10
Seuls quelques restaurants étaient spécialistes de la cuisine indienne dans la région de Reykjavik. Elinborg, qui les connaissait bien, s’y était rendue, dans l’espoir de découvrir l’identité de la propriétaire du châle qu’elle avait emporté avec elle pour le montrer au personnel. L’odeur d’épices avait pratiquement disparu et personne n’avait reconnu l’étole. Elle avait sans grande difficulté pu écarter les employés de ces restaurants de la liste des suspects : ils étaient peu nombreux, faisaient pour la plupart partie des familles propriétaires des lieux et pouvaient aisément justifier de leur emploi du temps au moment où Runolfur avait été assassiné. Ces établissements accueillaient certains clients réguliers dont ils avaient communiqué l’identité à la police, et que cette dernière avait contactés, sans résultat concluant. Il en était allé de même avec la petite communauté indienne installée en Islande. La police n’avait pas tardé à l’exclure de toute implication dans le meurtre.
Elinborg ne connaissait qu’un seul endroit qui vendait des plats en terre cuite, d’autres ustensiles et produits, des mélanges d’épices et des huiles, destinés à la cuisine indienne. Elle y était cliente et il lui était déjà arrivé de discuter avec la propriétaire et unique vendeuse du magasin. C’était une Islandaise qui avait vécu en Inde. Elle s’appelait Johanna et avait à peu près le même âge qu’Elinborg. C’était une femme très ouverte qui n’hésitait pas à raconter sa vie à tous ceux qui entraient dans sa boutique. Ainsi, Elinborg savait qu’elle avait beaucoup voyagé en Extrême-Orient dans sa jeunesse et que l’Inde était le pays de ses rêves. Elle y avait séjourné pendant deux ans avant de rentrer en Islande où elle avait ouvert ce petit magasin de produits d’importation.
— Je ne vends pas beaucoup de ces terres cuites, précisa Johanna. Je dirais qu’il en part une ou deux par an. Certains ne s’en servent pas pour la cuisine, mais simplement comme objets de décoration.
Elle savait qu’Elinborg travaillait dans la police et connaissait sa passion, elle l’avait chaudement félicitée à la publication de son livre. Elinborg lui avait expliqué qu’elle recherchait une jeune femme, probablement âgée d’une trentaine d’années, qui se serait intéressée à la cuisine indienne. Elle ne lui en avait pas dévoilé plus, n’avait pas dit dans le cadre de quelle enquête elle effectuait cette recherche. Mais Johanna était trop curieuse et bavarde pour se contenter de ça.
— Que voulez-vous à cette jeune femme ? interrogea-t-elle.
— C’est en rapport avec une affaire de drogue, répondit Elinborg qui ne considérait pas proférer là un bien grand mensonge. Ce que j’ai en tête, ce ne sont pas uniquement les plats en terre cuite, mais également les épices. Le safran, la coriandre, l’annate, le garam masala et la muscade. Auriez-vous une cliente qui achèterait ces produits de façon régulière, probablement une femme brune d’environ trente ans ?
— Une affaire de drogue ?
Elinborg lui répondit par un sourire.
— Je suppose que vous ne m’en direz pas plus ? observa Johanna.
— Simple enquête de routine, assura Elinborg.
— Et qui n’a rien à voir avec le meurtre de Thingholt ? Ce n’est pas vous qui en êtes chargée ?
— Auriez-vous une idée de la personne dont je parle ? éluda Elinborg.
— C’est que les affaires ne vont pas très fort, répondit Johanna. Les gens peuvent acheter tout cela sur le Net et dans les meilleurs des supermarchés. Je n’ai pas beaucoup de clients réguliers comme vous. Je ne me plains pas, comprenez-moi bien.
Elinborg attendait patiemment et Johanna comprit qu’elle n’avait aucune envie de l’entendre lui dresser le détail de ses difficultés financières.
— Je ne vois pas. Toutes sortes de gens viennent ici, comme vous savez, et parmi eux, il y a aussi des femmes trentenaires. Un bon nombre d’entre elles ont les cheveux bruns.
