HR rêve qu'il se réveille en sursaut dans la chambre sans fenêtre des anciens enfants von Brücke. Le bruit violent de verre cassé qui l'a tiré de son sommeil imaginaire semblait provenir de l'armoire à glace, dont le grand miroir est pourtant intact. Craignant des dégâts à l'intérieur, il se lève pour en ouvrir la lourde porte. Sur l'étagère centrale, à hauteur du regard, le poignard en cristal (dressé auparavant sur son pied de coupe à champagne) est en effet tombé sur la chaussure bleue aux écailles de sirène, renversé sans aucun doute par le fracas d'un quadrimoteur américain volant anormalement bas après son décollage de Tempelhof (par vent du nord) qui a fait vibrer tous les objets du pavillon, comme un tremblement de terre. Dans sa chute brutale, la transparente lame effilée a fait une blessure profonde au chevreau blanc qui garnit l'intérieur du délicat soulier, couché maintenant lui aussi.
L'entaille saigne abondamment: un épais liquide vermeil s'écoule en flot spasmodique sur l'étagère du dessous et le linge intime de Gigi qui s'y accumule en désordre. HR, pris de panique, ne sait pas quoi faire pour arrêter l'hémorragie. Il s'affole d'autant plus que toute la maison s'est emplie soudain des cris aigus d'une émeute…
Je me suis alors réveillé pour de bon, mais dans la chambre numéro 3, à l'hôtel des Alliés. Deux filles de service se querellaient bruyamment dans le couloir, juste derrière ma porte. J'étais toujours en pyjama, allongé en travers de la couette bouleversée, rendue moite par ma transpiration. Mon Frühstück une fois débarrassé, après le départ de Pierre Garin, j'avais voulu me reposer un peu sur mon lit, et, mal remis d'une lourde fatigue consécutive à cette nuit agitée suivie d'un sommeil trop bref, je m'étais rendormi aussitôt. Et, déjà, maintenant, le jour hivernal déclinait au dehors, entre les rideaux restés ouverts. Les servantes s'injuriaient dans un langage dialectal, à fort accent campagnard, auquel je ne comprenais rien.
Je me suis levé, avec effort, et j'ai tiré ma porte en grand d'un seul coup. Maria et sa jeune collègue (certainement une débutante) ont aussitôt mis fin à leur altercation. Sur le plancher du couloir, il y avait une carafe en verre blanc brisée en trois morceaux, dont le contenu (qui semblait être du vin rouge) s'était répandu jusqu'au seuil de ma chambre.
.Maria, d'humeur nerveuse, m'a quand même adressé un sourire contraint et elle a voulu se justifier, en utilisant désormais un allemand plus classique, un peu simplifié à mon intention:
«Cette petite idiote a eu peur: elle croyait que l'avion allait s'écraser sur la maison, et elle a laissé tomber son plateau.
– C'est pas vrai, protestait à voix basse l'autre fille. C'est elle qui m'a poussée, exprès pour me faire perdre l'équilibre.
– Ça suffit! N'ennuie pas les clients avec tes histoires. Monsieur Wall, il y a deux messieurs qui vous attendent en bas, depuis une heure. Ils ont dit de ne pas vous réveiller… qu'ils avaient le temps… Ils voulaient savoir si l'hôtel possédait une autre porte de sortie!
– Bien… Y a-t-il, en fait, une autre porte?
– Mais non!… Pourquoi donc?… Seulement celle que vous connaissez, qui donne sur le canal. Elle sert à la fois pour le café, pour les livraisons et pour l'hôtel.»
Maria paraissait concevoir cette affaire de porte comme une curiosité saugrenue des visiteurs. Ou bien jouait-elle la naïveté, comprenant au contraire fort bien ce que signifiait la question? Peut-être même, s'excitant à l'idée de mon éventuelle escampette, aurait-elle hâté volontairement ma réapparition en provoquant ce tumulte dans le couloir? J'ai répondu avec calme que j'allais descendre, qu'il fallait juste me laisser le temps de m'habiller. Et j'ai refermé ma porte d'un geste sec, lui donnant en outre un tour de clef bien démonstratif, qui a claqué sourdement dans la gâche comme un coup de revolver muni du dispositif appelé «silencieux».
