vont t’entendre, si tu continues…, riposta Rand. Et, de toute façon, je me fiche de la grandeur.

Il crut entendre sa compagne grogner d’agacement, mais il n’en aurait pas mis sa main au feu.

En dépit de quelques pierres qui se dérobèrent sous les semelles des trois fugitifs, l’ascension de la colline, dans la pénombre, se révéla moins difficile que prévu. Les incendies ayant depuis longtemps nettoyé le versant de toute végétation, rien ne fit obstacle à la progression de Rand et de ses amis. Une bonne chose, car la brise nocturne qui venait de se lever risquait de charrier leur odeur jusqu’aux narines des monstres.

Loial s’arrêta au pied du mur d’enceinte haut deux bonnes fois comme lui. Peinte à la chaux, la muraille était parfaitement lisse, comme on pouvait le redouter. Jetant un coup d’œil derrière lui, Rand vit dans la Ceinture les rangées de fenêtres éclairées qui brillaient au-dessus du mur d’enceinte comme les rayons d’une roue.

— Loial, tu les vois ? Ils nous suivent ?

L’Ogier tourna lui aussi la tête en direction de la Ceinture.

— Je ne distingue que les Trollocs, mais ils viennent par ici, oui… Et ils courent. Rand, je ne crois pas que…

Selene coupa la parole à l’Ogier :

— S’il veut entrer, alantin, notre ami a besoin d’une porte. Comme celle que je vois là.

La jeune femme désigna un rectangle sombre, sur le mur. Même si sa compagne l’affirmait, Rand n’aurait pas parié que c’était une porte. Mais Selene alla se camper devant, la poussa… et la regarda s’ouvrir.

— Rand…, commença Loial.

— Plus tard, mon ami ! (Rand poussa l’Ogier vers la porte.) Et baisse le ton, parce que nous sommes des intrus qui cherchons à nous cacher…

Dès que tout le monde fut entré, Rand referma la porte derrière lui. Il repéra des supports, pour une barre de fermeture, mais la barre elle-même brillait par son absence. En l’état, la porte n’arrêterait personne. Cela dit, les Trollocs pouvaient hésiter à entrer, craignant un piège.

Les trois fugitifs étaient dans une allée qui gravissait la colline entre deux très longs bâtiments sans fenêtres. Au début, Rand pensa à des constructions en pierre, mais il s’aperçut qu’on avait appliqué de la peinture blanche sur du bois. La nuit étant tombée, les rayons de lune reflétés par toutes ces surfaces claires fournissaient une lumière à peu près suffisante.

— Je préfère être capturé par les Illuminateurs que par les Trollocs, annonça Rand en se mettant en route.

— C’est justement de ça que je voulais parler, souffla Loial. On dit que les Illuminateurs tuent les intrus. Ils utilisent la manière forte pour protéger leurs secrets, Rand…

Le jeune homme s’immobilisa et se retourna vers la porte. Les Trollocs rôdaient toujours de l’autre côté du mur. Dans tous les cas, affronter des humains restait préférable à tomber entre les griffes des monstres. En négociant, Rand avait une chance d’inciter les Illuminateurs à la clémence. Les Trollocs, en revanche, tuaient d’abord et discutaient ensuite… entre eux !

— Désolé de t’avoir entraînée là-dedans, Selene…

— Le danger épice la vie et, jusque-là, tu t’en es plutôt bien tiré. On part à la découverte ?

La jeune femme se remit en chemin, dépassant Rand. Son parfum vint une nouvelle fois lui caresser les narines, tel l’arôme d’un fabuleux nectar.

Au sommet de la colline, l’allée donnait sur une vaste étendue de terre argileuse presque aussi claire que la peinture blanche et entourée d’autres bâtiments sans fenêtres séparés par d’étroites allées. Sur la droite de Rand se dressait cependant une bâtisse dotée d’ouvertures d’où filtrait de la lumière.

Rand se jeta en arrière dans l’ombre de l’allée qu’ils venaient de remonter. Un homme et une femme apparurent, traversant lentement le terrain découvert.

À en juger par leur tenue, ils n’étaient pas du Cairhien. Vêtu d’un pantalon jaune presque aussi bouffant que les manches de sa chemise assortie, l’homme arborait fièrement des broderies sur le devant de sa chemise et le long de ses jambes de pantalon. Dans une robe vert pâle également brodée sur la poitrine, la femme portait les cheveux tressés – rien à voir avec la mode locale.

