HR se réveille dans une chambre inconnue, qui doit être une chambre d'enfants, vu le format miniature des deux lits jumeaux, des tables de nuit, du meuble de toilette avec sa double garniture en porcelaine épaisse, peinte d'un décor grisâtre. Lui-même est étendu sur un simple matelas, mais de taille adulte, posé sommairement à même le plancher. Il y a aussi une grosse armoire à glace traditionnelle, dont le lourd vantail bâille largement et qui semble géante dans cet ameublement de poupées. Au-dessus de sa tête, la lumière électrique est allumée: un plafonnier en verre moulé dépoli qui a la forme d'une coupe et représente un visage de femme, tout entouré comme un soleil par de longues mèches ondulées, serpentines. Mais il ne peut en explorer davantage les détails, tant est vive sa clarté crue. Sur le mur au papier rayé, face à son matelas, est accrochée une peinture du style pompier, vague imitation de Delacroix ou de Géricault, sans rien de remarquable sinon sa taille importante et sa médiocre facture.
Dans le grand miroir biseauté de l'armoire apparaît le reflet de la porte qui donne accès à la chambre. Elle est grande ouverte et, dans l'embrasure béante sur le fond noir d'un corridor obscur, Gigi, debout, se tient immobile, contemplant le voyageur couché qui, reposant selon son habitude sur le flanc droit, n'aperçoit l'adolescente que par l'entremise du battant de l'armoire à glace, disjoint – dirait-on – d'une façon très calculée. Pourtant, la jeune visiteuse regarde directement le bas des rideaux rouges et le traversin, sans jeter un coup d' œil vers la glace de l'armoire, si bien qu'elle ne peut savoir que le dormeur a maintenant les yeux entrouverts, qu'il l'épie à son tour, se posant de nouvelles questions à son sujet. Pourquoi cette remuante fillette demeure-t-elle silencieuse et figée, surveillant avec une telle attention le sommeil inquiétant de l'hôte? Celui-ci aurait-il un caractère anormal, une durée alarmante, une profondeur excessive? Quelque médecin appelé d'urgence aurait-il déjà tenté de l'en sortir? Ne lit-on pas une sorte d'angoisse sur le joli visage enfantin?
L'évocation d'un éventuel docteur à son chevet déclenche tout à coup dans le cerveau troublé de HR un bref souvenir, fragmentaire et fragile, de son passé immédiat. Un homme au crâne dégarni, avec la barbiche de Lénine et des lunettes d'acier très étroites, qui tenait un bloc-notes et un stylo, était assis sur une chaise au pied du matelas, tandis que lui-même les yeux au plafond parlait d'abondance, mais d'une voix rauque, méconnaissable, sans parvenir à prendre le contrôle de ce qu'il disait. Que pouvait-il raconter dans son délire? Par instant, il jetait un regard effrayé vers son impassible examinateur, derrière lequel un autre homme, debout, souriait sans raison. Et celui-là ressemblait curieusement à HR en personne, d'autant plus qu'il avait endossé le costume et la pelisse dans lesquels l'agent spécial était arrivé à Berlin.
A un moment, ce faux HR dont le visage demeurait bien identifiable malgré sa moustache, artificielle sans aucun doute, s'est incliné vers le médecin greffier pour lui parler à l'oreille, tout en lui montrant quelque chose sur une liasse de feuilles manuscrites… L'image se fige durant quelques secondes dans l'incontestable densité du réel, pour se défaire aussitôt avec une rapidité déconcertante. Une minute à peine plus tard, toute la séquence a disparu, dissoute dans les brumes, fantomatique, totalement invraisemblable. Sans doute n'y avait-il là que les résidus flottants d'un morceau de rêve.
Gigi porte aujourd'hui une petite robe d'écolière bleu marine, très plaisante bien qu'évoquant le costume austère des pensions religieuses, avec sa courte jupe plissée, ses socquettes blanches et son col claudine. Et voici qu'elle s'avance à présent d'un pas décidé mais gracieux vers l'armoire à glace, comme si elle venait de découvrir son ouverture intempestive (ou bien dorénavant inutile?). D'un geste ferme, elle en clôt le battant, dont les charnières mal huilées grincent longuement. HR feint d'être réveillé en sursaut par ce bruit; il rajuste à la hâte les boutons du pyjama étranger qu'on lui a fait revêtir (qui? quand? pourquoi?) et se dresse sur son séant. D'un air aussi dégagé que possible, en dépit d'une incertitude persistante concernant le lieu exact où il se trouve et les raisons qui l'ont conduit à dormir là, il dit: «Bonjour, petite!»
L'adolescente ne répond que par un léger hochement de tête. Elle semble préoccupée, mécontente peut-être. En fait, son comportement tranche à tel point sur celui de la veille (mais était-ce la veille?) que l'on croirait avoir affaire à une autre fillette, toutefois physiquement identique à la première. Le voyageur décontenancé risque une question neutre, et prononcée sur un ton indifférent:
«Tu pars pour l'école?
– Non, pourquoi? s'étonne-t-elle d'une voix maussade. Je suis débarrassée depuis longtemps des cours, des devoirs et des examens… En outre, vous n'êtes pas obligé de me tutoyer.
– Comme tu voudras… Je disais ça à cause du costume.
– Qu'est-ce qu'il a, mon costume? C'est ma tenue de travail!… D'ailleurs, on ne va pas à l'école en pleine nuit.»
Tandis que Gigi se contemple avec sérieux dans la glace de l'armoire, passant en revue d'une manière méthodique toute sa personne, depuis les boucles blondes dont elle accentue le désordre, trop visiblement apprêté, jusqu'aux socquettes blanches qu'elle fait s'avachir encore un peu plus sur les chevilles, HR, que l'on croirait gagné par la contagion, s'est mis debout pour inspecter son propre visage défraîchi en se courbant outre mesure vers l'un des deux miroirs de toilette, placés trop bas, au-dessus des cuvettes en porcelaine. Son pyjama d'emprunt à rayures bleu ciel porte la lettre W sur la pochette pectorale. Il demande, sans paraître y attacher d'importance:
«Quel genre de travail?
– Entraîneuse.
– A ton âge? Avec cette robe-là?
– Il n'y a pas d'âge pour entraîner, vous devriez le savoir, monsieur le Français… Quant au genre de la robe, il est obligatoire dans le bar dancing où je suis serveuse (entre autres choses)… Ça rappelle leur famille absente aux officiers d'occupation!»
