6 Sombre prophétie

Alors que la porte vibrait sous des coups furieux, la barre qui la fermait sautait dangereusement dans son support. Derrière la fenêtre située près de l’entrée, la silhouette d’un Trolloc au museau épais passa et repassa à plusieurs reprises. La ferme était généreusement dotée en fenêtres, et on apercevait des ombres, dans la cour, derrière chacune d’elles. À la lueur de la lune, Rand n’avait aucune difficulté à identifier les intrus : des monstres, du premier jusqu’au dernier.

Les fenêtres ! pensa le jeune berger, soudain désespéré.

Son épée tenue à deux mains, il recula, s’éloignant de la porte.

Même si la barre ne saute pas de son logement, et même si le battant résiste, il leur suffirait de casser une vitre. Alors, pourquoi n’essaient-ils pas de passer par là ?

Avec des grincements assourdissants, le logement de la barre céda à une extrémité et se détacha presque de la porte. Les clous tenaient encore, mais ils ne résisteraient pas à un second assaut, c’était certain. Bien entendu, un nouveau coup vint ébranler le battant, faisant encore grincer les clous tandis que la barre commençait à composer avec ces cliquetis une sorte de fond sonore.

— Il faut les repousser ! cria Rand.

Peut-être, mais c’est impossible. Nous n’y arriverons pas !

Cherchant du regard un moyen de fuir, le jeune berger dut vite conclure qu’il n’y en avait pas. Une seule porte, des fenêtres bien surveillées – bref, la pièce était une boîte géante où ses compagnons et lui étaient piégés.

— Nous devons faire quelque chose ! lança Rand.

— C’est trop tard, lui répondit Mat. Ne comprends-tu pas, c’est la fin !

Un étrange sourire flottant sur son visage exsangue, le jeune homme avait une dague plantée dans la poitrine. Le rubis qui ornait la poignée de l’arme, brillant tels les feux de la damnation, paraissait plus vivant que ses yeux déjà vitreux comme ceux d’un cadavre.

— Nous ne pouvons plus rien changer ! C’est trop tard !

— Les amis, j’en suis enfin débarrassé ! lança Perrin, hilare.

Du sang ruisselait sur ses joues, tel un flot de larmes rouges déversé par ses orbites vides. Tendant ses mains souillées de fluide vital, l’apprenti forgeron semblait vouloir attirer l’attention de Rand sur ce qu’il tenait entre ses doigts tremblants.

— Je suis libre ! C’est terminé !

— Ce n’est jamais terminé, al’Thor ! brailla Padan Fain, son corps étique agité de spasmes grotesques. La bataille n’est jamais finie !

La porte explosa, projetant dans la pièce des éclats de bois que Rand évita en se jetant sur le côté. Entrant en silence dans la ferme, deux Aes Sedai vêtues de rouge s’écartèrent et invitèrent leur maître à venir les rejoindre.

Pour l’occasion, Ba’alzamon portait un masque couleur du sang séché. À travers les fentes, Rand vit les flammes qui se déchaînaient là où auraient dû être ses yeux. Et, quand il ouvrit la bouche, il les entendit rugir comme celles d’une fournaise.

— Ce n’est pas encore fini entre nous deux, al’Thor, dit Ba’alzamon.

En chœur, Fain et lui répétèrent ce qui devait être une sorte de litanie :

— Pour toi, la bataille ne sera jamais terminée.


Avec un cri étouffé, Rand s’assit sur le sol, s’arrachant aux sortilèges du sommeil. La voix de Fain résonnait à ses oreilles, lui perçant les tympans comme si le colporteur se tenait vraiment à côté de lui.

« Ce n’est jamais fini ! La bataille n’est pas terminée. »

Les yeux encore bouffis de sommeil, Rand regarda autour de lui pour se persuader qu’il était toujours là où il avait fini par s’endormir – couché sur une paillasse, dans un coin de la chambre d’Egwene. La chiche lumière d’une unique lampe déchirant les ombres, il fut surpris de voir, de l’autre côté du lit, la Sage-Dame Nynaeve. Assise dans un fauteuil à bascule, elle tricotait pour passer le temps. Bien qu’il fasse nuit dehors, le lit n’était pas défait…

Mince et fine, les yeux noirs, Nynaeve avait les cheveux tressés, ainsi que l’exigeait la tradition à Deux-Rivières. L’air très calme, elle se balançait doucement, concentrée sur son ouvrage comme si rien d’autre au monde n’existait. L’épais tapis empêchant le fauteuil de grincer, seul le bruit régulier des aiguilles troublait le silence.

Ces dernières nuits, Rand avait souvent regretté qu’il n’y ait pas de tapis dans la chambre qu’il partageait avec ses amis. Mais, au Shienar, les appartements des hommes étaient toujours dépouillés à l’extrême. Ici, deux tentures pendaient aux murs – des paysages de montagne, avec des chutes d’eau – et des rideaux brodés de motifs floraux encadraient les meurtrières. Sur la table de nuit, un vase rond et plat contenait une jolie brassée d’étoiles du matin blanches, et d’autres fleurs coupées embaumaient l’air dans leurs vases muraux en verre. Un grand miroir brillait dans un coin de la chambre, et un autre était accroché au-dessus de la vasque où l’invitée pouvait se rafraîchir en utilisant la cruche d’eau et la cuvette mises à sa disposition. Troublé, Rand se demanda pourquoi Egwene avait besoin de deux miroirs. Dans sa chambre, il n’y en avait pas, et ça ne lui avait jamais manqué.

Si une seule lampe brûlait, il y en avait quatre autres dans cette pièce pratiquement aussi grande que celle où Mat, Perrin et lui devaient cohabiter. Et la jeune fille disposait de cet espace pour elle seule.

Sans lever les yeux de son tricot, Nynaeve lança :

— Si tu passes l’après-midi à dormir, inutile d’espérer fermer l’œil la nuit !

Même si la Sage-Dame ne pouvait pas le voir, Rand fronça les sourcils d’agacement. Enfin, il supposait qu’elle ne le voyait pas…

À peine plus âgée que lui, Nynaeve aurait pu être quinquagénaire, tant sa charge lui conférait un avantage écrasant en matière d’autorité.

— J’avais besoin de me cacher et j’étais fatigué, se justifia Rand.

Juste au cas où, il ajouta une précision :

— Je ne suis pas venu tout seul. Egwene m’a invité dans les quartiers des femmes.

