9 Les adieux

Une effervescence très organisée régnait dans la cour extérieure lorsque Rand y déboula avec ses sacoches de selle et un unique baluchon contenant la harpe et la flûte. Alors que le soleil atteignait son zénith, des hommes s’affairaient à vérifier une ultime fois les harnais des selles et des chevaux de bât. Dans une cacophonie de cris, d’autres arrivaient avec des ajouts de dernière minute aux bagages, croisant des camarades partis chercher quelque précieux équipement qu’ils avaient failli oublier. Il y avait place pour une certaine improvisation, donc, mais pas tant que cela, car chaque acteur semblait savoir très exactement ce qu’il devait faire et où il devait aller. Le chemin de ronde et les perchoirs des archers étaient de nouveau pleins à craquer, l’excitation des uns et des autres presque palpable en cette fin de matinée clémente pour la saison.

Le bruit des sabots sur les pavés devenait assourdissant. Dans un coin, un des chevaux de bât rua nerveusement, comme s’il ne supportait plus ce vacarme. Des garçons d’écurie vinrent aussitôt le calmer afin d’éviter un affolement général des équidés. Pris à la gorge par l’odeur de fumier, Rand se fraya un chemin tant bien que mal entre les chevaux. Le vent qui faisait claquer les bannières au Faucon, en haut des tours, tenta de s’engouffrer dans sa cape, mais la corde de l’arc qu’il portait en travers des omoplates la fermait trop hermétiquement pour cela.

Dehors, sur la place d’honneur, les piquiers et les archers de la Chaire d’Amyrlin se mettaient déjà en formation. Sortis par une porte secondaire, ils avaient fait quasiment le tour de la forteresse pour rejoindre leur point de départ. Un des joueurs de trompette qui les accompagnaient avait entrepris de vérifier le bon fonctionnement de son instrument.

Plusieurs Champions suivirent Rand du regard tandis qu’il traversait la cour. Quelques-uns froncèrent les sourcils en voyant l’épée au héron, mais pas un seul n’émit l’ombre d’un commentaire. Une bonne partie de ces hommes portaient une cape aux nuances de gris fluctuantes qui leur permettait de devenir presque invisibles dans certaines circonstances. Le grand étalon noir de Lan, Mandarb aux yeux de braises, était déjà là, mais son maître brillait encore par son absence à l’instar des Aes Sedai. Les autres femmes ne s’étaient pas encore montrées non plus.

Près de l’étalon, Rand reconnut Aldieb, la jument blanche de Moiraine.

Rouquin, son cheval bai, était de l’autre côté de la cour, avec celui d’Ingtar, déjà en selle à côté d’un porte-bannière qui exhibait fièrement l’étendard au Hibou Gris. Vingt guerriers en armure, leur lance terminée par un long fer pointu, se tenaient en formation derrière leur chef. Le visage dissimulé par la grille de leur casque, tous ces hommes portaient une cape couleur or ornée d’un Faucon Noir sur la poitrine, à l’emplacement du cœur. Ingtar seul arborait un casque à crête : un croissant de lune, pointes en l’air, qui semblait dominer son front pour mieux le mettre en valeur.

Rand reconnut certains des hommes avec qui il allait voyager. Le borgne Uno, avec sa balafre, connu pour son goût des jurons imagés. Ragan et Masema, les deux guerriers avec qui le jeune homme avait tenté de négocier en vain un départ discret de la forteresse…

Ragan salua joyeusement Rand, Uno se contentant d’un bref hochement de tête. Comme d’autres soldats qu’il connaissait pourtant un peu, Masema gratifia le garçon de Champ d’Emond d’un regard glacial avant de détourner rapidement la tête.

Lorsqu’il entreprit de fixer ses sacoches à la selle à haut troussequin de Rouquin, le cheval s’agita un peu. Pourtant, dans cette partie de la cour, tous les équidés étaient calmes, la queue oscillant à un rythme régulier de très bon augure.

— Tout doux, Rouquin, fit Rand en glissant le pied dans un étrier.

Une fois en selle, il permit à l’animal de s’ébrouer un peu, histoire de consommer le surplus d’énergie dû à un trop long séjour dans une stalle.

À sa grande surprise, Rand vit que Loial, déjà en selle, approchait de lui au pas. Sa monture à long poil, une bête géante, n’avait rien à envier à un cheval de trait dhurrien. À côté, tous les autres équidés semblaient aussi petits et aussi fins que Bela. Mais, dès que l’Ogier l’enfourchait, on eût presque dit qu’il s’agissait d’un poney.

Comme d’habitude, Loial ne portait pas d’armes – en tout cas, aucune qui fût visible. De toute façon, Rand n’avait jamais entendu parler d’un Ogier qui en aurait utilisé une. En matière de sécurité, les Sanctuaires suffisaient à ces géants amicaux et débonnaires. En ce qui concernait les bagages, Loial avait d’ailleurs des priorités qui lui étaient propres. Les immenses poches de sa cape étaient pleines à craquer et ses sacoches de selle menaçaient d’exploser sous la tension des livres qu’elles contenaient tant bien que mal.

Ses oreilles poilues frémissant de perplexité, l’Ogier immobilisa sa monture à quelques pas de celle de Rand.

— Je ne savais pas que tu serais du voyage, dit le jeune homme. Franchement, j’aurais cru que tu en avais assez d’arpenter le monde avec nous. Cette fois, impossible de dire quand nous en aurons terminé, ni où ça nous conduira.

— C’était exactement pareil quand nous nous sommes rencontrés, Rand. Et mes motivations d’alors tiennent toujours. Comment laisser passer une occasion de voir l’histoire se tisser autour de trois ta’veren ? De plus, aider à retrouver le Cor…

Mat et Perrin immobilisèrent à leur tour leur monture derrière le cheval géant de Loial. S’il avait encore les yeux cernés, Mat semblait en bien meilleure santé depuis l’intervention des Aes Sedai.

— Mat et Perrin, fit Rand, navré de vous avoir dit des horreurs que je ne pensais pas. C’était vraiment idiot.

Mat regarda son ami, secoua la tête puis marmonna à l’intention de Perrin quelques mots inaudibles pour quiconque d’autre. Les deux garçons étaient armés : Mat portait son arc à l’épaule, comme toujours, et Perrin avait glissé à sa ceinture sa hache de guerre au tranchant en demi-lune hérissé d’une pointe acérée.

— Les amis, vraiment, je ne…

Les deux jeunes hommes talonnèrent leur monture pour aller rejoindre Ingtar.

— Rand, dit Loial, ce n’est pas vraiment une veste de voyage.

Rand baissa les yeux sur le vêtement aux manches ornées d’un entrelacs de tiges aux longues épines… et il dut convenir que l’Ogier avait raison.

Pas étonnant que mes vieux amis pensent que j’ai la grosse tête…

En revenant dans sa chambre, il s’était avisé qu’on avait empaqueté et emporté presque tous les vêtements qu’il n’avait pas fourrés dans ses sacoches. Les vestes moins voyantes qu’on lui avait offertes étaient désormais avec les bagages de l’expédition, lui avait expliqué un domestique. Et, dans ses sacoches, Rand n’avait rien qui fût susceptible de remplacer sa veste actuelle. Se résignant, il avait quand même pris la précaution de dénouer la corde dorée – mais il avait glissé dans sa poche la broche à l’aigle rouge, parce qu’on ne jetait pas un cadeau, surtout quand il venait d’un Champion.

— Je me changerai ce soir, dès que nous nous arrêterons pour camper…, souffla Rand. Loial, je t’ai parlé à la légère, et j’espère que tu voudras bien me pardonner. Si tu refusais, j’aurais tort de t’en vouloir, car ce serait justifié, mais…

La pointe des oreilles frémissante, l’Ogier sourit et fit approcher sa monture du cheval de Rand.

