15 Fléau de sa Lignée

Dès qu’il les regardait en face, les collines étrangement floues (vues du coin de l’œil) semblaient fondre sur Rand à la vitesse du vent. À force de se répéter, ce phénomène lui donnait le tournis, sauf quand il se réfugiait dans le vide. Parfois, ce dernier l’envahissait insidieusement, mais il le repoussait dès qu’il s’en apercevait. Avoir des vertiges n’était pas plaisant, mais ça valait toujours mieux que de partager le vide avec la lumière maladive qui l’avait investi. De plus, avec un peu d’entraînement, on apprenait à garder certaines choses dans la périphérie de son champ de vision, s’arrangeant pour les voir de face uniquement quand on avait presque le nez dessus.

Hurin reniflait l’air, le regard rivé devant lui comme s’il essayait de nier l’existence du paysage environnant. Quand il n’y parvenait pas, il sursautait, s’essuyait les mains sur sa cape, puis recommençait à tendre le cou, nez pointé en avant, comme un chien de chasse lancé sur la piste d’une biche.

Recroquevillé sur sa selle, Loial tournait sans cesse la tête, ponctuant son observation de murmures incompréhensibles qui devaient être des commentaires passionnés, à voir la façon dont frémissaient ses oreilles.

Les trois cavaliers traversaient de nouveau une zone calcinée où le sol crissait sous les sabots de leurs chevaux comme s’ils avançaient sur un tapis de cendres. Ces bandes de terre dont la largeur variait entre quelques centaines de pas et près d’un quart de lieue s’étendaient toutes vers l’est ou l’ouest. Telles des flèches géantes, elles suivaient une trajectoire étonnamment rectiligne. Les deux fois où les voyageurs virent l’extrémité d’une de ces flèches – parce qu’ils passèrent à côté ou la traversèrent –, Rand constata qu’elle était pointue comme celle d’un projectile. Deux cas ne permettaient aucune certitude, ce qui n’empêcha pas le jeune homme de postuler que toutes les extrémités de ces flèches noires étaient ainsi.

Enfant, il avait vu maître Whatley Eldin décorer un char pour le défilé de la Fête du Soleil. Pour les scènes qu’il désirait représenter et les enluminures qui les rehaussaient, What utilisait toute une gamme de couleurs vives. Pour le cadre de ses dessins, il appuyait son pinceau sur le bois, traçait une fine ligne qui s’épaississait lorsqu’il appuyait plus fort et redevenait fine quand il relâchait la pression. Dans ce monde qui aurait pu être, la plaine semblait zébrée de traits de feu tracés par un pinceau géant.

Rien ne poussait dans les zones incendiées. Pourtant, certaines donnaient l’impression d’avoir été calcinées dans un très lointain passé. Sur ces flèches-là, on ne captait aucune odeur de roussi. Mieux que ça : lorsque Rand se penchait pour casser une petite branche morte et la renifler, il ne sentait rien qui évoquât une combustion récente. Malgré tout, ces bandes de terre dévastée n’étaient jamais revenues à la vie. Sur toute la longueur de la plaine, apparemment, les rayures noires alternaient avec les vertes, et cela paraissait conçu pour durer jusqu’à la fin des temps.

À leur façon, les « zones vertes » étaient aussi mortes que les autres. Malgré l’herbe qui couvrait le sol et le feuillage abondant des arbres, ce paysage se révélait terne et fané – un peu comme une chemise trop souvent lavée et exposée au soleil pour sécher. Quant à la faune… Rand n’avait pas vu l’ombre d’un oiseau ni entendu le plus petit écho d’un cri de renard en train de chasser. Dans l’herbe, rien ne courait ni ne rampait et aucune paire d’yeux ne brillait au milieu d’un rideau de feuilles ou des entrelacs de ronces d’un buisson. Même les insectes manquaient à l’appel.

À plusieurs reprises, les cavaliers traversèrent des cours d’eau peu profonds qui s’étaient pourtant creusé au fil des siècles des berges assez escarpées. Dans l’onde parfaitement claire – du moins avant que les sabots des chevaux remuent le limon –, Rand n’aperçut jamais le plus petit vairon. Il ne vit pas de têtards non plus, ni d’araignées d’eau et encore moins de chrysopées…

Par bonheur, car leurs outres n’étaient pas inépuisables, l’eau se révéla potable. Afin de s’en assurer, Rand en avait bu, puis il avait forcé Loial et Hurin à attendre quelques heures, histoire de voir s’il lui arrivait quelque chose. Après tout, il avait entraîné ses compagnons dans cette aventure, et il devait assumer ses responsabilités. L’eau était fraîche et… liquide… À part ça, on ne pouvait guère lui accoler d’adjectifs positifs. Dans la bouche, elle avait un goût de paille, comme si on l’avait fait bouillir. Lorsqu’il se désaltéra enfin, Loial fit la grimace. Les chevaux eux-mêmes secouèrent la tête pour manifester leur mécontentement.