— Tout est prêt, dis-tu ? demanda la femme. Tu en es certain, Tammuz ? Tout ?

L’homme écarta les mains pour exprimer sa lassitude.

— Pourquoi passes-tu toujours derrière moi pour vérifier, Aludra ? Tout est prêt ! Le spectacle pourrait commencer dès à présent.

— Les portes et les portails sont tous verrouillés ? Tous les…

La conversation des deux inconnus devint inaudible tandis qu’ils avançaient le long du bâtiment aux fenêtres éclairées.

Rand balaya du regard la zone découverte et ne reconnut rien de ce qu’il vit. Au centre, des dizaines de cylindres aussi hauts que lui – et d’environ un pied de diamètre – se dressaient sur de larges socles de bois. Une corde sombre jaillissait de chaque cylindre, courait sur le sol et passait derrière un muret de dix pieds de longueur érigé à la lisière de la zone. Tout autour de cette bizarre place, une multitude de râteliers en bois exposaient des tuyaux, des cylindres, des bâtons fourchus et d’autres objets encore plus mystérieux.

Toutes les fusées de feu d’artifice qu’avait vues Rand pouvaient se soulever d’une main. Il ne savait rien de plus, sinon qu’elles explosaient en produisant un vacarme d’enfer – dans le meilleur des cas – ou faisaient lamentablement long feu sur le sol, produisant une gerbe d’étincelles. Parfois, il arrivait qu’elles ratent leur effet ainsi en plein ciel, mais c’était plutôt rare.

Les Illuminateurs avertissaient clairement leurs clients : tenter d’ouvrir une fusée la détériorait irréversiblement. Que ce soit vrai ou non, les feux d’artifice coûtaient bien trop cher pour que le Conseil du village autorise qu’un profane tente l’aventure. Fasciné par toutes les transgressions, Mat avait bien entendu passé outre cette interdiction. Une semaine durant, à part sa mère, personne dans le village n’avait adressé la parole au jeune farceur mal inspiré.

Dans ce fatras, Rand n’identifia en fait que les cordes – ou, plutôt, les mèches. C’était en les embrasant qu’on lançait les fusées.

Jetant un dernier coup d’œil à la porte non verrouillée, assez loin derrière lui, il fit signe à ses amis de le suivre et entreprit de contourner les cylindres. En quête d’une cachette, il entendait la trouver le plus loin possible de l’accès encore ouvert, malgré ce qu’espérait la dénommée Aludra.

Pour ça, les trois intrus devaient se frayer un chemin au milieu des râteliers. Chaque fois qu’il en frôlait un, Rand retenait son souffle, car les étranges objets, à la moindre onde de choc, se cognaient les uns contre les autres dans un concert de cliquetis. Tous semblaient être composés exclusivement de bois, sans la moindre pièce métallique. Si Rand ou un de ses compagnons renversaient un râtelier, le bruit alerterait tout le monde dans le complexe.

Jetant un coup d’œil aux cylindres, il se souvint du boucan que produisait un pétard à peine plus gros que son pouce. S’il s’agissait de fusées, il ne tenait pas à être dans le coin lorsqu’on les lancerait.

Loial marmonnait sans cesse en marchant, surtout quand il se cognait contre un râtelier. Chaque fois, il repartait si vite qu’une deuxième collision était inévitable. Du coup, il avançait dans une cacophonie incessante de jurons et de grincements divers.

L’attitude de Selene était tout aussi agaçante. Se déplaçant aussi sereinement que dans une rue en plein jour, elle ne heurtait rien et ne râlait pas, mais ne consentait aucun effort pour maintenir sa cape fermée. Du coup, sa robe blanche devenait une balise mobile !

Rand jeta un coup d’œil au bâtiment muni de fenêtres. Si quelqu’un avait l’idée de regarder dehors… Avec la robe de Selene, un seul coup d’œil suffirait pour que l’alarme soit donnée.

Mais personne ne se montra derrière les fenêtres. Alors que les trois intrus atteignaient le muret, Rand faillit soupirer de soulagement. Bien entendu, Loial choisit cet instant précis pour percuter un nouveau râtelier qui se dressait tout à côté du muret et contenait une dizaine de bâtons lisses longs comme le bras de Rand. Des volutes de fumée montaient de l’extrémité de ces étranges objets.

Le râtelier tomba en silence et les bâtons atterrirent sur une des mèches. Dans un crépitement d’étincelles, la mèche s’embrasa et un rougeoiement d’un très joli effet courut jusqu’à un des gros cylindres.

