PROLOGUE

Ici, donc, je reprends, et je résume. Au cours de l'interminable trajet en chemin de fer, qui, à partir d'Eisenach, me conduisait vers Berlin à travers la Thuringe et la Saxe en ruines, j'ai, pour la première fois depuis fort longtemps, aperçu cet homme que j'appelle mon double, pour simplifier, ou bien mon sosie, ou encore et d'une manière moins théâtrale: le voyageur.

Le train avançait à un rythme incertain et discontinu, avec des haltes fréquentes, quelquefois en rase campagne, à cause évidemment de l'état des voies, encore partiellement inutilisables ou trop hâtivement réparées, mais aussi des contrôles mystérieux et répétitifs opérés par l'administration militaire soviétique. Un arrêt se prolongeant outre mesure dans une station importante, qui devait être Halle-Hauptbahnhof (mais je n'ai aperçu aucun panneau le signalant), je suis descendu sur le quai pour me dégourdir les jambes. Les bâtiments de la gare semblaient aux trois-quarts détruits, ainsi que tout le quartier qui s'étendait sur la gauche, en contrebas.

Sous la bleuâtre lumière hivernale, des pans de murs hauts de plusieurs étages dressaient vers le ciel uniformément gris leurs dentelles fragiles et leur silence de cauchemar. D'une façon inexplicable, sinon par les effets persistants de la brume verglaçante matinale, qui aurait ici duré plus longtemps qu'ailleurs, les contours de ces fines découpures ordonnées en plans successifs brillaient avec l'éclat clinquant du faux. Comme s'il s'agissait là d'une représentation surréelle (une sorte de trou dans l'espace normalisé), tout le tableau exerce sur l'esprit un incompréhensible pouvoir de fascination.

Quand la vision peut prendre une artère en enfilade, et aussi dans certains secteurs limités où les immeubles sont presque rasés jusqu'aux fondations, on constate que la chaussée a été totalement déblayée, nettoyée, les plus menus gravats emportés sans doute par camions au lieu d'être accumulés sur les bords, comme j'ai vu faire dans mon Brest natal. Seul demeure çà et là, rompant l'alignement des ruines, quelque bloc de maçonnerie géant, tel un fût de colonne grecque gisant dans une enceinte archéologique. Toutes les rues sont vides, sans le moindre véhicule ni piéton.

J'ignorais que la cité de Halle avait autant souffert des bombardements anglo-américains, pour que, quatre ans après l'armistice, on y rencontre encore de si vastes zones sans une quelconque amorce de reconstruction. Peut-être ne s'agit-il pas de Halle, mais d'une autre grande ville? Je ne suis guère familier de ces régions, n'étant arrivé auparavant à Berlin (quand, au juste, et combien de fois?) que par l'axe normal Paris-Varsovie, c'est-à-dire beaucoup plus au nord. Je n'ai pas de carte sur moi, mais je vois mal que les aléas du rail nous aient aujourd'hui, après Erfurt et Weimar, détourné jusqu'à Leipzig, situé vers l'est et sur une autre ligne.

A ce moment de mes rêveuses spéculations, le train s'est enfin ébranlé, sans prévenir, avec une telle lenteur, heureusement, que je n'ai eu aucune peine à rejoindre mon wagon pour y grimper. J'ai alors été surpris d'apercevoir la longueur exceptionnelle du convoi. Avait-on rajouté des voitures? Et où donc? A l'image de la ville morte, les quais étaient à présent tout à fait déserts, comme si les derniers habitants venaient de monter à bord pour s'enfuir.

Par un brutal effet de contraste, une foule beaucoup plus dense qu'à notre arrivée en gare avait envahi le couloir du wagon, et j'ai eu beaucoup de mal à m'y faufiler entre des êtres humains qui m'ont paru exagérément gros, à l'instar de leurs valises boursouflées et des divers colis encombrant le sol, informes, provisoires aurait-on dit, mal ficelés dans une hâte soudaine. Les visages fermés d'hommes et de femmes aux traits tirés par la fatigue m'accompagnaient de leurs regards vaguement réprobateurs, dans ma difficile progression, peut-être même hostiles, en tout cas sans aménité malgré mes sourires… A moins que ces pauvres gens, apparemment en détresse, n'aient été seulement choqués par ma présence incongrue, mes vêtements confortables, les excuses que je bredouillais au passage dans un allemand scolaire accusant mon étrangeté.

Troublé en retour par la gêne supplémentaire que je leur causais involontairement, j'ai dépassé mon compartiment sans le reconnaître et, me retrouvant au bout du couloir, il m'a fallu revenir en arrière, c'est-à-dire vers l'avant du train. Cette fois le mécontentement, muet jusqu'alors, s'est exprimé par quelques exclamations exaspérées et grommellements, dans un dialecte saxon dont les mots m'échappaient en majeure partie, sinon leur sens probable. Ayant enfin repéré mon épaisse sacoche noire dans un filet à bagages, par la porte demeurée grande ouverte du compartiment, j'ai pu identifier ma place – mon ancienne place – avec certitude. Elle était occupée maintenant, ainsi d'ailleurs que la totalité des deux banquettes, avec même des enfants en surnombre coincés entre les parents ou sur leurs genoux. Et il y avait en plus un adulte debout contre la fenêtre, qui, lorsque j'ai franchi le seuil, s'est retourné dos à la vitre pour m'observer en détail.