Délaissant enfin son ouvrage, Nynaeve leva la tête et fit un petit sourire à Rand. Quelle jolie femme c’était ! Chez lui, à Champ d’Emond, il ne s’en était jamais aperçu, parce qu’on ne pouvait pas considérer une Sage-Dame sous ce point de vue-là.

— Que la Lumière me vienne en aide ! Rand, le Shienar déteint sur toi davantage chaque jour ! « Invité dans les quartiers des femmes », rien que ça ! Encore un effort, et tu parleras à tout bout de champ de ton honneur, implorant la paix de bien vouloir bénir ton épée.

Le jeune berger s’empourpra – mais, avec un peu de chance, Nynaeve ne le remarquerait pas dans la pénombre. Pour l’instant, elle fixait le pommeau de l’épée qui dépassait d’un baluchon posé sur le sol. Désapprouvant la violence en général, elle n’aimait pas qu’il porte une arme, mais elle n’avait jamais rien dit à ce sujet.

— Egwene m’a raconté pourquoi tu voulais te cacher. Ne t’inquiète surtout pas ! Si tel est ton désir, nous t’aiderons à rester le plus loin possible de la Chaire d’Amyrlin et des autres Aes Sedai.

Quand leurs regards se croisèrent, Nynaeve détourna très vite les yeux – pas assez rapidement, cependant, pour qu’il ne capte pas son malaise.

Eh oui, je peux canaliser le Pouvoir ! Un homme capable de puiser dans la Source Authentique ! Sage-Dame, vous devriez aider les Aes Sedai à me capturer puis à m’apaiser…

Maussade, Rand tira sur le gilet de cuir qu’Egwene lui avait déniché, puis il se tourna afin de caler son dos contre le mur.

— Dès que ce sera possible, je me dissimulerai dans un chariot, ou je me faufilerai dehors d’une autre manière. Vous n’aurez pas à me cacher très longtemps…

Nynaeve ne répondit pas et recommença à tricoter. Sans doute parce qu’elle venait de rater une maille, elle eut un grognement peu amène.

— Où est Egwene ? demanda Rand.

La Sage-Dame abandonna de nouveau son ouvrage.

— Je me demande bien pourquoi je m’entête, ce soir… Pour une raison inconnue, je me trompe sans arrêt… Egwene est allée rendre visite à Padan Fain. D’après elle, voir des visages connus peut l’aider à recouvrer la raison.

— Eh bien, le mien ne lui a certainement pas fait cet effet ! Elle devrait se tenir loin de lui. Ce type est dangereux.

— Egwene veut l’aider… As-tu oublié qu’elle était en formation pour devenir mon assistante ? Une Sage-Dame ne se contente pas de prédire le temps. C’est aussi une guérisseuse, et Egwene a dans le sang l’envie de secourir les autres. Et si Padan Fain était dangereux, Moiraine serait sans doute intervenue pour mettre un terme à ces rencontres.

Rand eut un rire grinçant.

— Encore aurait-il fallu lui demander la permission ! Egwene s’en est bien gardée, et je ne vous imagine pas en train de quémander l’autorisation de quelqu’un.

Voyant Nynaeve plisser le front, l’air pas commode, Rand cessa de sourire. Cela dit, il ne s’excusa pas. Champ d’Emond était bien loin et, si elle allait à Tar Valon pour devenir une Aes Sedai, Nynaeve ne pourrait pas prétendre rester en même temps la Sage-Dame en titre.

— Les recherches ont-elles commencé ? Egwene n’est pas sûre qu’on me traquera, mais Lan a dit que la Chaire d’Amyrlin était là pour moi. Désolé, mais j’ai tendance à me fier plutôt à lui…

Avant de répondre, Nynaeve joua un assez long moment avec sa pelote de laine.

— Je ne sais trop que répondre… Une domestique est venue il y a un petit moment. Pour ouvrir le lit, a-t-elle prétendu. Comme si Egwene risquait de se coucher tôt, ce soir, alors qu’on donne un banquet pour la Chaire d’Amyrlin. J’ai renvoyé cette fille, et elle ne t’a pas vu.

— Dans les quartiers des hommes, on se débrouille seul pour ouvrir son lit… (Nynaeve foudroya Rand du regard – quelques mois plus tôt, il en aurait eu la chair de poule.) Sage-Dame, les Aes Sedai n’enverraient pas des femmes de chambre à ma poursuite.

— Quand je suis allée me chercher un bol de lait aux cuisines, tout à l’heure, il y avait beaucoup trop de femmes dans les couloirs. Celles qui sont invitées au banquet auraient dû être en train de s’habiller, les autres étant occupées à les aider ou à préparer les festivités. Avec la visite de la Chaire d’Amyrlin, toutes les servantes auraient dû être débordées de travail. Et les bizarreries ne se limitent pas aux quartiers des femmes. Sur le chemin des cuisines, j’ai vu dame Amalisa sortir d’une remise, de la poussière sur les joues et les cheveux.

— C’est ridicule ! Pourquoi participerait-elle aux recherches ? Idem pour les domestiques, d’ailleurs. Les Aes Sedai, les Champions et les soldats d’Agelmar ne suffiraient pas ? Non, toute cette agitation doit être liée au banquet. Que la Lumière me brûle si je sais à quoi ressemble un festin au Shienar !

— Quelle tête de mule tu fais, Rand ! Les hommes que j’ai croisés ne pouvaient pas plus que moi dire ce que faisaient les femmes. En revanche, certains se plaignaient de devoir « se farcir tout le travail ». Je sais, il est étrange que ces dames te cherchent, mais… Pas une seule Aes Sedai ne semble concernée par ce remue-ménage. En revanche, Amalisa n’est pas allée se couvrir de crasse pour mieux paraître au banquet. Avec ses amies et ses domestiques, elle cherchait quelque chose de très important. Même si elle s’y est mise juste après que je l’ai vue, elle risque de n’avoir pas le temps de se baigner et de se changer. À ce propos, si Egwene ne se montre pas très bientôt, elle aura le choix entre être mal fagotée ou arriver en retard.

Rand s’avisa que Nynaeve ne portait pas sa tenue de laine habituelle. Sa robe de soie bleu pâle, très seyante, était ornée de broderies au cou et aux poignets. Des perce-neige en fleur, chacune portant en son centre une petite perle… La boucle en argent de sa ceinture rehaussée d’incrustations également en argent était aussi décorée de perles. Rand n’avait jamais vu la Sage-Dame ainsi parée, même lorsqu’elle arborait ses plus beaux atours, pour les fêtes du village.

