9
Le bar était plongé dans la pénombre. La grande vitre qui donnait sur la rue avait été brisée et remplacée par un pan de contreplaqué qui semblait très récent. Elinborg se dit que la chose était sans doute provisoire, mais elle n’en était pas certaine. La vitre de la porte avait également disparu, apparemment depuis plus longtemps. Le contreplaqué qu’on y avait posé était peint en noir, couvert d’éraflures et de graffitis. On aurait dit que le propriétaire des lieux ne prévoyait même pas de la changer une fois de plus. Sans doute avait-il fini par renoncer, se dit Elinborg.
Le patron était penché derrière son comptoir. Elle avait voulu le questionner sur cette grande vitre, mais s’était ravisée. Évidemment, elle avait été cassée lors d’une bagarre. Peut-être quelqu’un y avait-il balancé une table. En fait, elle n’avait même pas envie de le savoir.
— Est-ce que Berti est passé ici aujourd’hui ? demanda-t-elle au patron, occupé à ranger des bouteilles de bière dans le frigo, et dont elle n’apercevait que le sommet du crâne.
— Je ne connais pas de Berti, répondit-il sans lever les yeux des bouteilles.
— Fridbert, précisa Elinborg. Je sais qu’il traîne ici.
— Des tas de gens viennent ici, nota le patron en se relevant.
C’était un homme mince au visage marqué, d’une cinquantaine d’années et à la moustache en jachère.
Elinborg observa les lieux. Elle y compta trois clients.
— On dirait bien que c’est le coup de feu permanent, ironisa-t-elle.
— Vous voulez bien dégager ? lui balança l’homme avant de se remettre à ranger ses bières.
Elinborg le remercia. C’était le deuxième bar qu’elle visitait après avoir reçu de la brigade des stupéfiants la liste des lieux mal famés où l’on était susceptible de se procurer du Rohypnol. La brigade collaborait avec la Criminelle à la résolution du meurtre de Thingholt. Elinborg savait que ce médicament destiné à lutter contre les troubles du sommeil ne s’obtenait que sur ordonnance médicale. Runolfur n’avait pas de médecin traitant et Elinborg avait découvert sans grande difficulté qu’il n’avait consulté que deux fois depuis son installation à Reykjavik. Trois ans s’étaient écoulés entre ses deux visites : il semblait effectivement qu’il n’ait pas été confronté à de véritables problèmes de santé, comme l’avait constaté le légiste. Aucun des deux docteurs n’avait voulu communiquer le motif pour lequel il était venu en consultation en l’absence de commission rogatoire, mais ils avaient l’un comme l’autre assuré ne pas lui avoir prescrit ce médicament. Elinborg ne s’était pas étonnée de voir que la piste du produit ne remontait pas jusqu’à eux. Runolfur aurait pu l’acheter à l’étranger, mais il n’avait pas quitté l’Islande au cours des six dernières années. Son dernier voyage hors de l’île était à Benidorm, en Espagne, à ce qu’avaient déclaré ses collègues. Il y avait séjourné pendant trois semaines. Les registres de passagers des vols vers l’étranger montraient qu’il n’avait pas pris l’avion récemment. Il s’était probablement procuré la drogue en Islande par des moyens illégaux.
Elle s’approcha d’un des clients, une femme sans âge qui aspirait goulûment la fumée d’une cigarette roulée. Le mégot était si court qu’elle se brûla les lèvres, sursauta vivement et s’en débarrassa. Une bière encore à moitié pleine était posée devant elle, accompagnée d’un verre à liqueur, vide.
Et c’est la société qui paie, aurait seriné Sigurdur Oli.
— Solla, avez-vous croisé Berti récemment ? demanda Elinborg en s’installant à la table.
La femme leva les yeux. Elle portait une parka sale, un chapeau tordu sur la tête et on pouvait véritablement dire qu’elle était sans âge. Solla aurait pu avoir une cinquantaine d’années, mais elle aurait tout aussi bien pu approcher les quatre-vingts.
— De quoi je me mêle ? répondit-elle de sa voix éraillée.
— Je voudrais lui parler.
— Bah, vous avez qu’à me causer à moi, répondit Solla.
— Plus tard, peut-être, mais pour l’instant, il faut que je voie Berti.
— Y a personne qui veut discuter avec moi, marmonna Solla.
— Allons, allons, n’importe quoi.
— Bah, personne veut me causer.
— Vous avez vu Berti récemment ? répéta Elinborg.
— Non.
Elle regarda les deux autres clients. C’étaient un homme et une femme qu’elle ne connaissait pas et qui fumaient, assis devant leur bière. L’homme prononça quelques mots et se leva pour aller jouer à la machine à sous installée dans l’un des coins, abandonnant sa compagne à la table.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, à Berti ? s’enquit Solla.
