PREMIÈRE JOURNÉE

Le prétendu Henri Robin s'est réveillé de très bonne heure. Il a mis un certain temps à comprendre où il se trouve, depuis quand, et ce qu'il fait là. Il a mal dormi, tout habillé, sur son matelas d'infortune, dans cette pièce de dimensions bourgeoises (mais présentement sans lit et glacée) que Kierkegaard appelait «la chambre du fond» lors des deux séjours qu'il y a effectués: sa fuite après l'abandon de Régine Olsen, pendant l'hiver 1841, puis l'espoir de «reprise» berlinoise au printemps 1843. Ankylosé par d'inhabituelles courbatures, Henri Robin éprouve quelque difficulté à se mettre debout. Cet effort accompli, il déboutonne et secoue, sans l'ôter toutefois, sa pelisse raidie et froissée. Il va jusqu'à la fenêtre (qui donne sur la rue du Chasseur et non sur la place des Gens d'Armes) dont il réussit à tirer les rideaux en loques sans achever de les détruire. Le jour vient à peine de se lever, semble-t-il, ce qui, à Berlin en cette saison, doit signifier sept heures et quelques. Mais le ciel gris est si bas, ce matin, que l'on n'oserait guère l'affirmer avec certitude: il pourrait, aussi bien, être beaucoup plus tard. Voulant consulter sa montre, gardée à son poignet toute la nuit, HR constate qu'elle est arrêtée… Cela n'a rien de surprenant, puisqu'il a omis d'en remonter le ressort la veille au soir.

S'étant retourné vers la table, un peu mieux éclairée maintenant, il comprend tout de suite que l'appartement a été visité pendant son sommeil: le tiroir, largement ouvert, est désormais vide. Il n'y a plus ni jumelles nocturnes, ni pistolet de précision, ni carte d'identité, ni pochette en cuir dur perforée d'un trou sanglant. Et, sur la table, la feuille de papier noircie des deux côtés par sa minuscule écriture a également disparu. A la place, il voit une feuille blanche identique, au format commercial ordinaire, sur laquelle deux phrases hâtives ont été griffonnées à grands traits obliques en travers de la page: «Ce qui est fait est fait. Mais il vaut mieux, dans ces conditions, que tu disparaisses toi aussi, au moins pour un certain temps.» La signature très lisible, «Sterne» (avec un e final), est l'un des noms de code utilisés par Pierre Garin.

Comment est-il entré? HR se souvient d'avoir fermé sa porte à clef après l'inquiétant face-à-face avec la vieille femme épouvantée (en même temps qu'effrayante) et d'avoir ensuite rangé la clef dans le tiroir. Mais il a beau tirer celui-ci à fond, il voit bien qu'elle n'est plus là. Pris d'inquiétude, craignant (contre toute raison) d'être séquestré, il va jusqu'à la petite porte baptisée «J.K.». Non seulement celle-ci n'est plus fermée à clef, mais on ne l'a pas close du tout: le battant a été simplement engagé dans la feuillure, avec un jeu de quelques millimètres, sans enclencher ni le pêne dormant ni le pêne demi-tour. Quant à la clef, elle n'est pas non plus restée sur la serrure. Une explication s'impose: Pierre Garin en possédait un double, dont il s'est servi pour pénétrer dans l'appartement; et, en s'en allant, il a emporté les deux clefs. Mais dans quel but?

HR prend alors conscience d'un mal de tête latent, sournois, qui se précise de plus en plus depuis son réveil et ne facilite guère ses raisonnements ou supputations. Il se sent, en fait, plus hébété encore qu'hier au soir, comme si l'eau bue au robinet avait contenu quelque drogue. Et, s'il s'agissait d'un somnifère, il pourrait aussi bien avoir dormi plus de vingt-quatre heures d'affilée, sans disposer ici d'aucun moyen pour le savoir. Certes, empoisonner un lavabo n'est pas chose aisée; quelque système d'eau courante hors du service public serait nécessaire, avec un réservoir individuel (qui, d'ailleurs, expliquerait la faible pression constatée). A la réflexion, il apparaîtrait encore plus étrange que l'eau de la ville ait été rétablie dans cet immeuble partiellement détruit d'un secteur abandonnéaux vagabonds et aux rats (ainsi qu'aux assassins).

En tout état de cause, un sommeil artificiellement provoqué rendrait plus compréhensible ce fait troublant, peu conforme à l'expérience, qu'un cambrioleur nocturne n'ait pas réveillé le dormeur. Celui-ci, dans l'espoir de rétablir une activité normale dans son cerveau égaré, engourdi, aussi cotonneux que ses articulations au contraire sont raides, va jusqu'au cabinet de toilette pour se passer de l'eau froide sur le visage. Malheureusement, les têtes de robinet tournent à vide, ce matin, sans qu'il s'écoule la moindre goutte. Toute la tuyauterie a même l'air d'être à sec depuis longtemps.