— Je parle tout le temps à la légère, dit-il, débonnaire. Les Anciens me reprochent souvent d’ouvrir la bouche une bonne heure avant d’avoir réfléchi…

Vêtu d’un plastron d’écailles gris-vert – de quoi être invisible dans n’importe quelle forêt et dès qu’il faisait nuit –, Lan apparut soudain à côté de Rand.

— Il faut que je te parle, berger, dit-il. En privé… Bâtisseur, si tu veux bien nous excuser.

L’Ogier acquiesça et talonna sa monture.

— Je ne suis pas sûr d’avoir envie de vous écouter, Lan… Ces vêtements ridicules et vos conseils saugrenus ne m’ont pas servi à grand-chose.

— Quand tu ne peux pas remporter une grande victoire, berger, rabats-toi sur les petites. Si tu les forces à ne plus te considérer comme un paysan facile à berner, tu auras remporté une escarmouche contre les Aes Sedai, et c’est déjà pas mal… Maintenant, ferme-la et écoute ! Il me reste le temps de te donner une dernière leçon. C’est la plus difficile à assimiler. Elle se nomme : Remettre l’Épée au Fourreau.

— Chaque matin, vous m’avez forcé à passer une heure à dégainer puis rengainer mon épée de malheur. J’ai appris à le faire debout, assis et en gisant sur le sol. Franchement, je crois être capable de le faire sans me couper un doigt.

— Ne t’ai-je pas dit t’écouter, berger ? Un temps viendra bientôt où tu devras atteindre ton objectif à n’importe quel prix, y compris ta vie. Tu seras peut-être à l’attaque, ou au contraire en défense… Qui peut le dire ? Et le seul moyen de réussir sera d’autoriser la lame à se rengainer… dans ton propre corps.

— C’est absurde ! Au nom de quoi devrais-je… ?

— Tu auras toutes ces réponses le moment venu, berger. Quand le jeu en vaudra la chandelle et qu’il ne te restera pas d’autre choix. C’est ça qu’on appelle « Remettre l’Épée au Fourreau ». N’oublie jamais le nom de cette figure.

La Chaire d’Amyrlin déboula soudain dans la cour. Flanquée de Leane (munie de son sceptre, bien entendu) et du seigneur Agelmar, elle entreprit de rejoindre son palanquin à grandes enjambées.

Même dans une douillette veste verte, le maître de Fal Dara ne détonnait pas parmi une multitude d’hommes en armure ou en cuirasse.

Rand nota qu’il n’y avait pas trace des autres Aes Sedai. Tandis que le trio passait à côté de lui, le jeune homme capta des bribes de conversation.

— Mère, vous n’avez pas pris le temps de vous reposer, et voilà que vous partez déjà ? Restez en mon fief quelques jours de plus, je vous en prie. Si vous acceptez, je vous promets pour ce soir un banquet comme vous n’en avez jamais connu, même à Tar Valon.

La Chaire d’Amyrlin secoua la tête sans ralentir le pas.

— Je ne peux pas rester, Agelmar… Tu sais très bien que je n’hésiterais pas, si c’était possible. J’avais prévu un très bref séjour, et des affaires urgentes exigent ma présence à la Tour Blanche. Je devrais déjà y être…

— Mère, je me désole que vous soyez arrivée un soir pour repartir le lendemain. Les… événements… de la nuit dernière ne se renouvelleront pas, je vous le jure. J’ai fait tripler la garde aux portes de la ville comme à celles de la forteresse. Ce soir, nous aurons des bateleurs venus de la cité et un barde qui arrive tout juste de Mos Shirare.

» Le roi Easar est parti de Fal Moran, et j’ai fait envoyer des messagers dès que…

Rand n’entendit pas la suite à cause du vacarme ambiant. La Chaire d’Amyrlin, nota-t-il, n’avait pas une seule seconde tourné la tête dans sa direction.

Lorsque le jeune homme cessa de regarder s’éloigner la dirigeante des Aes Sedai, il constata que Lan s’était éclipsé discrètement, comme d’habitude. Du coup, Loial fit de nouveau avancer sa monture et l’immobilisa à côté de Rouquin.

— Un homme difficile à coincer, pas vrai, Rand ? Il est là une seconde, puis il disparaît, et on ne le voit jamais aller ou venir.

Remettre l’Épée au Fourreau… Tous les Champions sont fous à lier.

Celui auquel la Chaire d’Amyrlin parlait sauta soudain en selle et franchit le portail ouvert au galop. L’Aes Sedai le regarda s’éloigner, une certaine tension, dans sa posture, donnant l’impression qu’elle l’incitait mentalement à accélérer encore le rythme.

— Où va-t-il à cette allure ? se demanda Rand à voix haute.

— J’ai entendu dire que la Chaire d’Amyrlin allait envoyer un homme jusqu’en Arad Doman. Des rumeurs évoquent des troubles dans la plaine d’Almoth, et elle veut savoir de quoi il retourne. Cela dit, je ne saisis pas pourquoi ça la prend maintenant. Les rumeurs en question sont arrivées de Tar Valon avec les Aes Sedai.

Rand en eut froid dans le dos. À Champ d’Emond, le père d’Egwene possédait une carte sur laquelle il avait souvent rêvé pendant des heures – avant de découvrir, très récemment, que les songes ressemblaient à des cauchemars lorsqu’ils se réalisaient. Très ancienne, cette carte représentait des pays qui n’existaient plus depuis longtemps, si on en croyait les marchands et les colporteurs. Mais on y voyait bien la plaine d’Almoth, qui bordait la pointe de Toman.

« Nous nous reverrons sur la pointe de Toman. Ce ne sera jamais fini, al’Thor. »

La pointe se trouvait à l’autre bout de ce que Rand connaissait du monde – au bord de l’océan d’Aryth.

— Tout ça n’a aucun rapport avec nous… Aucun rapport avec moi…

Loial n’entendit pas ces deux phrases – ou fit mine de ne pas les avoir entendues. Alors qu’il se grattait l’arête du nez avec un index gros comme une saucisse, il regardait toujours le portail par où le Champion venait de sortir.

— Si elle voulait savoir, pourquoi ne pas avoir envoyé quelqu’un avant de quitter Tar Valon ? Il est vrai que les humains sont souvent illogiques et capricieux !

L’Ogier se pétrifia, les oreilles sûrement rouges sous leurs poils touffus.

— Désolé, Rand… Tu vois ce que je voulais dire, tout à l’heure ? Je parle avant de réfléchir, et ça me rend parfois aussi illogique et aussi capricieux que… Non, voilà que je recommence !

Rand eut un petit rire joyeux. Pas un éclat de rire tonitruant, comme lorsqu’il était encore à Champ d’Emond, mais trouver quelque chose drôle se révélait très agréable, ces derniers temps.

— Si nous vivions aussi longtemps que les Ogiers, ça nous rendrait sûrement plus calmes.

Loial avait quatre-vingt-dix ans. Selon les critères de son peuple, il lui manquait une décennie pour avoir le droit de sortir seul de son Sanctuaire. Être parti malgré tout était d’après lui une preuve de son impulsivité. Eh bien, si c’était ça, un Ogier impulsif, les autres devaient tous ressembler à des statues.

— Peut-être, admit Loial, mais les humains, eux, font tant de choses de leur vie ! Alors que nous restons tapis dans nos Sanctuaires… Les bosquets, et même les bâtiments… Nous avons réalisé tout ça avant la fin du Long Exil.

Les bosquets étaient la passion de Loial. Afin de voir ces merveilles créées pour rappeler les Sanctuaires, il avait bravé l’autorité de ses Anciens, quittant le nid avant le temps. Les villes bâties par ses ancêtres pour les humains l’intéressaient beaucoup moins…

— Depuis que nous avons retrouvé le chemin des Sanctuaires, nous ne sommes plus que…

L’Ogier se tut, car la Chaire d’Amyrlin approchait.

