ÉPILOGUE

Markus von Brücke, dit Marco, dit «Ascher» l'homme gris, couvert de cendres, qui émerge de son propre bûcher refroidi, se réveille dans la blancheur sans relief d'une cellule hospitalière moderne. Il est étendu sur le dos, la tête et les épaules soulevées par un entassement d'oreillers plutôt raides. Des tubes en verre ou en caoutchouc transparent, reliés à divers appareils postopératoires, ôtent à son corps comme à ses membres une grande part de leur mobilité. Tout lui paraît engourdi, endolori même, mais pas vraiment douloureux. Gigi, debout près du lit, le regarde avec un gentil sourire qu'il ne lui connaissait pas encore. Elle dit:

«Tout va bien, Mister Faou-Bé, ne vous en faites pas!

– Où sommes-nous? Pourquoi est-ce que…

– Hôpital américain de Steglitz. Traitement de faveur exceptionnel.»

Marco prend conscience d'un autre élément positif de sa situation actuelle: il parle sans trop de difficulté, bien que d'une voix sans doute anormalement lente et pâteuse:

«Et d'où vient une telle faveur?

– Les frères Mahler, toujours là où il faut… Promptitude, efficacité, sang-froid, discrétion!

– Qu'est-ce que j'avais, au juste?

– Deux balles, calibre neuf millimètres, à la partie supérieure du thorax. Mais trop haut et trop vers la droite. Mauvaise position du tireur, assis dans un lit aux ressorts trop souples, accentuant son défaut de vision dû à l'ancienne blessure de guerre. Cet idiot de Walther n'est plus bon à rien! Et tellement sûr de soi qu'il n'a même pas imaginé que sa victime lui refaisait le coup du tir au but, déjà joué pourtant par Dany le premier soir, sur la place des Gens d'Armes… Vous avez quand même eu du pot. Un projectile était logé douillettement dans votre épaule gauche, l'autre sous la clavicule. Un jeu d'enfant pour les chirurgiens number one qu'ils ont ici. L'articulation est quasiment intacte.

– D'où tenez-vous toutes ces précisions?

– Le toubib, évidemment!… C'est un habitué du cher vieux Sphinx, beau mec d'ailleurs, très adroit de ses mains… Pas comme ce salaud de docteur Juan, qui vous aurait achevé en cinq secs…

– Si ce n'est pas indiscret: qui a tué pour de bon celui que vous appelez Dany?

– On ne va quand même pas l'appeler papa!… C'est Walther, bien sûr, qui a fini par renvoyer le vieux ad patres. Mais fastoche: à bout portant, cette fois-ci. Pas de quoi recevoir son diplôme de tireur d'élite.

– Il a, j'espère, été mis sous les verrous, après sa nouvelle tentative de meurtre?

– Walther? Mais non… Pourquoi donc? Il en a vu d'autres, vous savez… Et puis, les discussions de famille, ça se règle entre nous, c'est plus sûr.»

Sa dernière phrase n'a pas du tout été prononcée sur le même ton désinvolte que l'adolescente affiche depuis le début du dialogue. Ces mots-ci avaient l'air de siffler entre les dents serrées, tandis qu'une lueur inquiétante passait dans ses yeux verts. C'est alors seulement que je remarque la tenue dans laquelle se présente aujourd'hui la jeune fille: une blouse blanche d'infirmière, très ajustée à la taille, et si courte que l'on peut admirer la peau satinée de ses jambes au hâle impeccable, depuis le haut des cuisses jusqu'aux socquettes trop lâches. Comme elle ne manque pas d'apercevoir l'orientation prise par mes regards, Gigi retrouve bien vite ses sourires, mi-affectueux mi-provocants, pour expliquer son étrange toilette de visiteuse avec des arguments peu vraisemblables:

«La tenue d'infirmière est obligatoire, ici, pour circuler librement à travers les services cliniques… Ça vous plaît? (Elle en profite pour tortiller avec grâce ses hanches rondelettes et sa chute de reins, tout en exécutant un tour complet sur elle-même.) Remarque, ce costume est aussi très apprécié, sans rien en dessous, dans certaines de nos boîtes nocturnes pour le réconfort du soldat. De même que: la petite mendiante, l'esclave chrétienne, l'odalisque orientale, ou la jeune ballerine en tutu. Et d'ailleurs, même dans cet hôpital, au département des soins psychiques, il existe une section de parthénothérapie affective: la santé mentale par le commerce des fillettes prépubères…»

Elle ment, de toute évidence, avec son effronterie habituelle. Je passe à un autre sujet:

«Et Pierre Garin, dans tout ça, que devient-il?

