12 Tissé dans la Trame

Sur les talons de Nynaeve, Egwene courait vers le groupe d’Aes Sedai qui entourait le palanquin de la Chaire d’Amyrlin. Avide de découvrir ce qui avait semé une telle panique dans la forteresse, elle en oubliait jusqu’à ses inquiétudes pour Rand. De toute façon, pour le moment, elle était dans l’incapacité de l’aider.

Bela, la jument à long poil de la jeune fille, était avec les montures des Aes Sedai, comme le cheval de Nynaeve.

La main sur la poignée de leur épée, le regard en alerte, les Champions formaient un cercle autour des femmes qu’ils avaient fait serment de protéger. Ainsi, il existait un îlot de calme relatif dans la cour où les guerriers du Shienar couraient en tous sens, bousculant les occupants terrifiés de la forteresse.

Egwene vint se placer à côté de la Sage-Dame. Sachant que les deux femmes devaient partir avec la Chaire d’Amyrlin, les Champions leur accordèrent à peine un regard. Tendant l’oreille, la jeune fille et sa compagne captèrent assez de murmures dans la foule pour reconstituer en gros les événements. Une flèche jaillie de nulle part avait tué un homme qui n’était pas sa véritable cible, et l’archer responsable du tir restait introuvable.

Egwene se pétrifia, trop stupéfaite pour s’inquiéter d’être au milieu d’un cercle d’Aes Sedai. On avait attenté aux jours de la Chaire d’Amyrlin ? C’était proprement impensable !

La dirigeante suprême des Aes Sedai était assise dans son palanquin, rideau ouvert. Alors que sa manche tachée de sang attirait tous les regards, elle livrait une joute verbale à Agelmar.

— Tu trouveras peut-être l’archer, mon fils… Et peut-être pas. Quant à moi, je suis appelée d’urgence à Tar Valon, et je ne retarderai pas davantage mon départ. Car ma mission est aussi capitale que la quête d’Ingtar.

— Mère, cette tentative d’assassinat change tout ! Nous ne savons pas encore qui est le commanditaire et pourquoi il a engagé un tueur. Laissez-moi une heure, et j’aurai toutes les réponses, une fois le tireur capturé.

La Chaire d’Amyrlin eut un rire sans joie.

— Il te faudra un plus gros hameçon ou des filets plus serrés pour pêcher ce poisson-là, mon fils. Le temps que tu l’attrapes, si tu y parviens, il sera trop tard pour quitter la forteresse. Tant de gens se réjouiraient de me voir morte ! Pourquoi voudrais-tu que je m’inquiète davantage dans ce cas précis ? Si ton enquête progresse, fais-moi parvenir un message, et restons-en là.

La Chaire d’Amyrlin balaya du regard les tours de garde, le chemin de ronde et les perchoirs des archers – tous endroits où se pressait pour le moment une foule de curieux. La flèche avait dû venir d’une de ces positions…

— Mon fils, je pense que ton archer est déjà très loin de Fal Dara.

— Mère, je…

La Chaire d’Amyrlin eut un geste d’agacement sans équivoque. Le seigneur de Fal Dara lui-même n’était pas autorisé à la harceler ainsi. Détournant la tête, elle regarda ostensiblement Nynaeve et Egwene.

La jeune fille eut le sentiment que ces yeux froids lisaient en elle comme dans un livre ouvert. Après avoir reculé d’instinct, elle se reprit et parvint à esquisser une révérence, sans savoir si elle se comportait comme il convenait. Car personne n’avait daigné lui décrire comment on devait se conduire devant la Chaire d’Amyrlin.

Nynaeve ne céda pas un pouce de terrain et soutint bravement le regard de la Chaire d’Amyrlin. Mais elle saisit discrètement la main d’Egwene et la serra très fort.

— Voilà donc tes protégées, Moiraine, dit la dirigeante de la Tour Blanche.

Moiraine acquiesça presque imperceptiblement. Rien ne leur échappant jamais, les autres Aes Sedai rivèrent les yeux sur les deux villageoises de Champ d’Emond.

Egwene eut du mal à déglutir. Ces femmes avaient l’air de connaître des secrets que le commun des mortels ignorait du jour de sa naissance à celui de sa mort. Se dire que ce n’était pas un « air », mais la stricte vérité, n’avait absolument rien de rassurant.

— Oui, je sens une fragile étincelle en chacune d’elles…, dit la Chaire d’Amyrlin à Moiraine. Mais quel feu servira-t-elle à allumer ? Toute la question est là…

Egwene en eut la bouche sèche comme du vieux parchemin. Au village, elle avait vu maître Padwhin, le charpentier, regarder ses outils exactement comme cette femme les étudiait, Nynaeve et elle.

Ce marteau pour tel travail, cette masse pour tel autre…

— Bien, l’heure du départ a sonné ! lança soudain la Chaire d’Amyrlin. En selle ! Allez, Aes Sedai et Champions, en selle ! Le seigneur Agelmar et moi pouvons finir notre conversation sans que vous nous regardiez tous en bayant aux corneilles comme des novices un jour de vacances. En selle, vous dis-je !

Sans relâcher leur vigilance, les Champions se dirigèrent vers leurs montures et les Aes Sedai, à part Leane, les imitèrent. Alors qu’Egwene et Nynaeve allaient se détourner, un domestique approcha du palanquin avec un calice sur un plateau d’argent.