Rand contempla un instant le désastre, puis il tenta de réaliser un exploit : murmurer un cri d’alarme.

— Derrière le muret, vite !

Selene grogna de mécontentement lorsqu’il la força à s’accroupir avec lui derrière le petit mur de protection. Ignorant ses protestations, Rand fit un bouclier de son corps à sa compagne tandis que Loial s’accroupissait à son tour à côté d’eux. Pensant que le cylindre allait exploser, Rand se demanda s’il resterait quelque chose de leur dérisoire paravent.

Un bruit sourd fit trembler le sol jusqu’à l’endroit où se tenaient les trois fugitifs. Rien d’autre ne se produisant, Rand se releva assez pour jeter un coup d’œil par-dessus le muret. Ayant recouvré sa liberté de mouvement, Selene frappa son sauveur dans les côtes – très fort – puis se dégagea en éructant des jurons dans une langue que Rand reconnut parfaitement. Mais il était bien trop perturbé pour enregistrer l’information…

Un peu de fumée sortait du cylindre relié à la mèche. Rien d’autre à signaler. Si c’était tout ce que…

Il n’y a vraiment pas de quoi en faire…

Dans un vacarme de fin du monde, une énorme fleur rouge et blanc s’épanouit soudain dans le ciel nocturne, très haut au-dessus de la tête des trois intrus. Assez rapidement, ce feu céleste mourut en une pluie d’étincelles pâlissantes.

Alors que Rand avait encore les yeux levés, un boucan infernal monta du bâtiment pourvu de fenêtres. Des hommes et des femmes apparurent derrière les vitres, tous désignant le ciel comme s’ils ne parvenaient pas à en croire leurs yeux.

Rand jeta un coup d’œil à l’allée obscure qui s’ouvrait à moins de dix pas du muret. Impossible de l’atteindre sans être vus des curieux qui se pressaient derrière les fenêtres. Et des gens affolés sortaient déjà du bâtiment…

Rand fit signe à ses compagnons de se plaquer contre le muret, afin de se noyer dans les ombres.

— Pas un geste et pas un mot, souffla-t-il. C’est notre seule chance.

— Parfois, quand on se tient très tranquille, dit Selene, on devient invisible…

Elle ne semblait pas le moins du monde inquiète.

Des bruits de bottes retentirent de l’autre côté du muret, ponctués par des cris de colère. Rand reconnut bientôt la voix d’Aludra.

— Tu n’es qu’un gros bœuf, Tammuz ! Un abruti congénital ! Tu n’es pas né d’une femme mais d’une chèvre, j’en suis sûre, désormais. Un jour, tu nous tueras tous.

— Je n’y suis pour rien, Aludra… J’avais tout bien mis en place, et pour l’ignition il…

— N’ose surtout pas t’adresser à moi, misérable ! Depuis quand un cochon borné a-t-il le droit de parler comme un être humain ? (Le ton d’Aludra changea, car elle répondait à la question d’un autre homme.) Non, nous n’avons pas le temps d’en préparer un autre… Galldrian devra se contenter des fusées qui restent, pour ce soir… Et puis le bouquet final au début, c’est très original… Tammuz, tu vas t’assurer en personne que plus rien ne tourne mal. Demain à l’aube, tu prendras le chariot pour aller acheter du fumier. Si un seul autre incident se produit cette nuit, ce sera ça ton poste, désormais : convoyer le fumier et le décharger.

Aludra et ses compagnons s’éloignèrent en direction du bâtiment éclairé. Restant seul, Tammuz pesta un moment contre l’injustice de son sort.

Rand cessa de respirer quand l’homme approcha du muret pour redresser le râtelier. S’il se retournait, ce bon Tammuz, si abruti fût-il, verrait nécessairement les trois intrus. Mais il se contenta de ramasser les bâtons et de les remettre en place, puis il estima en avoir assez fait et partit lui aussi en direction du bâtiment.

S’autorisant enfin à respirer, Rand le regarda un moment s’éloigner. Puis il se cacha de nouveau derrière le muret, car, dans le bâtiment, quelques curieux, constata-t-il soudain, continuaient à regarder dehors.

— Nous avons eu une chance inouïe, ce soir, souffla Rand.

— On dit que la chance sourit aux grands hommes ! lança Selene.

— Vas-tu arrêter avec ça ? grogna le jeune homme.

Il aurait donné cher pour que le parfum de Selene cesse de lui faire tourner la tête, l’empêchant de réfléchir clairement. Le souvenir du corps de la jeune femme, quand il s’était étendu sur elle pour la protéger, ne l’aidait pas beaucoup non plus à remettre de l’ordre dans ses idées.