— Celle dont je parle est peut-être venue plusieurs fois, il est très probable qu’elle se passionne pour les plats indiens et le tandoori. Il se pourrait que vous ayez abordé ce sujet avec elle.
Johanna se tut un long moment, puis secoua la tête.
Elinborg sortit le châle de son sac pour le déplier sur le comptoir. Toutes les analyses avaient maintenant été effectuées.
— Vous souviendriez-vous d’une jeune femme qui serait venue dans la boutique et qui aurait porté cette étole ?
Johanna scruta le tissu avec attention.
— C’est du cachemire, n’est-ce pas ? interrogea-t-elle.
— Tout à fait.
— Il est absolument magnifique. C’est un motif typiquement indien. Où a-t-il été tissé ?
Elle chercha l’étiquette, mais ne la trouva pas.
— Je ne me souviens pas avoir déjà vu cette étole, dit-elle, je suis désolée.
— Tant pis, observa Elinborg, merci quand même. Elle replia le tissu pour le remettre dans son sac.
— Et vous êtes à la recherche de sa propriétaire ?
Elinborg hocha la tête.
— Je pourrais vous communiquer quelques noms, consentit Johanna au terme d’une longue réflexion. Je… ils figurent sur les tickets de cartes de crédit, enfin, ce genre de documents.
— Cela m’aiderait beaucoup, répondit Elinborg.
— Gardez-vous de raconter où vous vous les êtes procurés, précisa Johanna. Je ne voudrais pas que quiconque le découvre.
— Je le comprends parfaitement.
— Je ne voudrais pas que les gens aillent penser que je parle de ce qu’ils m’achètent à la police.
— Bien sûr que non, j’y veillerai. Ne vous inquiétez pas.
— Est-ce que je dois remonter loin ?
— Commençons par les six derniers mois, si cela ne pose pas de problème.
Ceux qui avaient côtoyé Runolfur dans le cadre de sa profession conservaient généralement le souvenir d’un technicien avenant qui avait réglé leurs problèmes de téléphone, de connexion Internet voire de télévision numérique. Tous avaient été élogieux, que ce soient les particuliers ou les employés des entreprises. La liste de ses visites couvrait les deux derniers mois. Elle était assez conséquente. Runolfur avait effectué ce type de déplacement en moyenne une à deux fois par jour au cours de la période en question. Il lui arrivait de se rendre à deux ou trois reprises au même endroit. Il était extrêmement apprécié. Les gens le décrivaient comme un homme serviable, d’une conversation agréable, efficace, d’une présentation soignée et toujours poli. Parfois, quand son intervention durait un certain temps, il acceptait une tasse de café. Ailleurs, lors de visites plus brèves, pour des opérations mineures, il ne passait qu’en coup de vent. Les questions de la police quant à un comportement étrange ou déplacé de la part du technicien n’avaient donné aucun résultat jusqu’au moment où Elinborg alla frapper à la porte d’une mère célibataire qui vivait au deuxième étage d’un immeuble de Kopavogur. Loa était une trentenaire divorcée. Elle avait un fils de douze ans et était allée passer le week-end avec trois de ses amies au moment où Runolfur avait perdu la vie.
— Oui, je m’en rappelle très bien, j’avais pris l’ADSL pour Kiddi, expliqua-t-elle à Elinborg quand cette dernière lui demanda si elle avait gardé souvenir du passage de Runolfur.
Les deux femmes allèrent s’asseoir au salon. Il régnait un joyeux désordre dans le petit appartement où se mêlaient linge propre et sale, assiettes, lecteur CD, chaîne hi-fi, deux consoles de jeux vidéo, une grande télévision, des journaux gratuits et d’autres courriers sans intérêt. Loa justifia le chaos en précisant qu’elle travaillait beaucoup et que ce gamin ne rangeait rien.
— Il passe sa journée devant l’ordinateur, observa-t-elle d’un ton las.