HR s'est tourné vers la prometteuse nymphe en herbe, qui en profite pour souligner l'ironie de son commentaire par un clin d' œil grivois, derrière la mèche folle lui barrant une pommette et l'arcade sourcilière. Sa mimique indécente apparaît d'autant plus suggestive que la jeune demoiselle a retroussé jusqu'à la taille son ample jupe aux plis creux bien repassés, afin de rajuster devant la glace sa petite culotte un peu trop lâche, en veillant d'ailleurs à ne pas y faire disparaître les menus bâillements appropriés. Ses jambes nues sont lisses et bronzées jusqu'en haut des cuisses comme si l'on était toujours en plein été, à la plage. Il dit:
«Qui est ce W, dont on m'a prêté le pyjama?
– Eh bien, c'est Walther, évidemment!
– Qui est Walther?
– Walther von Brücke, mon demi-frère, celui que vous avez vu hier sur une photo de vacances au bord de la mer, dans le salon du rez-de-chaussée.
– Il habite donc ici?
– Non, non! Dieu soit loué! La maison était vide et fermée depuis longtemps, quand 10 s'y est installée, fin 46. Cet âne de Walther a dû se faire tuer en héros sur le front russe, pendant la retraite allemande [11]. Ou bien il croupit dans un camp, au fin fond de la Sibérie.
Gigi, qui a rouvert pendant ce temps la porte grinçante de la grosse armoire, dont la moitié seulement est aménagée en penderie, fouille maintenant avec une espèce de rage parmi les vêtements, lingeries ou colifichets accumulés en un inextricable fouillis sur les étagères, à la recherche semble-t-il d'un petit objet qu'elle ne retrouve pas. Une ceinture? Un mouchoir? Un bijou de pacotille? Dans son énervement, elle fait choir sur le sol un fin soulier noir à haut talon dont l'empeigne triangulaire est entièrement recouverte d'écailles bleues métallisées. HR lui demande si elle a perdu quelque chose, mais elle ne daigne pas répondre. Elle doit pourtant avoir mis la main sur ce qu'elle cherchait, un accessoire fort discret dont il ne parvient pas à saisir la nature, alors qu'elle referme l'armoire et se retourne vers lui avec soudain son premier sourire. Il dit:
«Si je comprends bien, j'occupe votre chambre?
– Non. Pas vraiment. Tu as vu la taille des lits! Mais c'est le seul miroir de la maison où l'on peut se voir en pied… Et puis, ça a été ma chambre, autrefois… depuis ma naissance, ou à peu près, jusqu'en 1940… J'avais cinq ans. Je jouais à me dédoubler, à cause des deux lits et des deux cuvettes. Certains jours j'étais W, et d'autres fois j'étais M. Quoique jumeaux, ils devaient être tout à fait différents l'un de l'autre. Je leur inventais des habitudes bien distinctes, des caractères très marqués, des manies personnelles, des pensées ou façon d'agir en totale opposition… Je m'appliquais à respecter scrupuleusement l'identité supposée de chacun.
– Qu'est devenu M?
– Rien. Markus von Brücke est mort en bas âge… Tu ne veux pas que j'ouvre les rideaux?
– Quel intérêt? Vous disiez qu'il fait nuit noire.
– Aucune importance. Tu vas voir! De toute façon, il n'y a pas de fenêtre…»
Ayant retrouvé sans motif évident toute son exubérance juvénile, l'adolescente franchit en trois bonds élastiques, sur le matelas aux rayures bleues consacrées par l'usage, la distance qui sépare l'armoire à glace des rideaux rouges étroitement clos, dont elle fait coulisser à deux mains d'un seul élan, sur leur barre métallique dorée, les anneaux en bois tourné qui se rabattent à droite et à gauche dans un clair cliquetis annonciateur, comme pour laisser la place en leur séparation médiane à la scène attendue d'un théâtre. Mais, derrière les lourds rideaux, il y a seulement le mur.
Cette paroi, en effet, ne comporte aucune espèce de baie ou fenêtre à l'ancienne, ni la moindre ouverture sinon en trompe-l'œil: une croisée factice donnant sur un extérieur imaginaire, peints l'un et l'autre sur le plâtre avec un étonnant effet de présence tangible, encore accentué par des spots lumineux judicieusement disposés que le geste de dévoilement a du même coup mis en marche. Encadré par les montants et petits bois d'un châssis classique à deux battants, sur lequel on a figuré dans un souci maniaque de réalisme, hypertrophié, son moulurage à carrés et doucines, ses écorchures ou menus défauts du bois, sa crémone en fer écaillée par place, s'étend, au-delà des douze carreaux rectangulaires (deux fois trois pour chaque vantail), un désastreux paysage de guerre. Des morts, ou des mourants, gisent çà et là dans la pierraille. Ils portent l'uniforme verdâtre, bien identifiable, de la Wehr macht. La plupart n'ont plus de casque. Une colonne de prisonniers désarmés, dans la même tenue plus ou moins incomplète, déchirée ou salie, s'éloigne vers le fond, sur la droite, surveillés par des soldats russes pointant vers eux le canon court de leur fusil d'assaut à tir automatique.
En tout premier plan, grandeur nature et si proche qu'on le croirait à deux pas de la maison, il y a un sous-officier blessé, chancelant, allemand lui aussi, aveuglé par un hâtif pansement provisoire qui lui ceinture la tête d'une oreille à l'autre, souillé de rouge à l'emplacement des yeux. Du sang a d'ailleurs coulé, sous ce bandeau, sur les ailes du nez jusqu'à la moustache. Sa main droite étendue en avant de son visage, doigts écartés, semble battre l'air devant lui par crainte d'éventuels obstacles. Et pourtant une fillette blonde de treize à quatorze ans, vêtue comme une petite paysanne ukrainienne ou bulgare, lui tient la main gauche pour le guider, le tirer plus exactement vers cette fenêtre improbable et providentielle qu'elle s'efforce d'atteindre depuis la nuit des temps, sa main libre (la gauche) tendue en direction des vitres miraculeusement intactes où elle s'apprête à frapper dans l'espoir d'y trouver quelque secours, un refuge en tout cas, non pas tant pour elle-même que pour cet aveugle dont elle s'est chargée, Dieu sait dans quelles obscures intentions… A la mieux observer, il apparaît que cette enfant charitable ressemble nettement à Gigi. Elle a perdu, dans sa hâte ambulancière, le tissu bariolé qui devait en temps normal lui couvrir la tête. Les boucles d'or libérées volent autour de son visage tout excité par une course téméraire, des périls inconnus, l'aventure… Après un long silence, elle murmure sur un ton incrédule, comme si elle ne parvenait pas à admettre l'existence du tableau:
«C'est Walther, paraît-il, qui aurait exécuté ce truc dément, pour se distraire…
– Dans votre chambre d'enfant, il n'y avait donc pas de fenêtre?