Non sans une grimace dubitative, Agelmar s’empara du récipient rituel.

— Alors que je tiens entre mes mains cette coupe, mère, sache que je te souhaite un bon voyage aujourd’hui et chaque…

Tandis qu’elle montait sur Bela, Egwene n’entendit pas la suite. Dès qu’elle eut flatté l’encolure de la jument et arrangé sa jupe sur ses jambes, le palanquin se mit en route, ses magnifiques chevaux avançant sans rênes ni cocher. L’embout de son grand sceptre reposant sur un étrier, Leane vint chevaucher à côté du véhicule. Suivant les Aes Sedai, Egwene et Nynaeve sortirent de la forteresse.

Des applaudissements et des vivats montèrent des rangs des citadins alignés des deux côtés de toutes les rues. Alors que la musique des tambours et des trompettes couvrait presque la liesse populaire, les Champions, en tête de la colonne, firent en sorte d’éviter que la foule se mêle à la colonne. Ainsi défendues, les Aes Sedai purent se concentrer sur la protection du palanquin. Les piquiers et les archers, la Flamme de Tar Valon brodée sur la poitrine, fermaient la marche, tous les sens aux aguets.

Dès que la colonne fut sortie de la cité et eut pris la direction du sud, la musique cessa. L’écho des acclamations continuant à parvenir à ses oreilles, Egwene se retourna fréquemment jusqu’à ce que les collines et les arbres dissimulent les tours et le mur d’enceinte de Fal Dara.

— Egwene, dit Nynaeve, Rand s’en sortira très bien… N’oublie pas que le seigneur Ingtar et vingt guerriers l’accompagnent. De toute façon, tu ne peux rien faire pour lui… C’est d’ailleurs la même chose pour moi.

La Sage-Dame jeta un regard appuyé à Moiraine, qui chevauchait comme d’habitude avec Lan. La jument blanche de l’Aes Sedai et l’étalon noir du Champion formaient un duo contrasté, certes, mais dont la complémentarité sautait très vite aux yeux.

La colonne bifurqua vers l’ouest et continua à avancer très lentement. Dans les collines du Shienar, même des fantassins en armure légère auraient eu du mal à progresser très vite. La colonne se donnait pourtant du mal, mais sans grand résultat.

Du coup, les arrêts furent chaque soir très tardifs, la Chaire d’Amyrlin laissant tout juste le temps aux hommes de monter leur tente avant la disparition totale du soleil.

Chaque duo de sœurs d’un même Ajah se partageait une tente. La Chaire d’Amyrlin et sa Gardienne en avaient une chacune et Moiraine s’était invitée sous celle de ses sœurs de l’Ajah Bleu. Les soldats dormaient à la belle étoile, un peu à l’écart, alors que les Champions restaient près des tentes, se répartissant en fonction de la femme avec qui ils étaient liés.

La tente de l’Ajah Rouge, sans l’ombre d’un Champion alentour, avait quelque chose de sinistre. En revanche, celle de l’Ajah Vert réchauffait le cœur, car les deux Aes Sedai restaient souvent dehors pendant des heures afin de parler aux quatre Champions qu’elles avaient amenés avec elles.

Un soir, Lan entra sous la tente qu’Egwene partageait avec Nynaeve. Invitant la Sage-Dame à venir se promener, il l’entraîna dans la nuit. La jeune fille regarda à travers le rabat pour voir ce qui se passait. Elle n’entendit pas ce que se disaient le Champion et sa compagne, mais elle vit Nynaeve exploser de colère, planter là son interlocuteur, revenir au pas de charge sous la tente et s’enrouler dans sa couverture, plongée dans un mutisme d’où rien ne parvint à la tirer.

Même si la Sage-Dame faisait de son mieux pour le dissimuler, Egwene s’aperçut qu’elle avait les yeux humides. Pour sa part, Lan resta un long moment debout à contempler la tente, puis il se décida à partir.

Après cette triste soirée, il ne se remontra plus.

Moiraine ne rendit jamais visite à ses protégées, se contentant de les saluer d’un bref signe de tête lorsqu’elle les croisait. En chemin, elle passait le plus clair de son temps à parler avec les autres Aes Sedai – à part celles de l’Ajah Rouge, qu’elle évitait comme la peste.

Durant les courtes pauses qu’autorisait la Chaire d’Amyrlin, Moiraine ne s’intéressait pas davantage aux deux jeunes femmes de Champ d’Emond.

— Elle n’a peut-être plus de temps pour nous…, soupira tristement Egwene, après deux ou trois jours de voyage.

Moiraine était la seule Aes Sedai qu’elle connaissait et la seule – même si elle répugnait à le reconnaître – à qui elle accordait sa confiance.

— Elle nous a repérées, et nous voilà en chemin pour Tar Valon. Je suppose qu’elle a d’autres soucis en tête, maintenant…

Nynaeve eut un rire grinçant.

— Elle en aura fini avec nous quand elle mangera les pissenlits par la racine – ou quand nous serons six pieds sous terre. Elle est sacrément rusée, cette harpie !