— Cela concerne une enquête pour viol, précisa Elinborg.
Solla leva les yeux de son verre.
— Il a violé une fille ?
— Non, pas lui, mais il peut sans doute me donner certains renseignements.
Solla avala une gorgée et jeta un œil vers l’homme devant la machine à sous.
— Saloperie de violeurs, observa-t-elle à voix basse.
Au fil de ses années passées dans la police, Elinborg avait plusieurs fois eu affaire à cette femme dont elle avait depuis longtemps oublié le vrai nom ; elle l’avait pourtant connu, à une certaine époque. Solla avait eu une existence pitoyable dès son plus jeune âge : elle avait partagé la vie de minables, d’alcooliques invétérés et de drogués, elle avait vécu seule, avait été admise puis avait quitté divers foyers et institutions, avait connu la rue. Elle s’était quelquefois retrouvée face à la justice pour de menus forfaits, des vols à l’étalage ou sur des cordes à linge. Elle était la meilleure des femmes sauf quand elle abusait de la boisson. Alors, elle sortait ses griffes, se montrait irascible et capable de se mettre dans des situations impossibles ainsi que dans les pires bagarres. Elle s’était plus d’une fois retrouvée aux urgences pour diverses blessures et les cellules de la police lui avaient parfois servi de refuge.
— J’enquête sur un violeur présumé, expliqua Elinborg, en se demandant si le mot présumé avait un sens quelconque aux oreilles de son interlocutrice.
— J’espère que vous coffrerez cette ordure, observa Solla.
— Nous l’avons attrapé, nous cherchons la personne qui l’a assassiné.
— Il s’est fait buter ? Dans ce cas, l’affaire est réglée, non ?
— Nous voulons savoir qui l’a tué.
— Pourquoi donc ? Pour remettre une médaille à celui qui l’a fait ?
— Il a probablement été assassiné par une femme.
— Bravo ! s’exclama Solla.
— On m’a dit que Berti venait parfois ici…
— C’est un crétin, répondit-elle en baissant la voix. Je prends pas les saloperies qu’il vend.
— J’ai simplement besoin de lui parler. Nous ne l’avons pas trouvé à son domicile.
D’après les informations transmises par la brigade des stupéfiants, Berti était un spécialiste pour se procurer ce qu’on appelait des drogues sur ordonnances. Il allait raconter des sornettes à divers médecins ici et là en ville et certains lui prescrivaient plus ou moins ce qu’il leur demandait sans se montrer trop regardants. Il revendait ensuite ces médicaments au marché noir et en tirait un certain profit. Parmi les produits qu’il proposait, on trouvait le Rohypnol. Rien ne permettait d’affirmer que certains de ses clients s’en soient servis pour commettre des viols, ni même comme remède aux troubles du sommeil. Le Rohypnol calmait les gueules de bois qui survenaient lorsque les effets de la cocaïne se dissipaient dans le corps. On n’avait retrouvé aucune trace de consommation d’autres stupéfiants au domicile de Runolfur. On considérait que c’était le signe qu’il n’utilisait le Rohypnol que dans un seul but, pour peu qu’il ait effectivement été le propriétaire du produit.
Elinborg était assise, silencieuse, face à Solla. Elle méditait sur les médicaments utilisés comme drogue, le Rohypnol, la cocaïne, les gueules de bois et les viols autant que sur la tristesse et le ridicule dont pouvait se colorer l’existence humaine.
— Savez-vous où il est ? reprit-elle. Avez-vous une idée de l’endroit où je pourrais le trouver ?
— Je l’ai vu avec Binna Geirs, consentit enfin Solla.
— Binna ?
— On dirait bien qu’il s’est entiché de l’ogresse.
— Merci beaucoup, Solla.
— Euh, merci… vous pouvez peut-être me payer une bière… pour que l’autre ne me mette pas à la porte, demanda-t-elle en faisant un signe de la tête en direction du comptoir depuis lequel le patron les observait d’un air sévère.
Il apparut que Runolfur se rendait régulièrement dans une salle de sport. Les caméras de l’établissement qu’il fréquentait avaient enregistré sa présence le jour de son décès. Il était arrivé aux alentours d’une heure de l’après-midi et reparti une heure et demie plus tard. Il était seul et n’avait discuté avec personne d’après les images qu’on avait : il n’avait parlé à aucun membre du personnel ni à aucune femme susceptible de l’avoir ensuite accompagné chez lui. Les employés n’avaient gardé aucun souvenir précis de son passage ce jour-là, mais avaient reconnu qu’il faisait partie des clients réguliers en précisant qu’ils n’avaient jamais eu à se plaindre de lui.