– Si bien sûr!… qui donnait sur le jardin de derrière, où l'on voyait de grands arbres… et des chèvres. L'ouverture a dû être murée plus tard, pour des raisons inconnues, sans doute au tout début du siège de Berlin. Io dit que la fresque a été peinte pendant la bataille finale, par mon demi-frère coincé ici lors de sa dernière permission. [12]»
Dans les lointains, sur la gauche, on aperçoit plusieurs monuments en ruine rappelant la Grèce ancienne, avec une succession de colonnes brisées à diverses hauteurs, un portique béant, des fragments d'architraves et de chapiteaux effondrés. Une chevrette noire perdue a grimpé sur l'un de ces amoncellements, comme pour contempler la situation historique. Si l'artiste a prétendu représenter un épisode précis (souvenir personnel ou récit fait par un camarade) de la Seconde Guerre mondiale, il pourrait s'agir de l'offensive soviétique en Macédoine au mois de décembre 1944. Des nuages sombres se traînent en longs bandeaux parallèles au-dessus des collines. La carcasse d'un char détruit pointe vers le ciel son canon inutile et démesuré. Un bosquet de pins coupe la vue, semble-t-il, entre les troupes russes et nos deux fuyards, auxquels évidemment je m'identifie à cause de mes tribulations actuelles, découvrant même dans les traits de l'homme et tout son physique une parenté certaine avec les miens.
Quant à la présence de ruines grecques signalée par le narrateur au second plan, sur les collines, elle n'était – si j'ai bonne mémoire – qu'un rappel en miroir de celles figurant déjà dans le décor du grand tableau allégorique qui occupait, depuis mon plus jeune âge, la paroi opposée de cette chambre d'enfants. Ce pourrait être là aussi, pourtant, une référence ou un hommage inconscient au peintre Lovis Corinth dont l'œuvre m'a jadis beaucoup influencé dans mon propre travail, presque autant sans doute que celle de Caspar David Friedrich qui s'acharna toute sa vie, sur l'île de Rügen, à exprimer ce que David d'Angers nomme «la tragédie du paysage». Mais le style adopté pour la fresque murale en question ne rappelle à mon avis ni l'un ni l'autre, sauf à la rigueur les ciels dramatiques du second, l'essentiel ayant été pour moi de figurer avec la plus grande minutie une authentique et personnelle image de guerre, venue directement du front.
L'évocation de mon cher Friedrich me conduit maintenant à rectifier une incompréhensible erreur (à moins qu'il ne s'agisse une fois encore d'une falsification au dessein peu clair) commise par le prétendu Henri Robin concernant la nature géologique du sol, sur les côtes allemandes de la mer Baltique. Caspar David Friedrich, en effet, a laissé d'innombrables toiles représentant les étincelantes falaises de marbre, ou plus prosaïquement de craie blanche lumineuse, qui ont fait la célébrité de Rügen. Que notre chroniqueur scrupuleux en ait gardé le souvenir d'énormes blocs de granit, ressemblant aux rochers armoricains de son enfance, me laisse assez perplexe; et cela d'autant plus que sa solide formation agronomique, dont il fait volontiers mention (ou même étalage, disent les mauvaises langues), devrait lui interdire cette confusion inattendue; le vieux socle hercynien ne dépasse pas chez nous, vers le nord, l'envoûtant massif du Hartz où se côtoient d'ailleurs légendes celtes et mythes germaniques: la forêt magique des Pertes, qui est une autre Brocéliande, et les jeunes sorcières de la Walpurgisnacht.
Celle qui nous occupe à présent et que nous désignons dans nos messages sous le nom de code GG (ou encore 2 G) pourrait être de la pire espèce, l'irréelle légion des filles-fleurs à peine nubiles manipulées par le démon arthuro-wagnérien Klingsor. Tout en m'efforçant de la maintenir sous contrôle, je dois pour la bonne cause faire semblant de céder à ses quasi quotidiennes extravagances, et me prêter à des caprices dont je pourrais devenir peu à peu le pantin, sans avoir pris clairement conscience d'un enchantement qui m'entraînerait sans recours, inexorablement, vers une mort peut-être imminente… Ou, pis encore, la déchéance et la folie.
Déjà je me demande si c'est vraiment par hasard qu'elle s'est trouvée sur mon chemin. Je rôdais ce jour-là autour de la maison du père, où je n'avais pas remis les pieds depuis la capitulation. Je savais que Dany était revenu à Berlin mais logeait ailleurs, probablement dans la zone russe, de façon plus ou moins clandestine, et que Jo, sa seconde épouse dont il avait dû se séparer en 1940, venait de réinvestir les lieux avec la bénédiction des services secrets américains. Affublé de fausses moustaches et des larges lunettes noires que je porte en principe par temps trop lumineux (pour protéger mes yeux demeurés fragiles, suite à ma blessure d'octobre 44 en Transsylvanie), avec en outre un chapeau de voyage à larges bords retombant sur le front, je ne risquais pas d'être reconnu par ma jeune belle-mère (elle a quinze ans de moins que moi), si elle avait voulu sortir à ce moment précis. Arrêté devant le portail entrebâillé, je faisais semblant de m'intéresser au panneau en bois verni de fabrication récente, agrémenté d'élégantes volutes peintes à la main qui sont censées reproduire celles de la ferronnerie 1900 constituant l'ancienne grille, comme si je me trouvais justement à la recherche de poupées, ou bien que j'en eusse moi-même à vendre, supposition qui ne serait pas inexacte, dans un sens…
Levant ensuite mes regards vers le toujours coquet pavillon familial, j'ai constaté avec surprise (comment ne pas l'avoir remarqué en arrivant?) que, juste au-dessus de la porte d'entrée avec son haut judas rectangulaire dont la vitre est protégée par de massives arabesques en fonte, la fenêtre centrale du premier étage était grande ouverte, ce qui n'avait du reste rien d'anormal par cette chaude journée d'automne. Dans l'embrasure béante se tenait un personnage féminin que j'ai cru d'abord être un mannequin de vitrine, tant son immobilité vue de loin semblait parfaite, l'hypothèse d'une telle exposition, en évidence face à la rue, paraissant d'ailleurs tout à fait vraisemblable étant donné la nature commerciale des lieux affichée sur le panonceau servant d'enseigne. Quant au modèle de poupée grandeur nature choisi comme appât pour attirer le chaland (une grâcieuse adolescente aux boucles blondes en désordre suggestif, offerte dans une tenue outrageusement légère laissant plus que deviner l'attrait de ses charmes juvéniles, et prometteurs), il ne pouvait que renforcer le caractère équivoque – pour ne pas dire racoleur – de l'annonce calligraphiée, le trafic des petites catins mineures risquant d'être aujourd'hui, dans notre capitale à la dérive, beaucoup plus répandu que celui des jouets pour enfants ou des simulacres en cire pour magasins de mode.