– Parti sans laisser d'adresse. Il a trahi trop de gens à la fois. Les Mahler ont dû le mettre à l'abri. On peut compter sur eux: loyauté, dévouement, exactitude… Service et emballage compris.

– Walther en a peur à présent?

– Walther fait le fanfaron, mais au fond de son âme il a peur de tout. Il a peur de Pierre Garin, il a peur des deux Mahler, François-Joseph comme on les appelle, il a peur du commissaire Lorentz, il a peur de Sir Ralph, il a peur de Io, il a peur de son ombre… Je crois même qu'il a peur de moi.

– Quels sont exactement les liens entre vous deux?

– Très simples: c'est mon demi-frère, comme vous savez… Mais il prétend être mon véritable père naturel… Et, par-dessus le marché, c'est mon Jules… Et je le hais! Je le hais! Je le hais!…»

La brusque véhémence de son propos s'accompagne paradoxalement d'un pas de danse, valsé au rythme des trois mots qu'elle répète avec des mines folâtres et charmeuses, tandis qu'elle s'approche de moi pour venir me déposer un menu baiser sur le front:

«Bonsoir, monsieur Faou-Bé, n'oubliez pas votre nouveau nom: Marco Faou-Bé, c'est la prononciation allemande pour V.B. Soyez sage et reposez-vous. On va vous enlever tous ces tubes de plongée sous-marine, dont vous n'avez plus besoin.» Elle est à mi-chemin déjà de la porte, quand elle se retourne dans une vive cabriole qui fait voler sa souple chevelure blonde, pour ajouter: «Ah! j'oubliais l'essentiel: je venais vous annoncer la visite de Monsieur le Commissaire Hendrik Lorentz, qui désire vous poser encore quelques questions. Soyez aimable avec lui. Il est tatillon, mais courtois, et peut vous être utile par la suite. Moi, j'étais seulement là en éclaireur, pour lui dire si vous étiez en état de répondre. Faites l'effort de vous rappeler les choses qu'il demande avec précision. Si vous êtes amené à inventer quelque détail, ou toute une séquence, évitez les contradictions trop visibles avec le reste. Et puis, surtout, pas d'erreur de syntaxe: Hendrichou corrige mes solécismes aussi bien en français qu'en allemand!… Bon! Je ne peux pas rester plus longtemps avec vous: j'ai des amis à saluer dans un autre service.»

Ce flot de paroles me laisse un peu abasourdi..

Mais, dès qu'elle a franchi la porte, avant même que le battant ne soit refermé, une autre infirmière (qui peut-être attendait dans le couloir) la remplace, beaucoup plus vraisemblable à tous les points de vue: blouse traditionnelle descendant presque audessous du mollet, col boutonné jusqu'au cou, coiffe enserrant les cheveux, gestes secs et réduits au nécessaire, froid sourire professionnel. Ayant contrôlé le niveau d'un liquide incolore, une aiguille de manomètre, la bonne position d'une courroie soutenant mon bras gauche, elle ôte la plupart de mes cordons ombilicaux et me fait une piqûre intraveineuse. Le tout n'a pas duré trois minutes.

Faisant alors irruption, dans la seconde qui suit le départ de la preste ouvrière, Lorentz s'excuse d'avoir à me déranger encore un peu, s'assoit à mon chevet sur une chaise laquée de blanc, et me demande à brûle-pourpoint quand j'ai vu Pierre Garin pour la dernière fois. Je réfléchis longuement (mon cerveau, comme le reste, demeure assez engourdi), avant de lui répondre enfin, non sans quelques hésitations et scrupules:

«C'était à mon réveil, dans la chambre numéro 3, à l'hôtel des Alliés.

– Quel jour? Quelle heure?

