7


Elinborg atterrit à Reykjavik le lendemain vers midi. Accompagnée d’une professionnelle de l’accueil d’urgence pour les victimes de viols, elle se rendit directement chez la jeune femme retrouvée sur Nybylavegur, et qui avait probablement été droguée par son agresseur. La spécialiste, prénommée Solrun, avait dans les quarante ans ; Elinborg la connaissait assez bien pour avoir plusieurs fois travaillé avec elle. Elles discutèrent du nombre croissant de viols sur lesquels la police était amenée à enquêter. Ce type d’agressions variait en quantité d’une année sur l’autre : parfois, on en comptait vingt-cinq et, l’année suivante, elles atteignaient le chiffre de quarante-trois. Elinborg se tenait au courant des statistiques, elle savait qu’environ soixante-dix pour cent des viols étaient commis dans le cercle privé et que la moitié des victimes connaissaient leurs agresseurs. Les cas où des inconnus s’en prenaient spontanément à des femmes étaient en augmentation, même si leur nombre demeurait limité : entre cinq et dix par an. Les plaintes déposées pour ce type de violences étaient loin d’être systématiques, mais il arrivait souvent que plus d’un homme soit impliqué. Chaque année, on recensait entre six et huit cas où on supposait que la victime avait été droguée avec cette saleté de produit.

— Tu en as discuté avec elle ? interrogea Elinborg.

— Oui, elle nous attend, répondit Solrun. Elle est encore très mal. Elle est revenue chez ses parents et préfère ne parler à personne, elle se referme complètement. Elle consulte un psychologue deux fois par semaine et je l’ai également orientée vers un psychiatre. Il lui faudra du temps pour se remettre.

— Elle est sans doute très perturbée.

— Plutôt, oui.

— Et je suppose que le mépris que la justice affiche envers ces femmes n’est pas fait pour arranger les choses, observa Elinborg. Ici en Islande, quand ils sont condamnés, les violeurs passent en moyenne un an et demi en prison. C’est triste de voir que ces hommes peuvent se comporter comme des bêtes sauvages sans écoper d’une peine digne de ce nom.

La mère de la jeune femme les accueillit à la porte et les conduisit au salon. Le père n’était pas encore rentré, mais il ne tarderait plus. La maîtresse de maison s’éclipsa pour informer sa fille de leur arrivée. Elles entendirent l’écho d’une brève dispute, puis la mère et la fille apparurent dans la pièce. Elinborg avait entendu la victime protester et dire qu’elle ne voulait pas de ça, qu’elle refusait de parler une nouvelle fois à la police et qu’elle souhaitait qu’on la laisse tranquille.

Elinborg et Solrun se levèrent quand les deux femmes entrèrent. Unnur, la victime, avait déjà discuté avec chacune d’elles. Pourtant, même si elle les connaissait, elle ne répondit pas à leur salutation.

— Pardonnez-nous d’insister à ce point, s’excusa Solrun, mais nous n’en avons pas pour bien longtemps. Vous pouvez d’ailleurs mettre fin à cet entretien quand vous voulez.

Solrun et Elinborg se rassirent. L’enquêtrice prenait garde à ne pas gaspiller un temps précieux en banalités inutiles. Elle voyait qu’Unnur n’allait pas bien, même si elle s’efforçait de n’en rien laisser paraître, assise aux côtés de sa mère. Elle essayait de faire bonne figure. La profession d’Elinborg l’avait rendue familière des conséquences à long terme qu’entraînait toute agression physique et elle mesurait la profondeur des blessures psychiques qu’elle laissait derrière elle. Dans son esprit, le viol était l’un des pires actes qu’un individu puisse commettre, il équivalait presque à un meurtre.

Elle sortit de sa poche une photographie de Runolfur que la police avait prélevée sur son permis de conduire.

— Reconnaissez-vous cet homme ? demanda-t-elle en la présentant à Unnur.

La jeune femme la prit et y jeta un regard furtif.