Rand pensait cependant avoir aperçu un signe de vie. À deux reprises, il avait vu dans le ciel une fine ligne blanche qui ne semblait pas avoir été tracée par des nuages. À première vue, ces traînes célestes semblaient bien trop rectilignes pour être naturelles. Mais qui pouvait les avoir faites ? Ne connaissant pas la réponse, Rand préféra ne pas parler du phénomène à ses compagnons. Les avaient-ils seulement vues ? Concentré sur la piste, Hurin aurait tout aussi bien pu porter des œillères. Et Loial, de plus en plus souvent plongé dans ses pensées, ne regardait presque jamais le ciel. Quoi qu’il en soit, le renifleur et l’Ogier ne mentionnèrent à aucun moment les lignes…

Au milieu de la matinée, sans un mot d’avertissement, Loial immobilisa sa monture, sauta à terre et se dirigea à grandes enjambées vers un hallier géant, un de ces arbres dont le tronc se scindait à moins de trois pieds du sol en une multitude de branches parfaitement droites. Au sommet, toutes se divisaient de nouveau en dizaines de « buissons », les végétaux tirant leur nom de cette étrange configuration de leur feuillage.

Rand fit s’arrêter Rouquin et faillit demander à l’Ogier ce qu’il entendait faire. Mais le comportement de Loial, comme s’il n’était pas sûr lui-même de ses motivations, réduisit au silence son ami humain.

Après avoir un moment contemplé l’arbre, Loial posa les mains sur une des extensions du tronc et commença à chanter d’une voix grave et profonde.

Rand avait déjà entendu une Chanson de l’Arbre des Ogiers, le jour où Loial avait ramené à la vie un végétal agonisant. Il avait également entendu parler des objets en « bois-chanté », autrement dit fabriqués à partir des arbres par le chant des Ogiers. Mais le don faiblissait, selon Loial, et il était un des derniers à le posséder. Dans ce contexte, le bois-chanté devenait de plus en plus rare et, donc, de plus en plus précieux. La première fois qu’il avait entendu Loial, Rand aurait juré que la terre elle-même l’accompagnait. Là, l’Ogier murmurait quasiment sa chanson, et la nature lui renvoyait un écho à peine audible.

Plus qu’une chanson, il semblait s’agir d’une mélodie – un air sans paroles, en tout cas aucune qui fût compréhensible pour Rand. Peut-être des mots qui se perdaient dans la musique, telle l’onde d’un affluent qui se dilue dans celle d’une rivière.

Bouche bée, Hurin ne parvenait pas à quitter l’Ogier du regard.

Que faisait donc Loial ? S’il était incapable de répondre à cette question, Rand cédait au charme hypnotique de la mélodie qui envahissait son esprit un peu à la manière du vide. Sans cesser de chanter, Loial passa lentement les mains sur le tronc, qu’il caressait ainsi autant avec sa voix qu’avec ses paumes. L’écorce parut soudain plus lisse, comme si ces « caresses » la polissaient.

Rand cilla soudain. L’extension du tronc dont s’occupait l’Ogier, il l’aurait juré sous la torture, se terminait sur une arborescence de branches, comme toutes les autres. Pourtant, elle finissait à présent sur une extrémité ronde et lisse, juste au-dessus de la tête de Loial.

Rand voulut parler, mais la chanson l’en dissuada. Elle lui semblait si familière, à croire qu’il la connaissait depuis toujours…

La chanson de l’Ogier atteignit soudain son apogée – on eût dit un hymne à la joie – et cessa brutalement, retombant comme une brise capricieuse peut le faire en un clin d’œil.

— Que la Lumière me brûle…, marmonna Hurin. Je n’ai jamais rien entendu de pareil.

Loial serrait désormais entre ses mains un bâton lisse et poli aussi grand que Rand et d’un diamètre égal à celui de son avant-bras. Sur le hallier géant, à l’endroit du prélèvement, une nouvelle pousse apparaissait déjà.