Ne sachant trop quelle attitude adopter, je suis resté planté devant l'usurpateur qui lisait un quotidien berlinois largement déployé devant son visage. Tout le monde se taisait, l'ensemble des yeux – même ceux des enfants – convergeant vers moi avec une fixité insupportable. Mais personne ne semblait vouloir témoigner de mes droits sur cette place assise que je m'étais choisie selon mon goût, en tête de ligne (Eisenach est une sorte de gare frontière depuis la partition du territoire allemand), dans le sens opposé à la marche, côté couloir. Moi-même, du reste, je ne me sentais pas en mesure de distinguer entre eux avec assurance ces peu aimables compagnons de route, qui s'étaient ainsi multipliés en mon absence. J'ai ébauché un mouvement vers le porte-bagages, comme pour prendre quelque chose dans mes affaires…

A ce moment, le voyageur a lentement abaissé son journal pour me dévisager, avec la candeur tranquille du propriétaire certain de ses prérogatives, et c'est sans aucun doute possible que j'ai reconnu, face à moi, mes propres traits: figure dissymétrique au nez fort, convexe (le fameux «nez vexe» hérité de ma mère), aux yeux sombres très enfoncés dans leurs orbites surmontées d'épais sourcils noirs, dont le droit se relève en pinceau rebelle sur la tempe. La coiffure – cheveux assez courts en désordre bouclé, parsemé de mèches grisonnantes – était la mienne également. L'homme a eu un vague sourire étonné en me découvrant. Sa main droite a lâché les feuilles imprimées pour venir gratter le sillon vertical, à la base des narines.

Je me suis alors souvenu de la fausse moustache que j'avais adoptée pour cette mission, imitée avec art et parfaitement crédible, semblable en tout point à celle que je portais autrefois. Le visage relevé, de l'autre côté du miroir, était, lui, absolument glabre. Dans un réflexe incontrôlé, j'ai passé un doigt sur ma lèvre supérieure. Mon postiche était évidemment toujours là, bien en place. Le sourire du voyageur s'est accentué, narquois peut-être, ou du moins ironique, et il a fait le même geste léger sur sa lèvre nue.

Pris d'une irrationnelle et soudaine panique, j'ai arraché vivement ma lourde sacoche du filet à valises, juste au-dessus de cette tête qui ne m'appartenait pas, bien qu'étant sans conteste la mienne (plus authentique, même, en un sens), et je suis ressorti du compartiment. Derrière moi, des hommes se sont dressés en sursaut et j'ai entendu des cris de protestation, comme si je venais de commettre un vol.

Puis, dans le brouhaha, un rire a pris le dessus, ample et sonore, plein de gaieté, qui – je l'imagine devait être celui du voyageur.

Personne, en fait, ne m'a poursuivi. Personne non plus n'a cherché à me barrer la route, tandis que je rebroussais chemin vers la plate-forme arrière du wagon, la plus proche, bousculant pour la troisième fois les mêmes obèses ahuris, sans ménagement désormais. Malgré le bagage qui m'encombrait à présent, et mes jambes que je sentais prêtes à se dérober sous moi, je suis parvenu très vite, comme dans un rêve, à la porte donnant sur la voie que quelqu'un venait d'entrouvrir, s'apprêtant à descendre. Le convoi, en effet, ralentissait de plus en plus, après avoir roulé à bonne allure sur une cinquantaine de kilomètres, ou du moins pendant un temps notable, bien que je fusse à vrai dire incapable de chiffrer la durée approximative de mes récentes mésaventures. Des panneaux en gros caractères gothiques, noir sur blanc, indiquaient en tout cas clairement que nous arrivions à Bitterfeld. La gare précédente, où mes ennuis avaient commencé, pouvait donc aussi bien être Halle que Leipzig, aussi bien mais pas plus.

Dès que le train s'est arrêté, j'ai sauté sur le quai avec ma sacoche, derrière le passager arrivé à destination, ce qui n'était certes pas mon cas personnel. J'ai couru le long des voitures, d'où peu de gens descendaient, jusqu'à celle de tête, derrière la vieille locomotive à vapeur et son tender empli de mauvais charbon. En faction près du poste d'alarme téléphonique, un policier militaire en uniforme vert grisâtre de la Feldgendarmerie surveillait mes évolutions précipitées, qu'il pouvait tenir pour suspectes vu la longueur des haltes. Je me suis donc hissé sans hâte excessive dans le wagon, nettement moins encombré que celui d'où je m'étais enfui, sans doute à cause de la forte odeur de lignite en combustion qui régnait ici.

J’ai trouvé tout de suite une place libre dans un compartiment, à la portière coulissante entrouverte, dont mon irruption imprévue a visiblement troublé l'atmosphère. Je ne dirais pas «le calme», car il devait s'agir plutôt d'une discussion enfiévrée, peut-être même violente, à la limite comminatoire de l'empoignade. Il y avait là six hommes, en raides manteaux de ville avec des chapeaux noirs assortis, qui se sont immobilisés d'un seul coup à mon entrée, dans la posture où je venais de les surprendre; l'un s'était mis debout, les deux bras levés au ciel dans un geste d'imprécation; un autre, assis, tendait le poing gauche, coude à demi replié; son voisin pointait vers lui ses deux index, de part et d'autre de la tête, imitant les cornes du diable ou d'un taureau prêt à charger; un quatrième se détournait avec un air de tristesse infinie, tandis que son vis-à-vis penchait le buste en avant pour se prendre le visage à deux mains.