C'est à ce moment là que j'ai vu sur la chaise mon propre costume de voyage, à la place où j'avais mis celui d'emprunt avec lequel j'étais revenu cette nuit. Et, au porte-manteau mural, dans le fond de la chambre, ma pelisse disparue se trouvait à présent accrochée sur son cintre… En quelle circonstance, à quelle heure la substitution se serait-elle donc opérée, sans que je m'en aperçoive? Incapable de me souvenir si mes vrais habits étaient déjà rentrés en scène lorsque Pierre Garin m'avait fait sa rapide visite, je pouvais très bien ne pas les avoir remarqués depuis l'irruption intempestive de Maria portant mon petit déjeuner, puisque leur présence m'était si familière… Mais, ce qui me troublait davantage, c'est qu'il n'existait plus désormais la moindre preuve d'une quelconque vérité objective de mes derniers déplacements. Tout avait disparu: le confortable costume en tweed, les affreuses chaussettes rouge et noir, la chemise et le mouchoir brodés d'un W gothique, la boue du souterrain sur les grosses chaussures, l'Ausweis berlinois comportant ma photographie (ou du moins celle d'un visage qui ressemblerait fort au mien) mais certifiant une autre identité, sans rapport avec aucune de celles que j'utilise, bien qu'en relation étroite avec mon voyage.
Je me suis alors rappelé la petite culotte maculée de sang, ramassée à terre on ne sait pourquoi dans la chambre de Gigi. Ne l'avais-je pas, avant de me mettre au lit, sortie de la poche du pantalon en tweed? (Je me revoyais en tout cas l'y enfouir prestement, après avoir regardé les trois dessins érotiques de mon sosie, faisant la remarque à cette occasion qu'il est rare de confectionner un costume entier dans ce type d'étoffe.) Où l'aurais-je fourrée en rentrant ici?… J'ai fini par la découvrir avec soulagement dans une corbeille à déchets de la salle de bains: le ménage, par bonheur, n'était pas fait, puisque je n'avais pas quitté ma chambre.
En l'inspectant avec plus d'attention, j'ai constaté la présence d'une petite déchirure au centre de la tache rouge, comme produite par la pointe d'un objet coupant très effilé. Un rapprochement ne s'imposait-il pas avec le stylet de verre qui venait de reparaître dans mon tout récent cauchemar? Le contenu anecdotique de celui-ci, comme il arrive presque toujours dans les rêves, s'expliquait d'ailleurs sans mal à partir d'éléments de réalité vécus la veille: en rangeant sur l'étagère très encombrée de la grosse armoire la coupe à champagne brisée juste à côté de la chaussure bleue, l'idée fugitive de harponner un poisson des profondeurs avec ce dard dans une partie de pêche sous-marine m'avait bel et bien effleuré (ô Angélica!). Je range avec soin mon trophée de chasse derrière la glace de l'armoire à pharmacie, attestant ainsi l'existence vérifiable de mes aventures nocturnes, attentif à ne pas en ôter le fragile éclat de verre qui demeurait accroché aux effilochures de la soie.
Après m'être habillé sans hâte excessive, pour rejoindre en bas mes visiteurs, j'ai aperçu, déformant la poche gauche de ma pelisse accrochée au porte-manteau, une grosseur anormale. M'étant approché avec circonspection et y plongeant une main soupçonneuse, j'en ai ressorti un lourd pistolet automatique que j'ai aussitôt reconnu: sinon celui-là même, il était du moins identique au Beretta trouvé dans le tiroir d'une table à écrire de l'appartement J.K. donnant sur la place des Gens d'Armes, lors de mon arrivée à Berlin. Quelqu'un voudrait-il donc me pousser au suicide? Remettant à plus tard l'examen de ce problème et ne sachant que faire avec cette arme têtue, je l'ai remise, en attendant, là où quelqu'un l'avait glissée avant de me rendre mes habits, et je suis descendu, évidemment sans la pelisse.
Dans la salle du Café des Alliés, peu fréquentée d'une façon générale, les deux hommes qui demandaient à me voir, sans pourtant manifester d'impatience, étaient identifiables très aisément: il n'y avait aucun autre consommateur. Installés à une table toute proche de la porte extérieure, devant des verres de bière presque vides, ils ont levé les yeux vers moi, et l'un d'eux m'a désigné (d'un geste plus résigné qu'impératif) la chaise vide visiblement préparée à mon intention. J'ai aussitôt compris à leur costume qu'il s'agissait de policiers allemands en civil, qui m'ont d'ailleurs, en guise de préambule, présenté les cartes officielles attestant leur fonction et le devoir dans lequel ils étaient d'obtenir de moi des réponses précises, véridiques, non dilatoires. Bien que peu loquaces et n'ayant pas jugé utile de quitter leurs sièges à mon arrivée, ils se conduisaient dans les gestes et attitudes, comme aussi dans leurs rares paroles, avec courtoisie et même peut-être une certaine bienveillance, du moins apparente. Le plus jeune parlait un français clair et correct, sans finesse excessive, et je me suis senti honoré par cette sollicitude de la police à mon égard, quoique me rendant bien compte de perdre là un important moyen d'éluder quelque question gênante, en feignant de ne pas en saisir le sens exact ou les évidentes implications.