— Non, répondit-elle. J’ai vu sa photo à la télévision, mais je ne le connais pas.

Elinborg reprit le cliché.

— Vous pensez que c’est lui qui m’a agressée ? interrogea Unnur.

— Nous l’ignorons, répondit Elinborg. Nous savons qu’il était en possession de ce produit qu’on appelle drogue du viol quand il est sorti en ville, le soir où il a été assassiné. Ce sont des informations qui n’ont pas été rendues publiques et vous ne devez les dévoiler à personne. Mais je tiens à vous dire la vérité. Voilà, maintenant, vous savez pourquoi nous avions besoin de vous rencontrer.

— Je ne suis même pas sûre que je serais capable de vous le montrer, même si je l’avais devant moi, observa Unnur. Je ne me souviens de rien. De rien du tout. Je ne me rappelle que très vaguement l’homme avec qui j’ai discuté au bar. Je ne le connaissais pas, mais ce n’était pas ce Runolfur.

— Pourriez-vous envisager de nous accompagner à son appartement pour y jeter un œil ? Peut-être que cela vous aiderait à vous souvenir ?

— Moi… non, je… en fait, je n’ai pas mis les pieds dehors depuis que c’est arrivé, répondit Unnur.

— Elle refuse de franchir la porte de la maison, précisa sa mère. Il vous suffirait peut-être de lui montrer des photos des lieux ?

Elinborg hocha la tête.

— Cela nous arrangerait bien que vous puissiez nous accompagner, reprit-elle. Il avait une voiture que nous aimerions également vous montrer.

— Je vais y réfléchir, répondit Unnur.

— Ce qui frappe le plus quand on entre chez lui, ce sont les grandes affiches de films hollywoodiens qui tapissent les murs. Des super-héros comme Superman et Batman. Est-ce que cela vous dit…

— Je ne me souviens de rien.

— Il y a encore une chose, annonça Elinborg en sortant de son sac le châle qui avait été placé dans un sachet zippé destiné à conserver les pièces à conviction. Nous avons retrouvé cette étole sur le lieu du crime. Pouvez-vous me dire si vous la reconnaissez ? Je n’ai malheureusement pas le droit de la déballer, mais vous pouvez ouvrir le zip.

Elle lui tendit le sachet.

— Je ne porte jamais de châle. Je n’en ai eu qu’un seul de toute ma vie et ce n’est pas celui-là. Vous l’avez trouvé dans son appartement ?

— Oui, confirma Elinborg. C’est un deuxième détail que nous n’avons pas rendu public.

Unnur commençait à comprendre vers où menaient toutes ces questions.

— Il était en compagnie d’une femme quand… au moment de son agression ?

— C’est possible, répondit Elinborg. En tout cas, il y en a eu au moins une qui est venue le voir à son domicile.

— Avait-il déjà administré la drogue à sa victime ou bien s’apprêtait-il à le faire ?

— Nous l’ignorons.

Le silence s’installa dans le salon.

— Vous croyez que c’est moi ? interrogea Unnur au bout d’un certain temps.

La mère fixait sa fille. Elinborg secoua la tête.

— Absolument pas, répondit-elle. Vous ne devez pas vous imaginer une chose pareille. Je vous en ai déjà dit beaucoup plus que je ne le devrais et il ne faut pas que vous vous mépreniez sur le sens de mes propos.

— Vous pensez que je l’ai agressé.

— Non, répondit Elinborg d’un ton ferme.

— J’en serais incapable, même si je le voulais, observa Unnur.

— Que signifient toutes ces questions ? s’emporta subitement la mère. Accuseriez-vous ma fille d’avoir tué cet homme ? Elle ne sort même pas de la maison. Elle est restée enfermée chez nous tout le week-end !

— Nous le savons très bien, vous donnez à mes paroles un sens qui ne s’y trouve pas, assura Elinborg.

Elle hésita. Les regards de la mère et de la fille étaient rivés sur elle.