Ascher, comme l'ont surnommé ses collègues du service central, en prononçant Achères, petite commune de Seine-et-Oise où se situe l'antenne censément secrète dont il dépend, Ascher (ce qui voudrait dire, en allemand, l'homme couleur de cendre) redresse son visage vers le miroir fêlé, audessus du lavabo. C'est à peine s'il se reconnaît: ses traits sont brouillés, ses cheveux hirsutes, et sa fausse moustache n'est plus en place; à demi soulevée du côté droit, elle pend, légèrement de travers. Au lieu de la recoller, il décide de l'ôter complètement. Elle est, tout compte fait, plus ridicule qu'efficace. Il se regarde ensuite à nouveau, et s'étonne devant cette figure anonyme, sans caractère, malgré une dissymétrie encore plus accentuée que d'habitude. Il fait quelques pas hésitants, désemparés, et pense alors à vérifier le contenu de sa grosse sacoche, qu'il vide entièrement, pièce à pièce, sur la table de cette chambre inhospitalière où il a dormi. Rien ne semble manquer, et la soigneuse ordonnance des choses est bien celle dont il reconnaît être l'auteur.

Le double fond truqué n'a visiblement pas été ouvert, les fragiles repères en sont intacts et, à l'intérieur de la cache, ses deux autres passeports attendent toujours. Il les feuillette sans projet défini. L'un est au nom de Franck Matthieu, l'autre de Boris Wallon. Ils comportent tous les deux des photos d'identité sans moustache, ni fausse ni vraie. Peut-être l'image du soi-disant Wallon correspond-elle davantage à ce qui est apparu dans la glace, après la suppression du postiche. Ascher range donc ce nouveau document, dont tous les visas nécessaires sont les mêmes, dans la poche intérieure de sa veste, d'où il retire le passeport Henri Robin, qu'il insère sous le double fond de la sacoche à côté de Franck Matthieu. Puis il remet toutes ses affaires à leur place exacte, en y joignant à tout hasard le message de Pierre Garin demeuré sur la table. «Ce qui est fait est fait… Il vaut mieux que tu disparaisses…»

Ascher profite aussi de l'occasion pour prendre son peigne dans la trousse de toilette et, sans même retourner jusqu'au miroir, démêler sommairement sa coiffure, évitant toutefois de lui donner un lissé trop sage, qui ne ressemblerait guère à la photographie de Boris Wallon. Après avoir jeté un coup d' œil circulaire, comme s'il craignait d'oublier quelque chose, il sort de l'appartement, dont il ajuste la petite porte exactement dans la position où Pierre Garin l'avait laissée, avec son battant disjoint de quelque cinq millimètres.

A ce moment, il entend du bruit dans le logis d'en face et il pense demander à la vieille femme s'il y a l'eau courante dans la maison. Pourquoi en aurait-il peur? Mais, comme il s'apprête à frapper au panneau de bois, une tempête d'imprécations se déchaîne soudain à l'intérieur, dans un allemand guttural très peu berlinois, où il identifie cependant le mot «Mörder» qui revient à plusieurs reprises, hurlé de plus en plus fort. Ascher saisit sa lourde sacoche par la poignée de cuir et se met précipitamment, bien qu'avec prudence, à descendre une à une les marches de l'escalier sans lumière, en se tenant à la rampe comme il a fait cette nuit.

Peut-être à cause du poids de son bagage, dont il a maintenant passé la courroie sur son épaule gauche, la rue Frédéric lui paraît plus longue qu'il ne l'aurait cru. Et, bien entendu, émergeant au milieu des ruines, les rares bâtiments restés debout, troués néanmoins et rhabillés de multiples réparations provisoires, ne comportent aucun café ni auberge où il aurait pu prendre quelque réconfort, ne serait-ce qu'un verre d'eau. On n'aperçoit pas d'ailleurs le moindre magasin de quoi que ce soit, sinon un volet de tôle, çà et là, qui ne doit pas avoir été relevé depuis plusieurs années. Et personne n'apparaît, sur toute la longueur de la rue, non plus que dans les artères latérales qu'elle coupe à angle droit, pareillement détruites et désertes. Pourtant, les quelques fragments d'immeubles rafistolés qui subsistent sont habités sans aucun doute, puisqu'on y distingue des gens immobiles qui observent du haut de leurs fenêtres, derrière les vitrages sales plus ou moins remis en état, cet étrange voyageur solitaire dont la mince silhouette s'avance au milieu de la chaussée sans voitures, entre les pans de murs et les amoncellements de gravats, une sacoche en cuir noir verni, anormalement épaisse et rigide, accrochée à l'épaule et battant sur la hanche, obligeant l'homme à courber le dos sous sa charge incongrue.