Rand prit une profonde inspiration.

Sans arrêt des nouveautés et des choses auxquelles je ne m’attends pas ! Parfois, ce n’est même pas terrifiant…

Tandis que Loial remontait en selle, puis posait le bâton en travers de ses genoux, il se demanda pourquoi l’Ogier s’était donné tant de mal pour un objet qui ne lui servirait pas, puisqu’il voyageait à cheval. Puis il oublia la taille réelle du bâton pour la mettre en relation avec celle de son propriétaire. Et il comprit…

— Un bâton de combat… Loial, j’ignorais que les Ogiers utilisaient des armes !

— En général, nous n’en avons pas, c’est vrai. En général… Le prix a toujours été trop élevé… (Loial soupesa son imposant bâton et plissa les narines, l’air mal à l’aise.) L’Ancien Haman dirait sûrement que je mets un très long manche au tranchant de ma hache, mais je n’ai pas agi sur un coup de tête, Rand… Cet endroit…

L’Ogier frissonna, les oreilles plus frémissantes que jamais.

— Nous serons bientôt de retour chez nous, dit Rand d’un ton qu’il espérait débordant d’assurance.

— Rand, reprit Loial comme s’il n’avait pas entendu son ami, tout est lié. Qu’elle soit vivante ou pas, qu’elle pense ou non, chaque chose qui existe appartient au tout. Cet arbre n’est pas capable de réfléchir, mais lui aussi est uni au tout, et j’ai senti dans cette globalité une sorte de… volonté. Je ne peux pas expliquer ça, comme il est impossible d’expliquer le bonheur, par exemple, mais… Rand, ce lieu est heureux que je me sois fabriqué une arme. Heureux, il n’y a pas d’autre mot.

— Que la Lumière brille sur nous, murmura Hurin, et que le Créateur nous protège. Même si nous nous dirigeons inexorablement vers l’ultime étreinte de notre mère à tous, que la Lumière veuille bien éclairer notre chemin.

Sans se soucier des autres, le renifleur continua à égrener des prières comme si elles avaient le pouvoir de le rendre invulnérable.

Rand résista à l’envie de regarder autour de lui – et, surtout, de lever les yeux au ciel. L’apparition d’une des étranges lignes, à ce moment précis, risquait fort d’être la proverbiale goutte d’eau qui ferait déborder le vase.

— Je ne vois rien ici qui nous menace, dit Rand, catégorique. Ouvrons l’œil et nous serons en sécurité, voilà tout !

Tant de certitudes ! De quoi éclater de rire, vraiment, surtout lorsqu’on n’était sûr de rien. Mais, face à Loial et Hurin – l’un accablé par la réalité et l’autre tentant à tout prix de la fuir –, il fallait bien que l’un d’eux joue le rôle du héros qui ignore le doute. Sinon, la peur et l’incertitude finiraient par les briser.

Pourtant, la Roue tisse comme elle l’entend, et…

Rand chassa de son esprit cette pensée trop commune.

Aucun rapport avec la Roue ! Pareil pour les ta’veren, les Aes Sedai et le fichu Dragon. Les choses sont comme elles sont, un point c’est tout !

— Loial, tu en as terminé ? (L’Ogier acquiesça tout en lissant mélancoliquement son bâton du bout des doigts.) Hurin, cette piste ?

— Je la tiens toujours, seigneur Rand !

— Alors, repartons ! Quand nous aurons trouvé Fain et les Suppôts des Ténèbres, nous rentrerons chez nous en héros, avec le Cor de Valère et la dague dont a besoin Mat. Montre-nous le chemin, Hurin !

Des héros ? Si on s’en sort vivants, ce sera déjà pas mal !

— Je n’aime pas cet endroit, grogna Loial.

Il tenait maintenant son bâton comme s’il s’attendait à devoir l’utiliser très bientôt.

— Une bonne chose, puisque nous n’avons pas l’intention de rester…

Hurin éclata de rire, comme si Rand avait voulu plaisanter, mais Loial ne se dérida pas.

— Une bonne chose, oui, Rand, dit-il simplement.

Non sans surprise, Rand constata pourtant que ses rodomontades et autres protestations d’héroïsme n’étaient pas tombées dans l’oreille de deux sourds. Hurin se tenait un peu plus droit sur sa selle et les oreilles de Loial ne frémissaient presque plus. Avouer à ses compagnons qu’il partageait leurs angoisses étant hors de question, Rand garda ses peurs pour lui et les combattit dans la plus grande solitude.