— En revanche, nous avons besoin de prélever l’un de vos cheveux, annonça-t-elle finalement. Solrun est prête à le faire. Nous voulons savoir si vous êtes passée par l’appartement de cet homme le soir de votre agression. Cela nous dira si c’est lui qui vous a fait avaler ce poison avant de vous amener à son domicile.

— Je n’ai rien fait, plaida Unnur.

— Non, bien sûr que non, convint Solrun. Il ne s’agit pour la police que d’exclure l’hypothèse selon laquelle vous seriez passée chez lui.

— Et si j’y étais effectivement allée ?

Elinborg frissonna aux propos de la jeune femme. Elle ne parvenait pas à s’imaginer ce qu’elle pouvait ressentir à ne pas savoir ce qui s’était produit au cours de la nuit où elle avait subi ce viol.

— Dans ce cas, nous en saurons plus sur les événements qui ont précédé le moment où vous avez été retrouvée à Nybylavegur. Je sais que tout cela est aussi difficile que douloureux, mais nous sommes toutes en quête de réponses.

— Je ne suis même pas sûre d’avoir envie de savoir, objecta Unnur. Je m’efforce d’agir comme si rien n’était arrivé, comme si cela n’avait pas été moi. Comme si cela était arrivé à quelqu’un d’autre que moi.

— Nous avons déjà abordé ce sujet, observa Solrun. Vous feriez mieux de ne pas enterrer tout cela au fond de vous. Cela vous prendra d’autant plus de temps pour comprendre que vous n’avez pas la moindre responsabilité dans cette histoire. L’agression n’a été motivée par aucun de vos actes, vous n’avez aucun reproche à vous faire. Vous avez été sauvagement agressée. Vous n’avez pas besoin de vous cacher, ni de vous exclure de la vie sociale comme si vous étiez devenue impure. Vous ne l’êtes pas et ne le serez jamais.

— J’ai… j’ai simplement peur, expliqua Unnur.

— Évidemment, répondit Elinborg. C’est parfaitement compréhensible. Je me suis occupée plus d’une fois de femmes dans votre situation. Je leur dis toujours que la question est également la manière dont elles envisagent ces criminels. Pensez un peu à l’importance que vous leur accordez en restant recluse ici. Ils ne devraient pas avoir le pouvoir de vous enfermer dans une prison. Montrez clairement que vous êtes plus forte que la volonté qu’ils ont eue de vous anéantir.

Unnur dévisageait Elinborg.

— Mais c’est tellement… terrible de savoir… on ne peut plus jamais… On m’a pris quelque chose que je ne parviendrai jamais à récupérer, plus jamais, et ma vie ne sera plus jamais la même…

— C’est justement l’essence de la vie, glissa Solrun. Et cela vaut pour tout le monde. Plus jamais nous n’aurons ce que nous avons eu. Voilà pourquoi nous tournons notre regard vers l’avenir.

— Cette chose vous est arrivée, reprit Elinborg, apaisante. Il ne faut pas s’y arrêter. Sinon, ce sont les sales types qui gagnent. Il ne faut pas les laisser s’en tirer à si bon compte.

Unnur lui rendit le châle.

— Elle fume. Je ne fume pas. Et il y a une autre odeur, un parfum qui n’est pas le mien. Ensuite, il y a une épice…

— Un mélange tandoori, confirma Elinborg.

— Vous croyez que c’est cette femme qui l’a assassiné ?

— C’est possible.

— Bravo, éructa Unnur entre ses dents. Elle a bien fait de le tuer ! Elle a eu raison de zigouiller ce porc !

Elinborg lança un regard complice à Solrun.

Il lui semblait que la jeune femme était déjà en voie de rémission.


