32


À son retour à la pension, Elinborg travailla quelques heures dans sa chambre dont elle s’était fait un bureau de fortune. Elle passa une autre série d’appels téléphoniques à Reykjavik pour rassembler des renseignements complémentaires. Elle parla entre autres à Sigurdur Oli et ils prirent les dispositions qui s’imposaient. Des policiers seraient envoyés au village, mais le trajet leur demanderait un certain temps. Sigurdur Oli l’encouragea à ne rien entreprendre avant leur arrivée. Elle le pria de ne pas s’inquiéter pour elle. Konrad et Nina étaient toujours en garde à vue. Elinborg ne s’étonna pas de constater que Konrad était revenu sur ses aveux et qu’il déclarait désormais n’avoir joué aucun rôle dans le décès de Runolfur. Il continuait par ailleurs à nier que Nina ait pu être impliquée.

Il commençait à faire sombre quand Elinborg quitta la pension pour descendre au village. Elle traversa la rue et prit la direction du port. Elle avait déjà effectué ce trajet à sa première visite. Le garage était situé tout au nord du bourg. Tandis qu’elle marchait, elle pensait à cette tempête de neige prévue à la météo et espérait bien ne pas se retrouver bloquée là. Elle regarda le panneau installé au-dessus de la porte du bâtiment et savait désormais qu’un jour, quelqu’un y avait tiré un coup de fusil. C’était Vala qui le lui avait raconté. Le propriétaire, Valdimar, l’avait fait lui-même à l’époque où il buvait. Depuis quelques années, il avait renoncé à l’alcool.

Elle se dirigea vers l’accueil où rien n’avait bougé. Elinborg s’imaginait qu’il en avait été ainsi depuis l’ouverture de l’entreprise. Un calendrier illustré d’une femme légèrement vêtue était accroché au mur derrière le comptoir. Il datait de 1998. Ici, on aurait dit que les jours, les semaines et les années n’avaient plus d’importance. On aurait dit que le temps s’était arrêté. Sur l’ensemble de l’espace, le comptoir, le vieux fauteuil en cuir, la calculette, le livre de commandes, reposait un léger voile de crasse, semblable à ce noir qu’on trouve sur les moteurs, les pièces détachées, les huiles et les jantes.

Elle appela dans l’atelier, mais ne reçut aucune réponse et décida d’entrer. Le Ferguson était à sa place. Par ailleurs, l’atelier était vide comme lors de sa première visite. Deux armoires à outils collées contre le mur étaient ouvertes.

— J’ai appris que vous étiez revenue, annonça une voix dans son dos.

Elle se tourna lentement.

— Je suppose que vous m’attendiez, observa-t-elle.

Valdimar se tenait derrière elle, vêtu d’une chemise à carreaux et d’un jeans usé. Il avait son bleu de travail à la main et commençait à l’enfiler.

— Vous êtes toute seule ? s’enquit-il.

Il savait sûrement qu’elle n’était pas venue accompagnée par d’autres policiers. Il n’y avait aucune forme de menace dans sa question, aucun sous-entendu. Il la posait plutôt afin de la mettre en confiance que de l’effrayer.

— Oui, répondit-elle sans hésitation.

Elle tenait à être honnête avec lui. En le voyant enfiler sa combinaison par les épaules, avec ses mains qui dépassaient des manches, elle pensa à Teddi.

— J’habite au-dessus, informa-t-il, un doigt pointé vers le plafond. Je n’avais pas grand-chose à faire, alors je suis monté m’allonger un peu. Quelle heure est-il ?

Elinborg répondit à sa question. Elle n’avait pas l’impression de courir le moindre risque. Valdimar était courtois et calme.

— Cela ne vous fait pas trop de route pour aller au travail, observa-t-elle, un sourire aux lèvres.

— En effet, c’est très confortable, convint-il.

— Je suis passée au cimetière, annonça Elinborg. J’y ai vu la tombe de votre sœur. J’ai cru comprendre qu’elle avait mis fin à ses jours il y a deux ans.

— Avez-vous déjà vécu dans ce genre de village ? demanda Valdimar qui s’était soudainement placé de manière à ce qu’elle se retrouve collée contre l’une des armoires à outils.

— Non, je n’ai jamais vécu dans aucun village de ce genre.

— Ce sont des lieux parfois bien étranges.

— Je me l’imagine sans peine.

— Ceux qui viennent d’ailleurs comme vous ne parviennent jamais à vraiment les cerner.

— Je suppose que non.