D’autres Aes Sedai que Moiraine vinrent sous la tente des deux villageoises. Le premier soir, Egwene faillit s’évanouir lorsqu’une sœur plutôt enveloppée, le visage carré et les cheveux gris, fit irruption dans son fief. Levant les yeux vers la lampe pendue au piquet central, l’Aes Sedai avait simplement plissé le front pour augmenter l’intensité de la lumière.

Egwene eut l’impression d’avoir senti et peut-être même distingué quelque chose tandis que la sœur canalisait le Pouvoir. Selon Moiraine, une fois formée, elle serait effectivement en mesure de voir qu’une Aes Sedai invoquait sa magie. Avec l’expérience, elle finirait par savoir reconnaître une sœur potentielle, même quand elle ne puiserait pas dans la Source Authentique.

— Je suis Verin Mathwin, dit avec un sourire la femme au regard sans cesse en mouvement, comme si elle était en permanence à l’affût d’informations ou de connaissances. Et vous êtes Egwene al’Vere et Nynaeve al’Meara, originaires de Deux-Rivières, un territoire qui se nommait jadis Manetheren. Un sang pur et fort, vraiment. Et qui chante à mes oreilles.

Alors qu’elles se levaient, Egwene et Nynaeve échangèrent un regard dubitatif.

— Est-ce une convocation de la Chaire d’Amyrlin ? demanda Egwene.

Verin éclata de rire. À la lueur de la lampe, Egwene remarqua que l’Aes Sedai avait une tache d’encre sur le nez.

— La Chaire d’Amyrlin ? Bien sûr que non ! Elle n’a pas de temps à consacrer à deux jeunes recrues qui ne sont même pas encore des novices ! Encore que, sait-on jamais ? Vous êtes très douées, toutes les deux, et toi encore plus que ton amie, Nynaeve. Un jour… (Verin se tapota le nez, juste au-dessus de la tache d’encre.) Mais nous n’en sommes pas encore là… Je suis ici pour te donner une leçon, Egwene. Tu as mis la charrue avant les bœufs, mon enfant, j’en ai peur…

La jeune fille regarda nerveusement son amie.

— Qu’ai-je fait ? Je n’ai pas conscience d’avoir commis une erreur…

— Une erreur, pas vraiment, dit Verin, mais plutôt un acte dangereux… (Verin s’assit en tailleur sur le sol recouvert de toile de tente.) Assises, toutes les deux ! Je n’ai aucune envie de me tordre le cou pour vous voir.

Egwene prit place face à l’Aes Sedai et s’efforça de ne pas regarder la Sage-Dame.

Inutile d’avoir l’air coupable avant de savoir si je le suis vraiment… Et, même dans ce cas, il vaudrait peut-être mieux que je m’abstienne…

— Quel est donc l’acte dangereux que j’aurais commis ? Sans que ce soit une erreur, cependant…

— Eh bien, tu as canalisé le Pouvoir, mon enfant.

— Moiraine me… Moiraine Sedai me dispensait des leçons, et…

Verin leva une main pour obtenir le silence. Les deux amies lui obéirent. Même si elle semblait bienveillante et un peu tête en l’air, elle restait une Aes Sedai.

— Petite, crois-tu que nous donnions des cours à toutes les filles qui ambitionnent de rejoindre nos rangs ? Bien sûr, tu n’es pas n’importe quelle fille, mais la question demeure…

Verin se tut, attendant une réaction.

— Pourquoi Moiraine a-t-elle joué les formatrices, dans ce cas ? demanda Nynaeve.

Elle n’avait pas eu droit à des cours particuliers et Egwene se demandait si elle n’en gardait pas une certaine amertume.

— Parce que Egwene avait déjà canalisé le Pouvoir.

— Moi aussi…, souffla Nynaeve. Et pourtant…

— Les circonstances étaient très différentes, mon enfant. Tu es encore vivante, la preuve éclatante que tu as su gérer toute seule les diverses crises liées à la découverte naturelle de ton don. Tu as conscience d’être très chanceuse, n’est-ce pas ? Sur quatre femmes contraintes d’agir comme tu l’as fait, une seule survit au bout du compte. Bien entendu, les Sauvages… (Verin fit la grimace, l’air navrée.) Excusez-moi, mais c’est ainsi, à la Tour Blanche, que nous appelons les femmes capables de contrôler leur don, si rudimentaire que soit la méthode qu’elles emploient. Les Sauvages ont bien entendu d’énormes difficultés. Presque toujours, elles érigent des murailles mentales afin de ne pas avoir conscience de ce qu’elles font, et ces barrières leur compliquent encore la tâche. Plus ils sont anciens, et moins ces murs sont faciles à abattre. Mais quand on y parvient… Ma foi, certaines sœurs parmi les plus puissantes de l’histoire étaient à l’origine des Sauvages.

Très nerveuse, Nynaeve lorgna la sortie comme si elle bouillait d’envie de s’éclipser.

— Je ne vois pas en quoi tout ça me concerne, dit Egwene.

Verin la regarda, l’air de n’en croire ni ses yeux ni ses oreilles.

— Toi ? Petite, ça n’a rien à voir avec toi. Ton problème est très différent. La plupart des filles qui veulent intégrer notre ordre – y compris celles qui possèdent comme toi une étincelle de Pouvoir – sont en même temps terrorisées par ce que ça représente. Même une fois admises dans la tour, après avoir appris les bases indispensables, elles ont besoin d’être guidées pas à pas par une sœur ou une Acceptée. Et ce pendant des mois. Toi, c’est une tout autre affaire ! Selon Moiraine, tu es allée de l’avant dès que tu as su que tu en avais la possibilité, marchant dans le noir sans jamais te demander si un trou sans fond n’allait pas s’ouvrir sous tes pieds.