Histoire de garder le moral, Hurin passa une bonne partie de la matinée à ricaner et à répéter comme un mantra :

— Une bonne chose, puisque nous n’avons pas l’intention de rester…

Rand résista de justesse à la tentation d’intimer le silence au renifleur. Vers midi, le bougre se tut enfin et commença aussitôt à secouer tristement la tête, les sourcils froncés.

— Un problème avec la piste ? demanda Rand, qui se surprit à regretter l’hilarité un rien bébête de leur guide.

— Eh bien, oui, seigneur Rand… Et, en même temps, non…

— C’est l’un ou l’autre, décide-toi ! As-tu perdu la trace des voleurs ? Inutile de t’en vouloir, puisque l’odeur était faible dès le début. Si nous ne rattrapons pas les Suppôts, nous trouverons une autre Pierre qui nous ramènera chez nous.

Lumière, tout mais pas ça, je t’en supplie !

— Si des Suppôts peuvent venir ici et en repartir, pourquoi pas nous ?

— Seigneur Rand, ce n’est pas ça… Je sens toujours la puanteur, mais… Eh bien… C’est que… (Avec une grimace, Hurin se jeta à l’eau.) J’ai l’impression de me souvenir de la piste, seigneur, et non de la sentir. Mais c’est faux… Des dizaines d’autres la croisent sans cesse, et toutes puent la violence. Certaines sont très fraîches, mais un peu… délavées… comme tout le reste ici. Ce matin, juste après notre départ de la cuvette, j’aurais juré qu’il y avait des centaines de suppliciés à mes pieds. Des gens massacrés quelques minutes auparavant… Mais il n’y avait pas de cadavres ni de marques sur l’herbe, à part les empreintes de nos chevaux. Une tuerie pareille laisse des traces, au minimum des flaques de sang, et pourtant… Il n’y avait rien, seigneur, et c’est pareil chaque fois. Mais cette piste, je la suis toujours, tu peux me croire ! Cet endroit me tape sur les nerfs, je suppose… Oui, c’est sûrement ça…

Rand jeta un coup d’œil à Loial, bien connu pour savoir une montagne de choses aussi utiles qu’improbables. Mais l’Ogier semblait aussi perplexe que le renifleur.

— Je sais que tu fais de ton mieux, Hurin, dit Rand. (Une nouvelle fois, son assurance n’était que de la poudre aux yeux.) Nous sommes tous sur les nerfs… Continue à nous guider, et nous trouverons bientôt les voleurs.

— Puisses-tu dire vrai, seigneur, fit le renifleur en talonnant sa monture. Puisses-tu dire vrai…

Au crépuscule, alors que les Suppôts restaient invisibles, Hurin annonça que la piste avait encore faibli. En chevauchant, il n’avait pas cessé de marmonner dans sa barbe au sujet de « se souvenir » – visiblement, il n’avait toujours pas compris ce qui lui arrivait.

Les Suppôts étaient vraiment invisibles, au point de ne laisser aucune trace de leur passage. S’il n’aurait jamais prétendu être un aussi bon éclaireur qu’Uno, Rand venait d’un territoire où n’importe quel garçon était assez doué pour retrouver un mouton égaré ou suivre la piste d’un lièvre. De la journée il n’avait rien vu, comme si aucune créature vivante n’avait perturbé la nature depuis une éternité. Pourtant, les Suppôts étaient devant les trois voyageurs, et il aurait dû y avoir un minimum d’empreintes. Par bonheur, Hurin sentait toujours les voleurs, donc tout espoir n’était pas perdu.

Alors que le soleil sombrait à l’horizon, Rand ordonna une halte dans un bosquet épargné par les mystérieuses flammes. Puisant dans leurs sacoches, les voyageurs firent un repas composé de viande séchée et de pain azyme, le tout arrosé d’eau froide. Rien de bien bon, et pas vraiment de quoi se sentir rassasié. En se rationnant, ils devaient avoir des réserves pour une semaine. Après…

Hurin mangea lentement, avec une application presque rituelle. Loial, lui, dévora sa ration et alla s’installer à l’écart, sa pipe au bec, et son bâton à portée de la main. Rand fit ce qu’il fallait pour que le feu, devenu très modeste, ne soit pas visible derrière le rideau d’arbres. Hurin ne sachant trop comment analyser leur piste, Fain, ses Suppôts et ses Trollocs pouvaient au fond être assez près pour repérer des flammes…

« Fain, ses Suppôts et ses Trollocs… » Quelle drôle de façon d’exprimer les choses ! Le colporteur n’était qu’un dément…

Dans ce cas, pourquoi nos ennemis se sont-ils donné la peine de le faire évader ?