Elinborg hocha la tête et pensa à Valthor.
Loa ne se montra pas plus surprise que cela de recevoir la visite de la police quand elle eut compris que Runolfur en était le motif. Elle avait suivi les actualités dans les journaux et à la télévision et se rappelait bien ce technicien qui était passé les connecter à Internet. Elle parvenait difficilement à croire qu’il ait perdu la vie d’une manière si terrible et subite.
— Comment est-il possible d’égorger quelqu’un ? chuchota-t-elle.
Elinborg haussa les épaules. Loa lui avait tout de suite plu. Il semblait que cette femme ne connaisse ni la timidité ni les faux-semblants, tout ce qu’elle lui disait venait droit du cœur. On voyait clairement qu’elle n’avait pas eu une vie facile, mais qu’elle ne manquait ni d’énergie, ni de ressources. Son très joli sourire lui montait jusqu’aux yeux et la rendait aussi sympathique que digne d’intérêt.
— Le pauvre homme, observa Loa.
— Kiddi, c’est… ?
— Mon fils. Il me demandait cet ADSL depuis un an, il voulait l’Internet sans fil et j’ai fini par le lui offrir. D’ailleurs, je ne le regrette pas, c’est quand même mieux d’avoir une connexion directe. Kiddi m’avait certifié qu’il était capable de l’installer lui-même, mais ça avait raté, alors je les ai appelés et ils m’ont envoyé cet homme.
— Je comprends, dit Elinborg.
— Qu’ai-je à voir avec lui ? Pourquoi me posez-vous ces questions. Est-ce que j’aurais… ? s’enquit Loa.
— Nous collectons des informations auprès de tous ceux qui l’ont rencontré, même brièvement, expliqua Elinborg. Nous n’en savons que très peu sur Runolfur ou sur ce qui s’est passé au moment de son décès. Nous essayons de nous en faire une image. Il était originaire de province et n’avait pas beaucoup d’amis en ville, c’étaient principalement des collègues. Pour les autres, il n’y avait pas foule.
— Mais, je veux dire, enfin, je ne le connaissais absolument pas. Il est juste passé ici pour nous installer le Net.
— Oui, je sais bien. Quelle impression vous a-t-il laissée ?
— Très bonne, excellente. Il est arrivé après cinq heures, à mon retour du travail, tout comme vous, et il a fait son boulot, il nous a connecté au Net. Il n’a pas mis bien longtemps. Ensuite, il est reparti.
— Et il n’est venu que cette unique fois ?
— Non, en fait, il est repassé le lendemain, à moins que cela n’ait été deux jours plus tard. Il avait oublié un outil, un tournevis, je crois. À ce moment-là, il était un peu moins pressé.
— Vous avez donc eu l’occasion de discuter un peu tous les deux… ?
— Un peu. Il était très agréable. C’était un gars vraiment sympathique. Il m’a raconté qu’il pratiquait le sport en salle.
— Vous, vous faites du sport ? Vous avait-il rencontrée là-bas ?
— Non, il ne me connaissait pas du tout. Je n’ai jamais eu le courage d’aller à ces machins de gym. Et je le lui ai dit. Un jour, je me suis offert un abonnement annuel, j’étais super motivée, mais j’ai laissé tomber au bout de quelques semaines. Lui, il m’a raconté que, justement, il n’avait jamais osé abandonner.
— Avez-vous eu l’impression qu’il essayait de vous séduire ? demanda Elinborg. A-t-il dit des choses qui le laissaient à penser ?
— Non, cela n’avait rien à voir avec ça. Il était simplement très sympa.
— C’est ce que tout le monde nous dit. Qu’il était le meilleur des hommes.
Elinborg eut un petit sourire et se fit la réflexion qu’elle perdait son temps. Elle s’apprêtait à prendre poliment congé de Loa quand son interlocutrice la surprit.
— Un peu plus tard, je l’ai croisé en ville, annonça-t-elle.
— Ah bon ?