Après avoir donc pris soin de vérifier un détail lexical se rapportant à d'éventuels sous-entendus dans la rédaction de l'enseigne, j'ai relevé la tête vers l'étage supérieur… L'image avait changé. Ça n'était plus ùne effigie de musée Grévin érotique dont les appas juste éclos s'exhibaient à la fenêtre, mais bien une très jeune fille parfaitement vivante qui se contorsionnait à présent de façon aussi excessive qu'incompréhensible, penchée en avant par-dessus le garde-corps avec sa chemisette transparente à peine retenue désormais sur une seule épaule, et dont les attaches déjà relâchées se défaisaient de plus en plus. Pourtant, même ses renversements et courbures les plus démesurés conservaient une étrange grâce, qui faisait songer à quelque apsara cambodgienne en délire, tordant et fléchissant dans tous les sens ses six bras onduleux, sa taille à la finesse exquise, ainsi que son col de cygne. Sa chevelure d'or roux, illuminée par le grand soleil, tournoyait autour d'un visage angélique aux ourlets sensuels, en flammèches serpentines de gorgone s'arrachant à sa chrysalide.
La scène qui suit cette première apparition demeure, aujourd'hui encore, émouvante et tendre dans mon souvenir. C'était deux jours plus tard, à la nuit tombée. Comme je ne m'embarrassais guère de légalisme à cette époque, peu lointaine en vérité, ni même d'une quelconque sauvegarde des apparences, l'organisation de pseudo-résistants antinazis à laquelle j'appartenais alors n'étant rien d'autre – il faut l'avouer – qu'une mafia criminelle (proxénétisme, drogues frelatées, fabrication de faux documents, rançonnage d'anciens dignitaires du régime déchu, etc.) qui prospérait à l'ombre du NKVD, auquel nous fournissions toutes sortes d'informations précieuses, sans compter notre aide substantielle pour des actions violentes particulièrement hasardeuses dans les secteurs occidentaux, j'avais donc tout simplement fait enlever l'intéressante nymphe, afin de l'examiner plus à l'aise, par trois sbires yougoslaves, anciens déportés du travail abandonnés à eux-mêmes depuis la débacle et la fermeture des usines de guerre.
Ainsi se trouve-t-elle transportée jusqu'à notre centrale de Treptow, à proximité du parc mais dans une zone incertaine d'entrepôts, de hangars désaffectés, de bureaux en ruine, entre les voies ferrées d'une gare de marchandises et la rivière. Malgré le blocus, franchir les lignes de démarcation ne nous posait aucun problème, même si nous emmenions dans nos bagages un encombrant colis: une adolescente à demi assagie par la piqûre de rigueur qui se débat mollement, comme en rêve…, ou du moins qui fait semblant. Car, dès ce moment-là, j'ai trouvé bizarre qu'elle réagisse à son rapt avec un pareil sang-froid, ou une telle insouciance.
Le docteur Juan Guan Ramirez, que nous appelons toujours par ce qui est en fait son prénom, mais prononcé à la française comme dans Golfe Juan), qui disposait d'une vaste et commode quoique fausse ambulance de la Croix-Rouge, était du voyage, comme d'habitude: pour veiller aux aspects psychologiques ou médicaux de l'opération. Au point de passage (le pont sur la Sprée conduisant vers la Warschauerstrasse ), il a exhibé avec assurance un ordre d'internement dans un hôpital psychiatrique de Lichtenberg qui dépendait du Narodny Kommisariat. Le factionnaire, impressionné par sa barbiche à la Lénine et ses étroites lunettes d'acier, en plus des multiples tampons officiels apposés sur le document, a jeté pour la forme un rapide coup d' œil à notre jeune captive, que deux Serbes en costumes d'infirmiers maintenaient d'une poigne virile, sans grand mal.
Tous les hommes ont montré des laissez-passer soviétiques en règle. L'adolescente avait pris le parti de sourire, d'un air perdu qui convenait admirablement au scénario. Mais ici encore on peut s'étonner qu'elle n'ait pas profité du contrôle de police pour appeler au secours, d'autant plus que – je l'ai su ensuite – elle parle très bien l'allemand et se débrouille en russe d'une façon plus qu'honorable. Le docteur Juan a en outre précisé qu'une petite seringue d'un calmant anodin ne pouvait en aucun cas réduire à ce point sa conscience du monde extérieur et des dangers imminents qui la menaçaient.
D'ailleurs, sitôt franchi le poste militaire, notre intrépide prisonnière est sortie de son hébétude momentanée, s'agitant de nouveau pour tenter d'apercevoir quelque chose à travers les vitres sales, espérant sans doute reconnaître dans la nuit noire, sous un éclairage urbain presque inexistant, le chemin qu'empruntait l'automobile. Pour tout dire, elle sabotait mon plan de campagne. Ce que je cherchais avant tout, c'était à lui faire horriblement peur. Or elle avait plutôt l'air de s'amuser, devenue grâce à nous l'héroïne d'une bande dessinée pour adultes. Et quand elle faisait mine de vouloir s'échapper ou de céder soudain à la panique, ça se passait toujours en l'absence de témoins extérieurs et donnait lieu à des outrances stéréotypées de gamine qui joue, qui se fait du théâtre.
Une fois rendue dans notre repaire, succession d'ateliers encore garnis de machines archaïques qui auraient peut-être servi au travail des peaux fraîches, étirement, épilation et brûlage au fer chaud, mais aussi à l'écorchement des fourrures précieuses ou plus simplement à leur méticuleuse lacération, ou bien à je ne sais quoi du même genre, la jeune fille se montrait surtout curieuse des installations et de leur problématique usage, levant ou abaissant les yeux vers des chevalets, treuils et poulies, de grosses chaînes en acier terminées par des crochets effrayants, un tapis de pointes dressées, une longue table en métal poli avec son cylindre de compression, des scies circulaires géantes aux grandes dents acérées… Continuant pendant ce parcours à poser des questions saugrenues qui ne recevaient toujours aucune réponse, elle poussait par moment de menus cris d'horreur, comme si nous étions en train de lui faire visiter quelque musée des supplices, puis, tout à coup, elle mettait une main sur sa bouche pour pouffer de rire, sans raison discernable, comme une collégienne un jour de sortie.