Ingtar et ses hommes firent mine de mettre pied à terre afin de se prosterner devant elle. D’un geste, elle leur fit comprendre que c’était inutile. Leane marchait aux côtés de la Chaire d’Amyrlin et Agelmar traînait un pas ou deux derrière. À en juger par son air renfrogné, il n’était pas parvenu à convaincre son invitée de prolonger un peu son séjour.

Avant de parler, la Chaire d’Amyrlin regarda tous les hommes du groupe – Rand compris, mais sans s’arrêter sur lui plus longtemps que sur les autres.

— Que la Paix guide ton épée, seigneur Ingtar. Loial Kiseran, gloire aux Bâtisseurs !

— Vous nous honorez, mère ! dit Ingtar en s’inclinant sur sa selle. (Les autres soldats du Shienar l’imitèrent.) Que la Paix règne sur Tar Valon.

— Honneur à Tar Valon ! s’écria Loial en s’inclinant respectueusement.

Seuls Rand et ses deux amis – qui attendaient le départ aussi loin que possible de lui – restèrent droits comme des « i ».

Qu’a-t-elle dit à Mat et à Perrin lorsqu’elle les a vus ?

Les sourcils froncés, Leane regardait alternativement les trois garçons. Agelmar ne cachait pas sa stupéfaction. La Chaire d’Amyrlin, en revanche, semblait ne rien avoir remarqué qui sortît de l’ordinaire.

— Vous partez à la recherche du Cor de Valère, dit la dirigeante des Aes Sedai, et l’espoir du monde chevauche à vos côtés. L’instrument ne doit pas rester entre de mauvaises mains, et surtout pas celles d’un Suppôt des Ténèbres.

» Qu’importe qui souffle dedans pour ceux qui répondent à l’appel de ce Cor ! Comprenez-le, ils sont loyaux à l’instrument, pas à la Lumière.

Les soldats ne purent pas cacher leur surprise. Jusque-là, ils pensaient – comme tout le monde – que les héros revenus de la tombe combattraient automatiquement pour la Lumière. S’ils pouvaient rejoindre les rangs des Ténèbres…

La Chaire d’Amyrlin continua son discours, mais Rand ne se donna pas la peine d’écouter. Son espion était revenu… Tous les poils de la nuque hérissés, le jeune homme leva les yeux vers les perchoirs des archers et le chemin de ronde bondés l’un et l’autre de curieux. Quelque part parmi ces gens se cachaient les yeux qui le suivaient partout sans jamais se laisser voir. Ce regard collait à sa peau comme de la graisse.

Ici, ce ne peut pas être un Blafard. Alors qui ? Ou quoi ?

Rand tira sur les rênes de Rouquin, lui faisant décrire un cercle très serré. Une figure classique, quand un cavalier voulait regarder autour de lui à trois cent soixante degrés.

Une sorte d’éclair fendit l’air en sifflant juste devant le jeune homme. Un soldat qui passait derrière la Chaire d’Amyrlin eut un cri de douleur et s’écroula, une flèche dans le flanc.

La maîtresse de la Tour Blanche ne broncha pas, se contentant de regarder le trou qui venait d’apparaître dans sa manche dont la soie grise s’imbibait de sang.

Une femme hurla. Comme s’il s’agissait d’un signal, tout le monde se mit à brailler. Sur le chemin de ronde, les curieux grognaient de colère et, dans la cour, tous les soldats avaient dégainé leur lame.

Rand aussi, découvrit-il, non sans surprise.

Agelmar leva son épée et cria :

— Qu’on trouve le tueur ! Et qu’on le conduise devant moi !

Rouge de colère, il blêmit en un éclair lorsqu’il vit le sang qui maculait la manche de la Chaire d’Amyrlin. Tombant à genoux, il inclina la tête et souffla :

— Pardonnez-moi, mère… Je n’ai pas su veiller à votre sécurité et la honte me submerge.

— Agelmar, cesse de dire des bêtises ! Et toi, Leane, veux-tu bien arrêter de me tourner autour et daigner t’occuper du blessé ? Je me suis coupée bien plus gravement en vidant un poisson, dans ma folle jeunesse, et ce malheureux a besoin d’aide. Agelmar, relève-toi, bon sang ! Seigneur de Fal Dara, tu n’as pas été déloyal envers moi, et tu n’as aucune raison d’avoir honte. L’an dernier dans la Tour Blanche, mon fief mieux gardé qu’une salle du trésor, alors que des Champions m’entouraient, un homme armé d’un couteau est arrivé à moins de cinq pas de moi. Un Fils de la Lumière, j’en suis sûre, même si je n’ai pas de preuve. Allons, debout mon ami, ou c’est moi qui aurai honte. (Alors que le seigneur obéissait, la Chaire d’Amyrlin introduisit un index dans le trou de sa manche.) Un très mauvais tir pour un archer des Capes Blanches, et même pour un Suppôt des Ténèbres. (Elle leva la tête, ses yeux se posant un bref instant sur Rand.) Si j’étais bien la cible de cette attaque…

La Chaire d’Amyrlin tourna la tête longtemps avant que Rand ait eu le temps de lire une émotion sur son visage. Ça ne l’empêcha pas d’avoir envie de sauter à terre et de détaler comme un lapin.

Ce n’était pas elle la cible, et elle le sait très bien…

Tandis que quelqu’un étendait une cape sur le cadavre qu’elle venait d’examiner, Leane se releva et revint vers sa maîtresse.

— Il est mort avant de toucher le sol, mère… Même si j’avais été à côté de lui…

— Tu as fait de ton mieux, ma fille. La mort est hélas incurable…

— Mère, dit Agelmar, si des Fils de la Lumière ou des Suppôts vous traquent, vous devez me permettre de vous affecter une escorte. Des hommes qui vous accompagneront au minimum jusqu’à la rivière. S’il vous arrivait malheur au Shienar, je n’y survivrais pas. Retournez dans les quartiers des femmes, en attendant. Je les ferai surveiller à chaque seconde jusqu’à ce que tout soit prêt pour votre départ.

— Du calme, Agelmar… Cette égratignure ne me retardera pas d’une heure ! Si tu insistes, je veux bien d’une escorte jusqu’à la rivière. Mais que tout cela n’empêche pas le départ d’Ingtar et de ses hommes. Il est impératif de retrouver le Cor le plus vite possible. Agelmar, tu n’es pas encore parti donner les ordres qui s’imposent ?

Le seigneur hocha la tête et se mit aussitôt en chemin. À cet instant, si la Chaire d’Amyrlin le lui avait demandé, il lui aurait bien fait cadeau de sa forteresse.

La dirigeante des Aes Sedai se retourna vers Ingtar et ses compagnons, qui n’avaient pas bougé. Cette fois, elle ne regarda pas Rand. Mais celui-ci s’étonna qu’elle affiche un grand sourire.

— Je parie que la Grande Quête du Cor, à Illian, ne commence pas sur un rythme pareil ! Mais votre quête est la seule qui importe. Vous n’êtes pas trop nombreux, afin de ne rien perdre en vélocité, mais largement assez pour accomplir votre mission. Seigneur Ingtar de la maison Shinowa, je vous charge, tes hommes et toi, de retrouver le Cor de Valère. Durant cette quête, ne vous laissez arrêter par aucun obstacle.

Ingtar dégaina de nouveau l’épée qu’il portait dans le dos et embrassa la lame.

— Sur ma vie, mon âme et l’honneur de ma maison, je jure de ne reculer devant rien.

— Alors, en route !

Ingtar pointa son arme en direction du portail.