— Il y a ici certaines choses que j’ai du mal à saisir, même si j’y habite. J’aurais beau vous les expliquer pendant des heures, cela ne vous donnerait qu’une partie de la vérité. Et cette part de vérité serait un mensonge aux yeux de Haddi, le gars qui travaille à la station-service d’en bas. Même si vous interrogiez tous ceux qui vivent ici et que vous y consacriez vingt ans de votre vie, vous n’engrangeriez que quelques fragments de ce qui fait cette communauté. Le mode de pensée des gens. La manière dont ils sont intimement liés. Les liens de toute une année ou de toute une vie qui unissent les uns et les autres ou qui les séparent. J’ai passé toute mon existence ici et il me reste encore d’innombrables choses à comprendre. Et pourtant, c’est ici que j’ai ma place. Vos amis sont susceptibles de se transformer en salauds en l’espace d’un instant. Et les gens emportent les secrets jusque dans leur tombe.

— Je ne suis pas sûre de…

— Vous ne voyez pas où je veux en venir, n’est-ce pas ?

— Je crois connaître certains événements.

— Ils savent tous que vous êtes ici, au garage, en ce moment, reprit Valdimar. Ils savent pour quelle raison vous êtes revenue. Ils savent que vous êtes venue pour m’interroger. Tous savent ce que j’ai fait. Et pourtant, ils se taisent. Personne ne dit rien. Vous ne trouvez pas cela fascinant ?

Elinborg ne lui répondit rien.

— Addy était ma demi-sœur, poursuivit-il. Elle avait quatre ans de plus que moi et nous étions très proches. Je n’ai jamais connu mon père. J’ignore qui il est et je me fiche de le savoir. Celui de ma sœur était un Norvégien, un marin qui avait fait une brève escale ici, juste le temps de mettre ma mère enceinte. Maman n’était pas très estimée au village. Cela fait partie de ces choses que tout le monde sait bien avant que vous ne les appreniez. Peu à peu, on comprend parce qu’on essuie des moqueries. Sinon, on ne le saurait jamais. Elle nous a élevés convenablement et nous n’avons jamais eu à nous plaindre même s’il arrivait que l’assistant social passe à la maison. C’était un drôle de visiteur, différent de tous les autres, qui avec son attaché-case à la main, nous examinait tous les deux et nous posait des questions d’un ridicule achevé. Il n’a jamais rien trouvé qui clochait. Ma mère était quelqu’un de bien, pourtant elle se débattait avec un certain nombre de difficultés. Elle a toujours été très courageuse, elle travaillait à la conserverie et nous n’avons jamais manqué de quoi que ce soit, même si nous étions pauvres. Avec nous, ses deux petits bâtards, elle était surnommée de diverses manières par les autres villageois, mais je ne vous dirai pas comment. Je me suis retrouvé impliqué dans trois grosses bagarres à cause de ça. Une fois, je me suis même cassé un bras. Puis elle est morte dans la paix de Dieu. Elle repose là-bas, au cimetière, à côté de sa fille.

— Il ne règne pas autour de votre sœur la même paix divine, fit remarquer Elinborg.

— Qui avez-vous interrogé ?

— Cela n’a aucune importance.

— Il y a également ici de très braves gens, ne vous méprenez pas sur mes propos.

— J’en ai rencontré, confirma Elinborg.

— Addy ne m’a raconté cela qu’au moment où il était trop tard, reprit Valdimar.

Les traits de son visage se durcirent d’un coup. Il saisit l’imposante clef à molette posée sur l’un des pneus avant du tracteur et la soupesa au creux de sa main.

— Cela faisait partie d’une de ces choses qui sont arrivées. Elle s’est complètement refermée sur elle-même. Elle était seule quand il s’en est pris à elle. Nous avions besoin d’argent, je m’étais engagé sur un bateau-usine et la campagne de pêche était longue. Je venais juste de prendre la mer quand c’est arrivé.

Valdimar s’interrompit. Tête inclinée, il frappait doucement la clef à molette aux creux de sa paume.

— Elle ne m’a rien dit. Elle n’a rien dit à personne, mais elle n’était plus elle-même à mon retour à terre. Elle avait changé d’une manière totalement incompréhensible. C’était tout juste si je pouvais l’approcher. Je ne savais pas ce qui se passait, je n’étais qu’un adolescent, j’avais seize ans. Elle osait à peine mettre le nez dehors. Elle s’enfermait complètement. Je voulais qu’elle aille consulter un médecin, mais elle a refusé catégoriquement. Elle m’a demandé de la laisser tranquille, elle se remettrait. Elle a refusé de me dire de quoi. Et, d’une certaine manière, elle s’est effectivement remise. Un an ou deux ont passé, mais elle n’est jamais redevenue celle qu’elle avait été. Elle avait toujours peur. Parfois, elle entrait dans des colères noires pour des raisons qui m’étaient inconnues. Parfois, elle restait simplement assise à pleurer, dépressive et angoissée. Je me suis documenté sur la question depuis cette époque. On peut dire qu’elle était un cas d’école.