» Tu n’es pas la première, sache-le. Moiraine était exactement pareille. Dès qu’elle a vu comment tu agissais, elle a été obligée de te donner des leçons. Ne t’a-t-elle pas expliqué tout ça, au début ?

— Jamais, non…, répondit Egwene, furieuse d’entendre trembler sa voix. Elle avait d’autres… préoccupations.

Nynaeve ricana méchamment.

— Moiraine n’a jamais jugé utile de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas absolument besoin de savoir. La connaissance n’a pas toujours une utilité évidente, mais la non-connaissance est logée à la même enseigne. Pour ma part, je préfère ne pas être dans l’ignorance.

— Il y en a un ? demanda soudain Egwene. Un trou sans fond, je veux dire ?

— Eh bien, à l’évidence, il n’y en a pas eu jusque-là, mon enfant… Mais qui sait ce que te réserve le prochain pas ? Vois-tu, plus tu tentes d’accéder à la Source Authentique et de canaliser le Pouvoir, plus cela devient facile. Au début, tu essaies de toucher la Source et tes mains se referment sur le vide. D’autres fois, tu parviens à entrer en contact avec le saidar, tu sens le Pouvoir couler en toi, mais tu es incapable de l’utiliser. Ou tu t’en sers, mais le résultat n’est pas du tout celui que tu visais. Tout le danger est là ! En règle générale, lorsqu’une fille suit la formation requise, sa peur de mal faire jouant comme un frein salutaire, l’aptitude à toucher la Source et le don de canaliser le Pouvoir lui viennent en même temps que l’art si délicat de contrôler ce qu’elle fait. Mais tu as commencé sans que quiconque puisse t’enseigner les rudiments du contrôle. Je sais que tu te tiens pour une débutante – et tu as entièrement raison – mais tu es en quelque sorte une personne qui as appris la course avant d’avoir su marcher. Si tu ne rattrapes pas ton retard, tu finiras par t’étaler, c’est inévitable. Cela dit, ta chute n’aura rien à voir avec les maux qui frappent les hommes capables de canaliser le Pouvoir. Si des sœurs te forment, tu ne mourras pas et tu ne perdras pas la raison, mais le danger existe quand même. (Une fraction de seconde, Verin ne donna plus du tout l’impression d’être tête en l’air et son regard, qui passait sans cesse d’Egwene à Nynaeve, parut aussi dur que celui de la Chaire d’Amyrlin.) Ton don est très puissant, ma fille, et cette puissance augmentera encore. Tu dois savoir la contrôler avant de te blesser toi-même, de nuire à quelqu’un ou de maltraiter un grand nombre de gens. C’est ce que Moiraine a tenté de t’apprendre. Voilà pourquoi je suis ici ce soir. En chemin, une sœur viendra te voir chaque soir afin de t’aider jusqu’à ce que tu sois entre les mains compétentes de Sheriam. La Maîtresse des Novices, pour ton information…

Cette femme sait-elle la vérité, pour Rand ? Non, impossible ! Si elle avait eu l’ombre d’un doute, elle ne l’aurait jamais laissé sortir de Fal Dara.

Pourtant, Egwene était sûre de bien avoir vu ce qu’elle pensait avoir vu.

— Merci, Verin Sedai, j’essaierai d’être une bonne élève.

Nynaeve se leva souplement.

— Je vais m’asseoir près du feu de camp, histoire de vous laisser tranquilles.

— Tu devrais rester, dit Verin. Pour ton plus grand bénéfice… D’après ce que m’a dit Moiraine, tu n’es pas loin du niveau requis pour être élevée au rang d’Acceptée.

Nynaeve hésita fort peu longtemps.

— Merci de cette proposition, mais je peux attendre d’être à Tar Valon. Egwene, si tu as besoin de moi, je…

— Nynaeve, coupa Verin, tu es une femme adulte, ça n’est pas douteux. En règle générale, plus une novice est jeune, et mieux elle réussit. Pas parce qu’elle apprend plus facilement, mais parce qu’elle est beaucoup plus docile. Une novice doit pouvoir obéir au doigt et à l’œil sans poser de questions. À vrai dire, ce n’est pas utile durant toute la formation, mais à partir d’un certain point, quand la moindre erreur ou la moindre hésitation peuvent provoquer une catastrophe. Pour limiter les risques, il vaut mieux cependant établir cette discipline dès le début. Les Acceptées, au contraire, sont invitées à faire montre d’esprit critique, car on les juge assez compétentes pour ça. À ton avis, quel statut te conviendra le mieux ?

Les mains refermées sur le devant de sa robe, Nynaeve regarda de nouveau le rabat de la tente. Au terme d’un intense combat intérieur, elle hocha la tête et se rassit.

— Puisque je suis là…, marmonna-t-elle.