— J’étais sortie m’amuser un samedi soir et là, je suis tout à coup tombée nez à nez avec lui. Il s’est mis à discuter avec moi comme si nous étions des amis de longue date. Il avait vraiment la pêche ; il a voulu m’offrir une bière. Il était adorable.
— Et cette rencontre était le fait du hasard ?
— Le plus pur qui soit.
— Il savait que vous seriez là ?
— Non, absolument pas. C’était une simple coïncidence.
— Et que s’est-il passé ?
— Ce qui s’est passé ? Rien. Nous avons discuté et… voilà tout.
— Vous étiez seule ?
— Oui.
— Personne ne vous accompagnait ?
— Non.
— Vous lui aviez dit dans quels endroits vous sortiez quand il était repassé chez vous ? Lui aviez-vous parlé de vos bars préférés en centre-ville ?
Loa s’accorda un instant de réflexion.
— Nous n’avions que très brièvement abordé ce sujet. Il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’il puisse y avoir un lien. Attendez un peu, vous croyez qu’il y en a un ?
— Je ne sais pas, répondit Elinborg.
— Il… Il m’a parlé de la vie nocturne en précisant qu’il habitait en plein cœur de Reykjavik et m’a demandé comment ça se passait à Kopavogur. Si je descendais en ville ou si je m’amusais ici, à Kopavogur. C’était à son deuxième passage. Enfin, je crois que c’est à peu près ça.
— Et vous avez mentionné des endroits précis ?
Loa réfléchit à nouveau l’espace d’un instant.
— Il y en a un où je vais toujours.
— Lequel ?
— Thorvaldsen.
— C’est là que vous êtes tombée sur lui ?
— Oui.
— Par hasard ?
— Maintenant que vous le dites, cela semble un peu bizarre.
— Qu’est-ce qui est bizarre ?
— J’ai eu l’impression que, d’une certaine manière, il m’attendait. Je suis incapable de dire pourquoi au juste, mais il y avait quelque chose chez lui qui sonnait faux. Il avait l’air tellement content de me voir, tellement étonné de me croiser là et tout ça. Je trouvais que cela sonnait plus ou moins faux. Ah, quel heureux hasard, enfin, vous voyez. Il… je ne sais pas. En tout cas, il ne s’est rien passé. Brusquement, j’ai eu l’impression qu’il ne s’intéressait plus du tout à moi et il m’a dit au revoir.
— Il vous a offert un verre ?
— Oui.
— Et vous l’avez accepté ?
— Non. Enfin, si, mais je ne voulais pas d’alcool.
— D’accord. Et que… ?
Elinborg ne voulait pas se montrer trop pressante, mais cela lui était difficile.
— Je ne bois plus, précisa Loa. Je n’ai pas le droit. Pas même une goutte.
— Je comprends.
— Mon mari m’a quittée, voyez-vous, et c’était le bordel, j’ai bien cru qu’ils allaient m’enlever Kiddi. J’ai réussi à arrêter. Je vais aux réunions et tout ça. Cela m’a sauvé la vie.
— Donc, Runolfur s’est subitement désintéressé de vous, reprit Elinborg.
— En effet.
— Parce que vous ne vouliez pas boire d’alcool ?
Loa la dévisagea.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Il vous a offert un verre, mais vous avez refusé parce que vous ne buvez pas et tout à coup, vous ne l’intéressiez plus.
— J’ai pris du ginger-ale. C’est lui qui me l’a offert.
— Cela n’a rien à voir, observa Elinborg.
— Rien à voir avec quoi ?
— Avec l’alcool. Lui aviez-vous confié que vous ne buviez pas quand il était revenu ici ?
— Non, cela ne le regardait pas. Où voulez-vous en venir exactement ?
Elinborg demeura silencieuse.
— Vous laisseriez entendre que je ne rencontrerai jamais personne parce que je ne bois plus ?
Elinborg sourit devant cette association d’idées.