Ascher arrive enfin au poste de garde, dix mètres avant la chicane en barbelés rébarbatifs qui marque la frontière. Il exhibe le passeport au nom de Boris Wallon, dont le factionnaire allemand sorti à son approche contrôle soigneusement la photographie, puis le visa de la République Démocratique, et enfin celui de la République Fédérale. L'homme en uniforme, fort semblable à un occupant de la dernière guerre, observe sur un ton inquisiteur que les cachets sont bien en règle, mais qu'il y manque un détail essentiel: le tampon d'entrée sur le territoire de la RDA. Le voyageur regarde à son tour la page incriminée, fait semblant de chercher ce tampon qui n'a pourtant aucune chance d'y surgir par miracle, précise être arrivé en empruntant le couloir routier réglementaire Bad Ersfeld-Eisenach (affirmation partiellement exacte), et finit par hasarder qu'un militaire thuringien, pressé ou incompétent, a sans doute omis de l'apposer au passage, qu'il aurait oublié, ou bien qu'il n'avait plus d'encre… Ascher parle avec faconde dans une langue approximative, dont il n'est pas certain que l'autre suive les méandres, ce qui lui semble sans importance. Le principal n'est-il pas d'avoir l'air à l'aise, détendu, insouciant?

«Kein Eintritt, kein Austritt!» tranche laconiquement le factionnaire, logique et buté. Boris Wallon fouille alors ses poches intérieures, comme s'il y cherchait un autre document. Le soldat s'approche, marquant une sorte d'intérêt dont Wallon se risque à interpréter le sens. C'est donc son portefeuille qu'il extrait de sa veste et ouvre. L'autre voit tout de suite que les billets de banque sont des marks de l'Ouest. Un rusé sourire gourmand éclaire ses traits jusque-là peu amènes. «Zwei hundert», annonce-t-il avec simplicité. Deux cents deutsche Mark, c'est un peu cher, pour quelques chiffres et lettres plus ou moins illisibles, qui se trouvent en outre sur les papiers au nom d'Henri Robin, bien rangés dans le double fond de la sacoche. Mais il n'y a plus à présent d'autre solution. Le voyageur fautif redonne donc son passeport au zélé contrôleur, après y avoir glissé ostensiblement les deux grosses coupures exigées. Le soldat disparaît aussitôt dans le bureau de police rudimentaire, boîte préfabriquée assise de guingois parmi les décombres.

Il n'en ressort qu'au bout d'un temps assez long et tend son Reisepass au voyageur anxieux, qu'il gratifie d'un salut vaguement socialiste, mais encore un peu national, tout en précisant: «Alles in Ordnung ». Wallon jette un coup d'œil à la page du visa litigieux et constate qu'y figurent maintenant un tampon d'entrée et un autre de sortie, datés du même jour, de la même heure à deux minutes près, et du même point de passage. Il salue à son tour d'une main à demi tendue, avec un «Danke!» bien appuyé, s'appliquant à conserver tout son sérieux.

De l'autre côté des barbelés, il n'y a aucun problème. Le soldat de garde est un G.I. jeune et jovial, avec des cheveux en brosse et des lunettes d'intellectuel, qui parle français presque sans accent; après un rapide examen du passeport, il demande seulement au voyageur si celui-ci est parent d'Henri Wallon, l'historien, le «Père de la Constitution». «C'était mon grand-père», répond Ascher tranquillement, avec un souvenir ému perceptible dans la voix. Il se trouve ainsi en zone américaine, contrairement à ce qu'il avait imaginé, ayant sans doute confondu les deux aéroports de la ville, Tegel et Tempelhof. En fait, le secteur berlinois d'occupation français doit se situer nettement plus au nord.

La rue Frédéric continue ensuite, toute droite, dans la même direction, jusqu'à la Mehringplatz et le Landwehrkanal, mais c'est immédiatement comme un autre monde. Certes, il y a toujours des ruines, un peu partout, mais leur densité est cependant moins accablante. Ce quartier, d'une part, a dû être moins systématiquement bombardé que le centre-ville, comme aussi moins ardemment défendu pierre à pierre que les hauts lieux du régime. D'autre part, le déblayage des restes du cataclysme est ici presque terminé, beaucoup de réparations ont déjà été menées à bien et la reconstruction des îlots rasés semble en bonne voie. Le pseudo-Wallon, lui aussi, se sent soudain différent, léger, disponible, comme en vacances. Autour de lui, sur les trottoirs lavés, il y a des gens qui s'affairent à de paisibles besognes ou bien se hâtent vers un objectif précis, raisonnable et quotidien. Quelques automobiles roulent calmement, en tenant leur droite, sur la chaussée nette de tout débris, souvent des voitures militaires, il faut l'avouer.