Fain avait joué un rôle dans le plan du Ténébreux visant à retrouver Rand. Ceci expliquait peut-être cela…

Certes, mais pourquoi fuit-il au lieu de me poursuivre ? Et qui a tué le Blafard ? Qu’est-il arrivé dans la pièce remplie de mouches ? Et qu’en est-il des yeux qui m’épiaient à Fal Dara ? Et ce vent qui m’a emprisonné comme une coccinelle engluée dans la sève d’un arbre ?

Non… Non… Ba’alzamon est mort, c’est une certitude.

Pourtant, les Aes Sedai n’y croyaient pas. Moiraine, la Chaire d’Amyrlin, les autres…

Entêté comme tous les braves petits gars de Deux-Rivières, Rand refusa de continuer sur cette voie. Pour l’heure, deux choses importaient : retrouver la dague et reprendre le Cor à Fain.

« Ce ne sera jamais terminé, al’Thor ! »

Comme une brise insidieuse, la voix murmurait sans cesse quelque part dans sa tête, s’insinuant dans les fissures de son esprit pour mieux l’envahir. Tenté d’invoquer le vide pour se protéger, Rand se souvint de la lumière maladive et décida de renoncer.

À la chiche lueur du crépuscule, il travailla les figures que Lan lui avait apprises, mais sans recourir au vide. Écarter la Soie. Le Baiser du Colibri à la Rose Jaune. Le Héron qui Traverse les Joncs – pour l’équilibre. Oubliant pour un temps où il était, Rand s’immergea dans les mouvements fluides et précis jusqu’à ce que son torse soit couvert de sueur. Mais, quand il s’arrêta, toutes ses angoisses revinrent, car rien n’avait changé. Malgré la température clémente, il se mit à frissonner et dut s’envelopper dans sa cape avant de s’asseoir près du feu. Voyant qu’il était d’humeur maussade, ses compagnons ne lui adressèrent pas la parole et aucun ne se plaignit quand il recouvrit de terre le feu déjà agonisant.

Rand prit le premier tour de garde. Son arc à l’épaule, il fit le tour du bosquet, vérifiant plus d’une fois que l’épée au héron coulissait bien dans son fourreau. La lune blafarde presque pleine très haute dans un ciel d’encre, la nuit se révéla vite aussi silencieuse et aussi déserte que l’avait été le jour. Dans un paysage plus vide qu’un vieux pot à lait poussiéreux, il semblait impossible de croire qu’il y ait dans le monde – ou, plutôt, dans ce monde – d’autres créatures vivantes que les trois voyageurs. Les Suppôts des Ténèbres quelque part, là-devant ? Non, ça paraissait une idée folle.

Pour se sentir moins seul, Rand ouvrit le baluchon de Thom Merrilin, révélant les étuis des deux instruments du trouvère. Sortant la flûte d’or et d’argent, il se souvint des leçons de Thom et, très bas pour ne pas réveiller les autres, joua quelques notes d’une chanson intitulée Le vent qui fait trembler les saules. Même étouffée, la mélodie mélancolique était trop forte et trop réelle pour cet univers privé de substance. À regret, Rand remit la flûte dans son étui et referma le baluchon – en réalité, la cape de Thom, mais à l’envers, afin qu’on ne voie pas les carreaux de couleurs vives.

Pour laisser ses compagnons dormir, Rand se chargea du tour de garde suivant. Perdu dans ses pensées, il n’aurait su dire quelle heure il était lorsqu’il s’avisa que le brouillard s’était levé. S’accrochant au sol, cette masse vaporeuse lui dissimulait Loial et Hurin, devenus deux formes sombres impossibles à identifier. Moins dense à hauteur d’yeux, la brume occultait quand même le paysage environnant au-delà des arbres les plus proches. En levant la tête, Rand eut le sentiment de voir la lune à travers un carré de soie mouillée.

Dans ces conditions, n’importe quel ennemi pouvait fondre sur le camp sans être vu. Mal à l’aise, Rand posa la main sur la poignée de son épée.