Puis, très doucement, de façon presque insensible, les poses se sont l'une après l'autre défaites. Mais le personnage véhément, qui n'avait encore abaissé les bras qu'à moitié, était toujours dressé dos à la fenêtre, quand mon Feldgendarme est apparu dans l'encadrement de la porte. L'impressionnant gardien de l'ordre s'est aussitôt dirigé vers moi, qui venais juste de m'asseoir, et m'a demandé mes papiers dans un laconique et impératif: «Ausweis vorzeigen!» Comme par enchantement, les candidats pugilistes s'alignaient à présent bien droits sur leurs sièges respectifs, chapeaux rigides et boutons de pardessus impeccablement ajustés. Tous les regards, cependant, restaient une fois de plus fixés sur moi. Leur indiscrète attention semblait d'autant plus démonstrative que je n'occupais pas un coin, mais le milieu d'une banquette.

Avec tout le calme approximatif dont je demeurais capable, j'ai extirpé d'une poche intérieure mon passeport français, au nom de Robin; prénoms: Henri, Paul, Jean; profession: ingénieur; né à Brest, etc. La photographie portait une épaisse moustache. Le policier l'a examinée longuement, reportant de temps à autre les yeux sur ma figure vivante, pour comparer. Puis, avec autant d'attention, il a inspecté le visa officiel des forces alliées, qui m'autorise sans ambiguïté à me rendre en République démocratique allemande, la précision s'y reproduisant en quatre langues: français, anglais, allemand et russe, avec les multiples tampons afférents.

Le méfiant sous-officier en longue capote et casquette plate est enfin revenu à la photo et il m'a dit quelque chose d'un ton plutôt désagréable – une remarque restrictive, une question formelle, un simple commentaire – que je n'ai pas compris. Avec ma prononciation parisienne la plus sotte, j'ai seulement répondu: «Nix ferchtenn», préférant ne pas m'aventurer en explications périlleuses dans la langue de Goethe. L'homme n'a pas insisté. Après avoir inscrit sur son carnet toute une série de mots et de chiffres, il m'a rendu mon passeport et il est sorti. J'ai vu ensuite, avec soulagement, par la vitre sale du couloir, qu'il était redescendu sur le quai. Malheureusement, la scène avait encore accru les soupçons de mes voisins, dont la silencieuse réprobation devenait évidente. Pour me donner une contenance et afficher ma conscience sereine, j'ai tiré d'une poche de ma pelisse le maigre quotidien national acheté le matin même à un vendeur ambulant, en gare de Gotha, et je me suis mis à le déplier avec soin. J'ai senti, hélas trop tard, que je commettais là une nouvelle maladresse: ne venais-je pas d'affirmer bien fort que je ne comprenais pas l'allemand?

Cependant, mon angoisse latente a pris bientôt une direction différente: ce journal était celui-là même que lisait mon double dans l'autre compartiment. Le souvenir d'enfance est alors revenu dans toute son intensité. Je dois avoir sept ou huit ans, espadrilles, culotte courte, chemisette brunâtre délavée, ample pull-over déformé par l'usage. Je marche sans but à marée montante, presque haute déjà, le long des anses sableuses successives, désertes, que séparent des pointes rocheuses encore aisément franchissables sans avoir à remonter sur la dune, du côté de Kerlouan, dans le Nord-Finistère. C'est l'hiver qui commence. La nuit tombe vite et la brume de mer, au crépuscule, diffuse une clarté bleuâtre qui estompe les contours.

La frange d'écume, sur ma gauche, brille d'un éclat périodique plus vif, éphémère et crépitant, avant de venir s'éteindre à mes pieds. Quelqu'un est passé là, dans le même sens, il y a peu de temps. La trace de ses pas, lorsque le personnage s'est un peu écarté vers la droite, n'a pas encore été effacée par les vaguelettes mourantes. Je peux voir ainsi qu'il porte des espadrilles de plage semblables aux miennes, avec une semelle caoutchoutée dont les dessins en creux sont exactement identiques. La pointure aussi, d'ailleurs. Devant moi en effet, à trente ou quarante mètres environ, un autre garçon du même âge – de la même taille en tout cas – suit le même parcours à l'extrême limite de l'eau. Toute sa silhouette pourrait être la mienne, sans doute, si ce n'étaient les mouvements des bras et des jambes qui me paraissent d'une amplitude anormale, inutilement impétueuse, saccadée, un peu incohérente.

Qui peut-il être? Je connais tous les gamins d'ici et celui-là ne me rappelle rien, sinon qu'il me ressemble. Ce serait donc un étranger au pays, un «duchentil» comme on dit en Bretagne (origine probable: tud-gentil, gens du dehors). Mais en cette saison, les enfants des éventuels touristes ou voyageurs ont regagné depuis longtemps leurs écoles citadines… Chaque fois qu'il a disparu derrière les blocs de granit marquant une avancée de la lande, et que j'ai moi-même à sa suite emprunté le passage plus étroit et glissant sur les pierres plates garnies de goémons châtains, je le retrouve dans l'anse prochaine, dansant sur la grève sans cesser de maintenir entre nous un constant intervalle, même si je ralentis ou accélère, un peu plus flou seulement à mesure que le jour baisse. On n'y voit presque plus rien quand je double la maisonnette dite du douanier, qui n'est plus entretenue et d'où personne ne surveille plus les pilleurs d'épaves. Cette fois-ci, je cherche en vain mon éclaireur, à la distance où il aurait dû reparaître. Le djinn gesticulant s'est bel et bien évanoui dans la bruine.