L’entraîneur qui était également l’un des propriétaires de l’établissement se montra plutôt élogieux à son égard. Il expliqua avoir accueilli Runolfur deux ans plus tôt, au moment où ce dernier avait changé de salle de sport. Elinborg comprit bien vite que l’entraîneur qu’elle avait face à elle dirigeait l’une des salles les plus courues de la ville. Elle voyait divers appareils et engins : un tapis de course, des poids et haltères et un certain nombre d’autres équipements qu’elle était incapable de nommer. D’imposants écrans plats étaient fixés aux murs afin de distraire les clients tandis qu’ils s’épuisaient.
— C’est plutôt lui qui m’a appris des choses, observa l’entraîneur en décochant un sourire à Elinborg, debout face à elle dans la salle principale. Il connaissait déjà tout ça.
— Venait-il régulièrement ?
Elinborg tenait à sa main une carte d’abonnement annuel marquée du logo de la salle de sport, et qui avait été retrouvée chez Runolfur.
— Toujours deux fois par semaine, après son travail.
La scène se passait en milieu de journée et peu de gens étaient présents. Elinborg n’avait jamais mis les pieds dans ce genre de salle de torture afin d’améliorer son apparence physique et elle ne se voyait vraiment pas dans ce rôle-là. Elle se considérait en excellente forme, peut-être aurait-elle pu perdre quelques kilos, mais elle n’avait jamais fumé et s’alimentait sainement. Elle ne buvait pas non plus autre chose que du bon vin pour accompagner les repas. Les journées où elle cuisinait le plus étaient le vendredi et le samedi. Elle et Teddi s’efforçaient de rentrer assez tôt du travail le vendredi soir, ils s’offraient une bière tchèque ou hollandaise, mettaient de la musique et elle prenait plaisir à préparer un festin avec son compagnon. Ils ouvraient toujours une bonne bouteille et, depuis quelque temps, leur consommation était en légère augmentation. Après le repas, ils restaient assis à discuter ou regardaient quelque imbécillité à la télévision en compagnie de Theodora. Elinborg somnolait devant la boîte jusqu’à dix heures passées, moment où, morte de fatigue, elle allait se mettre au lit, bientôt suivie de Teddi. Ce dernier avait pris pour habitude d’avaler deux ou trois bières après manger, mais Elinborg ne touchait pas à une goutte d’alcool une fois le repas achevé : elle aimait beaucoup sentir le sommeil l’envahir peu à peu jusqu’à la vaincre. Les samedis étaient consacrés au rangement et à diverses courses puis, dans l’après-midi, elle s’enfermait pour se livrer à ses expériences culinaires. C’étaient là les heures les plus agréables de la semaine. Teddi ne devait pas approcher de la cuisine ni des plats en gestation. Il n’était même pas autorisé à allumer le barbecue. Les semaines précédentes, elle s’était essayée à quelques plats à base de cailles qu’on trouvait congelées dans les magasins, mais n’était pas parvenue à réaliser la recette parfaite. Teddi avait trouvé ces bestioles fort peu copieuses et tout à fait dénuées d’intérêt, ce à quoi elle avait rétorqué qu’il était stupide de toujours s’attacher à la quantité plutôt qu’à la qualité.
— Il semblait plutôt en bonne forme physique, dit Elinborg au coach, un homme musclé d’une trentaine d’années qui rayonnait de joie de vivre et d’optimisme avec son teint hâlé et ses dents aussi éclatantes que les lumières d’une piste d’atterrissage.
— Runolfur était extrêmement fit, convint l’instructeur en baissant les yeux sur l’enquêtrice.
Elle avait l’impression qu’il l’évaluait et soupçonnait le libellé de la sentence : condamnée à perpétuité au tapis de course.
— Connaissez-vous la raison pour laquelle il a changé de salle de sport ? demanda-t-elle. Vous l’a-t-il dit quand il est venu vous voir il y a deux ans ?
— Non, je n’en ai aucune idée. J’ai supposé qu’il s’était tout bêtement installé dans le quartier. C’est souvent le cas.
— Savez-vous où il allait auparavant ?
— À Firma, il me semble.
— Firma ?
— C’est l’un de nos clients qui m’a soufflé ça, il savait qu’il avait fréquenté cette salle-là. Les gens qui pratiquent ce genre d’activité se connaissent un peu, même si ce n’est que de vue.
— A-t-il fait des rencontres ici ?