– Hier, probablement… Ça m'est difficile de le garantir avec une certitude absolue… J'étais rentré tout à fait fourbu de la longue nuit passée avec Joëlle Kast. Les divers philtres et drogues qu'elle m'avait fait boire, s'ajoutant à ses assauts amoureux sans cesse renouvelés, me laissaient au petit matin dans une sorte d'état second, avec un besoin de sommeil confinant à la léthargie. J'ignore combien de temps j'ai pu dormir, d'autant que je me suis vu réveiller en sursaut à plusieurs reprises: par un gros avion volant trop bas, par un autre client qui se trompait de porte, par Pierre Garin qui n'avait pourtant rien de particulier à me dire, par la gentille Maria m'apportant un petit déjeuner intempestif, par le plus affable des frères Mahler qui s'inquiétait de mon excessive fatigue… En fait, pour Pierre Garin en tout cas, ça devait plutôt se situer avant-hier… Il a, paraît-il, disparu?

– Qui vous a raconté ça?

– Je ne sais plus. Gigi probablement.

– Ça m'étonnerait! Il est en tout cas reparu aujourd'hui, flottant à la dérive sur le canal. On a repêché son cadavre contre une pile de l'ancien pont à bascule, à l'entrée du bras mort sur lequel donne votre chambre. Le décès remontait à plusieurs heures déjà, et il ne peut s'agir d'une noyade accidentelle. Son dos porte de profondes blessures à l'arme blanche, antérieures à sa chute par-dessus le parapet du pont.

– Et vous croyez que mademoiselle Kast est au courant?

– Je fais plus que le croire: c'est elle-même qui nous a signalé la présence d'un corps nageant entre deux eaux, juste devant chez elle… Je suis désolé pour votre tranquillité personnelle, mais de nouveaux soupçons pèsent ainsi sur vous, qui êtes le dernier à l'avoir vu vivant.

– Je n'ai pas quitté ma chambre, où je me suis rendormi comme une souche aussitôt après son départ.

– C'est du moins ce que vous prétendez.

– Oui! Et de façon catégorique!

– Conviction étrange, pour quelqu'un dont la mémoire serait si confuse qu'il ne se souvient même plus du jour exact…

– D'autre part, en ce qui concerne vos précédents soupçons à mon égard, les frères Mahler n'ont-ils pas témoigné en faveur de ma propre thèse? Nous avons désormais la preuve que Walther von Brücke est un assassin sans état d'âme. Tout le désigne, psychiquement, comme le meurtrier de son père, et peut-être aussi, la nuit dernière, du malheureux Pierre Garin.

– Mon cher monsieur V.B., vous allez trop vite en besogne! François-Joseph n'a fait aucun commentaire se rapportant à l'exécution de l'Oberführer. Rien n'est donc venu invalider les charges retenues contre vous dans cette affaire. En outre, nous ne pouvons oublier que vous êtes l'auteur d'une tentative de crime sexuel sur la personne de Violetta, une des jolies putains adolescentes qui travaillent au Sphinx et sont logées dans la vaste demeure de madame Kast.

– Quelle tentative? Où? Quand? Je n'ai même jamais rencontré cette demoiselle!

– Mais si: à deux reprises au moins, et chez Joëlle Kast précisément. La première fois dans le salon du rez-de-chaussée où, sur votre demande, la maîtresse des lieux vous présentait quelques gentilles poupées vivantes en tenues fort déshabillées. Et une seconde fois la nuit suivante (c'est-à-dire celle du 17 au 18) quand vous avez attaqué la jeune fille (choisie sans doute la veille) au détour d'une galerie du premier étage qui donne accès aux chambres, privées ou laissées à la disposition des messieurs de passage. Il devait être environ une heure et demie du matin. Vous aviez l'air ivre, ou drogué, dit-elle, avec un visage de fou. Vous réclamiez une clef, symbole sexuel fort connu, tandis que vous en brandissiez un autre d'une main menaçante: cette lame de cristal qui figure donc parmi nos pièces à convictions. Après en avoir labouré le bas-ventre de votre victime, vous vous êtes enfui en emportant comme souvenir l'une de ses chaussures, tachée de sang. Quand vous avez franchi la grille du petit jardin, le colonel Ralph Johnson, en vous croisant, a remarqué votre allure égarée. Quinze minutes plus tard, vous étiez à Viktoria Park. Violetta ainsi que l'officier américain ont fait de votre visage et de votre épais manteau doublé de fourrure une description qui ne laisse pas le moindre doute sur l'identité de l'agresseur.