Rand talonna Rouquin et suivit la colonne qui s’ébranlait déjà.

Ignorant ce qui était arrivé dans la cour, les archers et les piquiers, la Flamme de Tar Valon ornant leur poitrine, avaient formé une haie d’honneur devant la porte. Les musiciens de la Chaire d’Amyrlin attendaient non loin de là, prêts à se mettre en rangs dès que le palanquin se montrerait. Derrière les haies de soldats, des centaines de curieux se pressaient sur la grande place. Certains applaudirent l’étendard d’Ingtar. D’autres crurent avoir affaire à l’avant-garde de la colonne d’Aes Sedai et crièrent à tout hasard.

Rand rattrapa Ingtar alors que les cavaliers s’étaient déjà engagés dans une rue bordée de boutiques et de maisons au toit très pentu. Là, c’étaient les citadins qui formaient une haie d’honneur, certains applaudissant également tandis que d’autres semblaient plus dubitatifs.

Mat et Perrin avançaient en tête avec Ingtar et Loial. Dès qu’ils aperçurent Rand, ils se laissèrent volontairement glisser jusqu’à l’arrière-garde.

Comment m’excuser, s’ils détalent dès qu’ils m’aperçoivent ? Que la Lumière me brûle ! Mat n’a pas l’air d’un type en train de mourir !

— Changu et Nidao ont disparu, annonça soudain Ingtar. (Il semblait furieux, mais également surpris.) Nous avons recensé tous les hommes présents dans le donjon. Les morts et les vivants… Il ne manque qu’eux.

— Changu était de garde hier, dit Rand.

— Avec Nidao. Ils ont pris le second tour… Ils se débrouillaient toujours pour être ensemble, même s’ils devaient faire du troc pour ça, ou s’acquitter de corvées supplémentaires.

» Il y a un mois, ces deux hommes ont combattu à la brèche de Tarwin. Quand le cheval d’Agelmar s’est écroulé au milieu d’une horde de Trollocs, ils sont allés tirer leur seigneur de là. Et ce sont des Suppôts des Ténèbres ? Bon sang ! je ne comprends plus rien à rien…

Un cavalier fendit la foule de curieux et vint s’intégrer à la colonne, derrière Ingtar. À sa tenue, il s’agissait d’un citadin. Mince, le visage parcheminé, il arborait une longue chevelure grisonnante. Derrière sa selle, un baluchon et des outres d’eau indiquaient qu’il se préparait à une longue chevauchée. À la ceinture, il portait une épée courte, une masse d’armes et une dague à lame crénelée conçue pour coincer puis briser l’épée d’un adversaire.

Ingtar remarqua la surprise de Rand.

— C’est Hurin, notre renifleur… Je n’ai pas jugé utile que les Aes Sedai connaissent son existence. Il ne fait pourtant rien d’interdit, mais tu connais ces femmes… Le roi a un renifleur à Fal Moran et on en trouve un autre à Ankor Dail. Mais les Aes Sedai ont tendance à se méfier de ce qu’elles ne comprennent pas, surtout quand un homme est impliqué. Dans ce cas précis, il n’y a aucun rapport avec le Pouvoir. Hurin t’expliquera mieux que moi… (Ingtar se tourna vers le renifleur.) Nous t’écoutons !

— À vos ordres, seigneur Ingtar… (Hurin s’inclina sur sa selle.) Je suis votre serviteur, seigneur Rand…

— Oublie le « seigneur » ! « Rand » suffira amplement.

— Comme vous voudrez, seigneur Rand, dit Hurin en acceptant la main que le jeune homme lui tendait. Les seigneurs Ingtar et Kajin – et le seigneur Agelmar aussi, bien sûr – ne sont pas du genre à faire des chichis. Mais on dit en ville que vous êtes un prince venu du sud. Les seigneurs étrangers sont parfois très à cheval sur le protocole.

— Je ne suis pas un seigneur ! Et tutoie-moi, je t’en prie.

Au moins, j’ai une chance d’en finir avec les ronds de jambes, pendant cette campagne…

— Comme tu voudras, seign… hum… Rand ! Je suis renifleur depuis quatre ans. Oui, c’est ce que ça fera lors de la prochaine Fête du Soleil. Avant ça, j’ignorais l’existence de ce « métier », mais depuis j’ai appris que nous sommes une poignée à l’exercer. Pour moi, ça a commencé lentement. Au début, je captais de mauvaises odeurs alors que les autres ne sentaient rien. Puis mon don s’est développé. Il m’a fallu une bonne année pour mesurer son étendue. Je sens la violence, seigneur Rand. Les tueries, les chasses à l’homme… Je sens que c’est arrivé à un endroit, et remonte la piste des coupables. Chacune est unique, il n’y a donc pas de risque que je me trompe. Ayant appris mon existence, le seigneur Ingtar m’a en somme engagé comme auxiliaire de justice…

— Tu sens la violence ? répéta Rand, stupéfié.

Il ne put s’empêcher de lorgner le nez d’Hurin. Un appendice très banal, ni trop grand ni trop petit.

— Tu peux suivre la piste d’un homme qui vient d’en assassiner un autre, par exemple ?

— Je peux, oui, seigneur Rand. L’odeur s’efface avec le temps mais, dans les cas les plus graves, elle persiste un sacré moment ! Même si la piste des hommes qui s’y sont battus s’est évaporée, je peux repérer un champ de bataille vieux de dix ans. Près de la Flétrissure, les Trollocs laissent des « empreintes » qui ne disparaissent presque jamais. L’odeur de la mort et de la cruauté… Quand il s’agit d’une rixe de taverne, avec au pire un bras cassé à déplorer, la trace olfactive dure à peine quelques heures.

— Je comprends que tu aies envie d’éviter les Aes Sedai.

— Rand, le seigneur Ingtar a raison : mieux vaut qu’elles ignorent mon existence. Au Cairhien, j’ai été confronté à une de ces harpies – de l’Ajah Marron, mais j’ai fini par croire qu’elle appartenait au Rouge – qui m’a cuisiné pendant un mois entier pour me faire avouer mes « trucs ». Elle détestait ne pas comprendre une chose. Elle me regardait en marmonnant : « Alors, c’est nouveau ou ça existe depuis toujours ? », puis elle me dévisageait comme si c’était moi qui canalisais le Pouvoir de l’Unique. À la fin, j’ai même eu des doutes. Mais je ne suis jamais devenu fou et je ne fais rien de bien grave, à part sentir les événements.

Rand se remémora des propos tenus par Moiraine et par Lan.

« Les vieilles barrières s’écroulent et les antiques murs s’émiettent… Nous assistons peut-être à la fin d’un Âge. Et avant de mourir, avec un peu de chance, nous verrons la naissance d’un nouveau. Ou en sommes-nous à l’heure de la fin des Âges ? La mort du temps et la disparition du monde ? »

— Si je comprends bien, nous allons traquer les voleurs du Cor avec ton nez ?

Ingtar acquiesça et Hurin sourit fièrement.

— C’est ça, seigneur Rand ! Un jour, j’ai suivi un meurtrier jusqu’à Cairhien, la capitale du royaume éponyme. J’en ai traqué un autre jusqu’au fin fond du Maradon. Tous les deux ont fini par comparaître devant la justice du roi. (Le sourire de Hurin s’effaça.) La mission à venir sera délicate… Le meurtre empeste et la piste d’un assassin ne sent pas la rose, mais là… Des hommes étaient impliqués dans les événements d’hier. Sans doute des Suppôts mais, ceux-là, on ne peut pas les repérer à l’odeur… Je suis les Trollocs, les Blafards… et quelque chose d’encore pire.

Il baissa le ton, marmonnant pour lui-même, mais Rand entendit quand même :

— Quelque chose de bien pire, que la Lumière ait pitié de moi !

