QUATRIÈME JOURNÉE

Dans la chambre n° 3, à l'Hôtel des Alliés, HR est réveillé d'une manière brutale par l'intempestif vrombissement d'un quadrimoteur américain, sans doute la version cargo du B 17, qui vient de décoller sur le tout proche aérodrome de Tempelhof. Les vols y sont certes moins nombreux aujourd'hui qu'à l'époque du pont aérien, durant le blocus, mais ils demeurent très présents. Entre les doubles rideaux restés en position diurne, rabattus vers les deux côtés, toute la fenêtre donnant sur l'extrémité en cul-de-sac du canal mort vibre de façon si inquiétante au passage de l'appareil, dont l'altitude doit être encore plus faible qu'à l'ordinaire, que l'on croirait l'ensemble du vitrage promis à une inévitable explosion, le bruit des carreaux brisés qui retomberaient alors en morceaux sur le plancher, l'un après l'autre, se mêlant à celui de l'avion qui s'éloigne et prend de la hauteur. Il fait grand jour. Le voyageur se redresse et s'assoit au bord du lit, heureux d'avoir échappé à cet incident supplémentaire. Son esprit est si embrouillé qu'il n'est pas tout à fait sûr de l'endroit où il se trouve.

S'étant mis debout, avec une sorte de malaise persistant dans tout son corps et ses membres comme dans le fonctionnement cérébral, il voit que sa porte (qui fait face à la fenêtre) est grande ouverte. Dans l'embrasure béante se tiennent deux personnages immobiles: l'avenante Maria portant un plateau chargé et, derrière elle mais la dépassant d'une tête et des épaules, l'un des frères Mahler, probablement Franz à en juger par sa voix rébarbative qui annonce, sur un ton de reproche agressif: «C'est le petit déjeuner, monsieur Wall, que vous avez commandé pour cette heure-ci.» L'homme, dont la stature semble encore plus démesurée que dans la salle du bas, s'éclipse aussitôt vers les profondeurs obscures d'un couloir où il est contraint de se courber, tandis que la frêle servante arborant son plus joli sourire va déposer le plateau sur une table aux dimensions modestes, assez proche de la fenêtre, que le voyageur n'avait pas remarquée quand il a pris possession des lieux (hier? avant-hier?) et qui doit servir aussi de bureau pour écrire, car la jeune fille écarte avant de disposer les assiettes, tasse, corbeilles, etc., une liasse de feuilles blanches au format commercial et sans en-tête, ainsi qu'un stylographe paraissant attendre le scripteur.

HR, en tout cas, possède désormais une certitude: il a retrouvé sa chambre d'hôtel et c'est là qu'il a passé la fin d'une nuit agitée. Cependant, s'il a conscience d'être rentré fort tard, il ne se souvient pas d'avoir demandé qu'on le réveille, à quelque heure que ce soit, et il a maintenant omis de se le faire répéter d'une façon moins vague par le patron grincheux, compensant alors le manque d'une montre en bon état de marche. Au reste, on dirait que la notion d'heure, exacte ou même approximative, a perdu toute importance à ses yeux, peut-être parce que sa mission spéciale se trouve mise en suspens, ou bien seulement depuis qu'il s'est perdu dans la contemplation du tableau de guerre ornant sa chambre d'enfant, chez la maternelle et troublante Io. A partir, en effet, de l'espèce de dérive mentale produite par cette ouverture doublement aveugle, murée avec un trompe-l' œil lourd d'une signification absente, les événements en chapelet de la nuit lui laissent une désagréable impression d'incohérence, à la fois causale et chronologique, une succession d'épisodes qui paraissent sans autres liens que de contiguïté (ce qui empêche de leur assigner une place définitive), dont certains se colorent d'une reposante douceur sensuelle, tandis que d'autres relèveraient plutôt du cauchemar, sinon de la fièvre hallucinatoire aiguë.

Maria ayant achevé la mise en place de sa collation matinale, HR, qui ne cesse de réentendre la phrase prononcée par le mauvais Mahler, au lieu de requérir l'élucidation de l'ambigu «cette heure-ci», demande à la servante sur le point de sortir, dans un allemand simplifié mais clair, d'où vient ce nom de Wall qu'on lui attribue. Maria le regarde avec de grands yeux étonnés, finissant par dire: «Ein freundliches Diminutiv, Herr Walther!», formulation qui plonge le voyageur dans une perplexité nouvelle. Ça ne serait donc pas le patronyme Wallon que l'on a ainsi «amicalement» abrégé, mais le prénom Walther, qui n'a jamais été le sien et ne figure sur aucun document, authentique ni faux.

La jeune soubrette disparue, sur une gentille courbette avant de refermer la porte, HR désemparé grignote quelques fragments de divers pains, biscuits ou fromage sans goût. Il pense à autre chose. Après avoir repoussé ces aliments inopportuns dont il n'a aucune envie, il replace les feuilles de papier vierges au centre de la table, devant sa chaise. Et, avec le souci principal de mettre un peu d'ordre – si cela est encore possible – dans la série discontinue, mobile, fuyante, des différentes péripéties nocturnes, avant qu'elles ne soient dissoutes parmi la brume des réminiscences fictives, de l'oubli spécieux ou de l'aléatoire effacement, voire d'une totale dislocation, le voyageur reprend sans plus tarder la rédaction de son rapport dont il craint que la maîtrise, de plus en plus, ne lui échappe:

Après le départ de Gigi pour son travail équivoque, je suis allé ramasser sur le seuil de la porte toujours ouverte ce poignard de cristal que la coupe à champagne avait formé en se brisant. Je l'ai considéré avec attention, un long moment, sous ses divers angles. A la fois fragile et cruel, il pouvait éventuellement me servir comme arme défensive, ou plutôt comme menace si je voulais, par exemple, contraindre quelque gardien ou gardienne à me livrer les clefs de ma prison. A tout hasard, j'ai donc rangé le dangereux objet sur une étagère de l'armoire, debout sur son pied intact, à côté de la fine chaussure de bal recouverte d'étincelantes paillettes bleues, reflet lointain de l'eau profonde au pied des falaises, en mer Baltique.

Ensuite, au bout d'un laps de temps difficile à définir, la duègne vêtue de noir est arrivée, portant sur un petit plateau quelque chose qui ressemblait à une ration K de l'armée américaine: une cuisse de poulet froid, plusieurs quartiers de tomate crue (brillants, bien réguliers, d'un beau rouge de chimie) et un gobelet en plastique translucide contenant une boisson brunâtre, qui pouvait être du coca-cola sans mousse. La vieille dame n'a pas prononcé un mot tandis qu'elle s'avançait pour déposer son offrande sur mon matelas. En s'en allant, toujours muette et fermée, elle a vu les débris du verre cassé sur le sol, qu'elle s'est contentée, après m'avoir jeté un regard accusateur, de repousser avec son pied vers un coin du mur.