– Vous savez très bien, Commissaire, que Walther von Brücke me ressemble à s'y méprendre, et qu'il a pu sans mal emprunter ma pelisse pendant que j'étais aux prises avec Io l'enchanteresse.

– N'insistez pas trop sur cette ressemblance absolue qui caractérise les vrais jumeaux. Elle retournerait contre vous les mobiles d'un parricide que vous imputez à celui dont vous seriez ainsi le frère, renforcés en outre dans votre cas par des relations incestueuses avec une belle-maman qui vous comble de ses faveurs… Et d'autre part, pourquoi Walther, cet homme avisé, aurait-il affreusement tailladé le précieux bijou d'une aimable personne qui se prostituait avec talent au sein de sa propre entreprise?

– Les punitions corporelles ne sont-elles pas monnaie courante dans la profession?

– Je connais comme vous les usages, mon cher monsieur, et notre police, justement, s'intéresse de fort près aux exactions commises sur les courtisanes mineures. Mais ce que vous dites n'aurait pas eu lieu à la sauvette dans un couloir, alors que plusieurs salles de torture, ottomanes ou gothiques, sont prévues pour ce genre de cérémonie, et fort bien aménagées en conséquence, dans les parties souterraines du pavillon. D'ailleurs, bien que les sévices sexuels qu'y subissent couramment les petites pensionnaires soient le plus souvent longs et cruels, c'est toujours avec leur consentement explicite, moyennant les importantes rémunérations répertoriées dans le codex réglementaire. Disons donc tout de suite que le prétexte d'un châtiment requis pour quelque faute, précédé ou non par une parodie d'interrogatoire et de condamnation des prétendues coupables, n'est qu'un alibi plaisant que beaucoup de messieurs exigent comme épice donnant une saveur particulière à leur jouissance favorite. Enfin, les tourments érotiques auxquels est alors soumise la prisonnière, qui devra au besoin demeurer plusieurs jours enchaînée dans son cachot, selon les désirs du riche amateur exécutant lui-même, en général, la liste des humiliations et cruautés inscrites en détail dans la sentence (brûlures de cigare aux doux emplacements intimes, cinglons coupants sur les chairs tendres avec divers fouets ou verges, aiguilles d'acier enfoncées lentement aux endroits sensibles, tampons ardents d'éther ou d'alcool à l'entrée du conin, etc.), ne doivent jamais laisser de marques durables ni la moindre infirmité.

«Chez la prévoyante Io, par exemple, le bon docteur Juan est là pour garantir l'innocuité des fantaisies exceptionnelles comportant de plus grands risques. En fait, notre brigade spéciale n'intervient qu'en de très rares occasions, les proxénètes sérieux sachant que tout abus trop manifeste entraînerait la fermeture immédiate de leur établissement. Une fois, pendant le blocus, nous avons dû interrompre le commerce de trois Yougoslaves qui torturaient les jolies gamines naïves, et de très jeunes femmes sans protecteur, d'une manière si excessive qu'elles finissaient par signer sans le lire un contrat permettant aux bourreaux malhonnêtes de les faire souffrir ensuite encore plus atrocement, au-delà de toute retenue mais en parfaite légalité, vendant à prix d'or leurs formes gracieuses exposées sur de terrifiantes machines qui vont peu à peu les distendre, les courber à la renverse et sans doute les désarticuler, leur effroi délicieux devant le sort que soudain on leur annonce, leurs supplications éperdues, leurs promesses charmantes, les baisers voluptueux, les larmes inutiles, et bientôt leur pénétration barbare par des phallus garnis de pointes, les hurlements de douleur sous la morsure du fer rouge et des tenailles, leur sang qui jaillit en sources vermeilles, l'arrachement progressif de leurs délicats attraits féminins, enfin les longs spasmes et tremblements convulsifs qui se répandent en ondes successives dans tout leur corps martyrisé, suivis, toujours trop tôt hélas, par leurs derniers soupirs. Les meilleurs morceaux de leur anatomie étaient ensuite mangés, sous l'appellation «brochettes de biche sauvage» dans des restaurants spécialisés du Tiergarten.