Débouchant sur la vaste place circulaire qui porte le nom, inattendu dans cette zone, de Franz Mehring, fondateur avec Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg du mouvement spartakiste, Boris Wallon aperçoit aussitôt une sorte de grande brasserie populaire, où il peut enfin boire une tasse de café, allongé outre mesure, à l'américaine, et demander son chemin. L'adresse qu'il recherche ne présente aucune difficulté: il doit longer le Landwehrkanal vers la gauche en direction de Kreuzberg, que la voie navigable traverse de part en part. La rue Feldmesser, qui prend à angle droit, de nouveau sur la gauche, correspond à un diverticule sans issue de ce même canal, dit de la Défense, dont il est séparé par un court pont métallique, autrefois basculant mais depuis longtemps hors d'usage. La rue est en fait constituée par les deux quais assez étroits, accessibles néanmoins aux voitures, qui bordent de part et d'autre le bras d'eau dormante, auquel des carcasses de vieilles péniches en bois, abandonnées, confèrent un charme triste, nostalgique. Le pavage inégal des berges, dépourvues de trottoir, accentue encore cette sensation d'un monde disparu.

Les maisons, alignées de chaque côté, sont basses et vaguement banlieusardes, avec quelquefois un étage, rarement deux. Elles datent, selon toute vraisemblance, de la fin du siècle dernier ou du début de celui-ci et ont été presque totalement épargnées par la guerre. Juste à l'angle du canal de la Défense et de son embranchement inutilisable, se dresse un petit hôtel particulier sans style notable, mais qui donne une impression d'aisance et même d'un certain luxe vieillot. Une solide grille en ferronnerie doublée à l'intérieur par une épaisse haie de fusains, taillée à hauteur d'homme, empêche de voir le rez-de-chaussée comme aussi la bande exiguë de jardin qui entoure tout le bâtiment. On aperçoit seulement le premier étage avec ses ornements de stuc encadrant les fenêtres, la corniche à prétentions corinthiennes couronnant la façade et le toit d'ardoise à quatre pentes dont l'arête supérieure est soulignée par un faîtage en dentelle de zinc, reliant deux épis chantournés.

A l'inverse de ce que l'on pourrait attendre, la grille ne possède pas d'ouverture donnant vers le Landwehrkanal, mais uniquement vers la tranquille Feldmesserstrasse, dont ce coquet édifice occupe le numéro 2, bien visible sur une plaque d'émail bleu à peine écaillée dans un des angles, au-dessus d'un portail assez pompeux assorti à la clôture. Un panneau en bois verni de fabrication récente, agrémenté d'élégantes volutes peintes à la main qui sont censées reproduire celles de la ferronnerie 1900, affiche une raison sociale laissant supposer qu'un discret magasin est à présent installé dans cette demeure bourgeoise: «Die Sirenen der Ostsee» (c'est-à-dire: Les sirènes de la Baltique) calligraphié en caractères gothiques d'imprimerie, avec au-dessous, en lettres latines nettement plus modestes, cette précision: «Puppen und Gliedermädchen, Ankauf und Verkauf» (poupées et mannequins articulés, achat et vente). Wallon se demande avec perplexité quel rapport il peut y avoir entre ce commerce aux connotations éventuellement suspectes, à cause du mot allemand Mädchen, et le raide officier prussien, dont c'est ici le domicile officiel, qui a peut-être été assassiné cette nuit dans le secteur soviétique… ou peut-être pas.

Comme le voyageur ne se sent guère présentable en ce moment, après l'épuisante journée d'hier, le sommeil comateux et un trop long jeûne, il poursuit sa marche sur les incommodes pavés disjoints, où des trous plus marqués entre les innombrables saillies et bosses ont retenu de petites flaques d'eau rougeâtre, résidus provisoires d'une pluie récente, colorée – dirait-on – par la rouille d'un souvenir dégradé, perdu, mais tenace. Celui-ci en effet reparaît brutalement cent mètres plus loin, alors que le bras mort du canal se termine en cul-de-sac. Un pâle rayon de soleil illumine soudain, sur la rive opposée, les maisons basses qui mirent leurs façades vétustes dans l'eau verte, immobile; contre le quai repose un voilier ancien, chaviré, dont la coque pourrissante laisse voir en maints endroits son squelette de membrures, varangues et allonges. La lumineuse évidence du déjà-vu se prolonge ensuite, bien que la confuse clarté hivernale ait vite retrouvé ses teintes grises.