En l'absence de tout autre siège, j'ai mangé les tomates et le poulet assis sur un des lits d'enfant, celui dont l'oreiller porte un grand M gothique brodé à la main. Bien que redoutant encore une fois d'être victime de quelque drogue ou poison, je me suis risqué aussi à goûter du bout des lèvres le liquide suspect, couleur de rouille noirâtre, qui était en tout cas beaucoup moins mauvais que du coca-cola. A la seconde gorgée, je l'ai même trouvé bon, probablement alcoolisé, et j'ai fini par boire tout le verre. Je n'avais pas pensé à demander l'heure à ma visiteuse, dont l'aspect peu amène n'incitait guère à la conversation. Rigide geôlière, longue, maigre et noire, elle semblait sortie d'une tragédie antique mise en scène selon nos modes d'après-guerre. Je ne me souviens plus si, allongé de nouveau sur mon matelas, j'ai sombré ou non dans le sommeil.

Un peu plus tard, Io se dressait au-dessus de moi, tenant à deux mains une tasse blanche posée sur sa soucoupe qu'elle faisait bien attention de garder horizontale, répétition donc d'une séquence antérieure déjà rapportée. Mais cette fois, ses cheveux noirs aux souples ondulations brillantes se répandaient défaits sur les épaules, et sa chair laiteuse apparaissait en maints endroits à travers les gazes et dentelles d'un déshabillé transparent pour nuit de noces, sous lequel ne se discernait aucun sous-vêtement et qui retombait jusqu'à ses pieds nus. Ses bras étaient nus également, ronds et fermes sous une peau de satin presque immatérielle. Les aisselles bien lisses devaient être rasées. La fourrure pubienne formait un triangle équilatéral, peu important mais net, et très sombre sous les plis mouvants du voile.

«Je vous apporte une tasse de tilleul», a-t-elle murmuré timidement, comme si elle avait peur de me réveiller alors que j'avais les yeux grands ouverts, levés vers elle à la quasi-verticale. «C'est indispensable le soir, pour bien dormir sans faire de mauvais rêves.» J'ai pensé aussitôt, évidemment, au baiser vespéral de la maman vampire dont le petit garçon a besoin, comme viatique, afin de trouver le repos. Si ma couche improvisée n'était pas dépourvue de draps, elle m'aurait sans doute bordé dans mon lit, avant de m'embrasser une ultime fois.

Cependant l'image suivante la montre, dans le même costume et penchée à nouveau vers mon visage, mais agenouillée à califourchon sur moi, cuisses largement ouvertes, mon sexe dressé à l'intérieur du sien, qu'elle remue doucement par de lents roulis, oscillations, balancements, et remous soudain plus forts, comme fait l'océan caressant les rochers… Je n'étais certes pas indifférent au soin qu'elle mettait à me faire ainsi l'amour; néanmoins je me trouvais dans un égarement inexplicable, une sorte d'état second: tout en éprouvant un vif plaisir physique, je ne me sentais pas vraiment concerné par cette affaire. Alors qu'en de semblables circonstances je prends volontiers toutes les initiatives, sans beaucoup rechercher celles de ma partenaire, je m'abandonnais cette nuit à une situation exactement opposée. J'avais l'impression qu'on me violait, mais je n'estimais pas cela désagréable, bien au contraire, seulement peut-être un peu absurde. Allongé sur le dos, les bras inertes, je pouvais jouir avec intensité tout en demeurant pour ainsi dire absenté de moi-même. J'étais comme un bébé à moitié endormi que sa mère déshabille, savonne, lave longuement jusque dans les moindres recoins, rince, frictionne, saupoudre de talc, qu'elle répartit ensuite avec une duveteuse houppette rose, tout en me parlant avec douceur et autorité, musique rassurante dont je ne cherche même pas à percer le sens qui m'échappe… Tout cela continue, à la réflexion, de me paraître absolument contraire à ce que je crois savoir de ma nature, d'autant plus que cette amante maternelle est beaucoup plus jeune que moi: elle a trente-deux ans et j'en ai quarante-six! Quel genre de drogue – ou de philtre – contenait donc mon faux coca-cola?

A un autre moment (était-ce avant ce qui précède? ou au contraire juste après?) c'est un médecin qui s'inclinait sur mon corps docile. On m'avait allongé à plat dos (depuis la tête jusqu'aux genoux repliés vers le sol) sur un des deux lits d'enfant trop courts, pour une auscultation. Le praticien était assis à mon côté sur une chaise de cuisine (d'où provenait-elle?) et il me semblait avoir déjà vu cet homme auparavant. Ses rares paroles laissaient d'ailleurs supposer qu'il ne me faisait pas là sa première visite. Il avait la barbiche, la moustache et la calvitie de Lénine, les yeux en fente étroite derrière ses lunettes à monture d'acier. Il prenait des mesures avec divers instruments traditionnels, concernant le cœur en particulier, et notait ses observations sur un bloc-notes. Je pensais pouvoir aussi bien ne l'avoir jamais rencontré: il aurait seulement ressemblé à la photographie d'un espion célèbre ou d'un criminel de guerre, parue à plusieurs reprises dans la récente presse française. En me quittant, il a dit d'un ton de compétence indiscutable qu'une analyse s'imposait, mais sans préciser l'analyse de quoi.

Et voilà que c'est à présent la figure de Io qui revient. Bien que ce flash final s'en soit détaché, il doit appartenir à la même scène lascive: le corps de la jeune femme est toujours gazé des mêmes voiles vaporeux et elle me chevauche encore de la même manière. Mais ses reins se sont cambrés, son buste est redressé, courbé même par instant à la renverse. Ses bras levés se tordent, comme si elle nageait désespérément pour échapper au flot des dentelles et mousselines qui la submergent. Sa bouche s'ouvre pour aspirer l'air qui se raréfie dans cet élément liquide. Sa chevelure vole tout autour de son visage comme les rayons d'un soleil noir. Un long cri rauque meurt progressivement dans sa gorge…

Et maintenant je suis à nouveau seul, mais j'ai quitté la chambre des enfants. J'erre dans les couloirs à la recherche des toilettes, où je me suis pourtant déjà rendu au moins deux fois. On dirait que les longs corridors presque dépourvus de lumières, les bifurcations subites, les coudes à angle droit, les impasses, sont devenus infiniment plus nombreux, plus complexes, plus déroutants. La crainte me vient que cela ne soit pas compatible avec les dimensions extérieures de la maison sur le canal. M'aurait-on transporté ailleurs à mon insu? Je ne suis plus en pyjama: j'ai passé à la hâte des sous-vêtements masculins qui se trouvaient dans la grosse armoire, puis une chemise blanche, un pull-over, et enfin le costume d'homme pendu sur son cintre. Il est en laine épaisse, confortable, fait à ma taille et comme coupé sur mesures. Rien de tout cela ne m'appartient, mais tout avait l'air mis là bien en vue à mon intention. J'ai pris aussi un mouchoir blanc, où la lettre W était brodée dans un angle, et des chaussures de sport pour homme qui semblaient m'attendre également.

