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Elinborg consacra ce qui restait de la journée à faire des emplettes pour la famille. Comme d’habitude, elle choisit d’excellents produits, des choses saines, qu’elle tentait péniblement d’amener ses deux fils et leur père à avaler. Elle prit un petit filet de bœuf afin de tenir sa promesse quant au steak, qui était le plat préféré de Valthor qui le consommait presque cru. Pour sa part, elle n’aimait pas spécialement la viande saignante, sauf quand c’était du renne. Elle apprécia de flâner un peu dans le magasin et s’efforça de ne pas penser à toutes ces choses qui l’avaient si lourdement affectée au cours des derniers jours. Un bocal de cœurs d’artichauts rejoignit son panier. Du café de Colombie. Du yaourt islandais.
Dès son retour à la maison, elle alla s’allonger dans un bain chaud où elle se détendit tellement qu’elle s’endormit. Elle n’avait pas mesuré combien la pression qu’elle subissait depuis quelques jours l’avait épuisée. Quand elle se réveilla, elle entendit du mouvement dans la cuisine, c’était le signe que l’un des enfants était rentré. Elle essayait de ne pas penser à son travail, ce qui n’allait pas sans peine. Edvard ne lui laissait aucun répit. Sa petite maison miteuse dans le quartier ouest, son tacot garé à côté et qui menaçait ruine, les branches toutes tordues de cet arbre qui s’étendaient par-dessus le toit, comme des serres inquiétantes. Plus elle réfléchissait à Lilja, plus cette maison lui semblait misérable, de même qu’Edvard, l’enseignant qui l’occupait, avec son dos légèrement voûté, ses cheveux en bataille, sa barbe clairsemée et son air mal à l’aise, gêné. Elle n’arrivait certes pas à imaginer qu’il puisse faire du mal à une mouche, mais cela ne signifiait rien en soi. L’apparence d’Edvard ne lui apprenait rien à part ce qui était manifeste : cet homme était un crasseux.
Elle avait envie de retourner à Akranes pour y interroger d’autres personnes qui avaient connu Edvard et Lilja. Peut-être ses anciens collègues détenaient-ils des informations qui leur semblaient dénuées d’importance, mais qui auraient pu lui être utiles. Elle souhaitait une nouvelle entrevue avec la mère de Lilja qui avait trouvé refuge dans la foi. Probablement devrait-elle également s’entretenir avec son père qui luttait contre la douleur en s’enfermant dans un silence glacé. Il serait difficile de parler à ces gens sans rien avoir de tangible entre les mains et Elinborg ignorait jusqu’où elle pouvait aller. Elle ne voulait surtout pas réveiller en eux le moindre espoir. Les chimères n’avaient jamais aidé personne.
Elle souhaitait également en apprendre plus sur le compte de Runolfur. Konrad lui avait demandé qui était cet homme, ce que la police savait de lui et les informations dont ils disposaient étaient en réalité bien maigres. Peut-être devait-elle reprendre l’avion pour se rendre là-bas dans la campagne et retourner dans ce village de pêcheurs afin d’y interroger à nouveau les gens du cru.
Elle enfila de confortables vêtements d’intérieur et se dirigea vers la cuisine. Theodora était rentrée de l’école, accompagnée par deux camarades qu’elle avait emmenées dans sa chambre. Valthor était également à la maison. Elle décida de le laisser tranquille, préférant éviter les frictions pour le reste de la journée.
Avant de s’occuper du bœuf, elle sortit deux filets d’agneau qu’elle s’était achetés pour les essais culinaires auxquels elle se livrait pendant son temps libre. Elle alla dans le jardin à l’arrière de la maison et alluma le gril afin qu’il soit bien chaud au moment où elle en aurait besoin. Elle sortit son plat à tandoori où elle prépara une marinade à base d’herbes islandaises. Elle débita l’agneau en morceaux assez gros qu’elle plongea dans le liquide pour les laisser reposer une bonne demi-heure. Le gril était brûlant au moment où elle posa son plat avec quelques pommes de terre destinées à accompagner le steak de bœuf. Elle appela Teddi. Il lui répondit qu’il était en route.