— Je ne pense pas. Il venait généralement seul. Parfois, un ami l’accompagnait, j’ignore son nom. Il n’avait pas été gâté par la nature. Pas fit pour un sou. Il n’allait jamais sur les appareils et se contentait de l’attendre à la cafétéria.
— Lui est-il arrivé de vous parler de femmes quand il venait ?
— De femmes ? Non.
— Il n’en a jamais abordé aucune ici ? Ne vous a jamais rien dit de celles qu’il connaissait en dehors ?
L’entraîneur s’accorda un instant de réflexion.
— Non, ça ne me revient pas. Il n’était pas très causant.
— Parfait, merci bien, conclut Elinborg.
— Je vous en prie, je serais heureux de pouvoir vous aider un peu plus ; le problème est que je ne le connaissais pratiquement pas. C’est affreux, ce qui lui est arrivé, absolument affreux.
— Je ne vous le fais pas dire, convint Elinborg avant de prendre congé du colosse qui affichait à nouveau un sourire radieux, ayant déjà oublié le destin tragique de Runolfur.
Elle était sortie sur le parking et il lui vint tout à coup l’idée d’un autre angle d’attaque. Elle rebroussa chemin et retrouva l’instructeur penché au-dessus d’une femme très corpulente d’une soixantaine d’années. Allongée de tout son long dans sa combinaison multicolore, elle se plaignait d’une foulure et semblait coincée dans l’un des appareils.
— Veuillez m’excuser, déclara Elinborg.
Le coach leva les yeux. Des gouttes de sueur perlaient à son front.
— Oui ?
— Y a-t-il eu des femmes qui ont cessé de fréquenter la salle quand il est arrivé ?
— Cessé de… ?
— Oui, quelqu’un qui aurait arrêté de manière inattendue ? Sans explication ? Quelqu’un qui aurait fréquenté votre club pendant longtemps et qui aurait cessé de venir à partir du moment où Runolfur est devenu l’un de vos clients réguliers.
— Pourriez-vous… ? soupira la femme bien en chair, la main tendue tandis qu’elle adressait un regard suppliant à l’entraîneur.
— Il y a toujours des gens qui arrêtent, répondit-il. Je ne saisis pas bien…
— Je me demande si vous n’auriez pas remarqué quelque chose d’inhabituel. Par exemple, une femme qui serait venue régulièrement et aurait cessé son entraînement.
— Je n’ai rien noté de tel et je remarque toujours ce genre de choses, cette salle m’appartient, voyez-vous, j’en possède des parts.
— Il est peut-être compliqué de surveiller de près qui commence et qui arrête, enfin, je suppose : vous avez tellement de monde.
— Tout à fait, notre salle est très prisée, convint l’entraîneur.
— Oui, évidemment.
— En tout cas, personne n’a arrêté de venir à cause de lui, autant que je sache.
— Ohé, vous voudriez bien…
La femme prisonnière de l’appareil semblait tout à fait désemparée.
— Parfait, conclut Elinborg. Merci beaucoup. Je pourrais peut-être vous aider à la…
La femme les regarda tour à tour.
— Non, non, cela ira, remercia l’instructeur, je vais m’en arranger.
En quittant l’établissement, Elinborg entendit la prisonnière de l’engin crier à tue-tête et traiter le colosse de tous les noms.
La police avait interrogé quelques personnes qui connaissaient vaguement Runolfur, parmi lesquelles des voisins et des collègues. Tous l’avaient décrit comme quelqu’un de bien et n’avaient eu aucun reproche à formuler à son sujet. Son décès et la manière dont il était survenu leur étaient parfaitement incompréhensibles. L’un de ses collègues savait qu’il avait un ami prénommé Edvard. Ce dernier ne travaillait pas chez eux, mais il était arrivé à Runolfur de le mentionner dans la conversation. Elinborg se souvenait avoir remarqué que ce prénom apparaissait souvent dans le relevé des appels téléphoniques de Runolfur qui leur avait été communiqué. Quand on l’avait contacté, il avait avoué connaître la victime, mais ne pas voir en quoi il pouvait être utile à la police. Elinborg l’avait convoqué au commissariat.
Edvard avait déjà entendu parler de la drogue du viol dans les médias. Il avait été encore plus incrédule d’apprendre que son ami en avait en sa possession que du destin tragique que ce dernier avait connu. Il avait affirmé qu’il devait s’agir d’un malentendu, qu’il était impossible que son ami ait eu cette substance : ce n’était pas son genre. On n’avait pas encore informé la presse que Runolfur lui-même avait ingéré du Rohypnol.
— Quel genre d’homme en aurait ? avait rétorqué Elinborg en invitant Edvard à s’asseoir dans son bureau.