D'après mon rapide coup d'œil à leurs cartes professionnelles, celui des deux qui ne s'exprimait pas dans ma propre langue – que ce fût par ignorance ou par calcul – avait un grade plus élevé dans la hiérarchie. Et il affichait un air d'ennui un peu absent. L'autre m'a expliqué brièvement la situation: j'étais soupçonné d'une certaine part (pour ne pas dire plus) dans l'affaire criminelle dont ils se trouvaient en charge depuis ce matin. Comme ni la victime ni aucun des suspects potentiels n'appartenait aux services américains, civils ou militaires, l'usage voulait dans ce secteur que l'enquête – au début en tout cas – revienne à la Stadtpolizei de Berlin-Ouest. Il allait donc me lire, pour commencer, la partie du rapport me concernant. Si j'avais des remarques à faire, j'étais en droit de l'interrompre; mais il paraissait préférable, pour ne pas perdre du temps en vain, que je n'use pas trop souvent de cette latitude et que mes apports personnels, contestations éventuelles ou commentaires justificatifs soient groupés, par exemple à la fin de son exposé préliminaire. J'ai acquiescé, et il a entrepris sans plus attendre la lecture des feuillets dactylographiés extraits de son épaisse serviette:
«Vous vous appelez Boris Wallon, né au mois.d'octobre 1903 à Brest, non pas le Brest de Biélorussie, mais un port de guerre en Bretagne française. C'est du moins sous cette identité que vous avez franchi le checkpoint de la Friedrichstrasse pour pénétrer dans la partie occidentale de notre ville. Pourtant, une trentaine d'heures plus tôt, vous aviez quitté la République Fédérale par le poste frontière de Bebra avec un passeport où figurait un autre nom, Robin, et un autre prénom, Henri; c'est d'ailleurs ce document-là que vous avez aussi présenté dans le train, lors d'un contrôle militaire provoqué par votre comportement étrange en gare de Bitterfeld. Le fait d'être en possession de plusieurs Reisepass apparemment authentiques, mais établis avec des patronymes, lieux de naissance ou professions différents, ne sera pas retenu contre vous: c'est souvent le cas des voyageurs français en mission, et ça n'est pas notre affaire. En principe, votre emploi du temps depuis l'entrée en zone soviétique, à Gerstungen-Eisenach, jusqu'à votre sortie de Berlin-Est vers notre secteur d'occupation américaine, ne nous concerne pas non plus.
«Mais il se trouve que vous avez passé cette nuit-là (celle du 14 au 15) au premier étage d'un immeuble en ruine donnant sur le Gendarmenmarkt, face au point précis de cette vaste place dévastée où un certain colonel von Brücke a été, vers minuit, victime d'un premier attentat criminel: deux coups de revolver provenant d'une des fenêtres béantes de l'immeuble en question, qui l'ont seulement blessé au bras. Une vieille dame sans ressources, nommée Ilse Back, y loge illégalement malgré l'état insalubre des lieux, dépourvus d'électricité comme d'eau courante, et vous a reconnu d'une façon formelle parmi le choix de photographies diverses qu'on lui a présentées. Elle assure que les balles sont parties du petit appartement à moitié détruit, inhabitable, situé sur le même palier que le sien. Elle vous a vu y arriver à la nuit tombante et n'en ressortir une première fois qu'après les coups de feu. Pendant sa déposition, sans que personne le lui suggère, elle a mentionné votre épaisse pelisse fourrée, surprise qu'un voyageur aussi bien vêtu soit venu dormir dans ce rendez-vous de clochards.
«Elle vous a vu partir le lendemain chargé de votre bagage, mais sans la grosse moustache que vous portiez la veille. Bien que cette personne ait fait preuve dans ses propos d'une épisodique mais évidente faiblesse mentale, les détails qu'elle a fournis sur vous demeurent troublants, d'autant plus que, sitôt parvenu dans Kreuzberg (à pied par la Friedrichstrasse ) vous avez demandé votre chemin à une jeune serveuse de la brasserie Spartakus, qui vous a indiqué cette Feldmesserstrasse que vous recherchiez, et où vous avez aussitôt choisi une chambre d'hôtel – ici même – à quelques pas du domicile légal de votre supposée victime, puis aujourd'hui de son ancienne épouse française, Joëlle Kastanjevica. Vos pas ayant été guidés par autre chose que le hasard, la coïncidence peut évidemment sembler suspecte.