— Très bonne décision… Bien, Egwene connaît déjà tout ça mais, pour le bien de Nynaeve, je vais procéder étape par étape. Avec le temps, ça deviendra votre seconde nature, mais pour le moment mieux vaut procéder lentement. Lorsque vous le ferez sans y penser, les études seront derrière vous…

» Fermez les yeux… Au début, il est préférable de ne pas avoir de distractions possibles. (Egwene obéit.) Nynaeve, fais-le aussi, c’est vraiment préférable. (La Sage-Dame finit par obtempérer.) Merci, mon enfant. À présent, videz votre esprit. Je veux qu’il ne reste plus rien dans votre tête que l’image d’une fleur. Rien que ça : le bouton d’une fleur, mais avec tous les détails. Vous sentez son parfum ? la douceur des pétales ? Si vous imaginez la tige, captez-vous les pulsations de la sève à l’intérieur ? Identifiez-vous à cette fleur. Prenez sa place. Devenez cette fleur !

Egwene n’écoutait plus la voix hypnotique de Verin. Avec Moiraine, elle avait fait plusieurs fois cet exercice. Il était plutôt lent mais, avec de l’entraînement, on parvenait à accélérer nettement les choses. Au plus profond d’elle-même, la jeune fille eut le sentiment d’être un bouton de fleur aux pétales repliés sur eux-mêmes.

Soudain, la lumière vint les caresser, les convainquant lentement de s’ouvrir et d’absorber avec délices la clarté et la chaleur. Peu à peu, la fleur blanche et la lumière ne firent plus qu’une seule entité.

Unie à la lumière, Egwene sentit son corps s’emplir de chaleur, goutte à goutte, et elle aspira à davantage de clarté encore, se tendant comme si…

En un clin d’œil, tout se volatilisa. Moiraine avait insisté sur ce point : on ne pouvait pas forcer la fusion. Rouvrant les yeux, la jeune fille vit que Nynaeve fulminait. Verin, en revanche, était aussi calme que d’habitude.

— On ne peut pas provoquer le phénomène, dit-elle. Il faut s’y abandonner – s’offrir au Pouvoir avant d’être en mesure de le contrôler.

— C’est ridicule…, marmonna Nynaeve. Je n’ai rien d’une fleur ! S’il le faut vraiment, je me sens plutôt comme un buisson d’orties. Bon, je crois que je vais aller attendre au coin du feu…

— Si tu préfères… Ai-je omis de mentionner que les novices devaient s’acquitter de plusieurs corvées ? La vaisselle, le ménage, le linge… Sans compter servir à table et toutes les autres choses de ce genre… Selon moi, les servantes font du bien meilleur travail, mais il paraît que ça forme le caractère.

» Tu restes avec nous ? Magnifique ! Puisque tu es dans de bonnes dispositions, souviens-toi que même les orties font des fleurs, à l’occasion. Des fleurs magnifiques, et qui ne sont pas urticantes… Bien, reprenons ! Egwene, ferme les yeux…

Durant la séance, Egwene sentit plusieurs fois le Pouvoir couler en elle. Mais jamais en très grande quantité, et elle parvint seulement à invoquer un ridicule courant d’air qui fit à peine bouger le rabat de la tente. Un éternuement aurait fait mieux, elle en aurait mis sa main au feu. Avec Moiraine, elle avait obtenu de bien meilleurs résultats. Une raison de plus de regretter son désintérêt soudain…

Nynaeve ne sentit rien du tout – du moins, c’est ce qu’elle affirma. Au fil du temps, elle se rembrunit au point qu’Egwene redoute qu’elle s’en prenne à Verin, la rabrouant comme si elle était une villageoise se mêlant de ce qui ne la regardait pas. Mais l’Aes Sedai lui fit simplement faire un exercice de plus, sans qu’Egwene y participe.

La jeune fille resta où elle était, regardant ses deux compagnes tout en bâillant à s’en décrocher la mâchoire. À cette heure tardive, elle dormait en général depuis longtemps.

Les poings serrés, les yeux fermés comme si elle avait décidé de ne plus jamais les rouvrir, Nynaeve était blanche comme une morte. Après s’être retenue si longtemps, allait-elle pouvoir s’empêcher d’exploser ?

— Sens le Pouvoir couler en toi…, lui murmura Verin. (Sa voix ne changea pas, mais une lueur s’alluma soudain dans son regard.) Oui, sens-le comme on sent la caresse d’une brise dans l’air.

Egwene en oublia de bâiller. Chaque fois que le Pouvoir l’avait visitée, Verin lui avait tenu très exactement ce langage.

— Une douce brise… Si douce…

Soudain, les couvertures encore empilées s’embrasèrent comme des bûchettes de conifère résineux.

Nynaeve ouvrit les yeux et cria de surprise. Egwene se leva aussi. Sans crier – enfin, sans s’en apercevoir, en tout cas –, elle entreprit d’étouffer les flammes à grands coups de pied avant que la tente s’embrase aussi. Mais le feu se volatilisa, ne laissant dans l’air qu’une odeur de laine brûlée et quelques volutes de fumée.

— Eh bien, dit Verin, je ne m’attendais pas à devoir maîtriser un incendie. Ne t’évanouis pas, mon enfant. Il n’y a plus de danger – grâce à moi.