Contrairement à certaines péniches très basses, rencontrées auparavant, qui pouvaient à la rigueur être passées avant leur déchéance sous le pont métallique, sans avoir besoin d'en faire relever le tablier, ce bateau de pêche égaré au grand mât toujours debout (quoique s'inclinant aujourd'hui à presque quarante-cinq degrés) n'a pu venir s'amarrer ici qu'à l'époque où le système d'ouverture fonctionnait encore, à l'entrée du canal adjacent. Wallon croit se rappeler que le navire en ruine, revenu inopinément du fond de sa mémoire, était déjà dans cet état d'épave pittoresque lorsqu'il l'a vu pour la première fois, à la même place exactement au sein du même décor fantôme; ce qui paraît étrange, évidemment, s'il s'agit là d'un souvenir d'enfance comme il en a désormais la conscience aiguë: le petit Henri, ainsi qu'on l'appelait alors en hommage à son illustre parrain, avait peut-être cinq ou six ans et tenait la main de sa mère, qui était à la recherche d'une parente, proche sans aucun doute mais perdue de vue à la suite d'une brouille familiale. Rien n'aurait donc changé en quarante ans? Passe encore pour le pavage cahoteux, l'eau glauque, le crépi des maisons, mais pour le bois pourri d'une barque de pêche cela ne serait guère imaginable. Comme si le temps s'était acquitté une fois pour toutes de son action corrosive et avait ensuite cessé d'agir par on ne sait quel prodige.

Le tronçon de quai perpendiculaire à l'axe du canal, qui ferme celui-ci et permet aux voitures comme aux piétons de passer d'une rive à l'autre, longe une grille de fer en mauvais état, derrière laquelle on n'aperçoit que des arbres, de grands tilleuls qui, à l'instar des constructions avoisinantes, ont survécu aux bombardements sans mutilations ni blessures visibles, eux aussi toujours identiques – s'imagine le voyageur – à ce qu'ils étaient il y a si longtemps. La rue Feldmesseur se termine donc là, en impasse. Ce détail a d'ailleurs été signalé par une très aimable serveuse de la brasserie Spartakus (le glorieux révolté thrace ayant aujourd'hui laissé son nom à une marque de bière berlinoise). Au-delà de ces vieux arbres – a-t-elle précisé – à l'ombre desquels croissent des herbes sauvages et des ronces, commence la zone d'occupation russe, marquant la limite nord de Kreuzberg.

Cependant le voyageur est tiré de ses visions récurrentes, d'un passé enfoui qui resurgit en lambeaux, par une série d'événements sonores fort peu citadins: le chant d'un coq, qui se répète à trois reprises, clair et mélodieux en dépit de son éloignement, non plus dans le temps, mais cette fois dans l'espace. La qualité acoustique du cri, que ne vient troubler aucun bruit parasite, permet alors de mesurer celle du silence inhabituel au milieu duquel il s'élève et se propage en longues résonances. Wallon s'en rend compte à présent: depuis qu'il est entré dans cette rue provinciale, à l'écart de tout trafic, il n'a plus rencontré âme qui vive ni entendu quoi que ce soit, sauf par instant le crissement de sa propre chaussure contre une aspérité du sol. L'endroit serait idéal pour le repos dont il a tant besoin. S'étant retourné, il découvre presque sans surprise qu'un hôtel garni de catégorie acceptable, auquel il n'avait pas prêté attention en arrivant, constitue le dernier immeuble du côté pair, qui porte le numéro 10. L 'auberge date à n'en pas douter de la même époque que le reste de la rue. Mais un large panonceau rectangulaire en tôle laquée, neuve et brillante, d'une couleur ocre rouge avec des lettres vieil or, exhibe une enseigne évidemment actuelle et de circonstance: «Die Verbündeten » (les Alliés). Le rez-de-chaussée comporte même en devanture une sorte de bistrot, dont le nom français, «Café des Alliés», incite d'autant plus Wallon à pousser la porte de ce havre providentiel.