«Or, ce même officier des services spéciaux de la Wehrmacht , Dany von Brücke, a été assassiné la nuit dernière (et cette fois-ci pour de bon) à 1 heure 45 du matin: deux balles tirées à bout portant dans sa poitrine avec un pistolet automatique de 9 millimètres, arme identique selon les experts à celle qui ne lui avait causé, trois jours auparavant, qu'une blessure sans gravité. Les balles correspondant aux deux agressions ont été retrouvées sur place à chaque fois, c'est-à-dire, pour la seconde, dans un chantier de reconstruction donnant sur Viktoria Park, donc à trente-cinq minutes d'ici sans se presser. Le juste instant du meurtre nous est fourni avec exactitude par un veilleur de nuit qui a entendu les détonations et regardé sa montre. Les deux douilles percutées de cette reprise réussie gisaient dans la poussière à proximité immédiate du cadavre. Quant à celles de la première tentative ratée à Berlin-Est, on les a découvertes dans l'appartement indiqué par Mme Back, devant l'embrasure sans châssis d'où elle assure que vous avez fait feu. Cette dame a beau être à moitié folle et voir partout des criminels sadiques ou des espions israéliens déguisés, nous devons admettre que son délire recoupe ici quelques points essentiels de notre enquête, scientifique et sans faille…»
Sur ces mots de compliments qu'il s'adressait en quelque sorte à soi-même, le policier a relevé son visage vers moi pour me fixer avec insistance, droit dans les yeux. Sans me troubler, je lui ai souri, comme si je m'associais à l'éloge, ou tout au moins pour m'en moquer d'une façon gentille. En fait, son récit, dont par moment il lisait le texte dactylographié, mais sur lequel au contraire il avait sans doute à plusieurs reprises improvisé librement (sa dernière phrase, par exemple, m'avait paru un ajout personnel), ne me surprenait guère: il confirmait plutôt mes soupçons concernant ce crime que quelqu'un voulait me faire endosser. Mais qui au juste: Pierre Garin? Io? Walther von Brücke?… Je m'apprêtais donc à répondre avec franchise, hésitant néanmoins sur ce que j'étais en droit de révéler à la police berlinoise au sujet d'une supposée mission, de plus en plus obscure, dont je devenais progressivement moi-même la victime.
Mais avant que je ne me décide à prendre la parole, mon interlocuteur a soudain reporté ses regards vers son supérieur, qui venait de se mettre debout. J'ai à mon tour levé les yeux sur ce personnage de haute taille dont le visage avait brusquement changé d'expression: à un désintérêt teinté de lassitude succédait une attention aiguë, presque anxieuse, tandis qu'il fixait quelque chose derrière moi, du côté de l'escalier menant au premier étage. Le subordonné francophone s'est dressé dans un mouvement rapide et s'est immobilisé, regardant lui aussi dans la même direction avec une ardeur de limier sur le qui-vive, aussi perceptible qu'inattendue.
Sans quitter ma chaise ni marquer la moindre précipitation, j'ai moi-même tourné la tête pour apercevoir l'objet de leur excitation soudaine. Arrêtés en face d'eux avant d'avoir achevé la descente, debout sur la dernière marche dans une relative pénombre, se tenait Maria auprès d'un Schupo en uniforme portant à deux mains devant sa poitrine une mallette plate, d'importantes dimensions, qu'il présentait horizontalement avec une vigilance respectueuse, comme si c'était là une pièce de grande valeur. Et, sur les lèvres de la gracieuse servante se lisaient les mots, allemands sans doute, articulés avec soin, d'un message muet qu'elle adressait à mes accusateurs. Cette jeune fille aux airs naïfs appartenait donc aussi aux services de renseignement locaux, comme d'ailleurs la plupart des domestiques dans les hôtels et pensions de Berlin. Dès que j'ai eu les yeux posés sur elle, Maria, évidemment, a interrompu sa mimique qui s'est transformée aussitôt en un innocent sourire à mon adresse. L'inspecteur en chef leur a fait signe de s'approcher, ce qu'ils ont fait avec empressement.
Maria ayant éloigné les deux verres presque vides, l'agent de police a déposé son précieux fardeau sur notre table pour en ouvrir et rabattre le couvercle, non sans observer toujours les précautions que l'on réserve aux objets d'art. À l'intérieur, bien rangés les uns à côté des autres et séparés par de grosses boules en papier pelure, il y avait sept sachets de plastique transparents, fermés chacun par un lien retenant une étiquette manuscrite en cursive gothique, illisible pour un Français. Mais j'ai identifié sans aucun mal, dans cette collection, l'escarpin de bal à l'empeigne garnie de paillettes bleues dont la doublure en chevreau blanc était désormais tachée de rouge, le pistolet automatique Beretta 9 mm, quatre douilles vraisemblablement percutées par l'arme en question, une petite poupée nue en celluloïd couleur chair à qui l'on avait arraché les bras, le slip en satin aux volants de dentelle froncée que je croyais à l'abri des regards dans mon armoire de toilette, une fiole en verre blanc contenant un reste de liquide également incolore où plongeait un tube à compte-gouttes faisant partie du bouchon vissé, le dangereux tronçon de la flûte à champagne brisée dont la pointe aiguë conservait d'épaisses traces de sang.