— Il est possible que Runolfur ait été quelque peu particulier dans ce domaine, reprit-elle. Je ne peux vraiment pas être plus précise.
— Plus précise ?
— Vous n’avez pas suivi les informations ?
— Si, plus ou moins.
— On y a dit que certaines drogues ont été découvertes au domicile de Runolfur. Des drogues dont se servent certains violeurs.
Les yeux de Loa étaient rivés sur elle.
— Et qu’il utilisait ? demanda-t-elle.
— Probablement.
— Ils la versent dans l’alcool, n’est-ce pas ?
— Oui, l’alcool décuple les effets. Ainsi, elle agit également sur la mémoire, les gens perdent parfois jusqu’à tout souvenir des événements.
Loa commença à relier ces éléments que constituaient ce technicien passé chez elle et qu’elle avait ensuite rencontré par hasard dans un bar du centre-ville, les informations où il était question d’une drogue que certains violeurs mélangeaient aux verres des femmes, la dépendance contre laquelle elle luttait depuis des années, les boissons sans alcool qu’elle prenait à chaque fois qu’elle sortait, la manière subite dont l’intérêt de Runolfur s’était tari et la mort violente qu’il avait connue. Tout à coup, elle eut l’impression de se retrouver dans un univers étrange, glacé et terrifiant.
— Je ne vous crois pas, dit-elle en regardant Elinborg, sous le coup de l’étonnement. Vous plaisantez, non ?
Elinborg garda le silence.
— Avait-il l’intention de s’en prendre à moi ?!
— Je n’en sais rien, répondit Elinborg.
— Nom de Dieu ! s’emporta Loa. Il n’a pas retrouvé son tournevis quand il est revenu ici. Il m’a raconté qu’il l’avait oublié, il l’a cherché partout en discutant avec moi comme un vieux copain. Peut-être qu’il n’avait même pas oublié cet outil. Peut-être que c’était tout bonnement de la comédie ?
Elinborg haussa les épaules, comme si elle ne disposait pas de la réponse à ces questions.
— Cette espèce de porc ! s’exclama Loa, les yeux fixés sur la policière. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez ces fichus bonshommes ?
— Ils sont détraqués, observa Elinborg.
— Je l’aurais tué, ce sale porc ! Putain oui, je l’aurais zigouillé !
Celle que tout le monde appelait Binna Geirs portait l’imposant nom de Brynhildur Geirhardsdottir[1]. Elinborg trouvait qu’il lui seyait à merveille. Elle était de haute taille et presque aussi impressionnante qu’une ogresse sortie d’un conte. Ses cheveux raides poussaient comme du chiendent et lui tombaient dans le dos, elle avait un visage aux traits grossiers, un nez rouge hérissé de poils, un cou épais et des bras interminables. Ses jambes faisaient penser aux piliers d’un pont. À côté d’elle, Fridbert ressemblait à un elfe : petit et maigrelet, complètement chauve avec de grandes oreilles décollées et de petits yeux surmontés de très épais sourcils.
Solla ne s’était pas trompée : Berti, qu’on surnommait parfois Berti le raccourci à cause de sa petite taille, avait emménagé chez Binna. Ils vivaient dans une petite maison en bois peu ragoûtante située sur la rue Njalsgata. Binna l’avait héritée de ses parents et était parvenue à la conserver contre vents et marées. La maison était habillée de tôle ondulée qu’elle laissait rouiller en paix, le toit fuyait, les fenêtres béaient. Binna était plus douée pour nombre d’autres choses que pour la valorisation de son patrimoine.
Tous deux étaient présents la seconde fois qu’Elinborg se rendit à Njalsgata. La première, personne n’avait répondu quand elle avait frappé et elle n’avait décelé aucun signe de vie en regardant par la fenêtre. Cette fois-ci, la porte s’ouvrit brutalement et, dans l’embrasure, Brynhildur Geirhardsdottir n’avait pas l’air enchantée du dérangement. Elle portait un vieux chandail islandais en laine de pays, un jeans râpé et tenait à la main une cuiller en bois.