— Vous êtes invitée ?

— Bien sûr ! Même si Moiraine n’avait pas insisté, je ne l’aurais pas laissée imaginer que…

Nynaeve s’interrompit, le regard brillant de colère. Rand n’eut pas besoin qu’elle continue pour comprendre. Même si quelque chose l’effrayait, la Sage-Dame n’était pas disposée à le laisser voir. Surtout pas à Moiraine, et encore moins à Lan. Mais, bien sûr, elle ne devait pas se douter qu’il connaissait les sentiments qu’elle nourrissait pour le Champion.

Baissant les yeux sur sa robe, Nynaeve sembla se calmer un peu.

— Dame Amalisa me l’a prêtée…, dit-elle, tellement bas que Rand se demanda si elle ne parlait pas toute seule.

Elle caressa la soie du bout des doigts, suivant les contours des fleurs brodées avec un sourire presque extatique.

— Elle vous va très bien, Nynaeve. Vous êtes très en beauté, ce soir…

Rand regretta aussitôt sa remarque. Toutes les Sages-Dames se montraient jalouses de leur autorité, et Nynaeve encore plus que les autres. Depuis sa nomination, le Cercle des Femmes ne lui laissait jamais la bride sur le cou, sans doute à cause de son âge, et probablement parce qu’elle était très jolie. Comme si elle cherchait une compensation, ses querelles avec le bourgmestre et le Conseil du village étaient devenues légendaires.

Nynaeve cessa d’effleurer les broderies et foudroya Rand du regard. Histoire qu’elle oublie sa transgression, il en revint au sujet brûlant :

— Ils ne condamneront pas les portes très longtemps… Dès que la liberté de circuler sera rétablie, je filerai et les Aes Sedai ne me retrouveront jamais. Selon Perrin, il y a dans les collines Noires et dans les plaines du Caralain des coins où on peut chevaucher pendant des jours sans apercevoir âme qui vive. Là-bas, je trouverai peut-être une solution à… (Rand s’interrompit, car il n’avait aucune raison de dire ce genre de choses à Nynaeve.) Et si je n’en trouve pas, au moins, je ne pourrai blesser personne…

La Sage-Dame pesa ses mots avant de répondre :

— Je ne sais pas trop, Rand… Pour moi, tu ressembles à n’importe quel brave garçon du village, mais Moiraine affirme que tu es ta’veren, et, d’après moi, elle pense que la Roue est loin d’en avoir terminé avec toi. Le Ténébreux semble…

— Shai’tan est mort ! s’écria Rand.

Aussitôt, les murs parurent tourner autour de lui et il dut se prendre la tête à deux mains pour lutter contre le vertige.

— Espèce d’idiot ! Crétin aveugle et sourd ! Tu prononces le nom du Ténébreux, histoire d’attirer son attention ? Comme si tu n’avais pas déjà assez d’ennuis ?

— Il est mort, insista Rand. (Il n’avait presque plus le tournis, un très bon signe.) Bon, Ba’alzamon est mort, si vous préférez… En tout cas, c’en est fini de lui. Je l’ai vu se consumer.

— J’ai donc eu la berlue il y a quelques secondes, quand ses yeux se sont posés sur toi ? Ne me dis pas qu’il ne s’est rien passé, surtout ! J’ai vu ton visage ! Essaie de me mentir, et je te flanquerai un bon coup sur le crâne.

— Il est mort, s’entêta Rand. (Repensant aux « espions invisibles » et au vent qui l’avait piégé, en haut de la tour, il frissonna.) Mais, si près de la Flétrissure, d’étranges choses se produisent…

— Tu es vraiment idiot, Rand al’Thor… (Nynaeve leva une main menaçante.) Je te flanquerais pour de bon un coup sur la tête si ça pouvait t’éclaircir un peu les idées, et…

La Sage-Dame ne finit jamais sa phrase, car toutes les cloches de la forteresse se mirent à sonner en même temps.

Rand se leva d’un bond.

— C’est une alarme ! Ils me cherchent…

Nomme le Ténébreux, et sa malveillance te prendra pour cible.

Nynaeve se leva aussi, mais bien plus lentement.

— Non, tu te trompes… Si on te traquait, sonner les cloches t’avertirait du danger, et ce n’est pas le but recherché… S’il s’agit bien d’une alarme, ça ne te concerne pas.

— Que se passe-t-il, dans ce cas ?

Rand se campa devant une meurtrière et regarda dehors.

Des lumières scintillaient comme des lucioles dans le jardin intérieur obscur. On en distinguait aussi plus loin, sur le chemin de ronde et au sommet des tours. Mais, pour le moment, elles restaient plus nombreuses dans le jardin intérieur et dans la seule cour qu’on apercevait de là. La cause de l’alarme se trouvait donc bien à l’intérieur de la forteresse. Même si les cloches avaient cessé de sonner, Rand ne parvint pas à comprendre ce que criaient les soldats.

Si ce n’est pas pour moi…

— Egwene ! Egwene !

Mais s’il n’est pas mort, si le mal existe toujours, c’est moi qu’il devrait chercher à atteindre.

— Quoi, Egwene ? demanda Nynaeve en se détournant d’une autre meurtrière.

— Egwene ! (Rand traversa la pièce en quelques enjambées, récupérant au passage l’épée et son fourreau dans un des baluchons.) Elle est dans le donjon, avec Fain. Et s’il était parvenu à se libérer ?

Oui, mais ce devrait être moi, la cible !

Nynaeve intercepta Rand juste avant la porte, lui saisissant le bras au vol. Même si elle était bien plus petite que lui, elle avait une poigne de fer.

— Ne te fais pas encore plus idiot que nature, Rand al’Thor ! Même si ça n’a aucun rapport avec toi, les femmes cherchent bel et bien quelque chose. Et, par la Lumière ! nous sommes dans leurs quartiers ! Les couloirs risquent de grouiller d’Aes Sedai. Egwene ne risque rien, de toute façon. Mat et Perrin devaient l’accompagner, et ils s’occuperont d’elle, en cas d’ennuis.

— Et si elle ne les a pas trouvés ? Croyez-vous que ça l’aura arrêtée ? Comme vous, elle y sera allée seule, bien entendu. Je lui ai dit que Fain était dangereux. Par la Lumière ! je l’avais prévenue !

Rand se dégagea, ouvrit la porte et sortit.

Le mal devrait me frapper, pas s’en prendre à Egwene !