Et voilà que, brusquement, je me trouve à trois pas de lui. Il s'est assis sur un gros caillou que j'identifie aussitôt, à son galbe accueillant, pour m'y être souvent reposé, moi aussi. Instinctivement, je me suis arrêté, indécis, craignant de passer si près de l'intrus. Mais il s'est alors tourné vers moi et je n'ai pas osé ne pas reprendre ma route, d'un pas peut-être un peu plus hésitant, baissant la tête pour éviter de rencontrer son regard. Il avait le genou droit couronné d'une croûte noirâtre, à la suite sans doute d'une chute récente dans les rochers. Je m'étais fait, l'avant-veille, cette même écorchure. Et je n'ai pas pu m'empêcher, dans mon trouble, de relever les yeux vers son visage. Il présentait une expression de sympathie un peu inquiète, attentive en tout cas, légèrement incrédule. Et aucune hésitation ne demeurait possible: c'était bien moi. Il faisait noir à présent. Sans demander mon reste, je me suis lancé dans une course éperdue.

J'avais de nouveau, aujourd'hui, usé de cette lâche ressource, la fuite. Mais j'étais remonté aussitôt dans le train maudit, peuplé de ressouvenirs et de spectres, où les passagers dans leur ensemble ne paraissaient là que pour me détruire. La mission dont j'étais investi m'interdisait de quitter le convoi à la première petite station. Il me fallait demeurer entre ces six hommes malveillants qui ressemblaient à des croque-morts, dans ce wagon puant le soufre, jusqu'à la gare de Berlin-Lichtenberg où m'attendait celui qui se fait appeler Pierre Garin. Un nouvel aspect de mon absurde situation m'est alors apparu. Si le voyageur arrive avant moi dans le hall de la gare, Pierre Garin va évidemment se diriger vers lui pour l'accueillir, avec d'autant plus d'assurance qu'il ne sait pas encore que le nouvel Henri Robin porte une moustache…

Deux hypothèses sont envisageables: ou bien l'usurpateur est seulement quelqu'un qui me ressemble, tel un jumeau, et Pierre Garin risque de se trahir, de nous trahir, avant que le malentendu ne se révèle; ou bien le voyageur est vraiment moi, c'est-à-dire ma véritable duplication, et, dans ce cas… Mais non! Une pareille supposition n'est pas réaliste. Que j'aie, dans mon enfance bretonne, au pays des sorcières, des revenants et des fantômes en tout genre, souffert de troubles identitaires considérés comme graves par certains docteurs, c'est une chose. C'en serait une tout autre de m'imaginer avec sérieux, trente ans plus tard, victime d'un maléfique enchantement. De toute manière, il faut que je sois le premier que Pierre Garin apercevra.

La gare de Lichtenberg est en ruine, et je m'y trouve encore plus désorienté du fait que j'ai l'habitude de Zoo-Bahnhof, dans la partie ouest de l'ancienne capitale. Descendu parmi les premiers de mon train néfaste, empoisonné par les vapeurs sulfureuses, dont je constate à ce moment qu'il va continuer sa route vers le nord (jusqu'à Stralsund et Sassnitz, sur la Baltique), j'emprunte le souterrain qui donne accès aux différentes voies et, dans ma précipitation, je me trompe de sens. Il n'y a heureusement qu'une seule sortie, je reviens donc du bon côté où, bénissant le ciel, je reconnais tout de suite Pierre Garin, en haut des marches, toujours flegmatique d'apparence en dépit de notre retard considérable sur l'horaire affiché.

Pierre n'est pas à proprement parler un ami, mais un cordial collègue du Service, un peu plus âgé que moi, dont les interventions ont à plusieurs reprises recoupé les miennes. Il ne m'a jamais inspiré une confiance aveugle, ni non plus une méfiance de principe. Il parle peu et j'ai pu apprécier, en toutes circonstances, son efficacité. Lui aussi, je pense, a dû reconnaître la mienne, car c'est à sa demande expresse que je me suis rendu à Berlin, en renfort, pour cette enquête peu orthodoxe. Sans m'avoir serré la main, ce qui ne se fait pas chez nous, il m'a seulement demandé: «Bon voyage? Pas de problème notable?»

J'ai revu, à cet instant, tandis que le convoi quittait Bitterfeld avec sa lenteur coutumière, le soupçonneux Feldgendarme debout sur le quai près du poste de garde. il avait décroché le combiné téléphonique et il tenait, de l'autre main, son petit carnet ouvert, qu'il consultait tout en parlant. «Non, ai-je répondu, tout s'est bien passé. Juste un peu de retard.

– Merci pour l'information. Mais je m'en étais rendu compte.»

L'ironie de sa remarque n'a été soulignée par aucun sourire, ni la moindre détente du visage. J'ai donc abandonné ce sujet de conversation. «Et ici?

– Ici, tout va bien. Sauf que j'ai failli te manquer. Le premier voyageur qui a monté l'escalier de sortie, après l'arrivée du train, te ressemblait comme un sosie. Pour un peu, je l'aurais accosté. Lui ne paraissait pas me connaître. Je m'apprêtais à lui emboîter le pas, supposant que tu préférais me rencontrer comme par hasard, à l'extérieur de la gare, mais je me suis souvenu à temps de ta belle moustache toute neuve. Oui: Fabien m'avait prévenu.»

Près du téléphone censément public, gardé néanmoins par un policier russe, se tenaient trois messieurs en larges manteaux verts traditionnels et feutres mous. Ils n'avaient aucun bagage. Ils semblaient attendre quelque chose et ne parlaient pas entre eux. Par instant, l'un ou l'autre se tournait vers nous. Je suis sûr qu'ils nous surveillaient. J'ai demandé: «Un sosie, dis-tu… sans postiche… Tu penses qu'il pourrait avoir un rapport avec notre affaire?