Quand Elinborg rentra chez elle, tard dans la soirée, c’était le conflit ouvert entre les deux frères. Aron, le cadet qui était d’une certaine manière toujours mis à l’écart par l’aîné, s’était permis d’aller consulter Internet sur l’ordinateur de Valthor. Ce dernier avait déversé sur lui un tel flot de gentillesses qu’Elinborg avait dû intervenir pour lui demander de bien vouloir cesser cela immédiatement. Theodora écoutait de la musique sur son iPod, assise à la table de la salle à manger où elle faisait ses devoirs sans se laisser perturber par ses frères. Allongé de tout son long sur le canapé, Teddi regardait la télévision. En revenant du travail, il s’était fendu d’une halte dans une boutique où il avait acheté des morceaux de poulet frit dont les emballages étaient éparpillés dans la cuisine, agrémentés de quelques frites froides et de petits récipients de sauce cocktail.

— Pourquoi ne débarrasses-tu pas toutes ces saletés ? lui cria Elinborg.

— Laisse, répondit-il, je m’en occupe tout à l’heure. Je regarde juste cette série-là…

Elinborg n’avait pas le courage d’argumenter. Elle alla donc s’asseoir à côté de Theodora. Elles s’étaient récemment rendues ensemble à un rendez-vous avec l’un de ses professeurs qui souhaitait lui proposer des cours complémentaires. Cet homme avait véritablement à cœur de lui concocter un parcours scolaire qui serait à son niveau. Ils avaient envisagé de lui faire suivre le programme des trois classes supérieures du collège en une seule année, ce qui lui permettrait d’entrer au lycée d’autant plus vite.

— Ils ont dit aux actualités que vous aviez découvert de la drogue du viol chez l’homme qui a été assassiné, annonça Theodora en retirant ses écouteurs.

— Je me demande comment ils parviennent à obtenir ces renseignements, soupira Elinborg.

— C’était une de ces pourritures ? interrogea Theodora.

— Peut-être, répondit Elinborg. S’il te plaît, ne me pose plus de questions sur cette affaire.

— Ils ont également dit que vous étiez à la recherche d’une femme qui avait passé la nuit chez lui.

— Oui, il est possible qu’une personne qui se trouvait dans son appartement l’ait agressé. Maintenant, plus un mot, commanda Elinborg, bienveillante. Qu’as-tu mangé à l’école ?

— De la soupe au pain. Sacrément mauvaise.

— Tu es trop difficile.

— Mais je mange la tienne.

— Cela ne veut rien dire, c’est un vrai délice !

Elinborg avait raconté à sa fille combien elle avait elle-même été difficile dans son enfance. Elle avait grandi dans un environnement islandais traditionnel où on l’avait nourrie tout aussi traditionnellement. Décrire tout cela à Theodora revenait à lui donner un cours sur le mode de vie dans l’Islande d’autrefois. La mère d’Elinborg était femme au foyer, elle faisait les courses pour la maisonnée et préparait le déjeuner tous les midis. Son père, employé de bureau aux Affaires maritimes de la ville, rentrait à la maison pour manger et s’allonger dans le canapé tout en écoutant les nouvelles radiophoniques qui débutaient à midi vingt précises par égard envers les hommes qui, comme lui, assuraient seuls la subsistance de leur famille. Le générique des nouvelles commençait en général au moment où il avalait sa dernière bouchée et où il allait s’allonger.