«Rassurez-vous, mon cher ami, ces fraudes n'ont pas duré très longtemps, car nous faisons notre métier avec vigilance, bien que de façon compréhensive, l'éros étant par nature le domaine privilégiéde la frustration, du fantasme criminel et de la démesure. Il faut avouer qu'une fois la troublante victime offerte à sa merci sur quelque croix ou chevalet dans une posture convenable et inconvenante, comme vous dites en français, au moyen de cordelettes bien attachées, chaînes trop tendues, courroies et bracelets en cuir soigneusement ajustés pour rendre commodes les multiples tortures prévues ainsi que des viols éventuels, l'esthète enivré par l'excitation du sacrifice peut avoir un peu de mal à contenir sa passion amoureuse dans les limites permises, et plus encore si la séduisante captive joue avec conviction la comédie de l'abandon, du martyre et de l'extase. En fin de compte, si les débordements condamnables restent malgré tout peu fréquents, c'est que les véritables connaisseurs apprécient surtout ces petites suppliciées complaisantes qui s'appliquent à se tordre avec grâce dans leurs liens et à gémir d'émouvante façon sous les instruments du bourreau, avec les reins qui se cambrent et tressaillent, la poitrine qui palpite au gré de halètements plus rapides, bientôt la tête et le col qui fléchissent soudain vers l'arrière dans un délectable appel à l'immolation, tandis que les lèvres gonflées s'entrouvrent davantage sur un harmonieux râle de gorge et que les yeux agrandis chavirent dans une pamoison ravissante… Notre Violetta, que vous avez à demi éventrée, était l'une de nos actrices les plus connues. On venait de loin pour voir écarteler son corps au galbe de rêve, couler un ruisselet de sang sur sa chair nacrée, défaillir son visage d'ange. Elle y mettait tant d'ardeur qu'avec un peu d'adresse on parvenait à la faire jouir longuement entre deux paroxysmes d'une souffrance qui ne pouvait guère être feinte…»

Cet homme à l'aspect raisonnable serait-il tout à fait fou? Ou bien veut-il me tendre un piège? Dans le doute, et pour tenter d'en savoir plus, je me risque avec prudence sur son terrain, visiblement miné par les adjectifs d'un répertoire trop connu, même des non-spécialistes:

«Je suis en somme accusé d'avoir abîmé par malveillance un de vos plus jolis jouets d'enfant?

– Si vous voulez… Mais, à vrai dire, nous en possédons beaucoup d'autres. Et nous n'éprouvons aucun souci pour le renouvellement, vu l'abondance des candidates. Votre chère Gigi, par exemple, malgré son très jeune âge et un évident manque d'expérience, qui n'est d'ailleurs pas sans charme, montre déjà, dans ce domaine un peu spécial, une étonnante vocation précoce. Elle a malheureusement un caractère difficile, capricieux, imprévisible. Il lui faudrait se soumettre à un stage de perfectionnement dans l'une de nos écoles pour esclaves de lit; mais elle le refuse en riant. La formation technique et sentimentale des apprenties hétaïres est pourtant une tâche essentielle pour la police des mœurs, si nous voulons réhabiliter leur profession.»

Notre commissaire aux excès érotiques parle d'une voix mesurée et réfléchie, convaincue bien que souvent un peu rêveuse, qui semble de plus en plus l'écarter de son enquête pour se perdre dans le brouillard de sa propre psyché. L'éros serait-il aussi le lieu privilégié du ressassement éternel et de la reprise insaisissable, toujours prête à resurgir? Suis-je là pour rappeler à l'ordre ce fonctionnaire impliqué dans son travail d'une façon trop personnelle?

«Si vous pensez vraiment que je suis un assassin, doublé d'un dément incapable de contrôler ses pulsions sadiques, pourquoi ne procédez-vous pas sans plus attendre à mon arrestation?»