– On ne sait jamais. Il faut penser à tout», a répondu Pierre Garin d'une voix neutre, insouciante aussi bien que scrupuleuse à l'excès. Peut-être s'étonnait-il, sans le montrer, d'une supposition qu'il estimait saugrenue. Je devais, à l'avenir, mieux contrôler mes paroles.

Dans son inconfortable voiture de fortune, au camouflage militaire crasseux, nous avons roulé en silence. Mon compagnon signalait cependant en quelques mots, de temps à autre, au milieu des décombres, ce qu'il y avait là autrefois, à l'époque du Troisième Reich. C'était comme la visite guidée d'une antique cité disparue, Héropolis, Thèbes, ou Corinthe. Après de nombreux détours, occasionnés par des artères non encore déblayées, ou interdites, et plusieurs chantiers de reconstruction, nous avons atteint l'ancien centre-ville, où presque tous les bâtiments étaient détruits plus qu'à moitié, mais paraissaient resurgir à notre passage dans tout leur éclat, pour quelques secondes, sous les descriptions fantômes du cicérone Pierre Garin, qui ne nécessitaient pas mon intervention.

Passé la mythique Alexanderplatz, dont l'existence même n'était plus guère identifiable, nous avons traversé les deux bras successifs de la Spree et rejoint ce qui fut Unter den Linden, entre l'Université Humboldt et l'Opéra. La restauration de ce quartier monumental, trop chargé d'histoire récente, ne constituait pas, de toute évidence, une priorité pour le nouveau régime. Nous avons tourné à gauche, peu avant les vestiges chancelants, difficilement reconnaissables, de la Friedrichstrasse , opéré encore diverses circonvolutions dans ce labyrinthe de ruines où mon chauffeur semblait se sentir parfaitement chez soi, pour déboucher enfin sur la place des Gens d'Armes (les compagnies montées de Frédéric II avaient là leurs écuries), que Kierkegaard jugeait la plus belle place de Berlin, dans le crépuscule hivernal, sous un ciel maintenant devenu limpide où les premières étoiles commencent à s'allumer.

Juste à l'angle de la Jägerstrasse , c'est-à-dire au numéro 57 de cette rue naguère bourgeoise, une maison est encore debout, plus ou moins habitable et sans doute partiellement habitée. C'est ici que nous nous rendions. Pierre Garin me fait les honneurs du lieu. On monte au premier étage. Il n'y a pas d'électricité, mais sur chaque palier brûle une archaïque lampe à pétrole qui projette alentour une vague clarté rousse. Dehors, il va bientôt faire tout à fait nuit. On ouvre une petite porte, dont le panneau central est marqué, à hauteur du regard, par deux initiales en laiton (J.K.), et l'on se trouve dans l'entrée. A gauche, une porte vitrée conduit vers un cabinet. On avance tout droit; on est dans une antichambre sur laquelle donnent deux chambres absolument identiques, meublées sommairement mais de manière absolument identique, comme lorsqu'on aperçoit une pièce redoublée dans un grand miroir.

La chambre du fond est éclairée par un chandelier de faux bronze, avec trois bougies allumées, placé sur une table rectangulaire en bois brunâtre, devant quoi paraît attendre, légèrement de biais, un fauteuil genre Louis XV en mauvais état, garni de velours rouge râpé, rendu par endroit luisant de salissure, et ailleurs gris de poussière. Face aux vieux rideaux déchirés qui masquent de leur mieux la fenêtre, il y a aussi une vaste armoire aux lignes rigides, sans aucun style, sorte de caisson fait du même sapin teinté que la table. Sur celle-ci, entre le chandelier et le fauteuil, une feuille de papier blanc semble se mouvoir imperceptiblement sous la flamme vacillante des bougies. Pour la seconde fois de la journée, je ressens l'impression violente d'un souvenir d'enfance égaré. Mais, insaisissable et changeant, celui-ci disparaît aussitôt.

La chambre du devant n'est pas éclairée. Il n'y a même pas de bougie dans le chandelier en alliage de plomb. La fenêtre est béante, embrasure sans vitrage ni châssis, par où pénètrent le froid extérieur ainsi que la pâle clarté lunaire qui se mêle à la lueur plus chaude, bien que très atténuée par la distance, provenant de la chambre du fond. Ici, les deux battants de l'armoire bâillent largement, laissant deviner des étagères vides. Le siège du fauteuil est crevé, une touffe de crins noirs s'en échappe par une déchirure triangulaire. On se dirige irrésistiblement vers le rectangle bleuâtre de la croisée absente.

Pierre Garin, toujours à l'aise, désigne de sa main tendue les remarquables édifices qui entourent la place, ou du moins qui l'entouraient au temps du roi Frédéric, dit le Grand, et jusqu'à l'apocalypse de la dernière guerre mondiale: le Théâtre Royal au centre, l'Eglise des Français à droite et la Nouvelle Eglise à gauche, étrangement semblables l'une à l'autre en dépit de l'antagonisme des confessions, avec la même flèche statuaire terminant un clocher en rotonde qui domine les mêmes quadruples portiques à colonnes néo-grecques. Tout cela s'est écroulé, réduit désormais à d'énormes entassements de blocs sculptés où l'on distingue encore, sous la lumière irréelle d'une glaciale pleine lune, les acanthes d'un chapiteau, le drapé d'une statue colossale, la forme ovale d'un œil-de-bœuf.

Au milieu de la place, se dresse le socle massif, à peine écorné par les bombes, de quelque allégorie en airain aujourd'hui disparue, symbolisant la puissance et la gloire des princes par l'évocation d'un terrible épisode légendaire, ou bien représentant tout autre chose, car rien n'est plus énigmatique qu'une allégorie. Franz Kafka l'a bien sûr longuement contemplée, il y a juste un quart de siècle [1], lorsqu'il vivait dans son voisinage immédiat, en compagnie de Dora Dymant, le dernier hiver de sa brève existence. Guillaume de Humboldt, Henri Heine, Voltaire, ont aussi habité sur cette place des Gens d'Armes.