Apercevant un homme en tenue de travailleur, une épée à la main, une femme cria de terreur. Même quand on les y invitait, les mâles n’entraient jamais armés dans les quartiers des dames. Sauf si la forteresse était attaquée, bien évidemment…

Il y avait partout des servantes en tenue noir et or, des nobles en robe de soie ornée de dentelle et d’étranges femmes porteuses d’un châle aux longues franges de couleur. Toutes parlaient en même temps, exigeant de savoir ce qui se passait. Des enfants affolés s’accrochaient à la jupe de leur mère, et leurs pleurs ajoutaient encore à la confusion. Rand se fraya un chemin dans cette foule et marmonna des excuses aux femmes qu’il bousculait.

Une des porteuses de châle fit demi-tour pour rentrer dans sa chambre. Dans le dos de son accessoire vestimentaire, Rand aperçut la célèbre Flamme stylisée de Tar Valon. Soudain, il reconnut autour de lui des visages qu’il avait vus dans la cour d’honneur. Des Aes Sedai !

Des Aes Sedai, oui, et qui le regardaient bizarrement, désormais.

— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?

— La forteresse est attaquée ? Réponds, soldat !

— Ce n’est pas un soldat ! Qu’arrive-t-il ? Et qui est cet intrus ?

— C’est le jeune seigneur du Sud !

— Que quelqu’un l’intercepte !

La peur lui arrachant un rictus qui pouvait passer pour un sourire, Rand continua son chemin et accéléra même le pas.

Soudain, une femme déboula devant lui, dans le couloir, le forçant à s’immobiliser contre sa volonté. Le jeune berger reconnut un visage dont il était à peu près sûr de se souvenir même s’il devait vivre jusqu’à la fin des temps. La Chaire d’Amyrlin ! Dès qu’elle l’aperçut, elle écarquilla les yeux et recula. Une autre Aes Sedai, celle qui tenait le grand sceptre, dans la cour d’honneur, vint se placer entre sa maîtresse et lui et cria quelques mots inaudibles dans le vacarme ambiant.

Elle sait ! Lumière, viens à mon secours, parce que Moiraine lui a tout raconté ! Par pitié, pourvu que j’aie le temps de m’assurer qu’Egwene va bien, avant de…

Rand repartit au pas de course. Des cris retentirent dans son dos, mais il ne leur accorda pas une once d’attention.

Le chaos régnait dans la forteresse. Dans les couloirs, il croisa des hommes, arme au poing, qui fonçaient vers les cours intérieures. Ces guerriers ne daignèrent même pas le regarder. Couvrant la sonnerie des cloches, Rand entendit d’autres bruits, très caractéristiques. Des cliquetis d’armes…

Une bataille, à Fal Dara ?

Comme en réponse à cette question, trois Trollocs déboulèrent d’un couloir latéral, juste devant le jeune berger.

Des museaux poilus palpitant sur leur tête à part ça presque humaine, les monstres brandirent aussitôt leur épée à la lame incurvée. L’un d’eux, remarqua Rand, avait des cornes de bélier.

Comme par miracle, le couloir se vida, laissant le jeune homme seul face aux créatures du Ténébreux. Pris par surprise, il dégaina maladroitement sa lame et tenta une figure nommée Le Baiser du Colibri à la Rose Jaune. Terrorisé de trouver des Trollocs au cœur même de Fal Dara, il exécuta si mal la gestuelle que Lan lui aurait sans nul doute passé le savon de sa vie. Un Trolloc au museau d’ours para sans difficulté l’attaque, déséquilibrant cependant ses compagnons pendant une fraction de seconde.

Une dizaine de guerriers du Shienar vinrent se camper entre le « seigneur du Sud » et les monstres. Vêtus de leur uniforme de parade, ce devaient être des officiers, mais, par bonheur, ils portaient leur arme même pour participer à un banquet. Le Trolloc à gueule d’ours poussa un cri étranglé avant de mourir et les deux autres s’enfuirent, talonnés par les vaillants soldats.

Egwene ! pensa Rand alors que des cris retentissaient tout autour de lui.

Il s’enfonça dans la forteresse, le long de couloirs déserts où il apercevait cependant de-ci de-là le cadavre d’un Trolloc. Ou d’un défenseur au crâne rasé…

À une intersection, dans le corridor de gauche, il tomba sur une scène terrible. Alors que six guerriers gisaient sur le sol, déjà morts, un Myrddraal était en train de retirer sa lame du ventre d’un septième – avec un mouvement tournant, pour mieux déchiqueter les entrailles de sa victime. Alors que le guerrier s’écroulait en hurlant, le Blafard en cuirasse noire se retourna, étudia Rand en plissant le front de son visage sans yeux, puis se dirigea vers sa nouvelle proie avec un petit sourire satisfait. Et sans hâte particulière, car un homme seul ne lui inspirait aucun sentiment d’urgence.

Rand se pétrifia, l’estomac noué. « Le regard des Sans-Yeux, c’est de la peur à l’état pur. » Un proverbe célèbre dans toutes les Terres Frontalières, et ô combien à juste titre !

Les bras tremblants, Rand leva son épée. Trop bouleversé, il ne pensa même pas à invoquer la flamme et le vide.

Il vient de tuer sept guerriers entraînés ! Lumière, que puis-je faire contre lui ?

Le Blafard s’arrêta soudain et son sourire s’effaça.

— Il est à moi, Rand ! cria une voix masculine.

Le jeune berger sursauta quand Ingtar le dépassa, son épée longue solidement tenue à deux mains. Les yeux rivés sur le visage du Myrddraal, le guerrier du Shienar semblait immunisé contre la peur dont parlait le proverbe.

— Avant de te frotter à un Blafard, ajouta Ingtar, fais-toi la main sur un ou deux Trollocs.

— Je suis en route pour le donjon, où Egwene est allée voir le colporteur. Je veux m’assurer que…

— Alors, file, au lieu de jacasser !

— Non, nous allons combattre ensemble, ami…

— Tu n’es pas encore prêt. Va rejoindre la jeune fille ! Tu voudrais que des Trollocs la trouvent avant toi ?

Rand hésita un moment. Quand le Blafard porta sa première attaque, Ingtar la para avec sur les lèvres un rictus de haine – mais sans une ombre d’angoisse dans le regard. Le guerrier s’en sortirait bien, alors qu’Egwene était sans doute avec Fain dans le donjon – ou confrontée à une pire menace.