La colonne atteignit les portes de la ville et les franchit.

Hurin huma l’air, les sourcils comiquement froncés.

— Par là, seigneur Ingtar, dit-il en indiquant le sud.

— Pas en direction de la Flétrissure ?

— Non, seigneur… L’odeur est si forte que j’en ai un goût de pourri dans la bouche. Le sud, c’est sûr…

— La Chaire d’Amyrlin avait donc raison, dit Ingtar. Voilà une noble et sage femme qui mérite un bien meilleur serviteur que moi… Remonte la piste, Hurin !

Rand se retourna et tenta d’apercevoir la citadelle. Egwene allait-elle bien, en attendant le départ ?

Nynaeve s’occupera d’elle… C’est sans doute mieux ainsi, une séparation claire et nette. L’ablation d’un membre, bien trop rapide et précise pour qu’on ait le temps d’avoir mal…

Rand suivit Ingtar et la bannière au Hibou Gris en direction du sud. Malgré la présence dans le ciel d’un soleil radieux, le vent glacial lui gelait jusqu’à la moelle des os. À un moment, il crut entendre les échos d’un rire moqueur, loin derrière lui…


La lumière pâle de la lune perçait tant bien que mal l’obscurité qui s’était abattue dans toutes les rues d’Illian. Malgré les assauts victorieux de l’ombre, les festivités battaient encore leur plein dans certains quartiers. Dans quelques jours, la Quête du Cor serait officiellement lancée à grand renfort de pompe et de protocole – des cérémonies, disait-on, qui remontaient à l’Âge des Légendes.

La fête à l’origine réservée aux Quêteurs était devenue le Festival de Teven, avec le célèbre concours réservé aux trouvères. Bien entendu, le prix le plus intéressant serait décerné à la meilleure représentation du cycle géant consacré à la Grande Quête du Cor.

Ce soir, les trouvères faisaient leur numéro dans les palais et les maisons nobles de la capitale, devant un public trié sur le volet. Venus de toutes les nations, les Quêteurs espéraient tous découvrir le Cor de Valère – ou, faute d’un tel exploit, se gagner une sorte d’immortalité en devenant les héros d’une kyrielle de chansons et de contes. Tout ce petit monde prendrait plaisir à écouter de la musique et à danser, des éventails et de la glace aidant à supporter les premières véritables chaleurs de l’année.

Dans les rues, les parades succédaient aux parades. Jusqu’à l’ouverture officielle de la Grande Quête, chaque jour et chaque nuit serait le cadre d’un carnaval permanent.

Les gens qui dépassaient Bayle Domon portaient tous un masque et avaient revêtu des costumes bizarres qui frôlaient souvent les limites de la décence. Par deux ou par grappes de vingt ou trente, ces joyeux fêtards riaient et dansaient à la lumière des feux d’artifice dont les fusées couleur d’or ou d’argent explosaient en gerbes d’étincelles sur le fond noir du ciel nocturne. Ces jours-ci, il y avait en ville presque autant de pyrotechniciens que de trouvères…

La Quête et les feux d’artifice étaient le cadet des soucis du capitaine Domon. À cette heure tardive, il allait à un rendez-vous avec des hommes qu’il soupçonnait de vouloir le tuer.

Domon traversa le pont aux Fleurs, qui enjambait un des nombreux canaux de la ville, puis il entra dans le Quartier Parfumé – le secteur portuaire d’Illian. Ici, le canal empestait, à force qu’on y vide des pots de chambre, et rien n’indiquait qu’il y ait eu des fleurs un jour à proximité du pont. Le quartier en lui-même sentait l’huile de chanvre, la résine – des effluves venus des quais et du chantier naval – et la bière amère vendue dans toutes les tavernes du coin. Dans un air si chaud et si humide qu’on avait parfois le sentiment de pouvoir le boire, tout cela faisait un mélange détonant et le capitaine avait quelque peine à respirer. Chaque fois qu’il revenait d’un séjour dans le Nord, il ne pouvait s’empêcher d’être surpris par l’étouffante chaleur qui régnait sur Illian au début de l’été. Pourtant, il était originaire de la cité…

Une masse d’armes dans la main gauche, Domon avait posé la droite sur la poignée de l’épée courte qu’il avait si souvent utilisée pour défendre contre des brigands le pont de son bateau de commerce. Les fêtards qui le remarquaient, lorsqu’il passait dans le halo de lumière projeté par une fenêtre, s’écartaient d’instinct. Avec les longs cheveux noirs qui lui tombaient sur les épaules et la barbe qui lui mangeait le visage, Domon avait tout pour faire peur, il fallait le reconnaître. S’il n’avait jamais vraiment eu l’air avenant, il marchait aujourd’hui avec la détermination féroce d’un homme prêt à défoncer les portes à coups d’épaule, s’il le fallait. Oui, il devait rencontrer des hommes, et ça ne faisait rien pour le rendre moins maussade…

Un nouveau groupe de fêtards croisa le chemin du capitaine. Ronds comme des queues de pelle, ces citadins chantaient atrocement faux une ballade à la gloire du fabuleux instrument de Valère.

S’ils savaient ce que j’en ai à faire, de leur fichu Cor ! Moi, c’est conserver mon bateau qui m’intéresse. Et ma vie, si la bonne Fortune le veut bien !

Avisant une enseigne sur laquelle un grand putois aux rayures blanches, debout sur les pattes de derrière, dansait avec un homme qui portait une pelle en argent, Domon entra dans l’auberge appelée L’Escapade du Putois. Même Nieda Sidoro, la propriétaire, ignorait le sens de cette bizarre raison sociale. Mais, de mémoire d’homme, il y avait toujours eu à Illian un établissement de ce nom.

Dans la salle commune au sol couvert de sciure de bois, un musicien jouait sur une guitare à douze cordes une des mélancoliques chansons du Peuple de la Mer. Comme à l’accoutumée, l’atmosphère était à la chaleur et à la quiétude. Éprise de calme, Nieda ne tolérait aucun chahut dans son fief. Et son neveu Bili, un géant, était assez costaud pour porter un homme par le fond de son pantalon – d’une seule main, et en tirant, de l’autre, un second trublion par les cheveux.

Les marins, les dockers et les employés des entrepôts fréquentaient assidûment L’Escapade du Putois, où ils aimaient venir boire une chope de bière, bavarder un peu et jouer aux fléchettes ou aux pierres.

Ce soir-là, l’auberge était plus qu’à moitié vide – un effet pervers du carnaval, qui réussissait à attirer une bonne partie des amateurs de tranquillité. Les clients parlaient à voix basse, mais Domon capta quand même des bribes de conversation sur la Grande Quête et sur les faux Dragons. Les Murandiens venaient de capturer le leur et les hommes de Tear en traquaient un autre dans la forêt d’Haddon Mirk. Mais devait-on espérer que l’imposteur périsse, ou que ce soient plutôt ses poursuivants ? Sur ce point, les avis semblaient partagés.

Des faux Dragons partout ! Que la bonne Fortune m’emporte ! de nos jours, un honnête homme n’est plus en sécurité nulle part.

Cela dit, Domon se fichait des imposteurs au moins autant que de la Grande Quête, ce qui n’était pas peu dire.

L’aubergiste, une solide et corpulente matrone, essuyait une chope tout en gardant un œil d’aigle sur sa clientèle. Quand Domon entra, elle ne s’interrompit pas et ne le regarda pas vraiment, mais sa paupière gauche s’abaissa et son regard dériva vers une table où se tenaient trois hommes bizarrement paisibles, même selon les critères très particuliers de L’Escapade. En outre, leur coiffe ronde en velours et leur veste sombre rehaussée sur la poitrine de broderies d’or, d’écarlate et d’argent ne correspondaient pas du tout au niveau vestimentaire moyen des habitués.