— Je… J’étais en colère…, souffla Nynaeve, toujours blême. Vous me parliez de la brise, et de ce que je devais faire, quand ces flammes ont explosé dans ma tête. Je ne voulais pas jouer les pyromanes… C’était un tout petit feu, dans mon esprit…

— Un petit feu, oui, si on peut dire… (Verin éclata de rire, mais elle s’arrêta net en avisant l’expression sinistre de Nynaeve.) Tu vas bien, mon enfant ? Si tu es malade, je peux… (La Sage-Dame secoua fermement la tête.) Du repos, voilà ce qu’il te faut… Et à toi aussi, Egwene. Je vous ai trop fait travailler. Demain, la Chaire d’Amyrlin sonnera l’heure du départ dès les premières lueurs de l’aube. (Verin se leva et retourna du bout du pied les couvertures brûlées.) Je vais vous en faire apporter d’autres. Cet incident, je l’espère, vous aidera à mesurer l’importance du contrôle. Vous devez apprendre à faire ce que vous avez prévu, rien de plus ni de moins. En plus de blesser quelqu’un, si vous canalisez trop de Pouvoir pour vos capacités – actuellement très réduites –, vous risquez la mort. Ou la destruction de votre don – définitive, hélas.

Comme si elle ne venait pas d’apprendre aux deux femmes qu’elles marchaient sur une corde raide, Verin ajouta :

— Bonne nuit, mes enfants…

Sur ces mots, elle se retira.

Egwene enlaça Nynaeve et la serra très fort dans ses bras.

— Tout va bien, mon amie… Tu n’as aucune raison d’avoir peur. Dès que tu auras appris à contrôler…

La Sage-Dame eut un rire grinçant.

— Je n’ai pas peur, Egwene… (Elle jeta un coup d’œil aux couvertures calcinées.) Pour m’effrayer, il faut plus qu’un feu de joie…

Malgré ses dires, elle ne regarda plus les couvertures, même quand un Champion vint les prendre et leur en laisser de nouvelles.


Comme elle l’avait dit, Verin ne revint pas. Après cette soirée, et tant que dura le voyage, elle n’accorda pas plus d’attention que Moiraine aux deux futures novices originaires de Champ d’Emond. Alors que la colonne avançait aussi vite que le lui permettaient les fantassins, les autres Aes Sedai se montrèrent tout aussi distantes. Pas hostiles, ni même inamicales, mais simplement lointaines, comme si elles étaient préoccupées par quelque chose. Leur froideur ne fit rien pour apaiser le malaise d’Egwene, qui se souvint de toutes les histoires entendues dans son enfance.

Depuis son plus jeune âge, sa mère lui répétait que les récits sur les Aes Sedai étaient un ramassis d’âneries et d’exagérations masculines. Mais, comme les autres femmes du village, elle n’avait jamais rencontré d’Aes Sedai avant la venue de Moiraine. Pour avoir passé pas mal de temps avec cette dernière, Egwene savait au moins que toutes les sœurs ne correspondaient pas aux horreurs qu’on racontait sur elles.

Des manipulatrices sans scrupules. Des destructrices impitoyables. Les responsables de la Dislocation du Monde…

Sur ce point, la vérité historique imposait une rectification : les Aes Sedai coupables de la Dislocation étaient des hommes. Car il existait des « frères », durant l’Âge des Légendes. Mais cette information ne changeait pas grand-chose, comme d’ailleurs l’expérience personnelle d’Egwene. Si toutes les Aes Sedai n’étaient pas comme dans les récits, combien s’y conformaient ?

Les sœurs qui vinrent chaque soir sous la tente des deux villageoises se révélèrent bien trop différentes les unes des autres pour fournir un embryon de réponse à Egwene.

Alviarin se montra aussi détendue et aussi « professionnelle » qu’un marchand de passage à Champ d’Emond pour acheter de la laine et du tabac. Étonnée que Nynaeve participe aux leçons, elle ne s’y opposa cependant pas. Prompte à critiquer – et pas toujours calmement –, elle ne rechigna pourtant jamais à recommencer les exercices.

Alanna Mosvani, toujours souriante, passa moins de temps à enseigner qu’à parler du monde en général et des hommes en particulier. Pour la tranquillité d’Egwene, elle témoigna beaucoup trop d’intérêt aux trois garçons, et surtout à Rand.

Mais la pire de toutes fut Liandrin, la seule qui portait son châle, alors que toutes les autres l’avaient plié et emballé avant le départ. Jouant sans arrêt avec les franges rouges de l’accessoire vestimentaire, Liandrin était avare d’informations, un grave défaut pour une enseignante. En revanche, elle interrogeait Egwene et Nynaeve comme si elles avaient été accusées d’un crime, et toutes ses questions portaient sur les trois garçons.

Elle insista jusqu’à ce que Nynaeve la flanque dehors – pour une raison qu’Egwene ne comprit pas vraiment – et se retira sur un avertissement sinistre :

— Prenez garde, mes filles, car vous n’êtes plus dans votre village. Maintenant, quand vous posez un pied quelque part, vous risquez de vous le faire mordre…


Après quelques jours, la colonne atteignit Medo, un village situé sur les berges de la rivière Mora, un cours d’eau qui serpentait le long de la frontière entre le Shienar et l’Arafel, puis venait se jeter dans le fleuve Erinin.