En courant vers l’escalier qui le conduirait dans les entrailles de la forteresse, le jeune berger se sentit quand même coupable. Le « regard » d’un Sans-Yeux pouvait paralyser de terreur n’importe quel homme, certes, mais Ingtar avait dépassé ce stade. Alors, pourquoi pas lui ?

Une fois au niveau des cachots, Rand ralentit un peu le pas dans les corridors particulièrement mal éclairés. Alors qu’il marchait sur la pointe des pieds, le grincement de ses bottes sur la pierre lui emplissait les oreilles comme le vacarme produit par une patrouille nocturne. Arrivé devant la porte du donjon, il constata qu’elle était entrebâillée – un très mauvais signe, bien entendu.

Rand tenta de déglutir, mais il s’en révéla incapable. Puis il ouvrit la bouche avec l’intention d’appeler, mais il se ravisa. Si Egwene était encore là, et en danger, crier alerterait ceux qui la menaçaient. Qu’il s’agisse d’êtres humains ou non…

Rand poussa la porte avec le fourreau de son épée, qu’il tenait toujours dans la main gauche, puis il se jeta en avant, bondit dans la salle de garde, exécuta un impeccable roulé-boulé sur le sol couvert de paille, se releva en souplesse et regarda autour de lui, cherchant d’où viendrait la première attaque. Mais rien ne se produisit, et il n’aperçut pas son amie, car la pièce était vide.

Enfin, il n’y avait personne de vivant, en tout cas. Ses yeux se posant sur la table, Rand se pétrifia, incapable même de respirer. Flanquant la lampe toujours allumée, les têtes de deux gardiens reposaient dans une mare de sang. Les yeux vides mais braqués sur Rand, la bouche ouverte sur un dernier cri jamais poussé, ces crânes semblaient disposés là pour souhaiter la bienvenue aux visiteurs.

Rand se plia en deux et vomit dans la paille jusqu’à ce que son estomac ne contienne plus rien. Quand ce fut fait, il se redressa, s’essuya la bouche d’un revers de la main et se força à regarder autour de lui. En entrant, il n’avait pas eu le temps de voir les lambeaux de chair éparpillés partout sur le sol. Aucun n’évoquait une partie du corps humain, car on les avait bien trop mâchés pour ça.

Ainsi, voilà ce qu’il est advenu des corps ?

Rand s’étonna du calme intérieur qu’il éprouvait, comme s’il avait réussi à invoquer sans le vouloir la flamme et le vide. Mais, en fait, ce devait plutôt être l’état de choc…

Il ne reconnut aucune des têtes. Depuis sa visite précédente, la garde avait changé, et il s’en félicitait. Savoir qui étaient les victimes – même dans le cas de l’irascible Changu – aurait encore aggravé les choses.

Les murs étaient couverts de sang. Pas des projections, mais des suites de lettres disposées dans tous les sens. Certaines composaient des mots que Rand ne comprit pas, mais qu’il identifia néanmoins : du trolloc, sans aucun doute possible. Les inscriptions qu’il comprit, en revanche, lui donnèrent envie de vomir de nouveau. Des blasphèmes et des obscénités en mesure de faire rougir – ou blêmir – un garçon d’écurie ou un garde du corps de marchand.

— Egwene…

Son calme volatilisé, Rand glissa son fourreau dans sa ceinture, puis il prit la lampe, sur la table, remarquant à peine qu’il renversait les têtes au passage.

— Egwene, où es-tu ?

Rand avança jusqu’à la seconde porte, s’immobilisa et lut les quelques mots écrits en lettres de sang :

« Nous nous reverrons sur la pointe de Toman. Ce ne sera jamais fini, al’Thor. »

Stupéfié, le jeune homme en lâcha son épée. Sans quitter l’inscription des yeux, il se baissa pour ramasser l’arme. Se ravisant au dernier moment, il prit à la place une poignée de brins de paille et entreprit d’effacer les mots impies. Il obtint une sorte de pâté sanglant géant, bien entendu, mais ce résultat ne l’empêcha pas de continuer à frotter comme si sa vie en dépendait.

— Tu fais quoi, exactement ? demanda soudain une voix féminine.

Debout dans l’encadrement de la première porte, le dos très raide – comme si l’indignation la tétanisait –, une femme blonde aux cheveux tressés et aux yeux noirs foudroyait Rand du regard. À peine plus âgée que lui, et très jolie, assurément, elle affichait une moue de mauvais augure. Dès qu’il eut vu la couleur des franges de son châle, Rand comprit qu’il était entre de très sales draps.

Une Aes Sedai… Et de l’Ajah Rouge, qui plus est ! Lumière, ne m’abandonne pas !

— Je… Eh bien, j’ai… C’est répugnant, non ? Le mal à l’état pur.

— Tout doit être laissé en l’état, en vue de notre inspection. Ne touche plus rien ! (La femme avança, le front plissé.) Oui, il me semblait bien t’avoir reconnu… Un des « garçons » de Moiraine. Qu’as-tu à voir avec tout ça ?

L’Aes Sedai désigna les têtes, sur la table, et les lettres rouges qui maculaient les murs.

— Moi ? demanda Rand, incrédule. Rien du tout ! Je suis ici parce que je cherche Egwene.

Il fit mine d’ouvrir la seconde porte, mais l’Aes Sedai s’écria :

— Non ! D’abord, tu vas me répondre !

Statufié sur place, Rand se demanda par quel miracle il réussissait à ne pas lâcher son arme et sa lampe. La poitrine prise dans un étau, il parvenait à peine à respirer et une main géante semblait vouloir lui broyer le crâne.

— Réponds, mon garçon ! Et, pour commencer, dis-moi ton nom.

Luttant à la fois contre l’étau et la main géante, Rand sentit que des sons menaçaient de sortir de ses lèvres contre sa volonté. Serrant les dents, il leur barra le passage, s’efforça d’ignorer la douleur qui lui vrillait les nerfs et soutint le regard de l’Aes Sedai à travers le brouillard des larmes de souffrance qui perlaient de ses yeux.

Que la Lumière te brûle, Aes Sedai ! Je ne dirai rien, et que les Ténèbres t’emportent !

— Réponds, c’est un ordre !

Rand eut l’impression qu’on lui enfonçait dans la tête des aiguilles glacées qui transperçaient son cerveau et venaient racler contre ses os. Sans effort conscient de sa part, le vide se fit aussitôt dans son esprit, mais cela ne suffit pas à le libérer de la douleur. Assez loin de lui, il sentait une source de chaleur et de lumière. Alors qu’il était lui-même gelé, ce havre douillet semblait à la fois inaccessible et… à portée de la main.