Lorentz se redresse sur sa chaise pour me regarder avec étonnement, comme s'il découvrait tout à coup ma présence, paraissant émerger de son égarement pour me rejoindre sur terre, sans toutefois quitter son ton de conversation amicale:

«Mon cher Marco, je ne vous le conseille pas. Nos prisons sont anciennes et manquent dramatiquement de confort, surtout en hiver. Patientez au moins jusqu'au printemps… Et puis, je ne voudrais pas déplaire outre mesure à la belle Io, qui nous rend bien des services.

– Seriez-vous aussi partie prenante dans son industrie?

Doceo puellas grammaticam, répond le commissaire avec un sourire complice. La règle du double accusatif de notre jeunesse studieuse! Commencer par leur apprendre la syntaxe et l'usage d'un vocabulaire pertinent me semble la meilleure méthode pour la formation des adolescentes, surtout si elles veulent opérer dans un milieu ayant quelque souci culturel.

– Avec sévices charnels à l'appui, pour châtier les terminologies et constructions fautives?

– Evidemment! Les verges avaient un rôle essentiel dans l'éducation gréco-romaine. Mais songez-y: double accusation, double peine, ha, ha! Les barbarismes dans le discours vont toujours de pair avec les erreurs de comportement dans le soin de la volupté. Aux précises zébrures incarnat d'une badine souple il convient donc, pour préparer en même temps les collégiennes sanctionnées aux contraintes plastiques du métier qu'elles ont choisi, d'adjoindre le piment d'une posture délibérément sensuelle, contre quelque colonne munie des anneaux d'accrochage et chaînes propices, ou sur l'arête aiguë d'un chevalet… Sensuelle pour le maître, bien entendu, mais sensible pour l'écolière!»

Comme souvent dans une institution policière bien comprise, Lorentz a vraiment l'air de vivre en parfaite harmonie avec les activités plus ou moins répréhensibles d'un secteur qu'il surveille jalousement. Il me faut reconnaître en outre qu'il parle un français beaucoup plus riche que je ne l'avais cru d'abord, dans la salle du café des Alliés, puisqu'il se risque à des jeux de langage, y compris sur une citation latine… Un nouveau problème me vient à l'esprit, concernant cette fois le service dont je fais moi-même partie, ou du moins «faisais»:

«Dites-moi, Commissaire, Pierre Garin, qui est apparemment très lié avec madame et mademoiselle Kast, était-il aussi membre de cette organisation libertine?

– De toute façon, Pierre Garin était partout, ici en tout cas, dans notre Berlin-Ouest, plaque tournante de tous les vices, trafics immoraux et marchés corrompus. C'est même ce qui a perdu notre ami. Il trahissait trop de gens à la fois. Je peux à ce propos vous raconter une curieuse histoire, encore inexpliquée. Nous possédions déjà, depuis deux jours, un premier cadavre de Pierre Garin, alors qu'il vous rendait visite dans l'après-midi, en parfaite santé. Nous avons du reste compris assez vite que le corps défiguré, découvert dans une mare d'eau croupie au point le plus bas du long boyau souterrain qui, passant sous le bras mort du canal, permet de sortir du pavillon Kast sur la rive opposée, n'était pas vraiment celui de votre malheureux collègue, bien que l'on ait trouvé dans la poche intérieure de sa veste un passeport français au nom de Gary P. Sterne, né à Wichita Kansas, qui est la plus couramment utilisée de ses nombreuses identités pseudonymes. La seule hypothèse que nous ayons pu retenir comme plausible, et certes la plus rationnelle, serait qu'il cherchait à disparaître. S'estimant sans doute en danger, il imaginait que la meilleure façon d'échapper aux exécuteurs qui le poursuivaient, pour on ne sait quel motif, était de se faire passer pour déjà mort. Trente à quarante heures plus tard, quelqu'un le poignardait par derrière avant de laisser choir son corps dans le canal, toujours aux environs immédiats de votre hôtel.

– Ainsi vous êtes convaincu que c'est moi?

– Mais non, absolument pas! J'ai avancé cette supposition à tout hasard, pour voir, à votre réaction, si vous aviez quelque chose à nous apprendre sur un sujet à peine dégrossi, en pleine mouvance narrative… Période pour nous passionnante.

– Vous suivez une piste?

– Bien entendu, et même plusieurs. Les choses avancent à grands pas, dans de multiples directions.

– Et pour l'assassinat du vieux von Brücke?