Le policier qui venait de me lire son rapport d'enquête m'a demandé, après un silence, si je reconnaissais ces objets. Je les ai alors considérés en détail avec plus de soin et j'ai répondu sans me troubler:
«Une chaussure identique à celle-ci se trouvait sur une étagère de la penderie, dans la chambre où j'ai dormi avec Joëlle Kast, mais elle n'était pas tachée de sang et appartenait au pied droit; or, nous avons ici un soulier gauche. Le pistolet que l'on vient, je pense, de trouver parmi mes affaires, làhaut, a été mis pendant mon sommeil dans une poche de ma pelisse; j'ai moi-même constaté sa présence suspecte en me réveillant.
– Vous ne l'aviez jamais vu auparavant?… Par exemple dans l'appartement en ruine qui donne sur la place des Gens d'Arme?
– Il y avait en effet un pistolet automatique dans le tiroir de la table; mais, si mes souvenirs sont bons, c'était un modèle de plus petit calibre. Quant aux douilles vides, j'ignore tout à fait d'où elles peuvent provenir… En revanche, la poupée martyrisée sort tout droit d'un rêve d'enfant.
– Un rêve fait par vous?
– Par moi, comme par d'innombrables petits garçons! Pour ce qui est du stylet en cristal, il semble être un morceau d'une flûte à vin mousseux ayant contenu de la peinture vermillon, que j'ai aperçue dans la chambre de Gigi, la fille de Joëlle, où traînait aussi d'ailleurs au milieu d'un effrayant désordre une petite culotte soyeuse tachée de sang menstruel. Celle-là, cependant, ne peut être confondue avec la pièce à conviction intime que vous me présentez ici: elle ne comportait aucun froufrou de dentelle et son tissu tout simple, pour écolière, n'était pas transpercé au niveau de la fente vulvaire.
– Peut-on savoir alors où vous avez pris cette lingerie poignardée, découverte ici-même dans votre salle de bains?
– Je ne l'ai prise nulle part. Comme pour le Beretta, la seule explication serait qu'une personne, dont l'identité m'échappe, introduirait des pièces falsifiées dans mon existence, avec le probable projet de me faire endosser un crime auquel je ne comprends pas grand-chose.
– Et que représenterait, dans votre peu crédible scénario, cette petite bouteille dont le comptegouttes est encore à demi plein? Quel genre de liquide contiendrait -elle?»
C'est, à dire vrai, le seul élément qui ne me rappelle rien, dans l'hétéroclite contenu de la mallette. En l'examinant à nouveau, je vois que le corps du flacon, d'un type vaguement pharmaceutique, laisse apparaître sous certains angles une inscription en lignes dépolies incluant en particulier la silhouette d'un éléphant, surmontée du nom grec de ce mammifère, curieusement écrit en grandes capitales cyrilliques (donc avec un esse russe en forme de C latin, à la place du sygma final), et suivie au-dessous, en plus petit, par le mot allemand «Radierflüssigkeit», dont le sens reste pour moi plutôt mystérieux… Mais une idée me vient tout à coup, en repensant aux activités artistiques de Walther von Brücke: Radierung signifie gravure à l'eau-forte… Préférant néanmoins ne pas évoquer pour le moment les dessins érotiques très compromettants de mon rival, je choisis une autre réponse, à caractère plus évasif:
«Cela pourrait bien être un narcotique ou quelque poison de l'entendement, que l'on distille goutte à goutte depuis plusieurs jours dans tout ce que je bois: café, bière, vin, coca-cola… et jusqu'à l'eau du lavabo.
– Oui, bien sûr… Votre psychose, ou votre alibi, d'une machination organisée contre vous au moyen de diverses drogues, figure d'ailleurs dans les attendus de notre dossier. Si vous soupçonnez quelqu'un de précis, vous auriez en tout cas intérêt à nous donner son nom.»
Toujours penché vers la mallette, grande ouverte sur la table, mais levant les yeux à l'improviste (par hasard, ou peut-être à cause d'un chuchotement plus fort, de ce côté-là?) vers le fond mal éclairé de la salle, j'ai constaté que Maria et le plus âgé des officiers de police, debout contre le bar comme je l'étais moi-même devant le collègue demeuré assis, qui leur tournait le dos, se parlaient avec animation bien qu'en évitant d'élever la voix. Très à l'aise l'un et l'autre, ils avaient l'air de se connaître depuis longtemps, et j'ai pensé d'abord, à cause de leurs mines graves, qu'il s'agissait de relations purement professionnelles. Mais un geste soudain très tendre de l'homme m'a ensuite fait conclure à une intimité beaucoup plus grande entre eux, avec pour le moins de fortes connotations sexuelles sous-jacentes… A moins que, s'étant aperçus de mon attention sur leur aparté, qui me concernait sans doute, ils ne veuillent seulement donner le change.