— Les lames ne peuvent rien contre moi, Lews Therin, tu devrais le savoir…

Le brouillard tourbillonna autour des chevilles de Rand lorsqu’il pivota sur lui-même, l’épée au héron venant se caler dans sa main comme par magie. Le vide s’installa aussitôt dans son esprit et, pour la première fois, il ne remarqua même pas la lueur maladive du saidin.

S’appuyant sur un long bâton, une silhouette sombre approchait dans la brume. Derrière elle, comme si les ténèbres la suivaient, le brouillard virait au noir jusqu’à devenir plus obscur que la nuit. Quand elle fut assez proche, la silhouette se révéla être celle d’un homme entièrement vêtu de noir – les gants compris – dont le visage était dissimulé par un masque de soie lui aussi couleur d’obsidienne.

Également noir, comme s’il avait été brûlé, le bâton brillait telle la surface d’un étang sous les rayons de lune. Un instant, des flammes semblèrent rugir derrière les fentes du masque, là où auraient dû se trouver les yeux et la bouche. Mais Rand n’aurait pas eu besoin de cet indice pour reconnaître son visiteur nocturne.

— Ba’alzamon… Non, c’est un rêve ! J’ai dû m’endormir, et…

Le rire de Ba’alzamon tonna comme les rugissements d’un grand four dont on ouvre la porte.

— Toujours cette manie de la dénégation, Lews Therin ! Pour te toucher, Fléau de sa Lignée, il me suffit de tendre les mains. Je peux le faire à tout moment, et où que tu sois !

— Je ne suis pas le Dragon ! Mon nom est Rand al’…

Rand serra les dents pour s’imposer le silence.

— Je connais le nom que tu portes aujourd’hui, Lews Therin. Comme tous ceux que tu as utilisés au fil des Âges, longtemps avant de devenir Fléau de sa Lignée.

Ba’alzamon haussa le ton, sa voix vibrant d’une passion malsaine. Par moments, le feu qui brûlait dans ses yeux devenait si ardent que Rand ne voyait plus que lui, comme s’il était destiné à se noyer dans cet océan de flammes.

— Je te connais, Lews Therin, et ta lignée aussi – jusqu’à l’étincelle de vie qui jaillit lors du Premier Instant. Tu ne pourras jamais te dissimuler à mon regard. Parce que nous sommes unis comme les deux faces d’une pièce de monnaie. Les hommes ordinaires se cachent dans les motifs de la Trame, mais les ta’veren sont visibles comme un feu de signalisation au sommet d’une colline. Toi, tu es repérable de très loin, comme si dix mille flèches de feu, dans le ciel, étaient pointées sur toi pour te désigner à l’attention générale. Tu m’appartiens, et j’ai toujours la possibilité de t’atteindre.

— Le Père des Mensonges…, réussit à dire Rand.

Malgré l’aide du vide, sa langue semblait collée à son palais.

Lumière, fais que ce soit un rêve ! Même un de ces songes qui n’en sont pas vraiment… Il ne peut pas être pour de bon face à moi. Le Ténébreux fut emprisonné par le Créateur dans le mont Shayol Ghul – et ce au matin même de la Création.

Non, Rand savait trop de choses, désormais, pour que cela suffise à le rassurer.

— Tu portes bien ton nom ! Si tu pouvais t’emparer de moi à volonté, pourquoi t’es-tu privé de ce plaisir ? Tu veux le savoir ? Parce que tu n’as pas cette possibilité ! Je marche dans la Lumière et, de ce fait, je suis hors d’atteinte pour toi…

Ba’alzamon s’appuya sur son bâton et dévisagea Rand un moment. Puis il alla se camper devant les silhouettes endormies de Loial et Hurin et les observa attentivement. Alors que l’obscurité le suivait, lui faisant comme une traîne, il ne déchirait pas les volutes de brouillard qu’il traversait, comme s’il n’avait aucune substance. Ce détail regonfla le moral de Rand. Ba’alzamon n’était peut-être qu’une illusion, dans un cauchemar qui finirait par se dissiper.

— Tu t’es encore déniché de drôles de fidèles…, ricana l’apparition. Une habitude chez toi… Ces deux-là, la fille qui essaie de veiller sur toi… Une piètre protectrice, Fléau de sa Lignée. Même si elle avait toute une vie pour grandir, elle ne serait jamais assez forte pour que tu te caches derrière elle.