Dans la vaste salle moins encombrée qui nous servait entre autres choses de bureau pour nos réunions professionnelles, mais à l'occasion pour de plus intimes délassements, elle s'est aussitôt mise à inspecter les quatre grands portraits occupant le mur du fond, exécutés par moi au pinceau avec plusieurs encres de Chine (sépia, noir et bistre): Socrate buvant la ciguë, Don Juan l'épée à la main et paré des énormes moustaches de Nietzsche, Job sur son fumier, le docteur Faust d'après Delacroix. La visiteuse semblait avoir oublié totalement qu'elle était arrivée là, en principe, avec le statut de petite captive apeurée, à la merci de ses ravisseurs, et pas du tout comme touriste. Il a donc fallu la rappeler à l'ordre pour qu'elle vienne comparaître devant ses juges – le docteur et moi – affalés dans nos deux fauteuils favoris, bien confortables en dépit de leur délabrement qui s'accentuait chaque jour un peu plus, dont le cuir autrefois tête de nègre s'était décoloré sous l'action conjuguée des hivers humides, de l'usure et des mauvais traitements, crevé aussi en plusieurs endroits, laissant même échapper par une déchirure triangulaire, sous ma main droite qui la fourrage distraitement, une touffe de filasse blonde et de crins roux.
A dix pas devant nous, il y a en outre un divan de cuir fauve en un peu meilleur état, sous une large baie sans rideaux dont le vitrage, évoquant l'usine plus que l'appartement, a été grossièrement badigeonné au blanc d'Espagne. Entre les traînées de peinture en nébuleuses spiralées, on aperçoit les lignes verticales de forts barreaux à l'aspect carcéral constituant la grille extérieure de protection. Cherchant un siège où se poser, notre écolière inattentive a voulu se diriger vers le divan, mais je lui ai fait comprendre en quelques mots sévères qu'il ne s'agissait pas ici d'une séance de psychanalyse et qu'elle devrait donc, pendant son interrogatoire, se tenir debout face à nous et demeurer immobile, sauf si on lui donnait l'ordre de bouger. Elle a obéi d'assez bonne grâce, attendant ensuite avec un sourire timide sur ses très émouvantes lèvres nos questions qui tardaient à venir, n'osant pas trop nous regarder sinon d'une façon furtive, jetant de brefs coups d' œil d'un côté puis de l'autre, dansant un peu sur deux pieds impatients et ne sachant pas bien quoi faire de ses mains, impressionnée malgré tout par notre silence, une sourde menace, nos visages fermés.
Sur sa droite (donc à notre gauche), en vis-à-vis des quatre personnages emblématiques chers au philosophe danois, toute la paroi est occupée par un vitrage d'atelier en verre dépoli. Certains des longs carreaux tout en hauteur ont dû être cassés lors de manutentions ou de violences; des feuilles de papier translucide en masquent les ruptures et les manques. De l'autre côté, la pièce que nous avions traversée pour venir était vivement éclairée (beaucoup plus en tout cas que la nôtre) comme par des projecteurs, et les silhouettes de nos gardes yougoslaves se profilaient en ombres chinoises sur le clair écran vitré, agrandis de manière paradoxale quand ils s'éloignaient de nous vers l'une des sources lumineuses, ce qui leur donnait l'air de s'élancer au contraire à grands pas dans notre direction, pour devenir en quelques secondes des titans. Ces projections spécieuses qui se déplaçaient sans cesse, disparaissaient, surgissaient à nouveau, se rapprochaient soudain, s'entrecroisaient comme si les corps se traversaient l'un l'autre, pouvaient acquérir ainsi, par instant, une présence et des dimensions aussi alarmantes que surnaturelles. L'adolescente, de plus en plus mal à l'aise devant notre mutisme persistant et nos regards fixés sur elle avec une froideur d'autant plus inquiétante qu'inexpressive, m'a paru alors enfin prête pour la suite prévue des opérations.
Je lui avais d'abord parlé en allemand, mais comme, dans ses interrogations et commentaires, c'est le français qu'elle adoptait le plus souvent, j'ai décidé de poursuivre dorénavant dans la langue de Racine. Quand je lui ai dit, d'un ton abrupt et sans réplique, de se mettre toute nue, elle a cette fois relevé bien haut vers nous les paupières, sa bouche s'est entrouverte, ses yeux verts se sont encore élargis, tandis qu'elle nous dévisageait alternativement, le docteur et moi, comme légèrement incrédule. Mais son pâle sourire avait disparu. Elle semblait découvrir que nous ne plaisantions pas, que nous avions l'habitude d'être obéis sans discussion et que nous disposions – c'était à craindre – de tous les moyens de coercition nécessaires. Elle en a vite pris son parti, estimant sans doute que ce genre d'examen devait être la moindre des choses dans la situation d'excitante proie où elle se trouvait. Après avoir hésité juste ce qu'il fallait pour que nous mesurions (attention subtile en vue d'aiguiser notre plaisir?) l'ampleur du sacrifice imposé par une demande aussi exorbitante, elle a commencé à se déshabiller très gentiment, avec des gestes charmants de pudeur feinte, d'innocence violentée, de martyre contrainte par la force brutale de ses bourreaux.
Comme il faisait une chaleur presque estivale en ce début d'automne, même le soir, la jeune fille ne portait pas grand-chose en fait de vêtements. Mais elle n'enlevait chaque pièce qu'avec lenteur et censément les plus grandes réticences, assez fière pourtant sans nul doute de ce qu'elle dévoilerait à ce jury d'experts, dans une progression voulue. Quand, avec les tortillements, courbures ou flexions indispensables, elle a eu ôté, pour finir, sa petite culotte blanche, elle s'est abandonnée à nos regards inquisiteurs, et, choisissant avec à-propos de cacher sa honte plutôt que ses délicates intimités, elle a relevé les bras vers son visage afin de masquer celui-ci derrière ses deux mains, paumes ouvertes et doigts écartés, entre lesquels je voyais briller ses prunelles. Ensuite, il lui a fallu encore exécuter plusieurs tours assez lents sur elle-même, afin de se laisser voir à loisir sous toutes ses faces. Et, de tous les côtés, c'était vraiment très joli, statuette modelée comme une ravissante poupée femelle, juste au sortir de l'éclosion.
Le docteur lui en a fait compliment, détaillant à haute voix – dans l'intention évidente d'accroître le trouble d'un objet si complaisant -la qualité remarquable de ses charmes exposés, insistant sur l'élégante sveltesse de la taille, le galbe des hanches, les deux fossettes au creux des reins cambrés, la rondeur exquise des petites fesses, le développement déjà très marqué des jeunes seins aux aréoles discrètes mais à la pointe en aimable érection, la délicatesse du nombril, le pubis enfin, dodu et dessiné avec grâce sous une toison d'or encore duveteuse quoique bien fournie. Précisons que Juan Ramirez, qui atteint la soixantaine, était autrefois un spécialiste des dérèglements de la période prépubère chez les enfants. Il a, en 1920, participé avec Karl Abraham à la fondation de l'Institut psychanalytique de Berlin. Comme Melanie Klein, il poursuivait une analyse didactique avec Abraham lui-même lorsque celui-ci est mort prématurément. Peut-être sous l'influence de sa déjà prestigieuse collègue, il travaillait d'ailleurs, lui aussi, sur l'agressivité enfantine précoce, se consacrant bientôt de façon plus particulière au cas des petites filles ou pré-adolescentes.