— Que lui était-il arrivé ?

— Elle avait été violée par un homme du village qui l’avait souillée d’une terrible manière, d’une façon si affreuse qu’elle était incapable de décrire l’événement en détail, ni à moi, ni à qui que ce soit d’autre.

— Runolfur ?

— Oui. Il y avait un bal au village. Il l’a attirée jusqu’à la rivière qui coule ici, au nord du bourg, pas très loin de la salle des fêtes. Elle ne se doutait de rien, elle le connaissait bien. Ils avaient fréquenté la même classe pendant toute l’école primaire. Il considérait sans doute qu’elle serait une proie facile. Il est retourné au bal dès qu’il a eu fait son affaire. Il a continué à s’amuser comme si de rien n’était et il a raconté son exploit à l’un de ses camarades. Puis cette histoire s’est peu à peu répandue dans tout le village, même si je n’en ai jamais entendu parler.

— C’est donc là que tout a commencé, observa Elinborg à voix basse, comme en elle-même.

— Vous connaissez d’autres femmes qu’il aurait violées ?

— Il y a celle que nous avons placée en garde à vue, mais aucune autre ne s’est manifestée.

— Peut-être y en a-t-il plusieurs comme Addy, observa Valdimar. Il a menacé de la tuer si elle parlait.

Il cessa de tapoter la paume de sa main avec la clef à molette, il leva les yeux pour fixer ceux d’Elinborg.

— Toutes ces années durant, elle n’était plus qu’une femme brisée et le temps qui passait n’y changeait rien.

— Je l’imagine bien.

— Quand elle a enfin été prête à me confier ce qui s’était passé, il était trop tard.


Le frère et la sœur étaient restés un long moment silencieux dans l’appartement au-dessus de l’atelier quand Addy eut achevé son récit. Valdimar lui tenait la main et lui caressait les cheveux. Il s’était assis à côté d’elle quand l’histoire qu’elle lui racontait avait pris une tournure de plus en plus dure et oppressante.

— Tu n’imagines pas à quel point cela a été difficile, avait-elle dit à voix basse. Plus d’une fois, j’ai failli abandonner la lutte.

— Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ? avait interrogé Valdimar, assommé. Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ? J’aurais pu te venir en aide.

— Qu’est-ce que tu aurais pu y faire, Valdi ? Tu étais si jeune. Moi-même, j’étais presque encore une enfant. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Qui allait nous aider à nous battre contre ce monstre ? Cela aurait-il servi à quoi que ce soit de le voir aller en prison pour quelques mois ? Ces choses-là ne sont pas graves, Valdi. En tout cas, elles ne le sont pas dans l’esprit de ceux qui nous gouvernent. Tu le sais très bien.

— Comment as-tu pu garder cela au fond de toi pendant tout ce temps ?

— Je me suis efforcée de vivre avec. Certains jours sont meilleurs que d’autres. Tu m’y as aidé infiniment, Valdi. Je doute que quiconque puisse avoir un frère aussi bon que toi.

— Runolfur, avait marmonné Valdi.

Sa sœur s’était alors tournée vers lui.

— Ne fais surtout pas de bêtise, Valdi. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive quoi que ce soit. Sinon, je ne t’aurais rien dit.


— Elle ne m’a confié tout cela qu’au moment où elle avait renoncé à lutter, reprit Valdimar, les yeux levés vers Elinborg. Je lui ai lâché la main l’espace d’un instant et cela a suffi. Je ne me suis pas rendu compte à quel point elle en était arrivée, je n’ai pas mesuré la profondeur de la blessure qu’il lui avait infligée. On l’a retrouvée le soir même sur le rivage, en bas du cimetière. Runolfur a déménagé à Reykjavik très peu de temps après et il n’est jamais revenu s’installer au village. Il ne s’arrêtait à chaque fois que très brièvement.

— Vous avez besoin que quelqu’un vous assiste, il faut que vous contactiez un avocat, informa Elinborg. Je vais vous demander de ne pas m’en dire plus.

— Je n’ai besoin d’aucun avocat, répondit Valdimar. Ce dont j’avais besoin, c’était de la justice. Je suis allé le voir chez lui et j’ai compris qu’il continuait.

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