Après maints détours, rebroussements et reprises, je crois avoir enfin retrouvé ce dont je garde un souvenir très précis: une pièce de bonnes dimensions transformée en salle de bains, avec un lavabo, des toilettes et une vaste baignoire en fonte émaillée, montée sur quatre pieds de lion. La porte, que je peux reconnaître malgré la lumière incertaine du couloir, particulièrement réduite à cet endroit, s'ouvre sans mal; mais une fois repoussée en grand, elle ne semble donner que sur un cagibi tout à fait noir. Je cherche à tâtons l'interrupteur, situé en principe contre la paroi intérieure, du côté gauche. Pourtant, je ne rencontre rien sous ma main qui ressemblerait à un bouton électrique en porcelaine accolé au chambranle. Comme je me suis avancé, perplexe, sur le seuil béant et que mes yeux, d'autre part, s'habituent à l'obscurité, je comprends qu'il ne s'agit en aucune façon d'un cabinet de toilette, grand ou petit, ni même d'une quelconque autre pièce: je me trouve en haut d'un étroit colimaçon aux degrés de pierre, qui évoque davantage l'escalier dérobé qu'un vulgaire accès de service. Une faible lueur provenant du bas éclaire vaguement – à des profondeurs dont je ne puis évaluer la distance les dernières marches visibles d'une descente raide et très sombre, un peu effrayante.

Sans trop savoir dans quel but, je me risque, dominant mon appréhension, à emprunter cet escalier malcommode où bientôt je ne distingue même plus mes propres pieds. A défaut de rampe, je me guide en m'appuyant de la main gauche sur la muraille externe, froide et rugueuse, de l'hélice, c'est-à-dire du côté où les marches sont malgré tout moins étroites. Ma progression est rendue plus lente encore par le peur d'une chute, car il me faut explorer du bout de ma chaussure les degrés successifs pour m'assurer qu'il n'en manque pas un. A un moment, le noir est si total que j'ai l'impression d'être victime d'une complète cécité. Je continue néanmoins à descendre, mais le périlleux exercice dure beaucoup plus longtemps que je ne l'imaginais. Heureusement, la lueur pâle qui monte d'en bas prend enfin le relais de celle qui provenait, là-haut, du corridor. Cette nouvelle zone avarement éclairée se révèle hélas d'une courte étendue et, bientôt, je dois entreprendre un nouveau tour de vis sans voir où je pose le pied. Il m'est difficile de compter le nombre de spires que j'accomplis ainsi, mais je finis par me rendre à cette évidence: l'étrange puits de pierre qui perce du haut en bas le pavillon en briques ne mène pas au rez-de-chaussée, il ne donne accès qu'à quelque cave, sous-sol, ou crypte, un étage au-dessous, donc deux étages plus bas que la chambre d'où je suis parti.

Quand j'atteins enfin le fond de cette spirale qui me semblait interminable, jalonnée seulement par de rares veilleuses beaucoup trop espacées, j'ai devant moi l'entrée d'une galerie qui, elle, n'est plus éclairée du tout. Mais, sur la dernière marche correspondant au dernier lumignon, est posée une lampe torche portative du modèle militaire utilisé par les troupes d'occupation américaines; et elle fonctionne parfaitement. La portée de son étroit faisceau lumineux me permet d'apercevoir un long couloir souterrain, rectiligne, large d'un mètre cinquante tout au plus, qui comporte une voûte en pierre de taille dont la facture paraît assez ancienne. Le sol en est fortement incliné et disparaît bientôt sous une masse d'eau croupissante dont s'est emplie une section plus creuse, sur peut-être quinze ou vingt mètres. Un passage en planches, néanmoins, sur le côté droit, émerge suffisamment pour que l'on puisse franchir cette mare à pied sec…

Et là, entre le dernier caillebotis et le mur, baignant aux trois-quarts dans l'eau noirâtre, il y a le corps d'un homme, allongé à plat-ventre et les membres étalés, mort sans aucun doute. Je l'examine un instant, peu étonné en fin de compte par sa macabre présence, en promenant sur lui le rond lumineux projeté par ma torche. Ensuite le sol remonte et, marchant plus vite pour m'éloigner sans trop tarder du compromettant cadavre, j'arrive à un nouvel escalier en colimaçon, dépourvu celui-ci du moindre éclairage et dont les marches sont en tôle perforée. Je le gravis en faisant le moins de bruit possible. Il débouche dans une guérite métallique rouillée qui, je m'en aperçois tout de suite, fait partie du dispositif de relevage de l'ancien pont à bascule. J'éteins ma lampe, par prudence, et la dépose sur le plancher de fer nervuré en losanges, avant de sortir sur le quai à peine extrait des ténèbres par quelques lampadaires désuets, paraissant fonctionner au gaz, suffisants néanmoins pour autoriser une marche rapide sur les pavés disjoints et cahoteux.

Il fait nettement moins froid, cette nuit; je supporte sans peine la privation de ma pelisse ainsi que de tout manteau. Comme on pouvait s'y attendre après le parcours assez long dans le profond tunnel partiellement envahi par l'eau, je me trouve à présent sur l'autre rive du canal secondaire en cul-de-sac, face au pavillon cossu à multiples pièges, magasin de poupées, nid d'agents doubles, commerce de chair fraîche, prison, clinique, etc. Toutes les fenêtres de la façade en sont brillamment illuminées, comme si une grande fête y battait son plein, ce dont pourtant je n'ai perçu aucun signe en quittant les lieux. La croisée centrale au-dessus de la porte d'entrée – celle où j'ai aperçu Gigi pour la première fois – est grande ouverte. Les autres, qui s'ornent à l'intérieur de voilages blancs contre les vitres et dont les doubles rideaux ne sont pas fermés, laissent entrevoir les ombres fugaces des invités qui passent, des domestiques soutenant de larges plateaux, des couples qui dansent…