Celle-ci, d'une voix hésitante, demande alors si nous allons la violer. Je la rassure aussitôt: le docteur Juan vient d'apprécier son académie selon des critères esthétiques objectifs, mais elle est nettement trop formée pour son goût personnel, qui ne s'écarte pas de la plus stricte pédophilie. Quant à moi, dont elle satisfait à merveille – il faut en convenir – les fixations sexuelles et fétiches anatomiques les mieux ancrés, constituant même à mes yeux éblouis une sorte d'idéal féminin, je me trouve être, en matière d'éros, partisan de la douceur et de l'inoffensive persuasion. Même lorsqu'il s'agit d'obtenir des complaisances humiliantes ou de mettre en scène des pratiques amoureuses à caractère ouvertement cruel, j'ai besoin du consentement de ma partenaire, c'est-à-dire bien souvent de ma victime. J'espère ne pas trop la décevoir par un pareil aveu d'altruisme. Dans l'exercice de ma profession, bien entendu, c'est une toute autre chose, comme elle risque de s'en apercevoir bientôt, si elle ne montre pas assez d'empressement dans ses réponses à nos questions. Ça sera, qu'elle le sache bien, pour les seuls besoins de notre enquête.
«Et maintenant, dis-je, nous allons donc procéder à l'interrogatoire préliminaire. Tu vas lever les mains au-dessus de la tête, car nous avons besoin de voir tes yeux quand tu parles, pour savoir s'il s'agit d'une vérité sincère ou de mensonges, ou encore de demi-vérités. Afin que tu n'aies aucun mal à conserver longtemps cette posture, nous pouvons te faciliter les choses.» Le docteur, qui a sorti un bloc-notes et son stylo pour consigner par écrit certains points de la déposition, appuie alors sur une sonnette qui se trouve à portée de sa main gauche, et trois jeunes femmes font aussitôt leur apparition, vêtues de stricts uniformes noirs ayant probablement appartenu à un corps auxiliaire walkyrien de l'ex-armée allemande. Sans un mot et avec une rapidité de professionnelles habituées au travail en équipe, elles s'emparent de la petite prisonnière avec une fermeté dépourvue de toute violence inutile, lui fixent les poignets par des bracelets de cuir à deux lourdes chaînes descendues comme par miracle du plafond, tandis que ses deux chevilles sont attachées selon la même méthode à deux gros anneaux en fer jaillis du sol, distants d'un pas environ.
Les jambes se trouvent ainsi bien ouvertes, face à nous, dans une attitude peut-être un peu indécente, mais cet écartement des pieds – qui n'a rien d'excessif – donnera plus d'assise à une station debout prolongée. Ces entraves du reste ne sont pas trop tendues, non plus que les chaînes retenant les mains en l'air de part et d'autre de la chevelure dorée, si bien que le corps et les jambes peuvent toujours bouger, dans des limites cependant assez étroites, cela va sans dire. Nos trois assistantes ont agi avec une si naturelle aisance, tant de précisions dans les gestes, une si bonne coordination des mouvements et vitesses respectives, que notre jeune captive n'a pas eu le temps de bien comprendre ce qui lui arrivait, se laissant manipuler sans tenter la moindre résistance. Sur son tendre visage s'est peint seulement un mélange d'étonnement, d'appréhension vague et d'une espèce de déroute psychomotrice. Ne voulant pas lui laisser le loisir d'y réfléchir davantage, j'entame sans attendre le questionnaire, auquel les réponses arrivent aussitôt, d'une manière presque mécanique:
«Prénom?
– Geneviève.
– Diminutif habituel?
– Ginette… ou Gigi.
– Nom de la mère?
– Kastanjevica. K, A, S… (Elle épelle le mot), dite Kast sur son passeport actuel.
– Nom du père?
– Père inconnu.
– Date de naissance?
– Douze mars mille neuf cent trente-cinq.
– Lieu de naissance?
– Berlin – Kreuzberg.
– Nationalité?
– Française.
– Profession?
– Lycéenne.»
On devine qu'elle a dû remplir souvent ce même formulaire d'identité. Pour moi, en revanche, cela ne va pas sans problème: nous avons donc affaire à la fille de 10, que pourtant je croyais demeurée en France. L'érotique objet de mes actuelles convoitises serait ainsi ma demi-sœur, puisque engendrée comme moi par le détestable Dany von Brücke. En réalité, les choses ne sont pas aussi claires. Si le père présumé n'a jamais voulu reconnaître l'enfant, ni convoler en justes noces avec la jeune mère, sa maîtresse officielle depuis déjà deux mois au moment de la conception, c'est qu'il connaissait les relations amoureuses que son fils indigne et méprisé avait entretenues le premier avec la jolie française, relations qui s'étaient en outre poursuivies pendant une assez longue période transitoire. Despote à l'ancienne mode, usant d'abord d'un ignoble droit de cuissage seigneurial, il a fini par la garder pour lui seul. Joëlle, sans ressources, disponible et vagabonde, un peu perdue dans notre lointain Brandebourg, n'avait pas dix-huit ans. Elle s'est laissée convaincre par le prestigieux officier, d'ailleurs bel homme, qui lui apportait l'aisance matérielle et lui promettait le mariage. Son consentement à une solution apparemment avantageuse était fort compréhensible et je lui ai pardonné… A elle, pas à lui! En tout cas, vu la date de naissance de la troublante fillette, elle pourrait parfaitement être ma propre fille, sa carnation d'aryenne nordique lui venant alors de son grand-père, ce qui n'aurait rien d'exceptionnel.