J’ai tellement froid… Il faut que je touche… que j’atteigne cette chaleur, sinon, cette femme me tuera.

Rand mobilisa ses dernières forces pour entrer en contact avec la chaleur.

— Que se passe-t-il ici ?

Sans crier gare, le froid, l’insupportable pression et les ignobles aiguilles retournèrent dans le néant. Sentant ses genoux se dérober, Rand s’ordonna de rester debout. Il ne ferait pas à cette femme le plaisir de se prosterner devant elle.

Elle a essayé de me tuer…, pensa Rand dès que le vide eut déserté son esprit.

Le souffle court, il tourna la tête et découvrit que Moiraine se campait sur le seuil de la pièce.

— Liandrin, je pose de nouveau ma question : que se passe-t-il ?

— J’ai surpris ce garçon, répondit l’Aes Sedai rouge. Les gardiens ont été tués, et j’ai trouvé ici un de tes jeunes paysans… Mais que fais-tu là, Moiraine ? La bataille se déroule là-haut, pas dans les entrailles de la forteresse.

— Je pourrais te retourner la question, Liandrin… (Moiraine balaya la pièce du regard, le charnier lui arrachant à peine une moue dégoûtée.) Que fais-tu ici ?

Ayant recouvré sa liberté de mouvement, Rand déverrouilla la porte et l’ouvrit en grand.

— Egwene est venue ici…, annonça-t-il au cas où ça intéresserait quelqu’un.

Brandissant sa lampe, il avança sur des jambes toujours très mal assurées.

— Egwene ! appela-t-il.

Un gargouillis lui répondit, montant de sur sa droite. Orientant la lampe de ce côté, Rand découvrit que le prisonnier aux vêtements sophistiqués était pendu à un barreau transversal de la grille de son cachot. Sa ceinture nouée autour du cou, il agonisait – après un ultime battement des jambes, il s’immobilisa, ses yeux exorbités et sa langue déjà bleue faisant tache sur son visage noirâtre. Ses genoux touchant presque le sol, il aurait pu y prendre appui sans difficulté, mais il ne l’avait pas fait.

Frissonnant, Rand se tourna vers l’autre cellule occupée. Le colosse aux phalanges tuméfiées était recroquevillé contre le mur du fond, les yeux ronds de terreur. Quand il aperçut le jeune berger, il cria, se retourna et commença à griffer la pierre comme un dément.

— Je ne vous ferai pas de mal…, dit Rand.

Le détenu continua à s’attaquer au mur, comme s’il tentait d’y creuser un trou. À voir ses mains maculées de sang, Rand comprit qu’il s’acharnait sur la pierre depuis un long moment.

Assez content d’avoir déjà vidé son estomac, Rand se détourna des deux déchets d’humanité. L’un était mort et il ne pouvait absolument rien pour l’autre.

— Egwene !

Quand le cercle de lumière atteignit enfin le cachot du fond, Rand vit que la grille était ouverte. Bien entendu, Padan Fain s’était volatilisé. En revanche, deux silhouettes gisaient devant la porte. Les sangs glacés, le jeune berger s’agenouilla entre elles.

Egwene et Mat, inertes – évanouis ou morts, en d’autres termes. Non, évanouis ! Leur poitrine se soulevait toujours, et ils ne semblaient pas porter de traces de coups ni de blessures à l’arme blanche.

— Egwene ? Mat ? (Posant son épée, Rand secoua doucement la jeune fille.) Egwene ? (Pas de réaction…) Moiraine, Egwene ne va pas bien du tout. Et Mat non plus !

Pâle comme un mort, le jeune homme respirait difficilement.

C’est moi qui ai prononcé le nom du Ténébreux ! Le mal aurait dû me choisir pour cible, pas eux !

— Ne les touche pas…, dit Moiraine d’un ton très posé, comme si elle n’était pas surprise – et encore moins bouleversée.

Les deux Aes Sedai avancèrent, chacune tenant en lévitation au-dessus de sa paume un globe lumineux à la lueur éblouissante.

Tenant sa jupe de sa main libre, afin que l’ourlet ne frôle pas la paille crasseuse, Liandrin passa sans accorder un regard aux deux détenus. Moiraine, en revanche, prit le temps de les examiner.

— Il n’y a plus rien à faire pour le pendu, dit-elle, et l’autre peut attendre.

Liandrin arriva la première et fit mine de s’agenouiller à côté de Rand. Se jetant devant elle, Moiraine se pencha et posa une main sur le front d’Egwene. Dépitée, l’autre Aes Sedai se redressa avec un sourire amer sur les lèvres.

— Ce n’est pas trop grave…, annonça Moiraine après quelques instants. Elle a été frappée à la tête, à cet endroit… (L’Aes Sedai désigna une zone du cuir chevelu qui parut tout à fait normale à Rand.) C’est sa seule blessure, et elle se remettra.

Rand regarda alternativement les deux Aes Sedai.

— Et Mat ?

Le front plissé, Liandrin interrogea Moiraine du regard.

— Silence…, souffla celle-ci.

Le bout des doigts frôlant la blessure supposée d’Egwene, elle ferma les yeux pour mieux se concentrer. La jeune fille remua, marmonna quelques mots inintelligibles, puis s’immobilisa.

— Est-elle… ?

— Elle dort, Rand ! Elle se rétablira mais, pour ça, il lui faut du repos. (Moiraine se tourna vers Mat, le toucha un court instant et blêmit.) C’est plus grave… (Elle ouvrit la veste du blessé, glissa une main dessous et grogna de colère.) La dague a disparu.

— Quelle dague ? demanda Liandrin.

Des voix masculines retentirent soudain dans la salle de garde.

— Ici ! appela Moiraine. Il nous faut deux civières, et le plus vite possible !

Quelqu’un répéta l’ordre d’un ton impérieux.

— Fain s’est enfui, dit Rand.

Les deux Aes Sedai le regardèrent, le visage de marbre, comme à l’accoutumée.

— J’avais dit à Egwene de ne pas venir ici, fit Moiraine, parce que c’était dangereux.

— Quand je suis arrivée, déclara Liandrin, ce garçon était en train d’effacer les inscriptions, dans la salle de garde.

Rand en vacilla sur ses jambes. Les deux Aes Sedai le scrutaient, aussi menaçantes l’une que l’autre.

— C’étaient des… des horreurs…, marmonna-t-il. Des immondices… (Les deux femmes ne bronchèrent pas.) Moiraine, vous ne pensez pas que… que j’ai un rapport avec ce qui est arrivé ?