Domon se fendit d’un grand soupir et prit lui aussi une table dans un coin de la salle.

Des Cairhieniens, cette fois…

Acceptant la chope que lui apportait une servante, le capitaine but une longue gorgée de bière brune. Lorsqu’il reposa la chope, les trois types en veste brodée entouraient sa table. D’un geste apaisant, il indiqua à Nieda qu’il n’avait pas besoin de Bili.

— Capitaine Domon ?

Les trois hommes souffraient d’un manque accablant de signes particuliers. D’instinct, Domon estima pourtant que son interlocuteur était le chef. À première vue, aucun ne portait d’armes. Malgré leurs habits de riches, ils ne semblaient pas du genre à avoir besoin d’une lame pour se défendre. Sur leur visage d’une morne banalité brillaient des yeux durs et froids comme le capitaine en avait rarement vu.

— Capitaine Bayle Domon, du Poudrin ?

Dès que Domon eut acquiescé, les trois types s’assirent sans attendre une invitation. Le même homme avait parlé, les deux autres se contentant d’écouter et d’observer.

Des gardes du corps, malgré leurs jolis atours… Qui est ce type pour avoir des anges gardiens de cet acabit ?

— Capitaine, nous avons besoin de faire voyager entre Mayene et Illian un certain… individu.

— Le Poudrin est un bateau d’eau douce, répondit Domon. Son tirant est trop faible et sa quille n’est pas adaptée au grand large.

Ce n’était pas tout à fait vrai mais, pour des néophytes, ça ne faisait aucune différence.

Voilà au moins un changement, par rapport aux fois précédentes. Ceux-là ont l’air moins abrutis que les types de Tear.

L’homme ne parut pas le moins du monde perturbé par les explications techniques du capitaine.

— Nous avons entendu dire que vous abandonniez le commerce fluvial.

— Peut-être bien que oui… et peut-être bien que non. Je n’ai pas encore décidé…

Encore une licence prise avec la vérité. En fait, Domon avait arrêté son choix. Désormais, il ne remonterait plus la rivière en direction des Terres Frontalières. Tant pis pour les cargaisons de soie de Tear. Les fourrures et les poivrons givrés du Saldaea ne valaient pas qu’on risque sa peau pour eux, et il ne voulait surtout pas avoir affaire au faux Dragon toujours en liberté dans ce royaume.

Bref, Domon avait bel et bien décidé de changer de métier. Mais comment tous ces gens le savaient-ils, alors qu’il n’en avait parlé à personne ? Les autres aussi étaient au courant, les fois précédentes…

— Capitaine, caboter jusqu’à Mayene sera pour vous un jeu d’enfant. Pour mille pièces d’or, vous refuseriez un aller et retour le long des côtes ?

Domon ne put s’empêcher d’en écarquiller les yeux de stupeur. C’était quatre fois plus que l’offre précédente, déjà suffisante pour couper la chique à n’importe qui.

— Qui dois-je aller chercher ? La Première Dame de Mayene en personne ? Tear l’aurait-elle enfin forcée à l’exil ?

— Les noms ne sont pas utiles, capitaine…

L’homme posa sur la table une grosse bourse de cuir et une feuille de parchemin pliée et cachetée. Alors qu’il poussait les deux objets vers Domon, un cliquetis enchanteur monta de la bourse. Sur le sceau en cire du parchemin, Domon reconnut l’emblème du Cairhien, un Soleil Levant aux multiples rayons.

— Deux cents pièces en acompte… Pour mille en tout, qui a besoin d’un nom ? Donnez ce document, sceau intact, au capitaine du port de Mayene, et il vous remettra trois cents pièces de plus… ainsi que votre passager. Dès que notre individu arrivera ici, je vous verserai le solde du paiement. À condition que vous n’ayez pas tenté de percer au jour l’identité de votre… cargaison.

Domon prit une profonde inspiration.

Par la bonne Fortune ! le déplacement vaudrait le coup même s’il n’y avait pas d’autre paiement que cette bourse…

Et, pour gagner mille pièces d’or, trois ans n’auraient pas suffi… S’il insistait un peu, paria Domon, on lui fournirait des indices – pas de preuves, seulement des indices – laissant penser que ce voyage avait pour origine des accords secrets entre le Conseil des Neuf de l’Illian et la Première Dame de Mayene. La cité-État appartenait théoriquement à Tear mais, entre la théorie et la pratique, il y avait un monde, et il semblait évident que la Première Dame ne cracherait pas sur l’aide de l’Illian. Un pays où de plus en plus de gens pensaient que l’heure d’une nouvelle guerre contre Tear avait sonné, afin de faire rendre gorge à un pays qui s’arrogeait sans raison la part du lion en matière de transactions commerciales sur la mer des Tempêtes.

Une belle histoire pour piéger un capitaine. Si on ne lui en avait pas tendu trois de ce genre en moins d’un mois, Domon serait peut-être bien tombé dans le panneau.

Alors qu’il tendait la main pour s’emparer de la bourse, son interlocuteur lui saisit le poignet au vol. Domon le foudroya du regard, mais ça ne parut pas le perturber.

— Capitaine, il faudra lever l’ancre le plus vite possible.

— Aux premières lueurs de l’aube…, marmonna Domon.

Le type hocha la tête et le lâcha.

— Qu’il en soit ainsi, capitaine Domon… Surtout, n’oubliez pas : la discrétion est le moyen le plus sûr de rester en vie. Et, pour dépenser son argent, mieux vaut ne pas être six pieds sous terre.

Domon regarda les trois hommes se lever puis s’éloigner. Quand ils furent sortis, il baissa les yeux sur la bourse replète et la feuille de parchemin. Quelqu’un voulait le faire voyager vers l’est. Tear, Mayene… Aucune importance, pourvu qu’il parte dans cette direction. Et le capitaine avait une petite idée sur l’identité des commanditaires…

Si seulement j’avais l’ombre d’un commencement de preuve…

Mais comment démasquer les Suppôts des Ténèbres ? Depuis qu’il avait quitté Maradon, et même un peu avant, Domon sentait que des Suppôts lui collaient aux basques. Des Suppôts accompagnés de Trollocs… C’était une certitude, mais une question restait cependant ouverte : pourquoi le suivait-on ainsi ?

— Des ennuis, Bayle ? demanda Nieda. On dirait que tu viens de voir un Trolloc…

L’aubergiste gloussa – un son flûté bien improbable pour un mastodonte comme elle. À l’instar de tous les gens qui ne s’étaient jamais aventurés dans les Terres Frontalières, Nieda ne croyait pas à l’existence des monstres. Domon avait tenté de la convaincre de son erreur, mais elle avait décrété que ses explications, si jolies fussent-elles, n’étaient qu’un ramassis de mensonges. Cela dit, la brave femme clamait haut et fort que la neige était une invention de colporteur… Lorsqu’on en arrivait là…

— Non, tout va bien, Nieda… (Domon ouvrit la bourse, en tira une pièce et la lança à Nieda.) Paie une tournée générale tant que cet argent ne sera pas épuisé. Après, je te donnerai une autre pièce.

Nieda étudia celle qu’elle venait de rattraper au vol.

— De l’or de Tar Valon ? Tu commerces avec les sorcières, Bayle ?

— Non, pour sûr que non !

Nieda mordit la pièce pour s’assurer de son authenticité, puis elle la fit prestement disparaître derrière sa ceinture.

— D’où qu’il vienne, Bayle, l’or reste de l’or. De toute façon, je pense que les sorcières sont moins méchantes qu’on le croit par ici. Mais tu es un des rares types à qui je prends le risque de le dire… Je connais un agent de change qui accepte les pièces de ce genre… Avec le peu de clients qu’il y a ce soir, tu ne devras sûrement pas remettre la main à la bourse… Tu veux une autre bière ?