«Voici donc, dit Pierre Garin. Notre client, appelons-le X, devrait venir là, devant nous, à minuit juste. Il aurait rendez-vous au pied de la statue manquante, qui célébrait la victoire du roi de Prusse sur les Saxons, avec celui que nous croyons être son assassin. Ton rôle se bornera, pour le moment, à tout observer et noter avec ta précision coutumière. Il y a une paire de jumelles nocturnes dans le tiroir de la table, celle de l'autre pièce. Mais son système n'est pas très au point. Et avec ce clair de lune inespéré, on voit presque comme en plein jour.

– Cette victime éventuelle, que tu nommes X, on connaît évidemment son identité?

– Non. A peine quelques suppositions, d'ailleurs contradictoires.

– Que suppose-t-on?

– Ça serait trop long à expliquer et ne te servirait à rien. En un sens, cela pourrait même déformer ton examen objectif des personnages et des faits, qui doit demeurer le plus impartial possible. A présent, je me sauve. Je suis déjà en retard, à cause de ton train pourri. Je te laisse la clef de la petite porte «J.K.», la seule qui permette d'entrer dans l'appartement.

– Qui est cette, ou ce J.K.?

– Je n'en sais rien. Sans doute l'ancien propriétaire, ou locataire, anéanti d'une façon ou d'une autre dans le cataclysme final. Tu peux imaginer ce que tu voudras: Johann Kepler, Joseph Kessel, John Keats, Joris Karl, Jacob Kaplan… La maison est abandonnée, il n'y reste que des squatters et des fantômes.»

Je n'ai pas insisté. Pierre Garin avait l'air pressé de partir, tout à coup. Je l'ai accompagné jusqu'à la porte, que j'ai refermée à clef derrière lui. Je suis revenu dans la chambre du fond et je me suis assis sur le fauteuil. Dans le tiroir de la table, il y avait en effet des jumelles soviétiques pour vision de nuit, mais aussi un pistolet automatique 7.65 [2], un stylo à bille et une boîte d'allumettes. J'ai pris le stylo, refermé le tiroir, rapproché mon fauteuil de la table. Sur la feuille blanche, d'une petite écriture fine et sans rature, j'ai commencé sans hésitation mon récit:

«Au cours de l'interminable trajet en chemin de fer, qui, à partir d'Eisenach, me conduisait vers Berlin à travers la Thuringe et la Saxe en ruines, j'ai, pour la première fois depuis fort longtemps, aperçu cet homme que j'appelle mon double, pour simplifier, ou bien mon sosie, ou encore et d'une manière moins théâtrale: le voyageur. Mon train avançait à un rythme incertain et discontinu, etc., etc.

A onze heures cinquante, après avoir soufflé les trois bougies, je me suis installé sur le fauteuil au siège éventré, devant l'embrasure béante de l'autre pièce. Les jumelles de guerre, comme l'avait prédit Pierre Garin, ne m'étaient d'aucun secours. La lune, plus haute dans le ciel, brillait maintenant d'un éclat cru, rigoureux, sans pitié. Je regardais le socle vacant, au milieu de la place, et un groupe en bronze hypothétique m'apparaissait peu à peu, dans une espèce d'évidence, qui projetait une ombre noire étonnamment nette, eu égard à sa fine ciselure, sur une zone bien aplanie du sol blanchâtre. Il s'agit là, selon toute apparence, d'un char antique tiré au grand galop par deux chevaux nerveux, aux crinières jaillissant en mèches folles dans le vent, sur lequel ont pris place plusieurs personnages, probablement emblématiques, dont les poses sans naturel ne s'accordent guère avec la vitesse supposée de la course. Debout à l'avant, brandissant un long fouet de cocher avec sa lanière serpentine au-dessus des croupes, celui qui conduit l'attelage est un vieillard à la noble stature, couronné d'un diadème. Ce pourrait être une représentation du roi Frédéric en personne, mais le monarque est ici vêtu d'une toge hellénique (laissant l'épaule droite découverte) dont les pans volent autour de lui en harmonieuses ondulations.

A l'arrière, se tiennent deux jeunes hommes campés sur des jambes solides, un peu écartées, bandant chacun la corde d'un arc de dimension imposante, flèches pointées l'une vers l'avant droit, l'autre vers l'avant gauche, formant entre elles un angle d'environ trente degrés. Les deux archers ne sont pas exactement côte à côte, mais décalés d'un demi-pas, pour donner plus d'aisance à leur tir. Ils ont le menton levé, guettant quelque danger venu de l'horizon. Leur costume modeste – une sorte de pagne raide et court, sans rien qui protège la poitrine – laisse supposer qu'ils seraient de condition inférieure, non patricienne.

Entre eux et le conducteur du char, une jeune femme aux seins nus est assise sur des coussins, dans une posture qui rappelle la Lorelei, ou la petite sirène de Copenhague. Les grâces encore adolescentes de son visage comme de son corps s'allient à une mine altière, presque dédaigneuse. Est-ce l'idole vivante du temple, offerte pour un soir à l'admiration des foules prosternées? Est-ce une princesse prisonnière, que son ravisseur emmène par la force vers des noces contre nature? Est-ce une enfant gâtée dont l'indulgent papa veut distraire l'ennui par cette promenade en voiture découverte, lancée à vive allure dans l'accablante chaleur de la nuit d’été?