Plutôt que d'emprunter le pont pour rejoindre l'hôtel des Alliés, à l'autre extrémité du quai d'en face, je préfère poursuivre mon chemin sur ce côté-ci du canal mort, et passer ensuite au bout de l'impasse où gît le voilier fantôme… Presque aussitôt, j'entends derrière moi des pas d'homme sur le pavage inégal, à la fois pesants et souples, caractéristiques des bottillons portés par la Military Police. Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir de quoi il s'agit, mais l'ordre bref en allemand retentit de ne pas aller plus loin: «Halt!» prononcé dirait-on par un véritable germanophone. Ayant donc exécuté sans hâte excessive un demi-tour sur place, je vois s'avancer vers moi le couple habituel de M.P. américains, portant ces deux grosses lettres blanches peintes sur le devant du casque et la mitraillette tenue à la hanche, négligemment braquée dans ma direction. En quelques amples enjambées assorties à leur taille, ils s'immobilisent à deux mètres de moi. Celui qui parle allemand me demande mes papiers, et si je suis en possession du laissez-passer nécessaire pour circuler après le couvre-feu. Sans rien répondre, je porte ma main droite à la poche intérieure gauche de ma veste, avec le naturel de celui qui serait sûr d'y trouver la chose en question. A ma grande surprise, je sens sous mes doigts un objet dur, si plat que je ne l'avais pas remarqué en enfilant mon costume d'emprunt, et qui se révèle être un Ausweis berlinois, rectangle rigide avec des coins arrondis.

Sans même y porter les yeux, je m'avance d'un pas pour le tendre au soldat qui l'inspecte dans l'intense clarté de sa lampe torche, identique à celle dont je viens moi-même de faire usage; puis il dirige vers mon visage le faisceau lumineux aveuglant, pour comparer ensuite mes traits à ceux de la photographie incorporée à la carte métallique. Je pourrai toujours lui raconter que cet Ausweis, qui n'est pas le mien comme j'en conviendrai aussitôt, a dû m'être rendu par erreur à la place du bon, sans que j'y prenne garde, lors d'un tout récent contrôle où il y avait beaucoup de monde; et je feindrai de découvrir cette substitution à l'instant même. Cependant, le policier me rend mon précieux document avec un sourire aimable, presque confus, et de brèves excuses pour sa méprise: «Verzeihung, Herr von Brücke!» Sur quoi, après un rapide salut militaire assez informe, très peu germanique, il tourne les talons ainsi que son camarade pour revenir vers le Landwehrkanal, où ils reprendront leur patrouille interrompue.

Mon étonnement est si fort, cette fois, que je ne résiste pas à l'envie de regarder à mon tour cette pièce d'identité providentielle. Sitôt que les deux M.P. sont hors de vue, je me hâte jusqu'au prochain réverbère. Dans le halo bleuâtre qu'il projette aux alentours immédiats de son pied en fonte où s'enroule du lierre stylisé, la photographie pourrait effectivement me représenter d'une façon acceptable. Le nom du véritable titulaire de la carte est: Walther von Brücke, domicilié au 2, Feldmesserstrasse, à Berlin-Kreuzberg… Flairant quelque nouveau traquenard tendu par la belle Io et ses acolytes, j’ai retrouvé mon hôtel dans le plus grand trouble. Je ne me souviens plus qui m'en a ouvert la porte. Je me sentais si mal, tout à coup, que je me suis déshabillé, lavé sommairement, mis au lit dans une sorte de brouillard onirique, et j'ai coulé à pic dans un profond sommeil.

Sans doute peu de temps plus tard, réveillé par un besoin naturel, je suis allé dans la salle de bains, qui m'a rappelé celle que j'avais cherchée en vain pendant mes aventures nocturnes dont j'ai alors revu plusieurs passages en raccourci, persuadé d'abord que je venais de faire un cauchemar, supposition d'autant plus vraisemblable que j'y reconnaissais les thèmes habituels de mes rêves récurrents depuis l'enfance: les toilettes introuvables lors d'un parcours déroutant et compliqué, l'escalier en colimaçon où il manque des marches à la descente, le souterrain envahi par la mer, le fleuve, les égouts…, enfin le contrôle d'identité où l'on me prend pour un autre… [13] Mais en regagnant ma couche et sa couette bouleversée, j'ai vu au passage les preuves matérielles d'une réalité tout à fait tangible de ces réminiscences: le costume en grosse laine accroché au dossier de ma chaise, la chemise blanche (brodée comme le mouchoir d'un W gothique), des chaussettes rouge vif avec des rayures noires du plus mauvais goût, les grosses chaussures de marche… Dans une poche intérieure de la veste, j'ai constaté aussi la présence de l'Ausweis allemand… J'étais si fatigué que je me suis rendormi aussitôt, sans attendre le réconfort d'un baiser maternel…

J'avais à peine terminé un petit déjeuner rapide, réduit au minimum par manque d'appétit, que Pierre Garin est entré sans frapper dans ma chambre avec sa coutumière aisance désinvolte, son parti pris de ne jamais paraître surpris par quoi que ce fût, et d'en savoir toujours plus que ses interlocuteurs. Après l'habituel signe de la main qui ressemblait à un salut fasciste avorté, il a tout de suite entamé son monologue, comme si nous nous étions quittés à peine quelques heures plus tôt, et sans problèmes particuliers: «Maria m'a prévenu que tu étais réveillé. Je suis donc monté pour une minute, bien qu'il n'y ait rien d'urgent. Seulement une petite information: nous nous sommes laissés avoir, l'Oberst Dany von Brücke n'est pas mort. Juste une blessure superficielle au bras! L'affaissement progressif du corps sous les balles de l'assassin, c'était de la comédie. J'aurais dû m'en douter: le meilleur moyen pour échapper à une poursuite, voire à une éventuelle reprise… Mais les autres sont, je pense, plus malins que ça…

– Plus malins que nous, tu veux dire?

– En un sens, oui… Bien que la comparaison…» Pour me donner une contenance, et ne paraître pas trop anxieux du message qu'il voulait me transmettre, je rangeais un peu le désordre accumulé sur ma table à tout faire, dont j'ai signalé déjà l'exiguïté. Tout en l'écoutant d'une oreille censément distraite, j'empilais les restes de ma collation sur le plateau qui n'avait pas encore été débarrassé, je repoussais à l'autre extrémité divers menus objets personnels; et, surtout, je mettais à l'abri les feuilles éparses du fragment de manuscrit interrompu, mais sans avoir l'air non plus d'y attacher beaucoup d'importance. Pierre Garin, c'est à craindre, n'était pas dupe. Je savais à présent qu'il ne jouait pas la même partie que moi dans notre douteuse affaire. C'était, en effet, pour le moins anormal que cet oiseau de malheur («Sterne» lui servait souvent comme nom de plume!) ne fasse pas la moindre allusion au congé brutal qu'il m'avait signifié, ni aux moyens utilisés ensuite pour retrouver ma trace, et qu'il ne me pose non plus aucune question sur ce que j'avais pu faire pendant les deux (ou trois?) jours précédents. Sur un ton indifférent, comme pour dire quelque chose se rapportant à l'enquête, j'ai demandé:

«Von Brücke avait, dit-on, un fils… Tiendrait-il un rôle dans ton abracadabrante histoire?