— Rand ? appela Loial, occupé à sonder le terrain dans la direction opposée à celle du bâtiment occupé. Je crois que nous allons encore avoir besoin de chance…

Rand regarda par-dessus l’épaule de l’Ogier accroupi. Dans l’allée qui correspondait à la porte laissée ouverte, trois Trollocs observaient eux aussi le bâtiment illuminé. Une femme qui regardait toujours dehors ne donna aucun indice laissant penser qu’elle les avait vus.

— Eh bien, dit Selene, le piège se referme. S’ils te capturent, les Illuminateurs te tueront probablement. Les monstres, eux, t’étriperont sans l’ombre d’un doute. Mais tu es peut-être assez rapide pour les abattre avant qu’ils aient eu le temps de lever une griffe. Et assez bon diplomate pour dissuader nos hôtes de te tuer afin de préserver leurs secrets et leurs cachotteries. Tu te moques de la grandeur, dis-tu ? Pourtant, il faut en avoir pour être à la hauteur des tâches qui t’attendent.

— Tu n’es pas obligée de t’en réjouir…, marmonna Rand.

S’il avait seulement pu oublier le parfum de Selene et le doux contact de ses courbes…

Il s’ébroua, agacé. Les Trollocs ne paraissaient pas les avoir repérés, mais comment tirer parti de ce répit ? S’ils tentaient de gagner l’allée, les monstres les verraient, c’était certain. Et la femme toujours campée à sa fenêtre ne les raterait pas non plus. En somme, tout se réduirait à une course de vitesse entre les Illuminateurs et les Trollocs, avec trois malheureux intrus comme trophées.

— C’est te voir auréolé de gloire qui me réjouirait, répondit enfin Selene. (Malgré ses propos, elle paraissait très remontée contre Rand.) Je devrais peut-être te laisser te débrouiller seul, pour une fois. Un homme qui ne saisit pas la grandeur quand elle se présente mérite de mourir…

Rand se força à ne pas regarder sa compagne.

— Loial, vois-tu s’il y a une porte au bout de l’allée la plus proche ?

L’Ogier secoua la tête.

— Non, parce qu’il fait trop clair ici et trop sombre dans l’allée. Si je pouvais y entrer…

Rand serra plus fort la poignée de son épée.

— Pars avec Selene… Si tu vois une porte, appelle-moi et je vous rejoindrai. S’il n’y en a pas au bout de cette allée, tu devras faire la courte échelle à Selene pour qu’elle sorte d’ici.

— Compris, Rand, fit l’Ogier, visiblement mal à l’aise. Mais, dès que nous bougerons, les Trollocs nous repéreront, c’est couru d’avance. Même s’il y a une porte, ils seront à nos trousses.

— Les Trollocs sont mon affaire, répondit Rand.

Trois monstres, avec l’aide du vide ce ne devrait pas être infaisable…

L’éventualité de recourir une nouvelle fois au saidin glaça les sangs de Rand. Trop de choses étranges se produisaient quand il se laissait séduire par la moitié masculine de la Source Authentique.

— Je vous suivrai aussi vite que possible, Loial. Allez-y, maintenant !

Rand se retourna pour observer ce qui se passait de l’autre côté du muret.

Du coin de l’œil, il eut l’impression de voir Loial s’éloigner avec Selene, dont la robe blanche, pour une fois, était couverte par la cape. Un des Trollocs tendit un bras en criant, mais il continua à hésiter, comme ses compagnons, en lorgnant d’un œil morne le bâtiment aux fenêtres éclairées.

Trois Trollocs… Il doit y avoir un moyen… Sans invoquer le vide ni le saidin

— Il y a une porte ! lança Loial d’une voix étouffée.

Un Trolloc décida de se lancer dans l’aventure et les autres le suivirent. De très loin, Rand entendit la femme crier – mais la voix inquiète de Loial prima tout le reste.

Sans réfléchir, Rand se leva d’un bond. D’une manière ou d’une autre, il devait arrêter les monstres, sinon Selene, Loial et lui étaient perdus. S’emparant d’un des étranges bâtons, il s’en servit pour renverser le cylindre le plus proche. Celui-ci bascula en avant, tomba mais fut bloqué par le socle en bois – du coup, il était braqué comme une bombarde sur les Trollocs.