Par la Lumière ! et si c’était ça ? Après tout, j’ai prononcé le nom du Ténébreux.

Moiraine ne répondit pas. Le sang de Rand se glaça dans ses veines – et ne se réchauffa pas lorsque des hommes entrèrent avec des lampes et des torches. Les deux Aes Sedai firent disparaître leur boule de lumière, replongeant dans la pénombre le fond de la cellule, car la nouvelle clarté était insuffisante. Des porteurs de civière se précipitèrent vers les deux blessés. Ingtar les précédait, son toupet oscillant de droite à gauche au sommet de son crâne. L’indice d’une fureur dévorante qui lui donnait sûrement envie d’utiliser sa lame sur quelqu’un.

— Le Suppôt s’est évadé ? grogna-t-il. Eh bien, c’est l’événement le moins grave de la nuit…

— Même ici, oui…, lâcha froidement Moiraine.

Elle se tourna vers les porteurs de civière :

— Conduisez la jeune fille dans sa chambre. Il faut qu’une femme la veille, au cas où elle sortirait du sommeil pendant la nuit. Elle risque d’être effrayée, mais l’essentiel, pour le moment, c’est qu’elle se repose. Le garçon… (Alors que deux hommes soulevaient sa civière, elle toucha Mat et retira vivement la main.) Qu’on le transporte dans les appartements de la Chaire d’Amyrlin. Puis qu’on aille la chercher. Dites-lui qu’il s’agit de Matrim Cauthon. Et ajoutez que je le rejoindrai aussi vite que possible.

— La Chaire d’Amyrlin ? s’exclama Liandrin. Tu veux qu’elle joue les guérisseuses pour ton… ton animal de compagnie ? Tu as perdu la tête, Moiraine.

— Liandrin, la Chaire d’Amyrlin ne partage pas les préjugés de l’Ajah Rouge. Même s’il ne lui est d’aucune utilité, elle ne refuserait jamais de soigner un homme. (Moiraine s’adressa de nouveau aux porteurs.) Exécution !

Liandrin regarda l’autre Aes Sedai emboîter le pas aux quatre hommes. Puis elle se tourna vers Rand.

Afin de mieux l’ignorer, le jeune berger se concentra sur deux tâches délicates : rengainer son épée et nettoyer ses vêtements des brins de paille qui s’y accrochaient. Mais, quand il releva les yeux, l’Aes Sedai le dévisageait toujours, l’air pas commode du tout. Puis elle regarda autour d’elle, les sourcils froncés. Un soldat soutenait le corps du pendu tandis qu’un second tentait de dénouer la ceinture. Ingtar et les autres guerriers attendaient en silence.

Le port de tête royal, Liandrin jeta un dernier regard méprisant à Rand, puis elle s’en fut.

— Une femme de fer…, marmonna Ingtar. (Il sembla surpris d’entendre sa propre voix.) Que s’est-il passé ici, Rand al’Thor ?

— Je n’en sais rien… Sinon que Fain s’est évadé après avoir blessé Egwene et Mat. J’ai vu le massacre, dans l’autre pièce… Mais ici… C’était si terrifiant que ce pauvre type s’est pendu. Et l’autre prisonnier en a perdu la raison.

— Nous devenons tous fous, ce soir…

— Tu as tué le Blafard ?

— Non, répondit Ingtar en rengainant son épée longue dont le pommeau vint dépasser derrière son épaule. Il doit être sorti de la forteresse avec les autres créatures que nous n’avons pas pu abattre.

— Au moins, tu es vivant… Le Myrddraal a tué sept hommes.

— Vivant ? Tu crois que ça compte, lorsqu’on a perdu son honneur ? Nous l’avions entre nos mains ! Entre nos mains, entends-tu ? et nous l’avons perdu. C’est à peine croyable…

— De quoi parles-tu ?

— Du Cor de Valère, coffre compris !

— Mais il était dans la salle du trésor !

— L’objectif de nos ennemis… À part le Cor, ils n’ont pas volé grand-chose, seulement ce qu’ils ont pu fourrer dans leurs poches. J’aurais préféré qu’ils prennent tout le reste et nous laissent l’instrument ! Ronan est mort, ainsi que tous les hommes qui montaient la garde devant la salle.

» Quand j’étais enfant, Ronan a tenu la tour de Jehaan avec vingt guerriers, et contre mille Trollocs ! Ce soir, il n’est pas parti seul pour l’autre monde. Il y avait du sang sur sa dague, et aucun guerrier ne peut rêver d’une plus belle fin. (Ingtar se tut quelques instants.) Ils sont passés par la porte du Chien, et ressortis par là. Nous en avons tué une bonne cinquantaine, mais beaucoup trop ont réussi à fuir. Des Trollocs entre nos murs ! C’est la première fois dans l’histoire !

— Comment ont-ils pu passer par la porte du Chien, Ingtar ? À cet endroit, un seul homme suffit à repousser cent assaillants. Et toutes les issues étaient fermées. (Se rappelant pourquoi il en était ainsi, Rand se sentit mal à l’aise.) Les gardes n’auraient laissé entrer personne, j’en suis sûr.

— Quand on les a trouvés, ils s’étaient déjà vidés de leur sang. Deux excellents guerriers égorgés comme des cochons. L’attaque est venue de l’intérieur. Quelqu’un les a abattus avant d’ouvrir la porte. Un assassin qui pouvait approcher d’eux sans éveiller leurs soupçons. En d’autres termes, quelqu’un qu’ils connaissaient.

Rand tourna la tête vers la cellule vide de Padan Fain.

— C’est la preuve que…

— Oui. Il y a des Suppôts des Ténèbres dans la forteresse. Ou, au minimum, il y en avait. Nous en saurons bientôt plus. Kajin est en train de vérifier s’il nous manque des résidants. Au nom de la Paix ! Une trahison à Fal Dara !

Furibond, Ingtar regarda les hommes qui l’entouraient. Arborant tous leurs plus beaux atours, ils étaient quand même armés et quelques-uns portaient même un casque.

— Nous perdons notre temps ici ! Dehors, tout le monde ! (Rand se joignit au mouvement. Au passage, Ingtar tapota son gilet de cuir.) C’est quoi, cette tenue ? Tu veux devenir garçon d’écurie ?