Mais voici qu'un homme apparaît, sur la place déserte, comme s'il sortait des impressionnants décombres du Théâtre Royal. Et d'un seul coup se volatilisent la touffeur nocturne des Orients rêvés, le palais d'or du sacrifice, les foules en extase, le char flamboyant de l'éros mythologique… La haute silhouette de celui qui doit être X se trouve encore grandie par un long manteau ajusté, de teinte très sombre, dont la partie inférieure (sous une martingale qui marque la taille) s'évase pendant la marche, grâce à des plis creux dans la lourde étoffe, les bottes vernies de cavalier surgissant alors l'une après l'autre jusqu'au revers, à chaque enjambée. Il se dirige d'abord vers mon poste d'observation, où, bien en retrait, je demeure dans l'ombre; puis, à mi-chemin, il exécute une lente volte sur lui-même, balayant d'un regard intrépide les alentours, mais sans s'attarder; et aussitôt, obliquant vers sa droite, il s'avance d'un pas résolu vers le socle de nouveau inoccupé, en attente, dirait-on.

Juste avant qu'il ne l'atteigne, un coup de feu retentit. Aucun agresseur n'est visible. Le tireur devait être à l'affût derrière un pan de mur, ou dans l'embrasure béante d'une fenêtre. X porte la main gauche, gantée de cuir, à sa poitrine, puis, avec un certain retard et comme au ralenti, tombe à genoux… Un second coup de feu claque dans le silence, clair, plein, suivi d'un important écho. L'amplification du fracas par l'effet de résonance empêche d'en localiser l'origine comme aussi de supputer la nature exacte de l'arme qui l'a produit. Mais le blessé réussit encore à tourner graduellement le buste, et à. lever la tête dans ma direction approximative, avant de s'écrouler sur le sol, tandis qu'éclate une troisième détonation.

X ne bouge plus, étendu sur le dos dans la poussière, membres en croix. Deux hommes font bientôt irruption à l'angle de la place. Vêtus de ces survêtements en grosse toile qu'on voit aux ouvriers sur les chantiers de terrassement, la tête couverte par des bonnets en fourrure du genre chapska polonais, ils courent sans prendre aucune précaution vers la victime. Il est impossible, vu le point éloigné où ils sont apparus, de les soupçonner du meurtre. Serait-ce pourtant des complices? A deux pas du corps, ils s'arrêtent brusquement et demeurent un instant immobiles, regardant le visage de marbre que la lune rend tout à fait livide. Le plus grand des deux ôte alors son bonnet, avec une respectueuse lenteur, et s'incline dans une sorte d'hommage cérémonieux. L'autre, sans se découvrir, exécute un signe de croix très appuyé sur sa poitrine et ses épaules. Trois minutes plus tard, ils retraversent la place en diagonale, marchant vite l'un derrière l'autre. Je ne crois pas qu'ils aient échangé la moindre parole.

Ensuite, il ne se passe plus rien. Après avoir encore un peu attendu, pendant un laps de temps néanmoins difficile à chiffrer (j’ai omis de regarder ma montre, dont le cadran, d'ailleurs, n'est plus lumineux), je prends le parti de descendre, sans me presser outre mesure, en refermant à clef, par prudence, la petite porte «J.K.». Je dois me tenir d'une main ferme à la rampe de l'escalier, car les lampes à pétrole ont été enlevées ou éteintes (par qui?) et l'obscurité, désormais totale, complique un parcours que je connais mal.

Dehors, en revanche, il fait de plus en plus clair. Je m'approche avec circonspection du corps, qui ne donne aucun signe de vie, et je me penche sur lui. Nulle trace de respiration n'est perceptible. Le visage ressemble à celui du vieillard de bronze, ce qui ne veut rien dire, puisque je l'avais moi-même inventé. Je me penche davantage, déboutonne le haut du pardessus à col de loutre (détail qui, de loin, m'avait échappé) et veux déterminer l'emplacement du cœur. Je sens quelque chose de rigide dans une poche intérieure de la veste, d'où je retire en effet un mince portefeuille en cuir dur, curieusement perforé dans l'un des angles. En tâtant par dessous le pull de cachemire, je ne détecte pas le moindre signal des pulsations cardiaques, non plus qu'aux vaisseaux sanguins du cou, sous le maxillaire. Je me redresse pour rejoindre sans tarder le numéro 57 de la rue du Chasseur, puisque telle est la signification de Jägerstrasse.

Ayant atteint sans trop de peine, dans le noir, la petite porte du premier étage, je m'aperçois, en prenant la clef dans ma poche, que j'ai gardé à la main sans y prêter attention le porte-cartes en cuir. Tandis que je cherche à tâtons le trou de la serrure, un crissement suspect derrière moi attire mon attention; et d'ailleurs, tournant la tête de ce côté, je vois une ligne verticale de lumière qui s'élargit peu à peu: le battant de la porte opposée, celle d'un autre appartement, est en train de s'ouvrir avec une évidente méfiance. Dans l'entrebâillement apparaît bientôt, éclairée de bas en haut par une chandelle qu'elle tient devant soi, une vieille femme dont les yeux me fixent avec ce qui semble être une crainte démesurée, sinon de l'horreur. Elle referme soudain son huis si violemment que le pêne demi-tour claque dans sa gâche comme une déflagration, qui résonne dans tout le battant. Je me réfugie à mon tour dans le logement précaire «réquisitionné» par Pierre Garin, vaguement éclairé d'une faible lueur lunaire qui provient de la pièce du devant.