– Là, c'est différent. Pierre Garin comme Walther vous ont aussitôt accusé nommément. Le second assure même qu'il a tiré sur vous pour venger la mort de son père.

– Lui, vous le croyez sur parole?

– Toute son histoire se tient d'une manière très cohérente: chronologie, durée des parcours, témoignages annexes, sans compter les raisons tout à fait convaincantes qui vous ont poussé au parricide. A votre place, j'aurais fait la même chose.

– Sauf que je ne suis pas le fils de l'Oberführer. Qu'il ait été nazi, qu'il ait abandonné sa très jeune épouse parce que demi-juive, qu'il ait montré trop de zèle en Ukraine, ne me concerne en rien à titre familial.

– Vous avez tort, mon cher, de vous obstiner dans cette voie sans issue, surtout avec votre passé trouble, votre père supposé inconnu, votre enfance ballottée entre le Finistère et la Prusse, votre mémoire défaillante…

– Tandis que votre Walther est la clarté même, sans histoire et au-dessus de tout soupçon! Connaissez-vous ses peintures et dessins sadico-pornographiques?

– Bien sûr! Tout le monde les connaît. On en vend même de belles reproductions lithographiques dans une librairie spécialisée de Zoobahnhof. Au milieu de la grande débâcle, on gagne sa vie comme on peut, et il a maintenant acquis le statut d'artiste.»

C'est à ce moment-là que la raide infirmière en blouse blanche empesée a franchi de nouveau, sans avoir frappé à la porte, le seuil de ma chambre, présentant vers moi un petit sac en plastique transparent où, m'annonçait-elle dans un allemand limpide et sec, se trouvaient les deux balles extraites par le chirurgien, qui me les offrait en souvenir. Lorentz a tendu la main pour saisir le sachet avant moi et l'a considéré d'un œil surpris. Son verdict ne s'est pas fait attendre:

«Ça n'est pas du neuf millimètres, mais du sept soixante-cinq. Ce qui change tout!»

Levé précipitamment de son siège, il est sorti avec l'infirmière sans même me saluer, en emportant les balles litigieuses. Je n'ai donc pas su si le changement en question se rapportait à moi. J'ai ensuite eu droit à un repas insipide, sans boisson euphorisante d'aucune sorte. Dehors, la nuit tombait déjà, rendue incertaine et blême sous l'effet d'une brume très dense. Aucune lampe cependant ne s'allumait, ni à l'extérieur ni à l'intérieur… Le calme, le gris… Je n'ai pas tardé à me rendormir.

Plusieurs heures après (combien, je ne sais pas), Gigi est revenue. Je ne l'avais pas vue entrer. Quand j'ai ouvert les yeux, réveillé peut-être par les menus bruits de sa présence, elle était là, debout devant mon lit. Quelque chose d'anormalement exalté se lisait sur sa figure enfantine et dans ses gestes; mais il ne s'agissait pas d'une excitation joyeuse, ou d'un trop plein d'exubérance, plutôt une sorte d'énervement halluciné, comme en produisent certaines plantes vénéneuses. Elle a jeté sur ma couverture un petit rectangle dur et brillant que j'ai reconnu aussitôt, avant même de l'avoir pris en main: c'était l'Ausweis de Walther, celui dont je m'étais servi par une chance inespérée à ma sortie du tunnel macabre, en quittant le magasin de poupées par les caves. Et elle m'a dit très vite, avec une espèce de ricanement sans gaieté:

«Tiens! Je t'ai apporté ce truc. Une carte d'identité supplémentaire, ça peut toujours servir, dans ton métier. La photo, on dirait vraiment toi… Walther n'en aura plus besoin. Il est mort!

– On l'a tué, lui aussi?

– Oui: empoisonné.

– On sait qui a fait le coup?

– Moi, en tout cas, je le sais de bonne source.

– Et alors?

– Apparemment, c'est moi.»