— C’est une longue histoire… Une autre fois, peut-être…

Et peut-être jamais, si j’ai de la chance. Dans la confusion, qui sait si je ne vais pas pouvoir m’éclipser ? Non, impossible tant que je ne saurai pas comment vont Egwene et Mat. Par la Lumière ! que risque-t-il depuis qu’il a perdu la dague ?

— Je suppose que le seigneur Agelmar a fait doubler la garde devant toutes les portes ?

— Tripler, même ! Personne n’entrera ni ne sortira, tu peux me croire. Dès que le seigneur a su ce qui s’était passé, il a ordonné qu’on ne laisse passer personne sans son autorisation.

Dès que le seigneur a su… ?

— Mais il avait déjà donné cet ordre avant ! Bien avant, en fait…

— Que racontes-tu là ? Rand, l’accès à la forteresse était libre jusqu’à ces dernières minutes. Quelqu’un t’a induit en erreur.

Rand en resta bouche bée. Ragan n’aurait pas fait une chose pareille, et Tema encore moins. Et si l’ordre venait de la Chaire d’Amyrlin, Ingtar l’aurait su.

Alors, qui ? Et comment ?

Rand regarda discrètement le guerrier, se demandant s’il mentait.

Si tu soupçonnes Ingtar, c’est que tu as vraiment perdu la raison !

Dans la salle de garde, les têtes coupées et les lambeaux de chair avaient été enlevés, mais il restait des taches de sang sur la table et un peu partout au milieu de la paille du sol. Deux Aes Sedai au châle à franges marron, impassibles et concentrées, étudiaient les inscriptions sans se soucier que l’ourlet de leur robe trempe dans le fluide vital. Chacune portait à la ceinture une écritoire munie d’un encrier. Plume à la main, elles prenaient des notes sur un petit carnet sans daigner jeter un coup d’œil aux hommes qui s’affairaient autour d’elles.

— Regarde, Verin, dit l’une des deux en désignant une partie d’un mur couverte d’écriture trolloc. C’est intéressant…

L’autre Aes Sedai accourut, tachant le bas de sa robe dans sa précipitation.

— Oui, je vois… Une main plus sûre que les autres… Pas celle d’un Trolloc… Intéressant, oui…

Verin commença à écrire dans son carnet, mais en s’interrompant souvent pour regarder les étranges lettres.

Rand ne s’attarda pas. Même s’il ne s’était pas agi d’Aes Sedai, il ne serait pas resté bien longtemps dans la même pièce que des femmes capables de trouver « intéressantes » des inscriptions en lettres de sang – et du trolloc, par-dessus le marché !

Ingtar et ses hommes partirent en avant, appelés par quelque mission urgente. Rand traîna dans les couloirs, se demandant où il pourrait bien aller. Sans l’aide d’Egwene, retourner dans les quartiers des femmes ne serait pas un jeu d’enfant.

Lumière, fais qu’elle aille bien ! Mais Moiraine a dit que ce n’était pas grave…

Avant que le jeune berger ait atteint l’escalier principal, il entendit des bruits de pas dans son dos, se retourna et vit que Lan approchait à grands pas.

— Berger, tu peux retourner dans ta chambre, si ça te chante. Moiraine a fait prendre tes affaires chez Egwene pour qu’on te les rapporte.

— Comment savait-elle que… ?

— Elle sait beaucoup de choses, berger ! Tu devrais l’avoir compris, depuis le temps. Il faudrait faire un peu attention à tes actes, mon garçon ! Toutes les femmes parlent de ta cavalcade dans les couloirs, une épée à la main. Selon elles, tu as même forcé la Chaire d’Amyrlin à battre en retraite…

— Par la Lumière ! je suis navré qu’elles soient en colère, Lan, mais j’étais invité dans leurs quartiers. Quand j’ai entendu l’alarme… Eh bien, Egwene était dans le donjon, et…

Lan eut une moue dubitative – la seule expression qu’il semblait vouloir s’autoriser.

— Elles ne sont pas vraiment en colère, tu sais ? Même si elles pensent qu’il faudrait une main d’acier dans un gant de velours pour t’inculquer un peu de retenue. Pour tout dire, tu les fascines. Jusqu’à dame Amalisa qui ne cesse de poser des questions à ton sujet. Et certaines de ces dames commencent à croire aux fadaises des domestiques. Elles te prennent pour un prince déguisé, berger ! Au fond, ce n’est pas si mal. Tu sais ce que dit un vieux proverbe des Terres Frontalières ? « Mieux vaut avoir une femme à ses côtés que dix hommes. » À les entendre parler, elles sont en train de chercher une fille assez solide pour s’en sortir avec toi. Si tu n’es pas vigilant, mon garçon, tu te retrouveras jeune marié dans une noble maison du Shienar, et plus vite que ça ! (Lan éclata de rire – un spectacle étrange, comme de voir un rocher soudain frappé d’hilarité.) Courir dans les couloirs des femmes, en pleine nuit, avec un gilet de cuir et une arme à la main ! Si elles ne te font pas fouetter, elles en parleront encore dans vingt ans ! Berger, elles n’ont jamais vu un mâle de ton acabit. Quel que soit le « gant de velours » qu’elles te trouveraient, la gente dame te propulserait à la tête de ta nouvelle maison en moins de dix ans – et en te laissant croire que c’est ton œuvre, en plus de tout. Quel dommage que tu sois obligé de partir !

Rand regarda un moment le Champion, n’en croyant pas ses yeux, puis il recouvra sa voix :

— J’ai essayé, mais toutes les issues sont condamnées. Impossible de simplement sortir Rouquin des écuries…

— Oublie tout ça ! Moiraine m’envoie te dire que tu peux filer quand tu voudras. Même maintenant, si ça t’amuse. Sur sa demande, Agelmar t’a accordé une autorisation spéciale.

— Pourquoi maintenant et pas avant ? Est-ce Moiraine qui a fait fermer et garder les portes ? Selon Ingtar, Agelmar vient tout juste de prendre cette mesure…

— À cheval donné, on ne regarde pas les dents, berger !

— Et Egwene ? Elle va bien ? Mat aussi ? Je ne peux pas partir avant de les savoir rétablis.

— La jeune fille est en forme. Elle se réveillera demain matin en ayant oublié ce qui lui est arrivé. C’est souvent comme ça, avec les coups sur la tête.

— Et Mat ?

— Tu as le choix, berger ! Partir sur-le-champ, demain ou la semaine prochaine. À toi de décider !

Sur ces mots, Lan planta là Rand, le laissant s’interroger au cœur d’un couloir obscur des sous-sols de Fal Dara.

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