— Je n’en sais rien, mais lui, ce n’était pas son genre. C’est absolument certain.
L’homme la regardait avec les yeux écarquillés en lui expliquant qu’il connaissait assez bien la victime. Ils étaient devenus amis peu de temps après son arrivée à Reykjavik, c’était là qu’ils s’étaient rencontrés. Edvard exerçait aujourd’hui le métier d’enseignant et avait connu Runolfur à l’époque où ils avaient travaillé ensemble comme maçons pendant l’été, parallèlement à leurs études. Ils allaient souvent au cinéma, avaient une passion commune pour le football anglais et comme aucun d’eux n’était fiancé, ils s’étaient rapidement liés d’amitié.
— Vous sortiez faire la fête ensemble le week-end ? demanda Elinborg.
— Cela nous arrivait, répondit l’homme.
Âgé d’une trentaine d’années, il avait un visage potelé, un léger embonpoint, portait une barbe éparse et ses cheveux blonds commençaient à se clairsemer.
— Il avait le contact facile avec les femmes ?
— Il était toujours charmant avec elles. Je comprends parfaitement ce que vous essayez de m’amener à vous dire, mais je ne l’ai jamais vu leur faire le moindre mal. Ni à elles, ni à qui que ce soit.
— Et vous ne voyez rien dans son comportement qui puisse expliquer pourquoi nous avons retrouvé du Rohypnol dans ses poches ?
— C’était un homme tout à fait normal, répondit Edvard. C’est quelqu’un d’autre qui l’a placé là.
— Il était en couple au moment de sa mort ?
— Pas que je sache. Quelqu’un s’est manifesté ?
— Avez-vous connu certaines des femmes qu’il a fréquentées ? poursuivit Elinborg sans répondre à sa question. Une personne avec qui il aurait vécu, par exemple ?
— Je n’ai jamais connu aucune femme avec laquelle il aurait été en couple ou avec qui il aurait eu une relation stable. Il n’a jamais vécu en concubinage.
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— J’ai eu de ses nouvelles avant le week-end. Nous avions envisagé de nous voir. Je lui ai demandé s’il avait des projets, s’il allait faire quelque chose, mais il m’a répondu qu’il allait simplement rester chez lui.
— Ensuite, vous l’avez appelé samedi.
La police avait épluché le relevé des appels de Runolfur en remontant jusqu’à quelques semaines en arrière, aussi bien sur sa ligne fixe que sur son portable. Elinborg avait reçu la liste plus tôt dans la journée. Il ne recevait que peu de coups de fil. La plupart était de nature professionnelle, mais certains numéros demandaient un examen un peu plus approfondi. Edvard était son correspondant le plus fidèle.
— Je voulais l’emmener avec moi pour regarder le foot au Sportbar. Nous allons… enfin, nous allions parfois là-bas le samedi. Il m’a répondu qu’il avait un truc à faire, sans préciser quoi.
— Et il avait l’air tout à fait normal ?
— Comme d’habitude, répondit Edvard.
— Vous alliez parfois ensemble à la salle de sport ?
— Je l’y ai accompagné quelques rares fois. Je me contentais de boire un café, je ne fais pas de sport.
— Lui est-il arrivé de vous parler de ses parents ? demanda Elinborg.
— Jamais.
— Et de sa jeunesse, du village de pêcheurs où il a grandi ?
— Non plus.
— De quoi discutiez-vous ?
— De football… enfin, ce genre de choses. De cinéma. Les trucs habituels. Rien de bien exceptionnel.
— Et les femmes ?
— Parfois.
— Connaissez-vous son opinion sur elles en général ?
— Elle n’avait rien d’original ou de bizarre. Il ne les détestait pas, c’était un type normal. S’il apercevait une jolie fille, il me le faisait remarquer. Comme le font les hommes, comme nous le faisons tous.
— Il s’intéressait au cinéma.
— Oui, aux films américains basés sur les comics.
— Ceux sur les super-héros ?
— Exactement.
— Pourquoi ?
— Il les trouvait divertissants. Moi aussi, d’ailleurs. C’était l’un de nos points communs.
— Et leurs affiches tapissent aussi les murs de votre appartement ?
— Non.
— Ne mènent-ils pas toujours une double vie ?
— Qui ça ?
— Ces super-héros.
— Je ne vois pas où vous voulez en venir.
— En général, ce sont des gens comme vous et moi qui ont la faculté de se transformer, n’est-ce pas ? Qui changent de peau dans les cabines téléphoniques, non ? Je ne suis pas très au point dans ce domaine.
— Oui, peut-être.
— Votre ami avait-il une double vie ?
— Je n’en ai aucune idée.