– Ah! Gigi t'a donc parlé de Walther? Non, il ne joue aucun rôle. Il est mort sur le front de l'Est, pendant la débâcle… Méfie-toi de Gigi et de ce qu'elle raconte. Elle invente des idioties pour le plaisir de semer la pagaille… Cette petite fille, d'ailleurs ravissante, a le mensonge rivé au corps!»

En fait, ce serait avant tout de Pierre Garin lui-même que je devrais dorénavant me méfier. Mais, ce qu'il ignorait évidemment, c'est que j'avais découvert par hasard, au cours de mes déambulations nocturnes à travers la vaste maison où j'étais en quelque sorte interné, trois dessins pornographiques signés par ce Walther von Brücke, où Gigi en personne était représentée sans erreur possible malgré les postures inconvenantes, et visiblement à l'âge ou peu s'en faut qui est encore le sien aujourd'hui. Je ne voulais pas en parler dans mon rapport, car ça ne me semblait pas un élément essentiel, sinon pour jeter une lumière crue sur les pulsions sado-érotiques de ce W. Les derniers propos de mon camarade Sterne m'ont fait changer d'avis: je détiens là une preuve que Walther von Brücke n'est pas mort à la guerre, Gigi le sait personnellement aussi, bien qu'elle dise le contraire, et il est peu probable que Pierre Garin ne soit pas au courant; dans quel but alors répète-t-il le mensonge, à ce sujet, de l'adolescente?

Une difficulté narrative cependant subsiste, qui sans doute n'était pas pour rien dans l'élimination volontaire de toute la séquence: c'est que je demeure incapable de la situer, sinon dans l'espace (la pièce ne peut être localisée ailleurs que parmi le dédale des couloirs du premier étage), du moins dans le temps. Serait-ce avant ou après la visite du docteur? Avais-je absorbé mon frugal repas arrosé d'une liqueur suspecte? Etais-je toujours en pyjama? Ou bien avais-je déjà enfilé mes habits d'évasion? Ou encore – sait-on? – d'autres vêtements provisoires, dont je n'aurais gardé aucun souvenir?

Gigi, quant à elle, est entièrement nue sur les trois dessins, dont chacun porte un numéro d'ordre et un titre. lis sont exécutés sur papier canson au format 40 x 60, avec un crayon gras noir, à mine relativement dure, travaillé à l'estompe pour marquer certaines ombres, et rehaussé de lavis aquarellés ne couvrant que des surfaces très réduites. La facture est d'une excellente qualité, que ce soit dans le modelé des chairs ou l'expression du visage. Pour maints détails du corps ou des liens qui l'entravent, ainsi que pour les traits parfaitement reconnaissables du modèle, la précision est presque excessive, maniaque; alors que d'autres parties sont laissées dans une sorte d'indécision, comme due à l'éclairement inégal, plus ou moins contrasté suivant la place des lumières, ou bien à cause de l'attention inégale que porte l'artiste pervers aux divers éléments de son sujet.

Sur la première image, intitulée «Pénitence», la jeune victime est offerte de face, à genoux sur deux petits coussins ronds et raides, garnis de multiples pointes dressées, les cuisses maintenues très largement ouvertes au moyen de bracelets en cuir enserrant la jambe au creux du mollet, et retenus au sol par des cordelettes tirées vers l'extérieur. Le dos s'appuie contre une colonne de pierre où la main gauche se trouve enchaînée par le poignet, juste au-dessus de la tête, dont les boucles dorées s'emmêlent dans un mouvant désordre. Avec sa main droite (le seul membre demeuré libre) Gigi se caresse l'intérieur de la vulve, dont elle écarte les lèvres avec le pouce et l'annulaire, tandis que l'index et le médius pénètrent profondément sous la toison du pubis, d'abondantes sécrétions muqueuses agglutinant en accroche-cœur les courtes mèches juvéniles proches de la fente. L'ensemble du bassin se tord sur le côté, faisant saillir nettement la hanche droite. Du sang d'un joli rose groseille a coulé sous les genoux, percés de nombreuses blessures que ravivent encore ses moindres mouvements. Les traits sensuels de l'adolescente expriment une sorte d'extase, qui pourrait être de souffrance mais évoque davantage la voluptueuse jouissance du martyre.

Le second dessin s'appelle «Le bûcher», mais il ne s'agit pas du traditionnel entassement de fagots sur lequel on brûlait vives les sorcières. La petite suppliciée, de nouveau à genoux mais directement sur le dallage, et les cuisses presque écartelées par leurs chaînes tendues, est vue ici de trois-quarts arrière, le buste penché en avant et les deux bras tirés vers la colonne où ses mains, attachées ensemble par les poignets, sont fixées à un anneau de fer, au niveau des épaules. Sous les fesses ainsi exposées en face du spectateur (artiste peintre, amoureux ému, tortionnaire lascif et raffiné, critique d'art…), entrouvertes et mises en valeur par la forte cambrure des reins, rougeoie un brasier ardent monté sur une sorte de haut trépied en forme de cierge, ressemblant à un brûle-parfum, qui lui consume lentement la douce motte pubienne, l'entrecuisse et tout le périnée. Sa tête est abandonnée de côté, à la renverse, tournant vers nous son gracieux visage chaviré par l'intolérable progression du feu qui la dévore, tandis qu'entre ses belles lèvres disjointes s'échappent de longs râles de douleur, modulés et fort excitants.

Au revers de la feuille plusieurs lignes hâtives, tracées en diagonale au crayon, pourraient être une dédicace du dessinateur à son modèle, paroles d'amour plus ou moins obscènes et passionnées, ou seulement de tendresse aux accents un peu cruels… Mais l'écriture nerveuse, en cursive gothique, rend pour un étranger l'inscription largement incompréhensible. Je déchiffre un mot, çà et là, sans être tout à fait sûr de le lire correctement, par exemple «meine», qui n'est qu'une succession aiguë de dix jambages verticaux, tous semblables, réunis par des déliés obliques à peine effleurés. Le terme allemand, de toute façon, une fois sorti de son contexte, pourrait aussi bien signifier «j'ai dans l'esprit» que «la mienne», «celle qui m'appartient». Ce court texte (il ne comporte que trois ou quatre phrases) est signé du simple prénom abrégé «Wal», avec une date bien lisible «avril 49». Au bas du dessin lui-même figurait au contraire le nom complet «Walther von Brücke».