Un grand calme envahissait Elinborg à chaque fois qu’elle s’accordait un peu de temps pour la cuisine. Elle s’autorisait à changer d’attitude, à s’abstraire de l’agitation du quotidien, de son travail et à se reposer sur sa famille. Elle se vidait l’esprit de tout ce qui ne concernait pas les divers ingrédients et la manière dont elle pourrait se servir de son intelligence et de son imagination fertile afin de créer une entité parfaite à partir d’éléments chaotiques. La cuisine lui permettait de satisfaire ses besoins créatifs, qui consistaient à transformer une matière brute pour lui donner une autre nature, un autre goût, une autre odeur. Elle considérait les trois stades de la cuisine comme une sorte de recette pour la vie : la préparation, la réalisation et le repas autour de la table.
Elle consignait soigneusement tout ce qu’elle faisait en vue d’un deuxième livre de recettes. Il suivrait celui qu’elle avait publié sous le titre Des feuilles et des lys. Theodora avait trouvé ce titre assez drôle. L’ouvrage avait reçu un bon accueil. Elinborg était même passée dans une émission à la télé et elle avait répondu à des interviews de la presse écrite. Elle avait déjà trouvé le titre de son prochain livre, pour peu qu’elle ait le temps de le terminer : Autres feuilles et lys.
Elle entendit que Teddi rentrait. Elle reconnaissait les membres de la famille aux habitudes qu’avait chacun en arrivant à la maison. Valthor claquait généralement la porte derrière lui, se débarrassait de ses chaussures d’un coup de pied, balançait son cartable par terre et disparaissait dans sa chambre sans dire bonjour. Son frère cadet commençait à prendre les mêmes habitudes ; déjà presque adolescent, il imitait beaucoup l’aîné. Il mettait toujours son manteau par terre dans le vestibule, peu importe le nombre de fois où on lui avait répété qu’il devait l’accrocher dans le placard. Theodora était discrète : elle refermait doucement la porte, pendait son manteau dans le placard avant d’aller s’asseoir à la cuisine pour discuter un peu avec ses parents s’ils étaient à la maison. Teddi, quant à lui, passait parfois par le garage en faisant un certain vacarme, généralement de bonne humeur, fredonnant une chanson qu’il avait entendue en chemin à la radio. Il remettait diverses choses en place sur son passage, s’occupait du manteau de son fils, balançait les cartables dans le placard, rangeait les chaussures sur l’étagère avant de venir embrasser Elinborg.
— Déjà rentrée ? s’étonna-t-il.
— Il y a longtemps que j’avais promis ces steaks, répondit-elle. Et j’ai un petit tandoori pour nous sur le gril. Tu veux bien mettre du riz à cuire ?
— Aurais-tu résolu cette affaire ? demanda Teddi tout en attrapant un paquet de riz.
— Je n’en sais rien, nous le verrons bientôt.
— Tu es un vrai génie, observa-t-il, heureux de voir sa femme rentrée à la maison à une heure convenable.
Depuis quelques jours, il était abonné à ces minables restaurants qui vous vendaient des morceaux de poulet et son épouse lui manquait cruellement, tout autant que sa cuisine.
— Que dirais-tu de fêter ça avec un petit vin rouge ?
Elinborg entendit son portable sonner dans son manteau qu’elle avait laissé dans le vestibule. Teddi la regarda et cessa de sourire. Il avait reconnu la sonnerie de son numéro professionnel.
— Tu ne vas pas répondre ? s’étonna-t-il tandis qu’il attrapait une bouteille dans le placard.
— Est-ce que cela m’est déjà arrivé ? répondit-elle. Elinborg quitta la cuisine.
Elle avait bien envie d’éteindre cet appareil et l’envisageait sérieusement tandis qu’elle le sortait de la poche de son manteau.
Elle nota que Teddi avait posé sa veste sur une chaise dans le vestibule. Il la laissait généralement au garage car elle était restée pendue à la patère de l’atelier toute la journée et s’était imprégnée de l’odeur.
— Tu es chez toi ? interrogea Sigurdur Oli.
— Oui, répondit-elle, agacée. Pourquoi m’appelles-tu ? Que se passe-t-il encore ?
— Je voulais juste te féliciter, mais puisque j’ai l’air de tomber comme un cheveu sur la soupe, je peux aussi bien…
— Me féliciter ? Pourquoi donc ?
— Il a avoué.
— Qui ça, il ?
— Eh bien, l’homme que tu as placé en garde à vue, répondit Sigurdur Oli. Ton ami à la patte folle. Pied d’acier. Il a avoué le meurtre de Runolfur.
— Konrad ? Quand ça ?
— Il y a quelques instants.
— Et alors, il a dit ça tout à coup ?