— Bonjour Binna, salua Elinborg, sans être certaine que Brynhildur soit en état de la reconnaître. Je suis à la recherche de Berti.
— Berti ? répondit sèchement Brynhildur. Qu’est-ce que vous lui voulez ?
— J’ai besoin de lui parler. Il est ici ?
— Il dort, observa Brynhildur en pointant un doigt vers la pénombre de l’intérieur. Il a fait des conneries ?
Elinborg comprit qu’elle l’avait reconnue. Tout comme avec Solla, elle et Brynhildur s’étaient parfois croisées quand elle avait eu affaire à la police. Forte et imposante, elle était régulièrement impliquée dans des rixes. De caractère difficile, elle buvait beaucoup, ce qui n’arrangeait pas son humeur. Brynhildur s’en était plus d’une fois violemment prise à des policiers alors qu’elle se trouvait dans son pire état et qu’ils lui passaient les menottes pour l’emmener au commissariat de Hverfisgata où la nuit lui porterait conseil et dégrisement. Elle avait fréquenté divers types au cours de sa vie et eu un fils avec l’un d’eux, il y avait maintenant bien longtemps. Elinborg se sentait presque intimidée face à Binna Geirs, même si les choses n’avaient jamais dégénéré entre elles. Elle avait voulu que Sigurdur Oli l’accompagne au cas où, mais n’avait pas réussi à mettre la main sur lui.
— Autant que je sache, non, répondit Elinborg. Vous me permettez d’entrer pour lui parler un moment ?
Brynhildur la toisa comme pour la peser et la mesurer avant d’ouvrir un peu plus grand sa porte et de l’autoriser à franchir le seuil. La puanteur d’un plat familier lui emplit immédiatement les narines. Brynhildur faisait cuire de l’aiglefin faisandé. L’après-midi touchait à sa fin et le jour déclinait. Aucune lampe n’étant allumée, l’unique source de lumière était la clarté qui provenait de la rue. Il faisait froid, on aurait dit que l’eau chaude leur avait été coupée[2]. Allongé sur le canapé, Berti dormait. Brynhildur lui asséna une pichenette avec sa cuiller et lui ordonna de se lever. Voyant qu’il ne réagissait pas, elle lui attrapa les pieds pour les ôter des coussins, ce qui le fit tomber à terre.
Réveillé en sursaut, il se releva d’un bond et se réinstalla sur le canapé.
— Qu’est-ce qui se passe ? interrogea-t-il, perdu, encore à moitié endormi.
— Tu as de la visite et nous n’allons plus tarder à bouffer, informa Brynhildur avant de disparaître à la cuisine.
Les yeux d’Elinborg s’habituaient graduellement à la pénombre. Elle distingua des traces d’humidité sur les antiques tapisseries des murs, des meubles usés et vieux comme Hérode, des tapis crasseux sur le parquet brut.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
— Je voulais vous poser quelques questions, annonça Elinborg.
— Quelques questions… qu’est-ce que… qui êtes-vous ? s’enquit Berti qui ne la voyait pas très bien dans cette obscurité.
— Je m’appelle Elinborg et je suis de la police.
— Vous êtes flic ?
— Je ne vous dérangerai pas longtemps. Nous essayons de découvrir comment du Rohypnol a pu atterrir entre les mains d’un homme qui a récemment été assassiné. Vous en avez peut-être entendu parler aux informations.
— En quoi est-ce que ça me regarde ? rétorqua-t-il.
La voix encore rauque de sommeil, il ne comprenait pas bien la raison de cette visite inattendue.
— Nous savons qu’il vous arrive parfois de vendre ce type de produits qu’on n’obtient que sur ordonnance, observa Elinborg.
— Moi ? Je ne vends pas de ces trucs-là. Je ne vends rien du tout.
— Allons, allons. Votre nom figure dans nos fichiers et vous avez été condamné pour trafic.
Elinborg sortit de sa poche une photo de la victime qu’elle tendit à Berti.