«Quelque chose de toute façon, reprend mon interrogateur, détruit aussitôt votre hypothèse. D'une part, il ne s'agit pas d'un poison, mais d'un fluide correcteur, comme cela figure en toutes lettres, bien qu'en allemand, sur le flacon. (Ce baume d'effacement a d'ailleurs une action tout à fait remarquable, je le précise, qui n'altère en rien la surface des papiers les plus fragiles.) Et, d'autre part, vos propres empreintes digitales ont été détectées sur le verre, nettes et nombreuses, sans aucun risque d'erreur.»
Sur ces mots, le policier se lève et referme la mallette, dont le contenu – croit-il – m'accable. Les doubles serrures du couvercle claquent, dans un déclic de mécanisme infaillible qui paraît clore notre entretien.
«Cet homme, dis-je alors, qui cherche à se décharger sur moi de son crime, s'appelle Walther von Brücke, le propre fils de la victime.
– Malheureusement, ce fils-là est mort en mai 45, pendant les ultimes combats dans le Mecklembourg.
– C'est ce que prétendent tous les membres du complot. Mais ils mentent, je peux en fournir des preuves. Et ce mensonge collectif prémédité dévoile au contraire l'identité de l'assassin.
– Quels seraient donc ses mobiles?
Une rivalité féroce à caractère ouvertement œdipien. Cette famille maudite, c'est le royaume de Thèbes!»
Le policier semble réfléchir. Il se résout enfin à prononcer avec lenteur et d'une voix devenue rêveuse, lointaine, vaguement souriante, les arguments qui, selon son point de vue, innocentent mon coupable présumé:
«Vous seriez en tout cas, cher monsieur, mal placé pour accuser quelqu'un sur de telles bases… En outre, si vous connaissez tout si bien, vous devriez savoir que le fils en question, qui a en effet survécu malgré de graves blessures aux yeux, est aujourd'hui l'un de nos agents les plus incontournables, à cause précisément de son passé, comme de ses liens actuels avec les multiples trafics louches, sociétés plus ou moins clandestines et règlements de comptes en tout genre qui fleurissent à Berlin. Apprenez en outre, pour finir, que notre précieux WB (comme nous l'appelons) a par chance, au moment précis du meurtre de son père, subi un contrôle de routine opéré cette nuit-là par la Mili tary Police, dans les environs immédiats de son domicile. La coïncidence est absolue entre l'instant des coups de feu noté par le gardien du chantier, sur Viktoria Park, et celui ou Vébé présentait son Ausweis aux M.P. américains à deux kilomètres de là.»
Tandis que je compare mon propre emploi du temps avec ces derniers éléments de l'enquête policière, qui me replongent dans d'intenses réflexions personnelles et réminiscences troublantes, le fonctionnaire satisfait empoigne sa mallette et se dirige vers son Schupo posté en faction près de la porte d'entrée. A mi-parcours, cependant, il se retourne vers moi pour me porter un coup supplémentaire, sans quitter son ton affable.
«Nous avons aussi en notre possession une ancienne carte d'identité française sur laquelle vos nom, prénom et lieu de naissance ont été habilement falsifiés, Brest-Sainpierre se substituant à Berlin-Kreuzberg, et Mathias V. Franck figurant à la place de Markus v. Brücke. Seule la date de naissance a été conservée intacte: le 6 octobre 1903.
– Vous ne pouvez pas ignorer que ce Markus, le frère jumeau de Walther, est mort en bas-âge!
– Je le sais, bien sûr, mais il semble que la résurrection soit une habitude héréditaire dans cette fabuleuse famille… Si vous désirez rajouter quelque chose à votre déposition, ne manquez pas de me le faire savoir. Mon nom est Lorentz, comme l'inventeur providentiel du "temps local" et des équations à l'origine de la théorie relativiste,… Commissaire Lorentz, pour vous servir.»
Et, sans attendre ma réponse, il est aussitôt sorti vers la rue, suivi par l'agent de police en uniforme auquel il a rendu son inestimable mallette de Pandore. A l'autre bout du café, contre le bar-comptoir éclairé à présent par une lampe jaunâtre, son collègue ainsi que Maria avaient également disparu. Ça ne pouvait être que vers l'intérieur de l'hôtel, puisqu'il n'y a pas d'autre porte – m'assurait-on – donnant sur l'extérieur. Je demeurais seul un certain temps dans la salle abandonnée, où il faisait de plus en plus sombre, rendu perplexe par cette pièce d'identité doublement fausse qui ne pouvait être autre chose qu'une invention absurde de mes ennemis, dont la meute ricanante se rapprochait dangereusement.