Dans la troisième image, qui porte le titre symbolique «Rédemption», Gigi a été crucifiée sur un gibet de bois en forme de T, grossièrement équarri, dont la base est un V renversé. Les mains, clouées par leur paume aux deux extrémités de la barre supérieure, tendent ses bras presque à l'horizontale, tandis que ses jambes s'ouvrent selon les deux lignes divergentes du chevron inférieur, au bas duquel les pieds sont cloués sur des supports en saillie à faible pente. La tête, couronnée de roses sauvages, s'incline un peu vers l'avant, penchée sur le côté pour laisser voir un œil mouillé de larmes et la bouche qui gémit. Le centurion romain qui a veillé sur la bonne exécution de la sentence s'est ensuite appliqué à torturer le sexe de l'adolescente et les alentours, en y enfonçant la pointe de sa lance, profondément dans les chairs tendres. De ces multiples blessures au bas-ventre, à la vulve, aux aines et en haut des cuisses, sourd en abondance un sang vermeil, dont Joseph d'Arimathie a recueilli une pleine coupe à champagne.

Cette même coupe est à présent placée en évidence sur ce qui semble être une table de maquillage, dans la chambre du complaisant modèle qui a ainsi posé pour la représentation de son propre supplice, à côté du carton à dessin où j'ai remis en bon ordre, avant de le refermer, les trois feuilles de papier canson. Le contenu du verre a été bu entièrement, mais le cristal en reste souillé par les traces du liquide rouge vif qui a séché sur ses parois, et surtout dans le fond de sa concavité. La forme particulière de cette coupe (nettement moins évasée que celles où l'on sert en général les vins mousseux, quand on n'utilise pas des flûtes) me fait aussitôt reconnaître son appartenance au même service en bohème dont faisait partie l'objet cassé par la jeune fille au seuil de ma chambre [14]. Cette chambre-ci, c'est-à-dire la sienne, est dans un extraordinaire désordre, et je ne parle pas seulement des ustensiles variés qui voisinent sur la longue table avec les crèmes, fards et onguents, tout autour du miroir inclinable. La pièce entière est jonchée de choses hétéroclites allant du chapeau haut-de-forme à la mallette de voyage, d'une bicyclette pour homme à un gros paquet de cordes, de l'ancien phonographe à pavillon au mannequin de couturière, du chevalet de peintre à la canne blanche pour aveugle…, et tout cela le plus souvent abandonné au hasard, amoncelé, mis de guingois, renversé, comme après une bataille ou le passage d'un ouragan. Des vêtements, de la lingerie intime, diverses bottes ou chaussures, dépareillées, traînent un peu partout, sur les meubles comme à terre, témoignant de la façon désinvolte et violente dont Gigi traite ses propres affaires. Une petite culotte blanche largement tachée de sang gît sur le parquet, entre un peigne démêloir en fausse écaille et une paire de grands ciseaux pour coiffeur. La couleur rouge vif de la souillure toute fraîche, ou peu s'en faut, semble provenir plutôt d'une blessure accidentelle que des pertes naturelles périodiques. Probablement sans arrière-pensée libidineuse, mais par une sorte d'instinct de conservation, comme s'il s'agissait de faire disparaître les traces d'un crime où je serais impliqué, j'ai fourré le menu linge de soie maculé dans ma poche la plus profonde.

Sitôt achevé son léger repas vespéral, HR a reçu la visite de notre bon docteur Juan, qui n'a pu que constater l'état devenu plus alarmant du malade: un mélange de prostration dans une demi-inconscience (encore éveillée, quoique de plus en plus passive) alternant avec des périodes d'excessive nervosité mentale, brèves ou non, conjointes à une forte tachycardie et hypertension subites, où se manifestait derechef sa folie de la persécution, du complot multiforme visant sa personne, d'un enfermement contre son gré dans lequel le maintiendraient ses ennemis imaginaires, pour lui administrer force barbituriques, stupéfiants et poisons variés. Juan Ramirez est un praticien compétent, tout à fait fiable. Bien que surtout connu comme psychanalyste, il pratique aussi la médecine générale, mais s'y intéresse en particulier aux égarements cérébraux liés à la fonction sexuelle. La réputation d'avorteur complaisant que lui ont faite ses confrères jaloux n'est pas non plus franchement injustifiée, Dieu merci! Nous avons souvent recours en effet à ses talents dans ce domaine pour nos petites filles modèles, qui ne se déshabillent pas uniquement lors des séances de pose chez les peintres amateurs.

Il était à peine sorti de la chambre improvisée où l'on soignait son patient, que Joëlle Kast y est venue à son tour, dans l'espoir de faire oublier les absurdes noirs desseins que lui prêtait ce voyageur ingrat, dont elle assurait l'hébergement par pure bonté d'âme. Elle prenait ici pour prétexte de lui rapporter ses vêtements, ses chaussures, son linge de corps, sa pelisse, nettoyés et repassés, en même temps qu'une tasse de tilleul indien auquel la gentille pseudo-veuve accordait des vertus beaucoup plus efficaces (à la fois comme calmant et comme tonique du système nerveux central!) que celles de toutes les potions pharmaceutiques. Dès que le Français lui a paru endormi, elle est sortie en évitant les moindres bruits de pas ou de porte, pour aller se coucher elle aussi, à l'autre bout de la maison.

Mais HR ne faisait que semblant d'être ainsi tombé dans un profond sommeil, dont il affichait des preuves évidentes, quoique feintes: détente de tout le corps, lèvres disjointes, respiration lente et régulière… Il a laissé dix minutes à son hôtesse, pour être certain qu'elle avait eu le temps de regagner sa chambre. Il s'est alors relevé, habillé rapidement avec ses affaires personnelles retrouvées, il a repris sur l'étagère de l'armoire à glace le poignard en cristal qu'il y avait caché, et il s'est aventuré à pas de loup à travers la vaste demeure silencieuse.