L'intérieur est très sombre, encore plus silencieux, si cela est possible, que le quai désert qu'il vient de quitter. Le voyageur met un certain temps à identifier, dans les profondeurs de l'antre, un personnage supposé vivant: un grand et gros homme à la mine rébarbative qui paraît attendre, immobile comme une araignée au centre de sa toile, debout derrière un comptoir en bois sculpté à l'ancienne mode, auquel il s'appuie des deux mains, légèrement penché en avant. Le factotum, qui doit faire à la fois fonction de barman et de réceptionniste, ne prononce pas un mot d'accueil; mais un écriteau, placé en évidence devant lui, précise: «On parle français.» Faisant un effort, qui lui semble démesuré, le voyageur commence donc d'une voix incertaine:

«Bonjour, Monsieur, est-ce que vous avez des chambres libres?»

L'homme considère l'intrus sans bouger, un long moment, avant de répondre en français, mais avec un fort accent bavarois et sur un ton presque menaçant:

«Combien?

– Vous voulez dire: combien d'argent?

– Non. Combien de chambres!

– Eh bien, une, évidemment.

– Ça n'est pas évident: vous avez demandé des chambres.»

Peut-être à cause du total épuisement qui tout à coup l'accable, le voyageur a l'impression bizarre de reproduire comme en écho un dialogue écrit d'avance et déjà prononcé auparavant (mais où? et quand? et par qui?), comme s'il était sur la scène d'un théâtre, en train de jouer une pièce rédigée par quelqu'un d'autre. Augurant mal, en outre, de la suite d'une négociation engagée avec tellement d'aigreur, il est déjà prêt à battre en retraite, quand un deuxième homme, aussi massif et corpulent que le premier, fait son apparition, issu de l'ombre encore plus dense d'un bureau adjacent. Tandis que le nouveau venu approche de son confrère, sa figure, également ronde et chauve, s'éclaire progressivement d'un sourire jovial en apercevant ce client potentiel en difficulté. Et il s'exclame, dans un français nettement moins germanique:

«Bonjour, Monsieur Wall! Vous voilà donc de retour chez nous?»

Dressés maintenant l'un à côté de l'autre derrière le comptoir, dominant Wallon (qui perd de plus en plus contenance) de leur haute stature, accrue d'une marche au moins, ils ont l'air de deux jumeaux tant leurs traits sont identiques, malgré l'expression si différente des visages. Aussi troublé par ce dédoublement du réceptionniste que par l'inexplicable connaissance de sa propre personne dont témoignent les paroles d'une plus avenante moitié de son interlocuteur, le voyageur suppose d'abord, dans un réflexe tout à fait absurde, qu'il a dû venir autrefois dans ce café avec sa mère et que l'autre s'en souvient… Il balbutie une phrase incompréhensible. Mais le cordial hôtelier reprend aussitôt:

«Excusez mon frère, Monsieur Wall. Franz était absent depuis le début de la semaine, et votre séjour a été si bref. Mais la chambre avec baignoire est restée libre… Vous n'avez pas besoin de remplir une nouvelle fiche, puisqu'en définitive il n'y aura pas eu interruption.»

Comme le voyageur se tait, abasourdi, sans même penser à saisir la clef qu'on lui tend, l'hôtelier, cessant de sourire, s'inquiète de le voir dans cet état; il dit, du ton de reproche que prendrait un médecin de famille:

«Vous avez l'air à bout de force, mon pauvre Monsieur Wall: rentré trop tard cette nuit et reparti de trop bon matin, sans prendre le petit déjeuner… Mais nous allons arranger ça: le dîner est prêt. Franz va monter votre bagage. Et Maria vous sert tout de suite.»

Boris Wallon, dit Wall, s'est laissé faire sans plus penser à rien [5]. Maria, par chance, ne parlait ni ne comprenait le français. Et lui-même, déjà un peu perdu dans sa langue natale, avait cessé désormais d'entendre l'allemand. La jeune fille ayant posé une question relative au menu qui nécessitait quelque réponse, il a fallu appeler «Herr Josef» à la rescousse. Celui-ci, toujours plein de prévenance, a réglé le problème aussitôt, sans d'ailleurs que Wallon en mesure exactement la portée. Il ne savait même pas, tandis qu'il mangeait avec une indifférence somnambulique, ce qui se trouvait dans son assiette. L'hôtelier, dont l'amabilité tournait à la vigilance policière [6], est resté un moment debout contre la table de son unique client, qu'il couvait de ses regards protecteurs et indiscrets. Avant de s'en aller, il lui a glissé, comme en confidence, dans un rictus d'amicale complicité, excessif et dépourvu de tout naturel: «Vous avez bien fait, Monsieur Wall, d'enlever votre moustache. Elle ne vous allait pas… En outre, on voyait trop qu'elle était fausse.» Le voyageur n'a rien répondu.