Le récit qu'elle a entrepris ensuite était si touffu, si rapide, et si confus par endroit que je préfère en fournir ici un contenu sommaire, sans redites ni digressions inutiles, et surtout remis en bon ordre. Je reprends, donc, et je résume: dans une des boîtes de nuit licencieuses proches du Sphinx, qui porte le nom de Vampir, Walther allait souvent boire un cocktail maison, préparé avec le sang frais des jeunes proies-barmaids en courtes chemisettes vaporeuses agréablement déchirées qui servent aux messieurs les boissons et plaisirs. Gigi proposait ce soir à son maître de tenir pour lui – mais en privé – ce rôle qu'il appréciait tant là-bas, et d'en reproduire le cérémonial avec son propre sang. Il acceptait bien sûr avec enthousiasme. Le docteur Juan a lui-même accompli la saignée sacrificielle, dans l'une des rares flûtes à champagne en cristal conservées en bon état. En plus de l'alcool fort et du piment rouge, Gigi, seule dans son cabinet de toilette, a rajouté au mélange une bonne dose d'acide prussique, donnant à l'ensemble un incontestable parfum d'amande amère dont Walther ne s'est pas méfié. Du bout des lèvres, il a d'ailleurs jugé cela délicieux, et il a bu d'un seul trait le philtre d'amour. Il est mort en quelques secondes. Juan est demeuré d'un calme absolu. Il a humé avec circonspection le reliquat du liquide vermillon qui adhérait aux parois du verre. Et il a dévisagé la jeune fille avec insistance, sans rien dire. Elle n'a pas baissé les yeux. Alors, le docteur a prononcé son diagnostic: «Arrêt cardiaque. Je vais t'écrire un certificat de décès naturel.» Gigi a répondu: «Quelle tristesse!»

Dès ma sortie de l'hôpital américain, je suis parti avec elle vers l'île de Rügen, pour ce qu'elle appelait notre voyage de noces. Cependant, et d'un commun accord, c'est avec sa troublante maman que mon mariage légal allait avoir lieu dès notre retour. Gigi estimait cette solution plus prudente, plus en accord avec sa propre nature: elle aimait l'esclavage sans aucun doute, mais comme jeu érotique, et tenait au contraire par-dessus tout à sa liberté. Ne venait-elle pas d'en faire la démonstration?

Mes élans de tendresse comme de possession étaient d'ailleurs encore un peu freinés par mes blessures. Mon épaule gauche devait éviter certains mouvements et le bras restait maintenu en écharpe, par précaution. Nous avons repris ce même train, à Berlin-Lichtenberg, d'où j'étais descendu quinze jours plus tôt, et dans le même sens, c'est-à-dire vers le nord. Sur le quai de la gare, il y avait foule. Devant nous se tenait immobile un groupe compact d'hommes plutôt grands, très maigres, avec de longs manteaux noirs ajustés et des chapeaux en feutre à larges bords, noirs également, attendant on ne savait quoi, puisque le convoi qui venait de Halle, Weimar et Eisenach, était déjà là depuis quelque temps. Par-delà cette masse funèbre, ou religieuse, j'ai cru apercevoir Pierre Garin. Mais sa figure avait un peu changé. Une barbe naissante, qui pouvait avoir au moins huit jours, couvrait ses joues et son menton d'un indécis masque d'ombre. Et des lunettes noires cachaient ses yeux. D'un discret mouvement de tête, j'ai désigné le revenant à ma petite fiancée, qui, après avoir jeté un bref regard dans sa direction, m'a confirmé sans montrer le moindre émoi qu'il s'agissait bien de lui, m'apprenant en outre que le confortable pardessus qu'il portait sur le dos avait appartenu à Walther. C'est Joëlle qui avait dit à Pierre Garin de choisir ce qui lui plaisait dans la garde-robe du cher disparu.

Ça m'a fait l'effet bizarre qu'il volait mes propres habits. J'ai porté ma main libre à la poche intérieure de ma veste, où l'Ausweis rigide était en place. Le docteur Juan avait, sur notre demande, établi le certificat de décès au nom de Marco von Brücke. Lorentz a donné son accord sans difficulté. J'aimais l'idée de ma nouvelle vie, dont beaucoup d'aspects m'allaient comme un gant. Une brève douleur à l'œil gauche m'a rappelé les combats sur le front de l'est, auxquels je n'étais mêlé que par procuration. J'ai pensé que, dès notre arrivée à Sassnitz, il me faudrait acquérir des verres sombres pour protéger mes yeux blessés du soleil hivernal sur les étincelantes falaises blanches.

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