Le midi, sa mère cuisinait du poisson au court-bouillon, préparait des tartines beurrées, des boulettes de viande ou du rôti, parfois de la purée, mais il y avait toujours au menu des pommes de terres cuites à l’eau. À chaque jour de la semaine correspondait en général un plat pour le dîner. Le samedi, c’était la morue qu’elle mettait à dessaler dans une bassine de la buanderie, la même que celle dans laquelle son mari prenait ses bains de pieds. Aujourd’hui encore, Elinborg préférait s’abstenir de consommer ce plat. Le dimanche, il y avait de la viande grillée, du gigot ou du baron d’agneau accompagnés de sauce brune qu’elle concoctait à partir des sucs. Le steak se mangeait avec des pommes de terre caramélisées. Parfois, c’était des tranches de gigot ou du filet mignon. Du chou rouge cuit, vinaigré et sucré ainsi que des petits pois accompagnaient toutes les viandes grillées. Du petit salé avec des rutabagas bouillis ou bien de la saucisse de cheval à la sauce blanche sucrée pouvaient s’inviter au menu sans crier gare, mais cela ne se produisait que rarement. Le lundi soir, c’était poisson sans exception, sauf les rares fois où il y avait assez de restes du dimanche ; dans ce cas, il était au menu du mardi : il était souvent pané et passé à la poêle, accompagné de margarine fondue et de mayonnaise. Le mercredi était le jour du poisson faisandé, qui dans l’esprit d’Elinborg était particulièrement immangeable. Une bonne quantité de graisse de mouton fondue ne suffisait pas à atténuer l’odeur de ce mets délicat que sa mère faisait bouillir jusqu’à embuer l’ensemble des vitres de la maison au point de boucher la vue. Les œufs de poisson et le foie étaient également au menu du mercredi, cela améliorait quelque peu l’ordinaire. Certes, la membrane qui entourait ces œufs n’était pas des plus appétissantes et, pour ce qui était du foie de morue, Elinborg n’y touchait simplement pas. Le jeudi où elle goûta pour la première fois de sa vie des spaghettis bien loin d’être al dente resta gravé dans sa mémoire. Elle les trouva parfaitement insipides, même si leur goût s’était amélioré quand elle y avait ajouté un peu de sauce tomate. Le vendredi, on avait droit à des côtes de porc ou à des côtelettes d’agneau panées et baignant dans la margarine fondue, tout comme le poisson pané.

Ainsi s’écoulaient l’une après l’autre les semaines gastronomiques qui devinrent des mois, puis des années dans l’enfance d’Elinborg. Il n’arrivait que rarement qu’on déroge à l’habitude. Si on décidait d’acheter du rapide, ce qui se produisait peut-être une fois tous les deux ans, c’était son père qui rapportait à la maison du mouton fumé en tranches posées sur du pain au malt ou des sandwichs aux crevettes. Elinborg avait dix-neuf ans quand le premier morceau de poulet grillé avait franchi la porte du foyer familial dans une boîte, accompagné de frites. C’était là une autre journée mémorable. Ni l’un ni l’autre de ces aliments n’avait été à son goût et ses parents n’en avaient jamais racheté. Elle aimait beaucoup lire quand il était question de nourriture et la seule chose qu’elle se rappelait des livres pour enfants ou des romans était bien souvent les descriptions culinaires ou les recettes, celle de la compote ou la façon dont on fabriquait le bacon, par exemple. Elle se souvenait encore du jour où elle était tombée sur un texte qui parlait de fromage fondu. Il lui avait fallu un certain temps pour saisir le phénomène. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que ce produit pût être consommé autrement que froid sur une tranche de pain, directement sorti du frigo.

Elinborg n’aimait pas nombre d’aliments et causait à sa mère de constantes déceptions. Cette femme vénérait le saint bouillon. Elle considérait toute chose immangeable tant qu’elle n’avait pas été bouillie jusqu’à la moelle. Elle était capable de vous faire cuire un filet d’aiglefin pendant vingt minutes, voire une demi-heure. Elinborg passait son temps à lutter contre les arêtes, morte de peur à l’idée de mourir étranglée à la table de la cuisine. Elle trouvait la graisse des côtelettes panées mauvaise et la viande, cuite au point de prendre une couleur entièrement grise, tout à fait insipide. Les pommes de terre caramélisées représentaient pour elle une aberration. Elle ne pouvait se résoudre à consommer le foie d’agneau à la sauce aux oignons, plat réservé au mardi à moins que sa mère ne le supprime au profit d’un cœur et de quelques rognons. Lesquels étaient, dans son esprit, impropres à la consommation humaine. La liste était sans fin.