— Pas vraiment. Ils s’apprêtaient à arrêter pour aujourd’hui et là, il leur a dit qu’il jetait l’éponge. Je n’étais pas présent, mais il s’est exprimé grosso modo de cette manière. Il a avoué le meurtre. Il a dit qu’en voyant ce qui s’était passé, il a été pris d’un moment de folie. Il n’a pas avoué avoir forcé Runolfur à avaler quoi que ce soit, mais il a expliqué qu’il était dans un drôle d’état. Ensuite, il est allé prendre l’un des couteaux dans la cuisine. Il affirme l’avoir jeté à la mer sur le chemin du retour. Il ne se rappelle pas exactement à quel endroit.
Elinborg accueillit la nouvelle avec circonspection.
— La dernière chose qu’il m’ait dite, c’est que lui et sa fille étaient innocents.
— Il en a eu marre. Je ne suis pas dans sa tête.
— Et sa fille ? Et Nina ?
— Comment ça ?
— Elle sait qu’il est passé aux aveux ?
— Non, nous ne lui avons pas encore annoncé. Je suppose que nous allons laisser passer la nuit.
— Merci, répondit Elinborg.
— Tu as réglé le truc, ma chère, observa Sigurdur Oli. Je n’aurais jamais cru que ta tambouille indienne allait résoudre l’enquête.
— Bon, à demain.
Elinborg raccrocha. Elle ramassa d’un air absent la veste de Teddi pour la remettre dans le garage. Une forte odeur s’y était imprégnée, qui emplissait tout le vestibule, une odeur de pneus, d’huile et de carburant. Teddi s’armait généralement de précautions afin de ne pas inviter ces senteurs-là dans la maison, mais il n’y avait pas pensé cette fois-ci. Peut-être avait-il simplement eu hâte de la voir. Elle l’avait souvent réprimandé quand il avait oublié ce vêtement dans l’entrée parce que, comme lui, elle tenait à ce que leur demeure soit propre et n’avait pas envie qu’elle empeste le cambouis.
Elle accrocha le vêtement à la patère du garage puis retourna à la cuisine.
— Qu’est-ce que c’était ? s’enquit Teddi.
— Nous avons des aveux, répondit Elinborg. Pour l’homme de Thingholt.
— Eh bien, observa-t-il avec la bouteille de vin qu’il n’avait pas encore ouverte à la main. Je commençais à me demander s’il fallait la déboucher ou non.
— Tu n’as qu’à l’ouvrir, invita Elinborg d’une voix dénuée de joie. Au fait, tu as oublié ta veste dans l’entrée.
— C’est que j’étais pressé. Pourquoi as-tu l’air éteinte à ce point ? L’enquête est résolue, n’est-ce pas ?
Un bruit sourd et puissant se fit entendre au moment où le bouchon sortit du goulot. Teddi servit deux verres et en offrit un à Elinborg.
— Santé ! lança-t-il.
Elle trinqua avec lui d’un air absent. Teddi avait l’impression que quelque chose grondait en elle. Ses yeux fixaient le fond de la casserole de riz. Il avala une gorgée en regardant sa femme, silencieux, n’osant pas la déranger.
— Ce serait donc possible ? soupira Elinborg.
— Quoi ?
— Non, c’est n’importe quoi, poursuivit-elle.
— Euh… fit Teddi, qui ne comprenait rien. Il y a un problème avec le riz ?
— Le riz ?
— J’ai pourtant mis la dose habituelle.
— Il pensait que c’était du pétrole, mais il s’agissait d’autre chose, observa Elinborg.
— Qu’y a-t-il ?
Elle le dévisagea puis retourna dans le vestibule et, de là, dans le garage où elle prit sa veste. À son retour, elle lui tendit le vêtement.
— Qu’est-ce que c’est exactement que cette odeur ?
— Sur ma veste ?
— Oui, c’est une odeur de pétrole ?
— Non, pas tout à fait… répondit-il en reniflant le tissu. C’est plutôt de l’huile de vidange et du cambouis.
— Qui était ce Runolfur ? murmura Elinborg. Quel genre d’homme était-ce ? Konrad m’a posé cette question aujourd’hui et je n’ai pas pu lui répondre parce que je n’en sais rien. Or… il faudrait que je le sache.
— Que devrais-tu savoir ?
— Ce n’est pas une odeur de pétrole que Konrad a sentie. Mon Dieu, nous aurions dû nous concentrer sur son histoire à lui. J’en étais sûre. Nous aurions dû orienter cette enquête en creusant beaucoup plus dans son passé.