Son repas expédié, le voyageur est monté à la chambre numéro 3 et a pris un bain rapide, après avoir extrait de sa lourde sacoche ce dont il avait besoin pour la nuit. Mais, dans sa hâte maladroite, il a en même temps retiré du sac un petit objet enveloppé de papier rose chair, dont ce ne devait pas être la place normale et qui est tombé sur le parquet en produisant un bruit net et plein, attestant une relative lourdeur. Wall l'a ramassé en se demandant ce que cela pouvait être, et il a défait le paquet pour identifier son contenu: c'était une minuscule fillette en porcelaine articulée, haute d'à peine dix centimètres, entièrement nue, semblable en tout point à celles qui servaient à ses jeux d'enfant. Bien entendu, il n'emportait aujourd'hui rien de tel dans ses voyages. Pourtant, ce soir, il ne s'étonnait plus de rien. Sur la face interne, blanche, du papier d'emballage était imprimé le nom et l'adresse d'un magasin de poupées tout proche: «Die Sirenen der Ostsee, Feldmesserstrasse 2, Berlin-Kreuzberg».

Une fois sorti de son immersion bienfaisante, le voyageur s'est assis en pyjama sur le bord du lit. Il avait le corps un peu détendu, mais sa tête était totalement vide. C'est à peine s'il savait encore où il se trouvait. Dans le tiroir de la table de nuit il y avait: outre une traditionnelle bible, un grand plan de Berlin usagé, remis avec soin dans ses plis d'origine. Wall s'est alors souvenu d'avoir en vain cherché le sien quand il s'était astreint, avant de quitter la maison en ruine donnant sur la place des Gens d'Armes, à vérifier pièce à pièce la bonne ordonnance de ses affaires dans le sac. Sans s'appesantir davantage sur l'heureuse coïncidence que représentait sa dernière trouvaille, il s'est glissé sous la couette enveloppée dans son drap en forme de housse et il s'est endormi instantanément.

Au cours de son sommeil (et donc dans une temporalité différente), l'un de ses cauchemars les plus fréquents s'est déroulé une fois encore, de façon correcte, sans le réveiller: le petit Henri devait être âgé, tout au plus, d'une dizaine d'années. Il lui a fallu demander au répétiteur l'autorisation de quitter la salle d'étude pour assouvir un menu besoin urgent. Il erre maintenant à travers les cours de récréation abandonnées, il longe des préaux à arcades et d'interminables couloirs déserts, il monte des escaliers, débouche sur d'autres couloirs, ouvre inutilement de multiples portes. Personne, nulle part, n'est là pour le renseigner, et il ne retrouve aucun des endroits propices disséminés dans la gigantesque école (est-ce le lycée Buffon?). Il pénètre à la fin, par hasard, dans sa propre salle de classe et il constate aussitôt que sa place habituelle, d'ailleurs prescrite et qu'il vient de quitter quelques instants plus tôt (de longs instants?), est à présent occupée par un autre garçon du même âge, un nouveau sans doute car il ne le reconnaît pas. Mais, en l'observant avec plus d'attention, le jeune Henri s'aperçoit que l'autre lui ressemble beaucoup, sans que cela l'étonne outre mesure. Les visages de ses camarades se tournent l'un après l'autre vers la porte, pour considérer avec une évidente désapprobation l'intrus qui est demeuré sur le seuil, ne sachant plus où aller: il n'y a pas un banc de libre dans toute l'étude… Seul l'usurpateur reste penché sur son pupitre, où il poursuit avec application la rédaction de sa composition française, d'une très petite écriture, fine et régulière, sans une rature [7].

Plus tard, dans un autre monde, Wall se réveille. Il repousse du pied la couette blanche qui lui tient trop chaud. Dressé sur son séant, il se pose bien entendu l'importante question de l'heure. Le soleil est en tout cas levé, assez bas dans le ciel évidemment puisque c'est l'hiver. Le temps est clair, plutôt lumineux pour la saison. Wallon n'a pas fermé les doubles rideaux de sa fenêtre, qui donne sur l'extrémité du canal mort. Il pense avoir dormi longtemps, d'une façon continue, satisfaisante. Il n'est allé qu'une fois dans la salle de bains (à cause de la bière bue en abondance au dîner). Son rêve récurrent des cabinets introuvables ne lui cause plus depuis longtemps aucun désarroi; il a d'ailleurs l'impression que le contenu s'en est peu à peu normalisé, pour ainsi dire, dans une sorte de cohérence narrative presque rationnelle, qui lui enlève tout pouvoir offensif.