Elinborg ne s’était nullement étonnée de voir son père victime d’un infarctus alors qu’il était âgé d’un peu plus de soixante ans. Il avait survécu. Ses parents vivaient toujours au même endroit, dans sa maison d’enfance, ils avaient tous les deux cessé de travailler, ils étaient bien portants et n’avaient besoin d’aucune assistance. Sa mère continuait de bouillir le poisson faisandé jusqu’à ce qu’on n’y voie plus rien aux fenêtres.

Quand ils eurent compris qu’Elinborg était irrémédiablement difficile d’un point de vue alimentaire et qu’elle eut acquis les compétences pour se débrouiller par elle-même dans la cuisine, ils lui avaient laissé choisir ce qu’elle voulait manger. C’est ainsi qu’elle s’était mise à se préparer des repas à partir des matières premières que sa mère achetait sans déroger à ses habitudes. Elle avait son morceau d’aiglefin, quelques côtelettes ou un peu de farce de poisson, laquelle était souvent au menu du jeudi après la malheureuse expérience italienne ; elle se confectionnait des plats à sa guise. Elle s’était intéressée à la cuisine. Il y avait toujours quelqu’un pour lui offrir des livres de recettes à Noël ou pour son anniversaire. Elle s’était inscrite à un club et lisait les recettes publiées dans les journaux. Elle n’avait pas nécessairement envie de devenir chef, mais simplement de se préparer des plats qu’elle jugeait comestibles.

Au moment où elle avait quitté le foyer familial, elle avait marqué de son influence la culture culinaire de la famille, mais divers autres détails s’étaient transformés sans son intervention. Désormais, son père n’avait plus besoin de revenir le midi pour s’allonger dans le canapé et écouter les informations. Sa mère s’était mise à travailler. Le soir, elle rentrait épuisée, soulagée qu’Elinborg ait le courage de préparer à manger. Employée dans un magasin d’alimentation qui ne désemplissait pas de la journée, elle prenait un bain chaud chaque soir, les pieds rougis et gonflés. Elle était cependant d’humeur plus joyeuse qu’avant, elle avait toujours été sociable et appréciait le contact humain. Elinborg avait passé son baccalauréat, quitté la maison et loué un petit appartement en sous-sol. L’été, elle occupait un emploi dans la police, c’était son oncle paternel qui le lui avait trouvé. Elle avait décidé d’étudier la géologie à l’université. Au cours de ses années au lycée, elle avait beaucoup aimé voyager en Islande accompagnée de camarades et l’une de ses amies, férue de géologie, l’avait encouragée à s’inscrire avec elle dans cette filière. Au début, Elinborg avait été passionnée, mais au terme de ses études, trois ans plus tard, elle était convaincue qu’elle n’exercerait pas dans sa spécialité.

Elle observait Theodora qui faisait ses devoirs et se demanda ce qu’elle deviendrait à l’âge adulte. Sa fille s’intéressait aux matières scientifiques, la physique et la chimie, et évoquait déjà l’idée d’un cursus universitaire dans l’un de ces domaines. Elle voulait également partir étudier à l’étranger.

— Dis-moi, Theodora, est-ce que tu as un blog ? interrogea Elinborg.

— Non.

— Tu es peut-être encore trop jeune.

— Non, c’est juste que je trouve ça idiot. Je trouve déplacé de raconter tout ce que je fais, tout ce que je dis et tout ce que je pense. Cela ne regarde personne et je n’ai pas envie de mettre tout ça sur le Net.

— Oui, on s’étonne de voir à quel point certaines personnes se livrent.

Theodora leva les yeux de ses cahiers.

— Tu as lu le blog de Valthor ?

— Je ne savais même pas qu’il en avait un. Je viens de le découvrir par hasard.

— Il n’y écrit que des âneries, observa Theodora. Je lui ai dit clairement que je refusais qu’il me nomme.

— Et ?

— Il m’a répondu que j’étais débile !

— Connais-tu un peu ces filles dont il parle ?

— Non. Il ne me dit jamais rien. Il raconte tout sur lui au monde entier, mais ne me dit jamais rien. Il y a longtemps que j’ai renoncé à essayer de lui parler.