J'ai regardé la délicieuse Gigi avec des yeux nouveaux. Plus excité que confus du tour que prenait son enlèvement inopiné, mû peut-être aussi par un vague désir de vengeance, j'ai repris l'interrogatoire: «Tu as déjà eu tes règles?» La jeune fille a, dans un assentiment muet de la tête, confessé cette maturité comme si cela comportait quelque chose de honteux. J'ai poursuivi dans l'intéressante voie: «Tues encore vierge?» Du même hochement gêné, elle a répondu oui. En dépit de sa vaillance, qui commençait malgré tout à faiblir, elle a rougi sous la cynique inconvenance de l'inquisition: son front et ses joues d'abord, puis toute sa tendre chair nue depuis la poitrine jusqu'au ventre, se sont colorés de rose vif. Et elle a baissé les yeux… Au bout d'un assez long silence, après avoir requis mon approbation, Juan s'est levé pour accomplir sur l'accusée un professionnel toucher vaginal, qui, même avec d'attentives précautions, a provoqué chez elle un sursaut, sinon de souffrance, du moins de révolte. Elle s'est un peu débattue dans ses liens, mais, impuissante à refermer les cuisses, elle n'a pu échapper à l'examen médical. Juan est ensuite revenu s'asseoir et il a déclaré calmement: «Cette petite fille est une effrontée menteuse.»
Nos assistantes policières étaient demeurées présentes, un peu à l'écart, attendant que l'on ait à nouveau besoin d'elles. Sur un signe que j'ai fait, l'une s'est approchée de la coupable, tenant dans sa main droite un fouet de cuir dont la fine lanière, souple bien qu'assez ferme, termine une extrémité rigide, facile à manier. J'ai indiqué par trois doigts tendus le degré de la punition méritée. Avec une adresse de dompteuse, l'exécutrice a aussitôt appliqué, sur les fesses un peu entrouvertes pour la posture, trois cinglons secs et précis, assez espacés l'un de l'autre. La petite se cabrait à chaque fois sous la morsure du fouet en ouvrant la bouche dans un spasme de douleur, mais se retenant de crier ou de laisser sourdre une plainte.
Très ému par le spectacle, j'ai voulu la récompenser pour sa bravoure. Je me suis dirigé vers elle, une moue compatissante masquant autant que possible un appétit gourmand, sinon pervers, et j'ai vu, par-derrière, la mignonne croupe fraîchement meurtrie: trois lignes rouges bien nettes, entrecroisées, sans aucune trace de déchirure, même légère, sur la peau fragile dont j'ai pu en outre, d'une caresse à peine effleurée, apprécier le satin. Bientôt, avec mon autre main, j'ai introduit deux puis trois doigts dans sa vulve qui était agréablement mouillée, m'incitant donc à lui branler le clitoris avec délicatesse, attentive lenteur et bienveillance toute paternelle, sans trop insister néanmoins malgré le gonflement immédiat du menu bouton de chair, et les frissons parcourant tout le bassin.
Retourné à ma place en face d'elle, je l'ai contemplée amoureusement, tandis que tout son corps ondulait d'une faible houle, peut-être pour apaiser les atteintes encore cuisantes de la brève correction. Je lui ai souri et elle a commencé par me rendre un plus incertain sourire, quand, soudain, elle s'est mise à pleurer sans bruit. Et c'était encore tout à fait charmant. Je lui ai demandé si elle connaissait l'alexandrin célèbre de son grand poète national: «J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.» Elle a murmuré à travers ses larmes:
«Je vous demande pardon d'avoir menti.
– Tu as dit d'autres choses inexactes?
– Oui… Je ne vais plus à l'école. Je suis entraîneuse dans un cabaret de Schôneberg.
– Qui s'appelle comment?
– Die Sphinx.»
Je commençais à m'en douter. Son visage d'ange me remettait en mémoire, par bouffées, un fugitif souvenir nocturne. Je fréquente irrégulièrement le Sphinx (ou plutôt: «la Sphinge», puisque le terme est féminin en allemand) et, quand je pénétrais ce sexe juvénile, un instant plus tôt, avec l'index et le médius, la fente toute humide de sa petite madeleine, enrobée d'une soyeuse fourrure naissante, a déclenché spontanément le processus de réminiscence: je l'avais déjà caressée sous sa jupe d'écolière dans ce bar très intime à la pénombre propice, où toutes les serveuses sont des gamines complaisantes, plus ou moins pubères.
Ne fallait-il pas, cependant, faire subir à celle-ci la suite de ses épreuves, ne serait-ce qu'en guise d'alibi moral justifiant sa présence entre nos griffes? J'ai allumé un cigare et, après en avoir tiré quelques bouffées de réflexion, j'ai dit: «Tu vas maintenant nous raconter où se cache ton géniteur supposé, bien qu'illégitime, l'Oberführer von Brücke.» La prisonnière, tout à coup saisie d'angoisse, a fait des mouvements désespérés de dénégation, agitant ses boucles d'or de droite et de gauche:
«Je ne sais pas, Monsieur, je ne sais vraiment rien. Je n'ai jamais revu ce faux père depuis que maman est rentrée en France avec moi, il y a bientôt dix ans.
– Ecoute bien: tu as menti une première fois en affirmant que tu allais encore en classe, tu as menti une seconde fois sur ta prétendue virginité, sans compter une réponse très incomplète quand tu as parlé d'un "père inconnu". Tu peux donc aussi bien mentir une troisième fois. Nous sommes ainsi contraints de te torturer un peu, ou même beaucoup, jusqu a ce que tu avoues tout ce que tu sais.
Les brûlures avec le bout rougi d'un cigare sont horriblement douloureuses, surtout quand on les applique dans ces régions particulièrement sensibles et vulnérables dont tu devines sans mal la localisation… L'arôme du tabac clair n'en sera que plus savoureux ensuite, plus musqué…»
Cette fois, ma petite sirène de la Baltique (dont les jambes ici ont été largement disjointes) éclate en sanglots convulsifs et désespérés, bredouille des supplications incohérentes, jure tout ignorer de ce que l'on voudrait obtenir d'elle, implore notre pitié pour son gentil gagne-pain. Comme je continue à tirer tranquillement sur mon havane (un des meilleurs que j'aie fumés) en la regardant se tordre et gémir, elle réussit à trouver une information susceptible – espère-t-elle – de nous convaincre d'une bonne volonté d'ailleurs évidente: «La dernière fois que je l'ai aperçu, j'avais tout juste six ans… C'était dans un modeste logement du centre, qui donnait sur le Gendarmenmarkt, un endroit qui n'existe même plus à présent…
– Tu vois bien, dis-je, que tu sais quelque chose et que tu as de nouveau menti en nous assurant le contraire.»
Je quitte mon fauteuil d'un air résolu pour m'avancer sur elle, qui ouvre en grand les yeux et la bouche, paralysée tout à coup par un effroi fascinant. Je détache d'un coup sec de l'index le cylindre de cendre grise, au bout du cigare dont je tire aussitôt plusieurs bouffées successives afin d'en aviver au maximum la pointe incandescente, que je fais mine d'approcher d'une aréole rose au mamelon dressé. L'imminence du supplice arrache à la prévenue un long hurlement de terreur.