Wall prend le plan de Berlin reposé hier soir sur la table de nuit et le déplie entièrement. Identique à celui qu'il aurait perdu (où et quand?) et en bon état comme le sien, avec la même pliure accidentelle dans un angle, cet exemplaire-ci présente seulement, en plus, deux croix rouges très appuyées, faites au stylo à bille: l'une marquant le bout en cul-de-sac de la rue Feldmesser, ce qui n'a rien d'étonnant dans cette auberge, l'autre plus troublante au coin de la place des Gens d'Armes et de la rue du Chasseur. Ce sont là les deux points où le voyageur a passé ses deux dernières nuits. Il s'approche, rêveur, de la fenêtre sans voilage. Juste en face de lui, le souvenir d'enfance est toujours là, fermement installé à sa place exacte. La lumière seule a changé. Les maisons basses, qui recevaient hier soir le pâle soleil jaune du couchant, sont à présent dans l'ombre. La carcasse du voilier fantôme est devenue plus sombre, plus menaçante, plus grande aussi, dirait-on…

La première fois qu'il en a enregistré l'image, lors du très ancien voyage enfoui, en début d'été probablement, puisque l'épisode devait se situer sur le chemin des vacances, cet imposant squelette de bois noir avait dû effrayer le bambin trop émotif, maladivement impressionnable et volontiers poursuivi par des spectres, qui s'accrochait à la protectrice main maternelle. Sans doute sa mère devait-elle le tirer un peu, car il était fatigué par leur longue marche, en même temps qu'elle le retenait de perdre l'équilibre sur les pavés défectueux, trop inégaux, quasi montueux pour ses frêles jambes d'à peine six ans. Il était trop lourd déjà, cependant, pour qu'elle puisse le porter longtemps dans ses bras.

Ce qui trouble surtout Wallon dans ses réminiscences précises, évidentes, presque tangibles bien que lacunaires, ça n'est pas tant de ne plus savoir qui sa mère recherchait – chose qui lui paraît aujourd'hui sans importance – que la localisation berlinoise de cette quête, de toute façon demeurée vaine: ils n'avaient pas pu joindre la personne désirée. Si ma mémoire est bonne, sa mère l'emmenait cette année-là (aux environs de 1910) chez une tante par alliance, allemande, qui possédait un pavillon en bord de mer dans l'île de Rügen; l'interruption en cours de route, l'errance inutile, le canal en cul-de-sac avec son cimetière aux bateaux de pêche désarmés, pourrissants, devraient donc se situer plutôt dans une petite cité maritime des alentours: Sassnitz, Stralsund ou Greifswald.

A la réflexion pourtant, venant de France par chemin de fer, l'arrêt à Berlin était inévitable pour un changement de train, et même sans doute de gare puisque la capitale, comme d'ailleurs Paris, ne possédait pas plus naguère qu'aujourd'hui de station centrale. Le trajet depuis Brest avec ces deux ruptures dans un long parcours ferroviaire représentait alors, à n'en pas douter, un véritable exploit pour une jeune femme seule, encombrée de bagages balnéaires et d'un marmot… Malgré la distance qui sépare sa terre natale des côtes de Poméranie, les falaises de la mer Baltique avec leurs énormes blocs écroulés, leurs avancées rocheuses, leurs criques de sable blond, leurs trous d'eau bordés d'algues glissantes, où il aurait poursuivi encore durant cet unique mois d'été, quarante années auparavant, ses jeux d'autant plus solitaires que la langue le séparait des garçonnets et fillettes qui construisaient d'inlassables châteaux forts voués à l'engloutissement, se mélangent désormais dans l'esprit du voyageur avec les grèves, les rochers de granit, les eaux dangereuses du Nord-Finistère, dont s'est imprégnée toute son enfance…

A la tombée du jour, parcourant à grands pas l'étroite zone demeurée sèche dans la partie supérieure d'une anse sableuse, que le reflux peu à peu abandonne, il longe la courbe en festons successifs dessinée par la ligne de varech, qui marque la limite atteinte par la récente marée haute. Sur un lit de goémons en lambeaux encore humides, arrachés par l'océan, gisent toutes sortes de débris dont l'origine hypothétique laisse une bonne latitude à l'imaginaire: étoiles de mer, déjà mortes, rejetées par les pêcheurs, fragments de carapaces ou d'ossatures ayant appartenu à des crustacés et poissons, une queue bilobée, charnue et toute fraîche, d'une taille si grande qu'elle serait celle d'un dauphin, ou d'une sirène, une poupée en celluloïd aux bras arrachés mais toujours souriante, une fiole de verre bouchée contenant un reste de liquide visqueux, rouge malgré la nuit qui vient, une chaussure de bal à haut talon, presque détaché de la semelle, dont l'empeigne recouverte d'écailles bleu métallisé brille d'un improbable éclat…

Загрузка...