La fille ? Moiraine n’en est plus une depuis longtemps…

— Je ne vois pas de quoi tu veux parler, Père des Mensonges. Tu mens comme tu respires et, même lorsque tu dis la vérité, tu t’arranges pour qu’elle devienne une menterie de plus.

— Tu crois, Lews Therin ? Tu sais qui tu es et ce que tu es, n’est-ce pas ? Je te l’ai dit, et les deux sorcières de Tar Valon te l’ont confirmé. (Rand sursauta et Ba’alzamon eut un éclat de rire semblable à un roulement de tonnerre.) Ces idiotes se croient à l’abri dans leur Tour Blanche, mais je compte des adeptes jusqu’au cœur de leur ordre.

» L’Aes Sedai nommée Moiraine t’a révélé ta véritable identité, n’est-ce pas ? T’a-t-elle menti ? Est-elle à mon service ? Rand, la Tour Blanche veut que tu sois son chien tenu en laisse. Encore un de mes mensonges ? Tu oserais le soutenir alors que tes « amies » t’ont envoyé chercher le Cor de Valère ?

Ba’alzamon éclata de nouveau de rire. Vide ou non, calme ou pas, Rand dut lutter pour ne pas se couvrir les oreilles.

— Parfois, continua Ba’alzamon, deux ennemis s’affrontent pendant si longtemps qu’ils deviennent des alliés sans jamais s’en rendre compte. Un camp pense frapper l’autre, mais le lien est si profond que la victime pourrait tout à fait être à l’origine de l’attaque… Ou avoir guidé la main qui la menace…

— Tu ne guides rien en moi, contre-attaqua Rand. Je nie jusqu’à ton existence.

— Je te tiens par des milliers de liens, Fléau de sa Lignée. Chacun plus fin qu’un fil de soie et plus solide qu’une barre de fer. Le temps nous a enchaînés l’un à l’autre par une infinité de cordes. Toutes les batailles que nous avons livrées l’un contre l’autre. T’en souviens-tu ? Gardes-tu en mémoire quelques images des innombrables duels que nous avons disputés depuis l’aube des temps ? Moi, j’en sais beaucoup plus long que toi, et je viens t’annoncer que ce conflit sera bientôt fini. L’Ultime Bataille est pour bientôt. La dernière, Lews Therin ! Crois-tu vraiment pouvoir te dérober, misérable vermisseau ? Tu me serviras ou tu mourras ! Et, cette fois, le cycle ne recommencera plus au moment de ta mort. La tombe est le royaume du Grand Seigneur des Ténèbres et, cette fois, si tu péris, ta destruction sera définitive. Quoi que tu fasses, la Roue sera brisée et je coulerai le monde dans un nouveau moule. Mets-toi à mon service ! Deviens le féal de Shai’tan ou disparais à jamais !

Une fois ce nom prononcé, l’air sembla s’épaissir et la traîne de ténèbres de Ba’alzamon commença à grandir comme si elle voulait absorber l’univers. Rand sentit qu’elle l’enveloppait, à la fois plus froide que la glace et plus brûlante qu’un tison ardent. Plus noir que la mort, le néant l’attirait dans ses profondeurs abyssales et prenait le contrôle du monde.

Rand serra si fort la poignée de son épée que ses doigts lui firent mal.

— Je nie ton existence et celle de ton pouvoir ! Je marche dans la Lumière, elle me protège et je ne risque rien aux creux de la main du Créateur.

Rand battit des cils. Ba’alzamon était toujours là, sa traîne d’obscurité aussi, mais tout le reste semblait bien avoir été une illusion.

— Veux-tu voir mon visage ? murmura le Père des Mensonges.

— Non.

— Eh bien, tu le verras quand même !

Une main gantée vola jusqu’au masque de soie.

— Non !

Le voile arraché, Rand découvrit le visage d’un homme horriblement brûlé. Pourtant, entre les crevasses noires et les boursouflures, la peau paraissait lisse et saine. Alors qu’un regard noir comme la nuit se rivait sur lui, un sourire cruel révéla brièvement deux rangées de dents blanches.

— Regarde-moi, Fléau de sa Lignée, et découvre le millième du supplice qui t’attend. (De nouveau, les yeux et la bouche du Ténébreux ne furent plus que des fenêtres donnant sur une fournaise.) Voilà ce que fait le Pouvoir non contrôlé – même à quelqu’un comme moi. Mais je suis en voie de guérison, Lews Therin. Je m’engage sur un chemin qui conduit à un pouvoir dix fois plus puissant. Des flammes qui te calcineront comme un papillon qui entre dans un four !