Il ne reconnaissait évidemment pas grand-chose dans cette succession de vestibules et corridors, certes plus complexe qu'on ne l'imaginerait en apercevant le coquet pavillon de l'extérieur. Quand on l'avait transporté dans l'ancienne chambre des enfants, où l'on venait de mettre à son intention un matelas de fortune, jeté à même le sol, l'homme était sans connaissance depuis sa chute brutale à l'issue d'une crise aiguë d'hallucinations érotiques, dans le salon d'accueil aux poupées vivantes. Et, lorsque plus tard on l'avait conduit jusqu'aux toilettes de la grande salle de bains rose, où les messieurs aiment à laver les fillettes, il ne semblait rien voir autour de lui si bien que Gigi devait le tenir par la main pour le guider, à l'aller comme au retour. HR a donc dû errer pendant quelque temps à la recherche d'un escalier quelconque menant au rez-de-chaussée. Tout était désert, et d'ailleurs fort peu éclairé à cette heure très tardive: une veilleuse bleuâtre allumée de place en place…

Et voilà qu'en débouchant d'un étroit passage sur le couloir central, il s'est de façon abrupte trouvé devant Violetta, butant presque contre elle, qui avait ôté ses chaussures à talon haut pour ne pas déranger les dormeurs. Violetta est l'une des adolescentes amies de sa propre fille dont J.K. assure le logement, la protection, le bien-être matériel, le soutien psychologique et la gestion patrimoniale (assistance juridique, médicale, bancaire, etc.). C'est une jolie demoiselle de seize printemps, svelte et rousse, qui a beaucoup de succès auprès des officiers supérieurs et, en général, ne s'effraie de rien. Mais la surprise de se trouver ainsi, dans le contre-jour lunaire d'une lumière trop rare, face à un inconnu au visage hagard et à la corpulence intimidante, rendu plus massif encore par sa lourde pelisse, lui a fait prendre peur, et elle a poussé un petit cri instinctif.

HR, s'affolant à l'idée que le bruit allait faire accourir toute la maisonnée, lui a intimé l'ordre de se taire en la menaçant avec l'arme de cristal tenue contre sa propre hanche et pointée vers elle, à la hauteur où s'arrêtait une jupe scandaleusement courte. La jeune fille portait en effet la gracieuse robe d'écolière qui est de rigueur au Sphinx, mais dans une version moins ambiguë, beaucoup plus ouvertement provocante que celle de Gigi: le corsage, dégrafé sur le devant presque jusqu'à la taille, bâillait largement d'un côté en dégageant la rondeur d'une épaule nue, tandis que le haut des cuisses exhibait leur chair satinée entre l'ourlet de la jupe et les jarretières froncées, garnies de fleurettes miniature en gaze rose, qui retenaient les longs bas noirs soyeux, agrémentés de dentelle au-dessus des genoux.

Violetta, envahie maintenant par l'inquiétude, en se voyant ainsi exposée aux entreprises criminelles d'un fou, reculait peu à peu vers le mur et s'est vite trouvée acculée dans l'encoignure d'une fausse colonne par son agresseur, qui se rapprochait au point d'être bientôt plaqué contre elle. Croyant trouver là sa meilleure sauvegarde en présence d'un adversaire incontrôlable, et faisant à tout hasard confiance au pouvoir reconnu de ses charmes, l'intrépide adolescente a penché la poitrine en avant pour se frotter gentiment à lui, en s'efforçant de découvrir davantage un joli sein nu dans le débraillé du corsage, murmurant d'ailleurs en toute franchise que, s'il désirait la violer debout, elle pouvait ôter sans plus attendre sa petite culotte…

Mais l'homme demandait autre chose, qu'elle ne comprenait pas: une clef pour s'enfuir de cette maison, dont aucune porte de sortie n'est jamais verrouillée. Elle ne se rendait pas compte que la dangereuse lame de verre, toujours brandie fermement par l'inconnu, lui effleurait à présent la base du pubis. Elle a fait un mouvement pour enlacer avec ses deux bras ce client inattendu, imprévisible, et HR a cru qu'elle essayait de se dégager. Tout en répétant d'une voix sourde «Donne-moi la clef, petite pute!», il a progressivement appuyé sur son stylet de cristal, dont la pointe en aiguille s'enfonçait toute seule dans le tendre triangle fermant l'entrecuisse. Tandis que les traits déformés du voyageur devenaient de plus en plus effrayants, sa proie se tenait désormais immobile, fascinée, muette de terreur, écarquillant les yeux sur son assassin, ses deux mains levées devant sa bouche ouverte, qui tenaient toujours par leur bride les fins souliers de bal. La multitude des paillettes métallisées recouvrant leur empeigne triangulaire scintillait en innombrables éclairs bleus, dans un léger balancement de pendule.

Mais HR a semblé tout à coup prendre conscience de ce qu'il était en train de faire. Incrédule, il a soulevé avec appréhension de sa main libre, la gauche, le bord inférieur de l'indécente jupette à plis creux, découvrant aussitôt la base du coussinet à fourrure et son illusoire protection de soie blanche, transpercée, où s'élargissait à vue d' œil une nappe rouge vif, luisante du sang frais qui continuait à sourdre.

Il a regardé sa main droite avec étonnement, comme si, coupée de son corps, elle ne lui appartenait plus. Puis, sorti brusquement de sa léthargie dans un mouvement de recul horrifié, il a prononcé six mots à mi-voix: «Ayez pitié, mon Dieu! Ayez pitié!» L'immatériel couteau de verre s'est arraché de la plaie déjà profonde, sous une impulsion si excessive et déchirante que Violetta n'a pu réprimer un long gémissement de douleur extatique. Mais, profitant alors du désarroi visible de son bourreau, elle l'a repoussé soudain de toutes ses forces et s'est sauvée en hurlant vers le fond du couloir, abandonnant les étincelantes chaussures qu'elle avait laissées choir dans son geste trop impétueux de libération.

Retombé à nouveau dans une subite hébétude, perdu parmi le dédale des répétitions et du ressouvenir, HR les contemplait, qui gisaient sur le sol àses pieds. Une goutte de sang était tombée de son fer de lance sur la doublure en chevreau blanc garnissant l'intérieur du soulier gauche, y faisant une tache vermeille arrondie, avec des bords frangés d'éclaboussures… A travers toute la maison, réveillée en sursaut par les cris du sacrifice, on entendait les portes qui claquaient, des pas précipités dans les corridors, l'aigre tintement d'une sonnerie d'alerte, les sanglots nerveux de la victime, le piaulement aigu d'autres agnelles en émoi… Et c'est toute une clameur qui s'enflait ainsi de façon progressive, où dominaient par instant les exclamations alarmées de nouveaux arrivants, des commandements brefs, d'incongrus appels au secours, cependant que de violents éclairages s'allumaient un peu partout.

Malgré l'impression d'être cerné de tous côtés par des poursuivants, sous les feux de puissants projecteurs braqués vers lui, HR, reprenant ses esprits, s'était précipité dans la direction d'où semblait venue Violetta, et il avait en fait trouvé aussitôt le grand escalier. S'accrochant, pour descendre plus vite en sautant des degrés, à une rampe massive et vernie supportée par des barreaux en bois ventrus, il a seulement remarqué au passage un petit tableau accroché au mur à hauteur du regard: un paysage romantique représentant, par une nuit d'orage, les ruines d'une tour d'où deux hommes identiques qui gisent dans l'herbe viennent de tomber, foudroyés sans doute. Il a manqué lui-même une marche à ce moment-là, dans sa hâte, et il s'est retrouvé tout en bas encore plus rapidement que prévu. En trois enjambées, il a enfin franchi la porte d'entrée donnant sur le perron, qui n'était pas plus fermée à clef que les autres, évidemment.