Sans doute à cause des interrogatoires menés par les Aes Sedai, Egwene rêvait toutes les nuits de Rand. De plus, elle s’inquiétait toujours pour lui et les deux autres garçons, se demandant s’ils avaient dû s’enfoncer dans la Flétrissure pour continuer à suivre les voleurs du Cor de Valère. S’il s’agissait plus de cauchemars que de rêves, ces songes n’avaient rien d’extraordinaire. Mais ils changèrent peu de temps avant que les voyageurs arrivent à Medo…

Avisant une Aes Sedai qui descendait la rue principale en criant à quelqu’un de s’occuper de son cheval, Egwene décida de l’aborder.

— Excusez-moi, ma sœur, mais auriez-vous vu Moiraine Sedai ?

L’Aes Sedai eut un geste agacé et continua son chemin. Bien qu’elle ne portât pas son châle, Egwene savait que cette femme appartenait à l’Ajah Jaune. À part ça, elle ne connaissait même pas son nom…

Même s’il était surprenant de penser cela d’une agglomération au moins aussi grande que Champ d’Emond, Medo était un petit village et il accueillait pour l’heure plus de visiteurs qu’il avait d’habitants. Les étrangers et leurs chevaux en chemin pour les quais remplissaient les rues étroites, se frayant un passage parmi des villageois qui s’agenouillaient dès qu’ils apercevaient l’ombre d’une Aes Sedai.

Par bonheur, une multitude de torches brûlaient dans le village, l’illuminant comme en plein jour. Grâce à cette commodité, Egwene put se repérer assez facilement. Quand elle arriva à l’embarcadère – où deux quais s’enfonçaient comme des doigts de pierre dans le flanc de la rivière Mora –, Egwene vit qu’on hissait déjà des chevaux dans le quatuor de deux-mâts qui mouillait au port. Sanglés dans des harnais, les pauvres équidés faisaient dans les airs un bref déplacement qui leur arrachait des hennissements désespérés.

Sur la rivière, les vaisseaux attendant d’être chargés patientaient non loin de ceux qui avaient déjà embarqué leur cargaison. Les archers et les piquiers étaient transférés à bord par des canots que leurs armes pointées vers le ciel faisaient ressembler à des poissons porcs-épics nageant entre deux eaux.

Sur le quai qui se trouvait à sa gauche, Egwene vit qu’Anaiya était en train de superviser l’embarquement, donnant de la voix pour stimuler les dockers qui ne faisaient pas montre d’assez de zèle à son goût. Même si les deux femmes n’avaient jamais échangé plus de trois mots, Anaiya semblait différente des autres Aes Sedai. Comme si elle était une villageoise de Champ d’Emond, Egwene pouvait l’imaginer devant des fourneaux, dans sa cuisine. Les autres sœurs paraissaient bien au-dessus de telles trivialités.

— Anaiya Sedai, avez-vous vu Moiraine Sedai ? J’aurais besoin de lui parler…

L’Aes Sedai se tourna vers son interlocutrice, l’air un peu perdue.

— Pardon ? Oh ! c’est toi, mon enfant ? Moiraine est partie. Et ton amie Nynaeve est déjà sur la Reine de la Rivière. Elle criait qu’elle ne s’en irait pas sans toi, et j’ai dû la forcer à embarquer. Par la Lumière ! quel esclandre ! Mais tu devrais être partie aussi… Trouve un canot qui te conduira sur la Reine de la Rivière. La Chaire d’Amyrlin y est aussi, alors tiens-toi bien quand tu seras à bord. Pas d’histoires, surtout, ni de chahut !

— Sur quel bateau voyagera Moiraine ?

— Aucun, mon enfant… Elle est partie il y a deux jours, et la Chaire d’Amyrlin n’est pas contente du tout. Pour commencer, Moiraine s’est éclipsée avec Lan, puis Liandrin a suivi le mouvement, et Verin n’a pas tardé à l’imiter. Et tous ces gens ont filé sans un mot d’explication. Verin n’a même pas emmené Tomas, son Champion, qui est bien entendu mort d’inquiétude. (L’Aes Sedai leva les yeux vers le firmament sans nuages où la lune montante brillait fièrement.) Nous allons devoir invoquer les vents, et la Chaire d’Amyrlin n’en sera pas ravie non plus… Elle veut que nous soyons en route pour Tar Valon dans une heure, et elle n’est pas d’humeur à supporter un retard. Je ne voudrais pas être à la place de Moiraine, Liandrin ou Verin quand elles devront comparaître devant la Chaire d’Amyrlin. Elles regretteront de ne pas être des novices… Mais que voulais-tu à Moiraine, mon enfant ?

Moiraine, partie ? C’est impossible ! Il faut que je parle à quelqu’un qui ne se moquera pas de moi.

Anaiya était tout à fait le genre de femme qu’on pouvait imaginer à Champ d’Emond, écoutant les problèmes de sa fille. Oui, cette Aes Sedai devait pouvoir convenir…

— Anaiya Sedai, Rand a des ennuis…

— Le grand jeune homme de ton village ? Il te manque déjà, c’est ça ? Franchement, je ne suis pas étonnée qu’il ait des ennuis. À cet âge-là, les hommes adorent se fourrer dans la mouise. Pourtant, c’était plutôt son ami – Mat, c’est ça ? – qui semblait dans de sales draps. Bon, mon enfant, je ne voudrais surtout pas te donner l’impression de me moquer de toi, ni de prendre à la légère tes soucis. Quel type d’ennuis, et comment le sais-tu ? Le groupe d’Ingtar doit déjà avoir retrouvé le Cor. Sinon, ces guerriers devront s’enfoncer dans la Flétrissure, et personne ne peut rien contre ça…

— Je… Je ne crois pas qu’ils soient dans la Flétrissure. Ni de retour à Fal Dara. En réalité, j’ai fait un rêve…

Dit ainsi, ça paraissait idiot, mais ce cauchemar avait paru si réel, comme s’il s’était plutôt agi d’une vision.