Bien que sa chope fût encore à moitié pleine, Domon acquiesça distraitement. Nieda s’en fut chercher la commande. Pour le capitaine, elle était une véritable amie, et elle ne dirait pas un mot de ce qu’elle avait vu et entendu.

Domon baissa de nouveau les yeux sur son trésor. Quand la bière fraîche arriva, il trouva enfin le courage de dénouer les cordons pour étudier le contenu de la bourse. Toutes les pièces, constata-t-il après les avoir séparées du bout d’un doigt, portaient sur une face la Flamme de Tar Valon. Sursautant, Domon referma la bourse à la hâte. Une fortune dangereuse… Détenir une ou deux pièces de Tar Valon pouvait passer, mais une telle collection éveillerait sans aucun doute les soupçons dont Nieda avait parlé. Même si aucune loi, en Illian, n’interdisait de signer des contrats avec les Aes Sedai, des Fils de la Lumière grouillaient partout en ville. S’ils entendaient parler d’une énorme transaction, Domon ne pourrait même pas espérer un jugement équitable. Ses employeurs avaient fait en sorte qu’il ne puisse pas simplement prendre l’argent et rester à l’abri à Illian.

Alors qu’il s’inquiétait devant ses deux chopes, Yarin Maeldan entra dans l’auberge. Grand et mince, le second de Domon sur le Poudrin vint se camper devant son chef et annonça d’une voix sinistre :

— Carn est mort, capitaine.

Domon leva les yeux. Trois autres membres de son équipage avaient déjà péri – un chaque fois qu’il avait refusé un contrat qui l’expédiait vers l’est. La justice n’avait rien fait. Les rues n’étaient pas sûres la nuit, avait avancé un magistrat, et les marins se montraient volontiers braillards et violents. Tant qu’aucun citoyen respectable n’était blessé, les autorités se mêlaient rarement des affaires du Quartier Parfumé.

— Mais cette fois, j’ai accepté la commande…

— Ce n’est pas tout, capitaine, reprit Yarin. Les tueurs ont torturé Carn au couteau, avant de lui donner le coup de grâce, comme s’ils avaient voulu lui arracher des informations. De plus, il y a moins d’une heure, des inconnus ont tenté de monter à bord du Poudrin. Par bonheur, la garde des quais les a fait déguerpir. Mais c’est la troisième fois en dix jours, et je n’ai jamais entendu dire que les pilleurs de cale insistaient à ce point. Avant de s’attaquer ne serait-ce qu’une deuxième fois à un bâtiment, ils attendent que la vigilance retombe…

» Enfin, on a cambriolé ma chambre, au Dauphin Doré. Comme il me manquait des pièces, j’ai d’abord pensé à un simple vol. Mais ces types ont laissé au milieu de la table de chevet ma boucle de ceinture en argent incrusté d’éclats de grenat et de pierre de lune. Que se passe-t-il, capitaine ? Les hommes ont peur et je ne suis pas tranquille non plus.

Domon se leva de sa chaise.

— Retrouve les hommes, Yarin, et dis-leur que le Poudrin lèvera l’ancre dès qu’il y aura assez de marins à bord pour manœuvrer. (Domon ramassa la bourse, glissa le parchemin dans la poche intérieure de sa veste et poussa son second vers la porte.) Secoue-leur les puces, Yarin, parce que je laisserai à quai tous les retardataires, ce ne sont pas des menaces en l’air !

Dès que le second fut parti au pas de course – avec une claque dans le dos pour l’encourager –, Domon s’en fut en direction des quais. Sur son chemin, même les voleurs qui entendirent le cliquetis de sa bourse s’écartèrent de son chemin, car il avait l’air d’un homme résolu à tuer père et mère s’il le fallait.

Des marins s’agitaient déjà sur le pont du Poudrin quand il arriva, et d’autres déboulaient à la course. Ces hommes ignoraient tout de l’identité supposée des ennemis de leur chef – pour la plupart, ils ne savaient pas qu’il en avait – mais ils n’auraient abandonné pour rien au monde un capitaine qui faisait de gros profits et ne répugnait pas à partager avec son équipage, selon la coutume illianienne.

Le Poudrin – un deux-mâts de quatre-vingt-dix pieds de long – était plus large en poupe qu’en proue, permettant ainsi d’entreposer des marchandises sur le pont aussi bien que dans les cales. Malgré ce que Domon avait dit aux Cairhieniens – vrais ou faux, il ne le saurait jamais –, le bateau pouvait affronter le grand large. Surtout en été, où la mer des Tempêtes était souvent clémente.

— De toute façon, il faudra faire avec…, marmonna le capitaine en gagnant sa cabine.

Il jeta la bourse sur sa couchette et sortit le parchemin de sa poche. Après avoir allumé une lampe, il la suspendit à un crochet, au plafond, et étudia la missive cachetée comme s’il avait pu la lire sans l’ouvrir.

Quelqu’un toqua à la porte, déconcentrant Domon.

— Entrez !

Yarin passa la tête dans la cabine.

— Ils sont tous à bord, capitaine, sauf trois marins que je n’ai pas retrouvés. Mais j’ai fait passer le mot dans les tavernes, les tripots et les bobinards du quartier. À mon avis, ils seront là avant qu’il y ait assez de lumière pour lever l’ancre.

— On appareille maintenant, annonça Domon.

D’un geste, il coupa court aux protestations de Yarin au sujet de la visibilité, de la marée et des difficultés qu’aurait le Poudrin en haute mer, en cas de gros temps.

— Oui, maintenant ! Avec sa quille peu profonde, le bateau n’a pas besoin d’attendre la marée haute. Et tu n’as pas oublié la navigation aux étoiles, j’espère ? Supervise le départ, Yarin, et reviens me voir quand nous aurons dépassé le môle.

Yarin hésita. Quand il était aux commandes, le capitaine n’autorisait jamais la moindre manœuvre risquée. Appareiller de nuit, à marée basse, était de la haute voltige, quille peu profonde ou non. Mais Domon avait sûrement une bonne raison d’agir ainsi. Le second partit donc au pas de course. Quelques instants plus tard, l’écho de sa voix, tandis qu’il beuglait des ordres, arriva aux oreilles de Domon un peu avant que les pieds nus des marins commencent à marteler le pont en cadence.

Le capitaine ignora ce remue-ménage, remarquant à peine le moment où le Poudrin tangua parce qu’il venait de prendre la marée.

Le capitaine ouvrit le cache de la lampe et passa un couteau au-dessus de la flamme. Juste avant que la lame tourne au rouge, il écarta les cartes de navigation et posa la missive bien à plat sur son bureau. Puis il glissa la lame chaude sous le cachet de cire, qui se souleva sans résistance.

C’était une simple lettre, sans formule de politesse ni préambule – les mots les plus terrifiants que Domon eût jamais lus.

« Le porteur de ce parchemin est un Suppôt des Ténèbres recherché au Cairhien pour une série de meurtres et de crimes ignobles. Au nombre de ses méfaits figure un vol commis sur notre Haute Personne. Nous vous demandons de vous saisir de cet homme et de tout ce qu’il transporte avec lui, jusqu’au plus petit objet. Un émissaire viendra récupérer ce qu’il a osé dérober à notre Puissante Grâce. À part ce butin-là, toutes les possessions du Suppôt vous reviendront – une juste récompense pour l’avoir capturé. Afin que sa malfaisance ne contamine plus la Lumière, le mécréant lui-même devra être pendu haut et court dans les quelques heures suivant son arrestation.

Cacheté par ma main,

Galldrian su Riatin Rie

Roi du Cairhien

Défenseur du Mur du Dragon. »

Sous la signature, dans le cachet de cire rouge, Domon reconnut le Soleil Levant du Cairhien et les Cinq Étoiles de la maison Riatin.