Je vais jusqu'à la chambre du fond et rallume les trois bougies, dont il ne reste plus qu'un centimètre ou même moins. Sous leur clarté incertaine, j'inspecte mon trophée. A l'intérieur, il y a seulement une carte d'identité allemande, dont la photo a été déchiquetée par le projectile qui a troué le cuir de part en part. Le reste du document est dans un état suffisamment épargné pour permettre de lire un nom: Dany von Brücke, né le 7 septembre 1881 à Sassnitz (Rügen); ainsi qu'une adresse: Feldmesserstrasse 2, Berlin-Kreuzberg. C'est un quartier somme toute assez proche, sur lequel débouche la Friedrichstrasse , mais de l'autre côté de la frontière, dans la zone d'occupation française [3].

En examinant avec plus de soin le porte-cartes, il me paraît douteux que ce gros trou rond aux bords éclatés ait été fait par la balle d'une arme de poing, ou même d'épaule, tirée d'une distance non négligeable. Quant aux souillures d'un rouge assez vif qui en maculent une des faces, elles ressemblent plus à des traces de peinture fraîche qu'à du sang. Je range l'ensemble dans le tiroir et j'y prends le pistolet. J'en ôte le chargeur, où il manque quatre balles, dont l'une est déjà engagée dans le canon. Quelqu'un aurait donc fait feu à trois reprises avec cet engin, connu pour sa précision, fabriqué par la Manufacture de Saint-Etienne. Je retourne à la fenêtre sans châssis de l'autre pièce.

Je constate aussitôt que le cadavre a disparu, devant le monument fantôme. Des comparses (conjurés de la même bande, ou sauveteurs arrivés trop tard) seraient-ils venus pour l'emporter? Ou bien le rusé von Brücke aurait-il feint d'être mort, dans une simulation étrangement parfaite, pour se relever ensuite après un délai raisonnable, sain et sauf, ou encore atteint par l'un des projectiles, mais point trop gravement? Ses paupières, je m'en souviens, n'étaient pas tout à fait closes, surtout celle de l'œil gauche. Est-ce que sa conscience claire – et non pas seulement son âme éternelle – me regardait par cette fente calculée, trompeuse, accusatrice?

J'ai froid tout à coup. Ou plutôt, bien qu'ayant toujours conservé ma pelisse soigneusement boutonnée, même pour écrire, je pourrais avoir froid déjà depuis plusieurs heures, sans vouloir m'en soucier, pris par les exigences de ma mission… Quelle est donc ma mission, désormais? Je n'ai rien mangé depuis ce matin et mon confortable Frühstück est bien loin à présent. Quoique la faim ne se soit guère fait sentir, elle ne doit pas être étrangère à cette sensation de vide qui m'habite. En fait, depuis l'arrêt prolongé en gare de Halle, j'ai vécu dans une sorte de brouillard cérébral, comparable à celui que provoquerait un fort rhume, dont aucun autre symptôme ne s'est pourtant déclaré. La tête cotonneuse, j'essayais en vain de maintenir une conduite appropriée, cohérente, en dépit d'imprévisibles circonstances adverses, mais pensant à tout autre chose, tiraillé sans cesse entre l'urgence immédiate de successives décisions et la cohorte informe des spectres agressifs, du ressouvenir, de pressentiments irraisonnés.

Le monument fictif a, pendant ce temps-là (quel temps-là?), repris sa place sur son socle. Le conducteur du «Char de l'Etat», sans ralentir sa course, s'est retourné vers la jeune proie aux seins nus, qui lève un bras devant ses yeux, doigts écartés, dans un illusoire geste de défense. Et l'un des archers, celui qui devance l'autre d'un demi-pas, dirige maintenant sa flèche vers la poitrine du tyran. Celui-ci, vu de face, ressemble peut-être à von Brücke, comme je l'avais dit tout à l'heure; cependant, il me fait surtout penser à quelqu'un d'autre, un souvenir plus ancien et plus personnel, oublié, recouvert par le temps, un homme mûr (moins âgé, d'ailleurs, que le mort de ce soir) dont j'aurais été proche, sans l'avoir très bien connu ni longuement fréquenté, mais qui pourrait s'être paré à mes yeux d'un prestige considérable, comme par exemple le regretté comte Henri, mon parrain, auquel je dois en tout cas ce prénom que l'on m'a donné.

Je devrais à présent poursuivre la rédaction de mon rapport [4], malgré ma fatigue, mais les trois bougies sont cette fois mourantes, l'une des mèches s'étant déjà noyée dans son reliquat de cire fondue. Ayant entrepris une exploration plus complète de mon refuge, ou de ma prison, je découvre avec surprise que le cabinet de toilette fonctionne à peu près normalement. J'ignore si l'eau du lavabo est potable. Pourtant, malgré son goût douteux, j'en bois au robinet même une longue lampée. Dans un grand placard qui se dresse juste à côté, il y a du matériel laissé par quelque peintre en bâtiment, avec de vastes bâches pour la protection des parquets, pliées avec soin et relativement propres. Je les dispose en épais matelas sur le sol de la chambre du fond, près de la grosse armoire, qui, elle, est solidement fermée à clef. Que cache-t-elle donc? Dans ma sacoche de voyage, j'ai du linge de nuit et un nécessaire de toilette, évidemment, mais je suis trop épuisé soudain pour tenter quoi que ce soit. Et le froid qui m'a gagné me dissuade aussi d'en faire le plus petit usage. Sans quitter aucun de mes lourds vêtements, je m'allonge sur ma couche improvisée, où je m'endors aussitôt, d'un profond sommeil sans rêve.

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