Cela avait commencé par l’image d’un homme portant un masque dont les fentes laissaient apercevoir des flammes là où auraient dû être ses yeux. Bien que son visage fût invisible, Egwene aurait juré que l’inconnu était surpris de la voir. Terrifiée par cette apparition, elle avait eu peur de se briser les os à force de trembler, mais l’homme masqué avait disparu, cédant la place à Rand. Enveloppé dans une cape, il dormait sur le sol sous le regard d’une femme debout devant lui. Alors que le visage de l’étrange silhouette restait dans l’ombre, la jeune fille avait quand même capté la lueur qui brillait dans son regard – et compris d’instinct qu’il s’agissait d’une émissaire du mal. Soudain, un éclair aveuglant avait jailli de nulle part. Et après, il n’y avait plus trace de Rand ni de la femme.

À chaque instant, comme en toile de fond, le danger avait plané sur la scène. À croire qu’un piège aux mâchoires mortelles menaçait de broyer les os d’un agneau libre et insouciant. Comme si le temps ralentissait, Egwene avait vu les crocs d’acier du piège s’approcher les uns des autres à mesure que sa gueule se refermait. Contrairement à un rêve normal, ce cauchemar ne s’était pas dissipé au matin. Toujours aussi angoissée, Egwene résistait difficilement au réflexe de regarder dans son dos. Une réaction stupide, puisqu’elle savait que le danger visait Rand et pas elle.

La femme du songe était-elle Moiraine ? Quelle mauvaise pensée, vraiment ! Liandrin semblait beaucoup mieux taillée pour ce rôle. Voire Alanna, qui avait elle aussi fait montre d’un grand intérêt pour Rand.

Comment raconter tout ça à Anaiya ? Comprenant qu’elle en serait incapable, Egwene adopta un autre angle d’approche :

— Anaiya Sedai, je sais que ça paraît absurde, mais je sens que Rand est en danger. J’en suis sûre, si improbable que ça paraisse.

Anaiya se rembrunit.

— Eh bien, il y a une explication possible, mais je parie que personne n’y a pensé. Egwene, tu es peut-être une Rêveuse. Il y a une minuscule chance, mais… Rends-toi compte : nous n’en avons plus eu depuis quatre ou cinq siècles. Le don du rêve est très proche de la divination, petite. Tu es donc peut-être une voyante. Quelle gifle pour l’Ajah Rouge !

» Mais il peut aussi s’agir d’un cauchemar ordinaire. La conséquence d’un voyage difficile, de repas froids trop rapidement avalés et d’un manque chronique de sommeil. Sans parler de ton jeune homme, dont tu te languis tant ! Cette hypothèse est beaucoup plus plausible. Je sais, je sais, tu te ronges les sangs pour lui. Tes songes nous en apprennent-ils plus long sur la nature du danger ?

Egwene secoua la tête.

— Non. Rand disparaît et j’ai une sensation de péril. En fait, je l’éprouve avant même qu’il disparaisse, et je la sens encore en ce moment…

Frissonnant, Egwene se frotta vigoureusement les mains.

— Nous en reparlerons plus longuement sur la Reine de la Rivière. Si tu es une Rêveuse, je m’assurerai que tu reçoives la formation que Moiraine devrait te dispenser, si elle n’était pas absente…

Anaiya tourna soudain la tête :

— Hé ! toi, tu as fini de tirer au flanc ?

Un grand type assis sur un tonneau de vin se leva d’un bond. Autour de lui, tous les dockers accélérèrent leur rythme de travail.

— Ce tonneau doit être embarqué, ce n’est pas un fauteuil réservé à ton postérieur ! Attends, crétin ! Tu ne peux pas le porter tout seul ! Veux-tu t’estropier à jamais ?

» Mon enfant, nous parlerons sur le bateau…

Anaiya entreprit d’arpenter le quai en accablant les pauvres villageois d’un chapelet d’insultes qu’on n’aurait pas crues inscrites à son répertoire, à la voir comme ça…

Egwene sonda la nuit en direction du sud. Rand y était, elle en aurait mis sa main au feu. Il n’avait pas regagné Fal Dara et il n’errait pas dans la Flétrissure. Elle le savait, même si elle ignorait comment.

Fais attention à toi, jeune crétin présomptueux ! Si tu te fais tuer avant que je te tire de ce mauvais pas, je t’écorcherai de mes propres mains !

Alors qu’elle était en partance pour Tar Valon, comment Egwene aurait-elle pu tirer Rand de quoi que ce fût ? Bizarrement, cette idée ne lui traversa pas l’esprit.

Resserrant sur son torse les pans de sa cape de voyage, elle se mit en quête d’un canot qui la conduirait jusqu’à la Reine de la Rivière.

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