— Crois-tu que je devrais lui avouer que je lis son blog ?

— En tout cas, demande-lui d’arrêter d’écrire sur nous. Il parle aussi de toi, tu le sais ? Et de papa. J’ai failli te le dire, mais finalement je ne voulais pas cafter.

— Comment est-ce que ça fonctionne… peut-on considérer que je l’espionne si je lis ce qu’il écrit ?

— Tu vas le lui dire ?

— Je ne sais pas.

— Dans ce cas, oui, peut-être que tu l’espionnes. Moi, je l’ai lu pendant des mois et des mois jusqu’au moment où j’ai été folle de rage en lisant un truc qu’il avait écrit sur nous et je l’en ai informé. Il m’avait appelée une « chieuse de surdouée ». De toute façon, je ne vois pas pourquoi il met tout ça sur le Net si on n’a pas le droit de lire ses conneries sans être accusé d’espionnage.

— Des mois et des mois ? Depuis combien de temps est-ce qu’il fait ça ?

— Plus d’un an.

Elinborg ne pensait pas espionner son fils en lisant ce qu’il exposait à la vue de tous. Elle se refusait toutefois à intervenir car elle estimait qu’il devait endosser la responsabilité de ses actes. En revanche, elle s’inquiétait de constater qu’il écrivait également sur les membres de sa famille et sur ses amis les plus proches.

— Ce garçon ne me raconte rien non plus, poursuivit Elinborg. Je devrais peut-être lui parler. Ou ton père pourrait s’en charger.

— Laisse-le donc tranquille.

— C’est vrai, il est presque adulte, il est en filière commerciale au lycée… J’ai l’impression d’avoir perdu le contact avec lui. Autrefois, nous parvenions à discuter tous les deux. Mais c’est bien fini. Maintenant, on doit se contenter de lire un blog.

— Valthor a déjà quitté la maison, là-haut, observa Theodora en martelant son index sur sa tempe.

Sur quoi, elle se remit à ses devoirs.

— Avait-il des amis ? demanda-t-elle à sa mère au bout d’un moment sans lever les yeux de ses livres.

— Tu veux parler de Valthor ?

— Non, de l’homme qui a été assassiné.

— Je suppose que oui.

— Et tu les as interrogés ?

— Non, pas moi, d’autres policiers sont chargés de les retrouver. Pourquoi… pour quelle raison me poses-tu cette question ?

Cette gamine avait parfois le don de tenir des propos déconcertants.

— Quel métier cet homme exerçait-il ?

— Il était technicien dans une compagnie téléphonique.

Theodora la regarda, l’air pensif.

— Ils rencontrent des gens, remarqua-t-elle.

— Oui, ils entrent chez les gens.

— Ils entrent chez les gens, répéta Theodora tout en continuant sans peine à résoudre son équation mathématique.

Le portable d’Elinborg sonna dans le vestibule où son manteau était accroché à l’intérieur d’un placard. C’était son numéro professionnel. Elle alla répondre.

— Ils viennent de nous envoyer les premières conclusions de l’autopsie de Runolfur, annonça Sigurdur Oli sans même prendre la peine de la saluer.

— Oui, répondit Elinborg.

Rien ne l’agaçait plus que l’impolitesse au téléphone, même quand elle provenait de ses proches collaborateurs. Elle consulta sa montre.

— Cela ne peut pas attendre demain matin ? répondit-elle.

— Veux-tu, oui ou non, savoir ce qu’ils ont découvert ?

— Du calme, mon vieux.

— Du calme toi-même !

— Sigurdur…

— Ils ont trouvé du Rohypnol, annonça Sigurdur Oli.

— Merci, je le savais déjà. J’étais avec toi quand ils nous l’ont dit.

— Non, je veux dire qu’ils ont trouvé du Rohypnol dans l’organisme de Runolfur. Il en avait des traces substantielles dans la bouche et dans la gorge.

— Quoi ?! Ce n’est pas possible !

— Il était lui-même bourré de cette saloperie !

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