L'air vif de la nuit lui a permis de retrouver une allure plus calme. Quand il a poussé la grille grinçante du jardin, pour sortir sur le quai au pavage inégal, il a croisé un officier américain qui venait en sens inverse et lui adressait en passant un petit salut rigide, auquel HR n'a pas répondu. L'autre alors s'est arrêté, se retournant même avec ostentation pour mieux examiner ce personnage impoli, ou distrait, qu'il lui semblait vaguement reconnaître. HR a poursuivi son chemin d'un pas tranquille, tournant bientôt sur sa droite pour suivre le Landwehrkanal vers le quartier de Schoneberg. La poche gauche de sa pelisse, pourtant large et profonde, saillait en une forte bosse allongée, tout à fait anormale. Il y a porté la main, constatant sans trop de surprise la présence du soulier de bal aux écailles bleues de sirène, qu'il avait ramassé sans réfléchir au moment de prendre la fuite. Le stylet de cristal, quant à lui, reposait à présent, debout sur son pied de flûte à champagne, au centre du guéridon qui se dresse comme une tour en haut du grand escalier, dévalé sous un ciel d'orage par l'assassin menacé au milieu des éclairs illuminant le décor, dans les fracas répétés de la foudre.

Le témoignage de l'officier américain est le dernier d'une série pratiquement continue qui nous a permis de reconstituer en détailles actes et comportements de notre malade en cavale, dans l'hôtel très particulier des von Brücke. HR ayant disparu à droite au sortir de la petite rue en impasse, le militaire a franchi la grille du jardin à son tour, mais dans l'autre sens, et sans hésitation, comme un habitué du magasin de poupées; il s'agit en effet du colonel Ralph Johnson, aisément identifiable par nous tous comme par l'ensemble des services secrets occidentaux, mais plus connu sous l'appellation usurpée de Sir Ralph, qui provient seulement d'une allusion amicale à son allure très britannique. Il a ensuite gravi d'un pas leste les trois marches du perron, en consultant la grosse montre qu'il portait au poignet gauche.

Nous savons donc avec précision que quatre-vingts minutes se sont écoulées entre cet instant capital et celui où HR est reparu au cabaret die Sphinx (où travaillent plusieurs de nos écolières), ce qui représente presque le double du temps de marche nécessaire pour les filles dont c'est là un trajet habituel: longer le canal plus loin que la place Mehring, puis le traverser en obliquant vers la gauche afin de rejoindre la Yorkstrasse. Notre prétendu agent spécial disposait ainsi d'une latitude (vingt-cinq à trente minutes) pour effectuer quelque détour et commettre éventuellement un meurtre, que celui-ci ait été ourdi à l'avance ou bien soit dû à des circonstances accidentelles, voire de contingence pure. On devine, en tout état de cause, que ce quartier devait lui être familier depuis ses fréquents séjours dans le secteur français tout proche: juste de l'autre côté du Tiergarten qui constitue en fait un district largement international (en dépit de son appartenance théorique à la seule zone anglaise) avec sa gare du Zoo, principale porte vers l'Ouest.

Le fugitif, en outre, connaissait visiblement l'endroit où il pouvait espérer le meilleur refuge en plein couvre-feu, dans cet espace peu détruit au sud des rues Kleist et Bülow où abondent les lieux de plaisir nocturnes, fréquentés par les militaires alliés et la haute société interlope, nantie du précieux laissez-passer permettant de circuler à toute heure. Car il ne semble pas avoir hésité entre les différentes enseignes qui, malgré leur relative discrétion, demeurent toujours bien repérables, beaucoup d'entre elles affichant d'ailleurs des noms français, Le Grand Monde, La Cave, Chez la comtesse de Ségur, mais aussi: Wonderland, Die Blaue Villa, The Dream, Das Mädchenpensionat, Die Hölle, etc.

Quand HR est entré dans la «salle de spectacle» du Sphinx, intime bien que surpeuplée, Gigi était debout sur le bar, en train d'exécuter un des traditionnels numéros berlinois, en guêpière noire et chapeau haut-de-forme. Sans interrompre son exhibition, avec sa longue canne blanche à pommeau d'argent de dandy, elle lui a gentiment adressé un petit signe d'accueil plein de naturel, comme s'ils avaient rendez-vous au cabaret cette nuit-là, ce que l'adolescente nie avec véhémence, tenant même à préciser qu'elle avait recommandé au malade de rester dans sa chambre, dans son état d'extrême faiblesse confirmé par le docteur Juan, et surtout de ne pas quitter la maison, dont elle aurait prétendu à titre dissuasif que toutes les portes seraient fermées à clef. Selon son habitude, la jeune garce a donc, dans cette affaire, menti une fois au moins.

La soirée, assez avancée déjà, se déroulait sans accroc, dans une musique alanguie, la fumée mielleuse des Camels, les lumières rousses diffuses, une douce chaleur d'enfer climatisé, le parfum entêtant des cigares qui se mêlait à celui plus musqué des filles, dont la plupart se trouvaient à présent quasi nues. Des couples se formaient, au hasard d'une audace, ou d'un regard. D'autres quittaient la pièce avec plus ou moins de discrétion vers les dégagements particuliers, confortables en dépit de leurs dimensions exiguës, aménagés au premier étage ainsi que, pour des installations plus spéciales, dans les sous sols.

Après avoir bu plusieurs verres de bourbon, servis par une accorte demoiselle d'environ treize ans nommée Louisa, dans un coin sombre de la salle, HR s'était endormi de fatigue.

Le corps sans vie de l'Oberführer Dany von Brücke a été retrouvé au petit matin par une patrouille militaire, dans la cour d'un immeuble partiellement éventré par les bombes, inhabité mais en cours de restauration, donnant sur Viktoria Park, c'est-à-dire à proximité immédiate du grand aéroport de Tempelhof. Son assassin, cette fois-ci, ne l'avait pas raté. Les deux balles tirées de face presque à bout portant, dans la poitrine, et retrouvées sur place, étaient du même calibre que celle qui l'avait seulement blessé au bras, trois jours auparavant, et, selon les experts, provenaient du même pistolet automatique 9 mm Beretta. A côté du cadavre, gisait une chaussure de femme à talon haut dont l'empeigne était garnie d'écailles bleues métallisées. Une goutte de sang rouge vif en tachait la doublure intérieure.

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