— Défenseur du Mur du Dragon, mon œil ! railla le capitaine. Le bonhomme a bien de la chance de pouvoir porter encore ce titre !

Examinant la signature et le sceau, le nez sur le parchemin tenu tout près de la lampe, Domon ne trouva aucune preuve qu’il s’agissait de faux. Au moins en ce qui concernait le cachet, car il n’avait jamais vu l’écriture de Galldrian. Mais, si le texte n’avait pas été signé par le roi, l’imitation devait être de la plus haute qualité. De toute façon, ça ne faisait guère de différence. À Tear, une telle lettre, portée par un Illianien, équivaudrait à une sentence de mort. Idem à Mayene, où l’influence de Tear était prédominante. S’il n’y avait pas de guerre en cours, la libre circulation des individus demeurant la règle, les Illianiens et les Tearanais s’exécraient mutuellement. Alors, en exhibant un document pareil…

Un moment, Domon envisagea de brûler la missive, dangereuse à peu près partout où il pouvait aller, il fallait bien l’admettre. Pour finir, il la rangea dans un tiroir secret de son bureau.

— Mes « possessions », c’est ça ?

Si difficile que ce fût quand on vivait sur un bateau, Domon collectionnait les antiquités. Celles qu’il ne pouvait pas s’acheter, à cause de leur prix ou de leur taille, il les gravait dans sa mémoire, un des plus beaux musées imaginables. Penser aux reliques éparpillées de par le monde l’avait poussé, adolescent, à embrasser la carrière de marin. Lors de son dernier voyage à Maradon, il avait enrichi sa collection de quatre pièces. À partir de là, on lui avait collé aux basques – des Suppôts, pour commencer, puis des Trollocs pendant un temps. Après son départ, avait-il appris, Pont-Blanc avait brûlé, et on murmurait que des Myrddraals et des Trollocs étaient responsables du désastre. À partir de là, Domon avait cessé de croire que son imagination lui jouait des tours. Du coup, quand on lui avait offert une somme faramineuse pour une simple traversée jusqu’au port de Tear – sans explications convaincantes –, un signal d’alarme avait retenti dans son esprit.

Ouvrant son coffre personnel, il en sortit ses acquisitions de Maradon. Pour commencer, un bâton lumineux remontant à l’Âge des Légendes, en tout cas à ce qu’on disait. Quoi qu’il en soit, le secret de fabrication était perdu depuis longtemps. Un objet coûteux et plus rare encore qu’un juge honnête. Pourtant, l’aspect n’avait rien d’extraordinaire. Une simple tige de verre d’un diamètre supérieur à celui du pouce de Domon et long comme son avant-bras. Mais, quand on le serrait dans sa main, le bâton émettait une vive lumière, comme une lanterne.

Un artefact rare et… très fragile. Avec le premier qu’il s’était offert, Domon avait failli mettre le feu au Poudrin.

Le deuxième achat était une statuette en ivoire noirci par le temps qui représentait un escrimeur. Selon le marchand, quand on la touchait assez longtemps, on se réchauffait. Domon n’avait jamais essayé, ni fait tenter l’expérience par un de ses marins, mais l’objet était très vieux, et cette caractéristique lui suffisait.

Le troisième trésor, un crâne de félin, était en fait un fossile. Vu sa taille, on aurait pu penser à un lion, mais qui avait jamais vu un lion avec des crocs – pratiquement des défenses – d’un bon pied de longueur ?

La quatrième relique, un épais disque noir et blanc de la taille d’une main d’homme, attira particulièrement l’attention du capitaine. Selon le marchand qui le lui avait vendu, l’objet remontait à l’Âge des Légendes. L’homme pensait proférer un mensonge plus gros que lui, et Domon ne l’avait pas détrompé, discutant à peine avant de payer, parce qu’il avait identifié l’étrange disque. Rien de moins qu’un antique symbole bicolore des Aes Sedai, nécessairement antérieur à la Dislocation du Monde ! Un trésor plutôt dangereux pour son propriétaire, à vrai dire, mais qu’aucun collectionneur d’antiquités digne de ce nom n’aurait laissé passer.

De plus, la relique était en pierre-cœur. Si effronté qu’il fût, le marchand n’avait pas osé ajouter cette information à ce qu’il prenait pour une longue liste de mensonges. Quelle boutique au bord de l’eau de Maradon aurait pu s’offrir ne serait-ce qu’un fragment de Cuendillar ?

Pourtant, c’était bien ça…

Lisse et très dur au toucher, le disque semblait n’avoir aucun autre intérêt que son âge canonique. Cependant, c’était presque à coup sûr la cause des ennuis de Domon. Des bâtons lumineux, des statuettes d’ivoire et des fossiles, il en avait vu souvent, et dans bien des endroits. Mais un disque en pierre-cœur…

Même en sachant ce que voulaient ses poursuivants – s’il ne se trompait pas –, Domon n’avait toujours aucune idée de leurs motivations, et il ne pouvait plus, désormais, avoir de certitude sur leur identité. Des pièces d’or de Tar Valon et un antique symbole des Aes Sedai… Dans la bouche du capitaine, le goût de la peur était terriblement amer…

Entendant toquer à la porte, Domon posa le disque sur la table et déroula dessus une carte de navigation.

— Entrez !

Yarin apparut de nouveau.

— Capitaine, nous avons dépassé le môle…

Domon en resta bouche bée, puis la colère le submergea. Une fureur dirigée contre lui-même, car il n’aurait jamais dû être distrait au point de ne pas sentir que le Poudrin avait pris le large.

— Cap à l’ouest, Yarin. Je te confie le commandement.

— Ebou Dar, capitaine ?

Non, pas assez loin… Et pas qu’à cinq cents lieues près…

— Nous y ferons escale le temps de reconstituer nos réserves d’eau et d’acheter des cartes. Puis nous continuerons vers l’ouest.

— L’ouest, capitaine ? Tremalking ? Le Peuple de la Mer ne fait pas un très bon accueil aux marchands étrangers…

— L’océan d’Aryth, Yarin. Le négoce est intense entre le Tarabon et l’Arad Doman, et nous n’aurons pas à nous soucier de la concurrence locale. Ces deux peuples n’aiment pas la mer, me suis-je laissé dire. Et il y a ces villes et ces villages, sur la pointe de Toman, qui se targuent d’être indépendants de tous les royaumes. Nous pourrons transporter des fourrures du Saldaea et des poivrons givrés jusqu’à Bandar Eban.

Yarin secoua sombrement la tête. Toujours enclin à voir le mauvais côté des choses, c’était néanmoins un très bon marin.

— Les fourrures et les poivrons seront beaucoup plus chers là-bas, capitaine. Et on entend des rumeurs au sujet d’une guerre… Si le Tarabon et l’Arad Doman s’affrontent, il risque de ne plus y avoir de négoce. J’ai peur que les bourgs de la pointe de Toman ne nous suffisent pas, même si la paix y règne. Falme est la plus grande ville, et ça ne va pas chercher très loin…

— Les Tarabonais et les Domani se disputent depuis des lustres au sujet de la plaine d’Almoth et de la pointe de Toman. Même s’ils sont passés à l’action, un homme prudent trouve toujours des cargaisons à transporter. Cap à l’ouest, Yarin !

Dès que son second fut parti, Domon cacha le disque bicolore dans le tiroir secret et remit les autres objets dans son coffre.

Suppôts des Ténèbres ou Aes Sedai, je n’irai pas là où on m’attend. Que la bonne Fortune m’en soit témoin, je ne danserai pas au son de leur partition !

Se sentant en sécurité pour la première fois depuis des mois, Domon monta sur le pont tandis que le Poudrin, prenant parfaitement le vent, s’orientait résolument vers l’ouest.

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