Dehors, il faisait déjà presque nuit, et les quais au sol inégal, bosselé, paraissaient tout à fait déserts sur l'une et l'autre rives. Les pavés disjoints luisaient faiblement, mouillés par la brume vespérale, ce qui accentuait encore leurs reliefs. Au bout du canal mort, en face de moi, le souvenir d'enfance était toujours en place, immobile et têtu, menaçant peut-être, ou bien seulement désespéré. Un réverbère archaïque, placé juste au-dessus, éclairait de sa lueur bleuie par le brouillard naissant, dans un halo théâtral savamment calculé, le squelette de bois pourri du voilier fantôme, éternisé en plein naufrage…
Maman demeurait là sans plus faire un geste, silencieuse, plantée debout comme une statue devant l'eau glauque. Et je m'accrochais à sa main inerte, en me demandant ce que nous allions faire à présent… Je tirais encore un peu plus sur son bras pour la réveiller. Avec une sorte de résignation épuisée, elle a dit: «Viens, Marco, nous allons partir… Puisque la maison est close. Il faut être rendus à la gare du nord dans une heure au plus tard. Mais je dois d'abord aller reprendre nos valises…» Et puis, au lieu d'esquisser quelque mouvement pour quitter ces parages effrayants et désolés qui ne voulaient pas de nous, elle s'est mise à pleurer doucement, sans bruit. Je ne comprenais pas pourquoi, mais j'évitais de bouger moi-aussi. C'était comme si nous étions morts tous les deux, sans nous en être rendu compte.
Nous avons raté le train, évidemment. Exténués de fatigue, nous avons fini par échouer dans des lieux anonymes et peu rassurants, sans doute quelque chambre d'hôtel modeste, à proximité de la gare. Maman ne disait rien. Nos bagages, déposés en tas sur le plancher nu, avaient l'air inutiles et malheureux. Au-dessus du lit, une grande image encadrée, en couleurs, reproduction mécanique d'un tableau très sombre, représentait une scène de guerre. Deux hommes morts en vêtements civils gisaient contre un mur de pierre, l'un couché dans l'herbe sur le dos, l'autre sur le ventre, leurs membres tordus en un désordre grotesque. On venait visiblement de les fusiller. Quatre soldats traînant leur mousqueton, courbés sous le poids du labeur accompli (ou de la honte), s'éloignaient sur la gauche le long d'un chemin caillouteux. Le dernier portait une grosse lanterne, irradiant la nuit de lueurs rougeâtres, qui faisaient danser les ombres dans un irréel et lugubre ballet. Cette nuit-là, j'ai dormi avec maman.
Une brise légère s'était levée, on entendait maintenant le faible clapotis de l'eau contre la paroi de pierre, invisible, juste au-dessous de moi. Je suis remonté jusqu'à ma chambre numéro 3, en proie à de nouvelles incertitudes et angoisses contradictoires. Sans raison clairement explicable, je rentrais chez moi en catimini, manœuvrant la poignée de porte avec d'infinies précautions et m'avançant dans une demi-obscurité à la façon furtive d'un cambrioleur qui craint de réveiller l'occupant. La pièce, donc, baignait dans la pénombre: une vague clarté provenant de la salle de bains, où un néon était resté ouvert, permettait de s'y déplacer sans peine. Je suis allé tout de suite jusqu'au porte-manteau mural. Comme je m'y attendais évidemment, il n'y avait plus de pistolet dans la poche de ma pelisse pendue sur son cintre. Mais ensuite, ayant longé la paroi où est accrochée une mauvaise copie de Goya devenue presque noire en l'absence de lumière, j'ai pu constater, dans une région au contraire très éclairée, que la petite culotte aux aimables froufrous sanglants reposait toujours au creux de sa cachette, au-dessus du lavabo, derrière le miroir mobile masquant une cavité pratiquée dans le mur pour former l'armoire à pharmacie. Sur son étagère inférieure s'alignaient un grand nombre de flacons et de tubes qui ne m'appartenaient pas. Un espace vide entre deux fioles en verre coloré dessinait en intaille la trace d'un objet manquant.
Revenu vers la chambre à coucher, j'ai quand même fini par manœuvrer l'interrupteur commandant la grosse ampoule du plafonnier, et je n'ai pu, ébloui par cette illumination subite, retenir un cri de saisissement: il y avait un homme qui dormait dans mon lit. Tiré lui-même en sursaut d'un profond sommeil, il s'est aussitôt dressé sur son séant. Et j'ai vu ce que je redoutais le plus depuis toujours: c'était le voyageur qui avait usurpé ma place assise dans le train, pendant l'arrêt en gare de Halle. Un rictus (de surprise, d'effroi, ou de protestation) déformait son visage, déjà dissymétrique, mais je l'ai pourtant reconnu sans une hésitation. Nous sommes restés ainsi, immobiles et muets, l'un en face de l'autre. J'ai pensé que, peut-être, je faisais exactement la même grimace que mon double… Et lui, de quel cauchemar, ou de quel paradis, sortait-il brutalement, par ma faute?