— Je ne toucherai pas à cette force, s’écria Rand. (Le vide l’enveloppait, et il sentait la présence du saidin.) M’entends-tu ?

— Tu ne pourras pas t’en empêcher !

— Fiche-moi la paix !

— Le Pouvoir, Lews Therin… Il reviendra en toi, et tu t’en enivreras. Tu es lié à lui en ce moment même. Je le sais, je le sens et je vois la lumière qui brille en toi. Prends la mesure de la force qui demande à t’appartenir ! Il te suffit de tendre les mains ! Mais un mal terrible s’interpose entre vous. La folie et la mort… Cette issue n’est pas inévitable. Lews Therin, tu n’auras pas besoin de mourir une nouvelle fois.

— Non…, murmura Rand.

Mais la voix s’insinuait en lui, minant sa résistance.

— Je peux t’apprendre à contrôler ce pouvoir, afin qu’il ne te détruise pas. Aucun être vivant ne peut faire ça pour toi. Le Grand Seigneur des Ténèbres te tiendra hors d’atteinte de la folie. Grâce à moi, le pouvoir sera à toi et tu vivras éternellement. En échange, il te suffira de me servir. Prononce quelques mots, et le pouvoir sera tien. « Je suis ton serviteur, Grand Seigneur. » Allons, répète ces paroles, et ta puissance dépassera les rêves les plus fous des harpies de Tar Valon. La vie éternelle, Lews Therin, si tu consens à te mettre à mon service.

Ne pas sombrer dans la folie ni crever comme un chien…

— Non ! Je marche dans la Lumière, et tu ne peux pas m’atteindre !

— T’atteindre ? Lews Therin, si ça me chante, je peux te carboniser sur place. Fais-en l’expérience et ne doute jamais plus de ma parole !

Les yeux et la bouche de Ba’alzamon redevinrent des puits de flammes. Alors que leur lueur se faisait aveuglante, l’épée de Rand vira au rouge comme s’il venait juste de la sortir d’une forge. La poignée lui brûlant la paume, il hurla de douleur tout en lâchant l’arme.

Puis le brouillard s’embrasa.

Hurlant à pleins poumons, Rand tenta d’étouffer les flammes qui montaient de ses vêtements. Mais ses mains noircirent en un éclair, la peau se détachant sous l’effet de la chaleur.

Alors que la douleur assiégeait le vide, au plus profond de lui, il tenta de se réfugier dans l’éphémère cocon et devina que la lumière maladive était là, encore hors de vue, mais bien présente. Cédant à la folie et se fichant de qui il était ou n’était pas, Rand tendit les mains vers le saidin souillé et tenta de s’en envelopper, comme si cette armure pouvait le mettre à l’abri du feu et de la douleur.

L’incendie surnaturel cessa en un clin d’œil. Stupéfié, Rand baissa les yeux sur ses mains qui dépassaient des manches rouges de sa veste en parfait état. N’en croyant pas ses yeux, il regarda encore et ne distingua pas l’ombre d’une roussissure sur le tissu.

J’ai tout imaginé !

Regardant autour de lui, le jeune homme constata que Ba’alzamon avait disparu. Hurin venait de bouger dans son sommeil, Loial et lui toujours à peine visibles au milieu du brouillard qui s’accrochait au sol comme une bernacle à la coque d’un bateau.

Tout imaginé, oui…

Avant de pouvoir s’abandonner au soulagement, Rand sentit que la paume de sa main droite l’élançait. La retournant, il vit qu’un héron y était marqué au fer – une parfaite reproduction du symbole qui ornait la poignée de son épée, si précise dans les détails qu’on aurait pu la prendre pour l’œuvre d’un maître tatoueur.

Sortant un mouchoir de sa poche, Rand l’enroula autour de sa main blessée – et très douloureuse, désormais. Pour lutter contre la souffrance, le vide aurait été un précieux allié, car, s’il avait conscience de la douleur, dans son cocon, il ne l’éprouvait pas. Mais cette solution était inenvisageable. Pour la deuxième fois – dont une en toute conscience – il avait tenté de canaliser le Pouvoir alors qu’il s’était réfugié dans le vide. Et c’était exactement ce que Ba’alzamon voulait l’inciter à faire. La suprême tentation ! Le piège que lui tendaient également Moiraine et la Chaire d’Amyrlin.

Mais il ne s’y jetterait pas tête la première.

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