C'était là le dénouement attendu. Je laisse choir mon reste de havane sur le sol. Puis, avec beaucoup de douceur et une infinie tendresse, j'enlace ma victime enchaînée en lui murmurant des paroles d'amour, sentimentales et déraisonnables, pimentées cependant, pour éviter l'excès de sucrerie, par quelques détails choquants appartenant davantage au vocabulaire de la luxure, voire d'une pornographie assez crue. Gigi frotte son ventre et ses seins contre moi, comme une enfant qui vient d'échapper à quelque terrible danger et se réfugie entre des bras protecteurs. Ne pouvant que demander, à cause des liens qui l'entravent, elle tend ses lèvres à la pulpe mouillée pour que je l'embrasse, et me rend mes baisers avec une passion très crédible, bien que sans doute exagérée à dessein. Quand ma main droite, celle qui a failli lui martyriser les bouts de seins, descend le long de l'aine jusqu'à l'ouverture béante des cuisses, je m'aperçois que ma jeune conquête est en train de faire pipi, par brèves saccades qu'elle ne parvient plus à contenir. Pour l'encourager et recueillir ainsi les fruits de mon ouvrage, je place mes doigts à l'origine même de la source chaude, qui jaillit alors en longs jets spasmodiques, ma proie vaincue s'abandonnant à son envie trop longtemps contrariée, tandis que s'élève en cascade, mêlé à des pleurs pas encore complètement taris, un rire clair et frais de petite fille qui vient de découvrir un jeu nouveau, un peu dégoûtant. «Voilà, dit le docteur, une persuasion rondement menée!»
Mais à cet instant précis, un violent bruit de verre brisé a retenti sur ma gauche, provenant du vitrage dépoli qui nous séparait de la pièce voisine.
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HR, toujours perdu dans sa contemplation de l'énigmatique fresque murale qui tient lieu de fenêtre à la chambre d'enfants où il a dormi, retenu en particulier par cette adolescente grandeur nature qui frappe au carreau (en trompe-l'œil lui aussi) pour demander du secours, si présente – non seulement par sa main tendue en avant, mais surtout par son angélique visage rosi d'émoi, ses larges yeux verts encore agrandis par l'excitation de l'aventure, sa bouche dont les lèvres disjointes à la pulpe brillante sont sur le point de pousser un long cri de détresse – et si proche qu'on la croirait déjà entrée dans la chambre, HR donc sursaute en entendant derrière lui un bruit cristallin de verre cassé.
Il se retourne vivement vers la paroi opposée. A l'angle gauche de la pièce, dans l'embrasure béante de la porte, Gigi est là, toujours vêtue de sa robe d'écolière à col arrondi en dentelle blanche, regardant sur le sol à ses pieds des débris étincelants qui ressemblent aux restes d'une coupe à champagne, brisée en multiples fragments épars. Le plus important d'entre eux – et le mieux reconnaissable comporte l'ensemble du pied, ne supportant plus qu'une pointe de cristal, effilée comme un stylet à lame courbe. L'adolescente, qui tient sur son bras replié un vêtement d'extérieur, manteau ou cape, a pris un air désemparé qui lui fait entrouvrir les lèvres de confusion, les paupières baissées vers le soudain désastre. Elle dit:
«Je vous apportais une coupe de mousseux… Ça m'a échappé des mains, je ne comprends pas comment…» Puis, relevant les yeux, elle retrouve aussitôt son ton plein d'assurance: «Mais qu'est-ce que vous faites là depuis une heure, toujours en pyjama et planté devant cette peinture absurde? J'ai eu le temps d'aller boire un verre avec des amis, qui sont en bas avec ma mère, et de finir mes préparatifs pour la soirée au boulot… A présent, je dois y aller, ou bien je vais être en retard…
– Cet endroit où tu travailles, c'est un mauvais lieu?
– Trouvez donc un bon lieu à Berlin, dans les ruines généralisées laissées par le cataclysme! Comme dit un proverbe d'ici: les putains et les escrocs arrivent toujours plus vite que les prêtres! Inutile de se voiler la face… Et dangereux!
– Les clients, c'est seulement des militaires alliés?
– Ça dépend des jours. Il y a aussi des aventuriers en tout genre: espions minables, proxénètes, psychanalystes, architectes d'avant-garde, criminels de guerre, hommes d'affaires véreux avec leurs avocats. Io prétend qu'il y vient tout ce qu'il faut pour refaire un monde.
– Et comment se nomme cette cour des miracles?
– On en trouve autant qu'on veut dans toute la bordure nord de Schoneberg, depuis Kreuzberg jusqu'à Tiergarten. La boîte où j'officie s'appelle die Sphinx, qui veut dire «la Sphinge» puisque le mot est uniquement féminin en allemand.
– Tu parles allemand?
– Allemand, anglais, italien…
– Il y a une langue que tu préfères?»
Une mèche blonde retombant devant sa bouche, Gigi se contente, en guise de réponse dirait-on, de sortir le bout rose de sa langue et de happer entre ses lèvres aux ourlets charnus la boucle de cheveux rebelle. Ses yeux brillent bizarrement. Sous l'effet d'un adroit maquillage, ou bien de quelque drogue? Quelle sorte de vin venait-elle donc de boire? Avant de disparaître, elle prononce encore plusieurs phrases rapides: «La vieille dame qui va venir, pour vous apporter le dîner, ramassera les morceaux de verre. Si vous ne le savez pas déjà, les toilettes sont dans le couloir: à droite et puis à gauche. Vous ne pouvez pas sortir de la maison: vous êtes encore trop faible. La porte qui permet de descendre à l'étage inférieur est d'ailleurs fermée à clef.»
Drôle de clinique, pense HR qui se demande en outre s'il a véritablement envie de quitter cette inquiétante demeure, où il a bien l'air d'être prisonnier. Que sont devenus ses vêtements? Il ouvre la porte de la grosse armoire à glace. Dans la partie penderie, un costume d'homme est accroché sur un cintre, mais ce n'est visiblement pas le sien. Sans y réfléchir davantage, il retourne vers le tableau de guerre et sa propre image en soldat, ou du moins celle d'un homme qui lui ressemble malgré le bandeau ensanglanté masquant les yeux, et vers cette Gigi d'Europe centrale qui le guide par la main. C'est seulement alors qu'il remarque un détail du trompe-l'œil qui lui avait échappé: le carreau que touche la fillette secourable présente une fêlure en étoile, juste centrée sur l'endroit où vient de frapper son petit poing. Les lignes sinueuses qui en partent, dans l'épaisseur supposée de la vitre, scintillent en longs rubans de lumière comme les impalpables leurres métallisés que larguaient les avions assaillants, pour rendre leur repérage impossible.