Il a, le premier, recouvré ses esprits, parlant en allemand d'une voix basse, un peu rauque, qui – je m'en suis assuré avec soulagement – n'était pas vraiment la mienne, mais une mauvaise imitation…, dans la mesure du moins où l'on peut en juger soi-même avec pertinence. Il disait: «Que faites-vous dans ma chambre? Qui êtes-vous? Depuis quand êtes-vous là? Comment êtes-vous entré?»
Son ton était si naturel que j'étais presque sur le point de m'excuser, pris au dépourvu et me sachant fort capable de telles erreurs: la serrure ne se trouvait pas fermée à clef, ni le verrou mis, j'avais dû me tromper de porte, et ces chambres se ressemblent tant, toutes organisées sur le même modèle… Mais l'autre ne me laisse pas le temps de m'expliquer, et une sorte de sourire méchant passe sur sa figure ombrageuse, tandis qu'il me déclare, en français cette fois:
«Je te reconnais, tu es Markus! Qu'est-ce que tu fais là?
– Etes-vous vraiment Walther von Brücke? Et vous habitez cet hôtel?
– Tu dois bien le savoir, puisque tu m'y cherches!»
Il se met à rire, mais de façon déplaisante et sans gaieté, avec une sorte de mépris, d'aigreur, ou de vieille haine immémoriale tout à coup resurgie:
«Markus! Ce Markus maudit, le fils chéri de notre mère, celle qui a choisi de m'abandonner, le cœur léger, pour partir avec toi dans sa Bretagne préhistorique!… Ainsi tu n'es pas mort, noyé en bas âge dans ton océan breton? Ou bien tu ne serais qu'un spectre?… Oui, j'habite ici, très souvent, dans cette chambre numéro 3, et cette fois-ci depuis quatre jours… ou même cinq. Tu peux vérifier sur le registre de l'hôtel…»
Je n'ai plus qu'une idée dans ma pauvre tête: je dois coûte que coûte éliminer l'intrus pour de bon. L'expulser d'ici ne suffirait pas, il faut le faire disparaître à jamais. L'un de nous deux est en trop dans cette histoire. Je me dirige, en quatre pas résolus, vers ma pelisse toujours accrochée à son champignon de bois verni. Mais je découvre alors que les deux poches latérales en sont vides: le pistolet n'y est pas… Où ai-je pu le ranger? Je me passe une main sur le visage, ne sachant plus même où je suis, ni qui, ni quand, ni pourquoi…
Lorsque je rouvre les yeux vers W, toujours assis dans son lit à la couette rabattue sur les jambes, je vois qu'il tient calmement le Beretta bien d'aplomb, avec ses deux mains jointes comme dans les films, les bras raidis et tendus en avant, le canon braqué en direction de ma poitrine. Sans doute avait-il caché l'arme sous son oreiller en prévision de ma venue. Et peut-être faisait-il semblant de dormir.
Il dit, en détachant bien les mots: «Oui, je suis Walther, et je colle à toi comme une ombre depuis que tu es monté dans le train, au départ d'Eisenach, te suivant ou te devançant selon d'où vient la lumière… Ton ami Pierre Garin a besoin de moi ici, un besoin absolu, pour des affaires autrement importantes. En échange, il m'a fourni ce rendez-vous avec toi, Markus dit Ascher, dit Boris Wallon, dit Mathias Franck… Maudit! (Sa voix se fait soudain plus menaçante.) Cent fois maudit! Tu as tué le père! Tu as fait l'amour avec sa jeune épouse, sans même savoir qu'elle m'appartient désormais, et tu as convoité sa fille, une enfant!… Mais je vais aujourd'hui me débarrasser de toi, puisque tu as terminé ton rôle.»
Je vois ses doigts qui bougent imperceptiblement sur la détente. J'entends le bruit assourdissant de l'explosion qui éclate dans ma poitrine… Ça ne me fait pas mal, seulement un effet inquiétant de dévastation. Mais je n'ai plus de bras, ni de jambres, ni de corps. Et je sens l'eau profonde qui m'emporte, me submerge, entre dans ma bouche avec un goût de sang, tandis que je commence à perdre pied… [15]
Le calme, le gris… Et sans doute, bientôt, l'innommable… De remous, certes, aucun. Mais ce ne sont pourtant pas les ténèbres annoncées. L'absence, l'oubli, l'attente baignent calmement dans une grisaille malgré tout assez lumineuse, comme les brumes translucides d'une prochaine aurore. Et la solitude, elle aussi serait trompeuse… Il y aurait en fait quelqu'un, à la fois le même et l'autre, le démolisseur et le gardien de l'ordre, la présence narratrice et le voyageur…, solution élégante au problème jamais résolu: qui parle ici, maintenant? Les anciens mots toujours déjà prononcés se répètent, racontant toujours la même vieille histoire de siècle en siècle, reprise une fois de plus, et toujours nouvelle…