Les monstres s’immobilisèrent, indécis, alors que la femme criait de plus en plus fort derrière sa fenêtre. Rand appliqua la pointe fumante du bâton à l’endroit où la mèche se connectait au cylindre.

Le bruit de fin du monde retentit de nouveau et le socle de bois, sous l’effet du recul, envoya Rand s’étaler sur le dos, à trois pas de là. Un éclair bizarrement horizontal déchira la nuit.

Ébloui, Rand se releva en toussant à cause de la fumée. Les oreilles bourdonnantes, il tenta d’évaluer les dégâts. La moitié des cylindres et des râteliers gisaient au sol et un coin du bâtiment en bois près duquel se tenaient les Trollocs avait disparu. Quant aux monstres, ils n’étaient nulle part en vue.

Malgré ses problèmes d’audition, Rand entendit les cris qui montaient de la résidence des Illuminateurs. Se retournant, il partit au pas de course, s’engagea dans l’allée, faillit trébucher sur quelque chose – sa cape, qu’il récupéra au passage – et accéléra encore le rythme alors que les vociférations des Illuminateurs se faisaient de plus en plus proches.

Loial l’attendait près de la porte ouverte. Seul.

— Où est Selene ? demanda Rand.

— Elle a rebroussé chemin, Rand. J’ai tenté de la retenir, mais elle m’a échappé.

Rand se retourna. Même si ses oreilles bourdonnaient encore, il savait reconnaître des cris de rage quand il en entendait. Des flammes montaient du sommet de la colline, ceci expliquant sans doute cela.

— Les seaux de sable ! Vite ! Vite ! hurla quelqu’un.

— C’est un désastre !

— Les saboteurs sont partis par là !

— Rand, dit Loial en prenant son ami par l’épaule, tu ne peux pas l’aider ! Te faire prendre ne servirait à rien ! Il faut filer.

Une silhouette apparut à l’entrée de l’allée.

— Viens, Rand !

Rand se laissa tirer dehors et courut comme un automate. Dans son dos, l’incendie se fit de plus en plus lointain chaque fois qu’il y jetait un coup d’œil. Alors que les deux amis approchaient de la Ceinture, le jeune homme souhaita presque que des Trollocs tentent de les intercepter, histoire de pouvoir se défouler. Mais rien ne se passa.

— J’ai essayé de la retenir, répéta Loial. Nous n’aurions rien pu faire, à part être capturés nous aussi.

— Je sais, Loial… Tu as fait de ton mieux.

Rand s’immobilisa, se retourna et observa l’incendie. À première vue, les Illuminateurs étaient bien partis pour le maîtriser.

— Mais je dois aider Selene…

Comment ? Le saidin ? Canaliser de nouveau le Pouvoir ?

— Il faut que je l’aide…

Une fois dans les rues débordantes de joie de la Ceinture, les deux amis avancèrent dans un silence morose.

Dès qu’ils furent à l’auberge, le patron présenta à Rand un plateau où reposait une feuille de parchemin.

— Qui a déposé ce message ? Et quand ? demanda Rand dès qu’il reconnut le sceau.

Un croissant de lune et des étoiles.

— Une vieille femme est passée il y a moins d’un quart d’heure, seigneur. Une servante, mais qui n’a pas mentionné le nom de son employeur.

— Merci, marmonna Rand.

Loial et lui gravirent les marches sous le regard perplexe de l’aubergiste.

Dès qu’ils entrèrent, Hurin retira sa pipe de sa bouche. Son épée et sa dague à lame crénelée posées sur la table, il les nettoyait avec un chiffon imbibé d’huile.

— Seigneur, tu es resté longtemps avec le trouvère. Il va bien ?

— Pardon ? Thom ? Oui, oui, ça va…

Rand brisa le sceau et lut le message :

« Quand je crois savoir ce que tu vas faire, tu fais autre chose ! Tu es un homme dangereux. Avec un peu de chance, nous serons bientôt de nouveau ensemble. Pense au Cor et à la gloire. Et surtout, pense à moi, parce que tu m’appartiens de toute éternité. »

Comme toujours, la signature manquait, mais l’écriture si élégante en était déjà une.

— Toutes les femmes sont-elles folles ? demanda Rand à personne en particulier.

Hurin haussa les épaules.

Rand s’assit dans le fauteuil géant prévu pour un Ogier. Ses pieds ne touchaient pas le sol, mais ça ne le gêna pas. Maussade, il regarda le coffre enveloppé dans sa couverture glissée sous le lit de Loial.

« Pense à la gloire. »

— J’aimerais qu’Ingtar ne tarde plus…

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