— Connaissiez-vous Runolfur ?
Berti attrapa le cliché. Il s’approcha d’une lampe de bureau et l’alluma. Au pied de la lampe reposait une paire de lunettes qu’il chaussa. Puis il observa longuement le visage de Runolfur.
— C’est celle qui était dans les journaux, non ?
— En effet, c’est la même, répondit Elinborg.
— Je n’avais jamais vu cet homme avant qu’ils ne le montrent à la télé, observa Berti en reposant la photo sur la table. Pourquoi a-t-il été assassiné ?
— C’est justement ce que nous essayons de découvrir. Il avait sur lui du Rohypnol qu’aucun médecin ne lui avait prescrit. Nous pensons qu’il l’avait acheté auprès de quelqu’un comme vous. Il est possible qu’il se soit servi de ce produit et qu’il l’ait versé dans les verres des femmes qu’il rencontrait.
Berti fixa longuement Elinborg. Elle savait qu’il pesait mentalement le pour et le contre afin de décider s’il devait coopérer ou la fermer. On entendit les assiettes cliqueter dans la cuisine où Brynhildur était toujours à ses fourneaux. Berti avait fait quelques séjours à la prison de Hraunid pour divers délits, vols avec effraction, faux et usage de faux, vente et trafic de stupéfiants, mais cela ne faisait pas de lui un criminel endurci.
— Je ne vends pas à ce genre de types, déclara-t-il enfin.
— Ce genre de types ?
— Ceux qui s’en servent de cette façon.
— Comment savez-vous l’usage qu’ils en font ?
— Je le sais, point. Je ne vends pas aux pervers. Je ne vends pas aux types comme ça. D’ailleurs, je n’ai jamais rencontré ce gars-là. Je ne lui ai jamais rien vendu. Je sais à qui je vends et à qui je ne vends pas.
Brynhildur apparut dans l’embrasure et lança un regard malveillant à son compagnon. Elle avait toujours sa cuiller à la main. L’odeur nauséabonde de l’aiglefin faisandé la suivait depuis la cuisine.
— Où aurait-il pu se procurer ce truc-là ? interrogea Elinborg.
— Je l’ignore, répondit Berti.
— Qui est-ce qui vend du Rohypnol ?
— Inutile de me demander ça à moi ! Je ne sais rien. Et même si je savais quelque chose, je ne vous le dirais pas.
Un sourire discret, mais satisfait, montait aux lèvres de Berti.
— Est-ce que c’est lié à cette histoire de pervers qui a été saigné ? s’enquit Brynhildur.
Elle lança un regard acéré à Elinborg qui lui répondit d’un hochement de tête.
— Nous essayons de découvrir où il s’est procuré ce produit.
— C’est toi qui le lui as vendu ? interrogea Brynhildur, posant ses yeux sur Berti qui jetait vers elle des regards fuyants.
— Non, je ne lui ai rien vendu, répondit-il. Je viens de lui dire que je n’ai jamais vu cet homme.
— Eh bien, voilà ! conclut Brynhildur.
— Mais Berti pourrait m’indiquer une personne susceptible de lui avoir fourni cette saleté, plaida Elinborg.
Brynhildur la toisa longuement, pensive.
— Ce pervers, c’était un violeur ? s’enquit-elle.
— Certains indices le laissent croire, confirma Elinborg.
— Viens bouffer, Berti, commanda Brynhildur. Raconte-lui ce que tu sais et rapplique.
Berti se leva.
— Je ne peux quand même pas lui raconter ce que je ne sais pas, observa-t-il.
Brynhildur repartit vers ses fourneaux, mais s’arrêta à la porte. Elle fit volte-face, agita sa cuiller en direction de son homme et l’enjoignit d’un air menaçant.
— Dis-lui tout !
Berti regarda Elinborg avec un visage secoué de convulsions.
Brynhildur entra dans sa cuisine et cria d’une voix forte par-dessus son épaule.
— Ensuite, à table !