33


Les effets apparurent plus vite que Runolfur ne l’avait escompté et il dut soutenir Nina alors qu’ils remontaient chez lui, dans le quartier de Thingholt. Elle semblait extrêmement réceptive au produit. Accrochée à son bras, il dut presque la porter sur les derniers mètres du trajet. Il passa par le jardin plutôt que par la rue, ainsi, personne ne les verrait. Il n’alluma pas la lumière quand ils entrèrent dans l’appartement et il l’allongea doucement sur le canapé du salon.

Il ferma la porte, se rendit à la cuisine où il alluma une bougie, en plaça quelques autres dans la chambre à coucher et deux au salon. Ensuite, il retira sa veste. Les bougies projetaient une clarté inquiétante sur les lieux. Il avait soif. Il vida un grand verre d’eau et mit la bande originale d’un de ses films préférés. Il se pencha sur Nina, roula le châle en boule, le balança dans la chambre et commença à lui enlever son t-shirt de San Francisco. Elle n’avait pas de soutien-gorge.

Runolfur la porta jusqu’à la chambre où il acheva de la dévêtir avant de se déshabiller. Elle était complètement inconsciente. Il enfila le t-shirt de la jeune femme et regarda ce corps nu, inerte. Il sourit, puis mordit le coin de l’emballage du préservatif.

À ce moment-là, il n’y avait de place dans son esprit que pour cette jeune femme.

Il s’allongea sur elle, lui caressa la poitrine et lui enfonça sa langue dans la bouche.

Une demi-heure plus tard, il sortit de la chambre pour changer la musique. Il prit tout son temps. Il choisit la bande originale d’un autre film et se permit d’augmenter légèrement le volume.

Il allait retourner à la chambre quand il entendit quelqu’un frapper. Il jeta un regard en direction de la porte : il en croyait à peine ses oreilles. Depuis qu’il avait emménagé dans le quartier, il ne lui était arrivé que deux fois d’être dérangé par des gens descendus boire au centre-ville et qui se rendaient dans des fêtes privées afin d’y poursuivre leur nuit. Ils avaient oublié l’adresse ou s’étaient perdus et ne l’avaient laissé tranquille qu’une fois qu’il était allé leur répondre. Debout dans le salon, il regarda vers la chambre puis vers l’entrée. Il entendit de nouveaux coups, plus forts encore. Son visiteur nocturne ne semblait pas disposé à renoncer. La deuxième fois que quelqu’un était venu perturber sa tranquillité, l’intéressé avait crié depuis la rue le prénom d’une certaine Sigga, persuadé que celle-ci vivait à cette adresse.

Runolfur se dépêcha d’enfiler un pantalon, tira la porte de la chambre et entrouvrit celle de l’entrée. Le perron n’était pas éclairé et il ne distinguait que très vaguement la silhouette qui lui faisait face.

— Qu’est-ce que… ?

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Le visiteur poussa violemment la porte, se précipita dans l’appartement et referma d’un coup sec derrière lui.

Runolfur fut tellement pris au dépourvu qu’il n’eut même pas le temps de réagir.

— Tu es seul ? interrogea Valdimar.

Il le reconnut immédiatement.

— Toi ? s’alarma Runolfur. Comment… ? Que… Qu’est-ce que tu veux ?

— Il y a quelqu’un chez toi ? demanda Valdimar.

— Sors d’ici ! éructa Runolfur.

Il aperçut le manche d’un rasoir dans la main de Valdimar et, l’instant d’après, la lame scintilla. Avant même qu’il n’ait le temps de s’en rendre compte, Valdimar le saisit d’une main par la gorge et le plaqua contre le mur du salon en plaçant la lame sur son cou. Il était nettement plus grand et costaud que Runolfur, paralysé par la peur. Valdimar jeta un coup d’œil rapide sur les lieux et aperçut les pieds de Nina par la porte entrouverte de la chambre.

— Qui est-ce ? demanda-t-il.

— Mon amie, bredouilla Runolfur, peinant à articuler tant l’autre le serrait fort. Il lui semblait que son cou était pris dans un étau. Il parvenait à peine à respirer.

— Ton amie ? Dis-lui de déguerpir !

— Elle dort.

— Réveille-la !

— Je… je ne peux pas, répondit Runolfur.

— Toi, là-bas ! cria Valdimar en direction de la chambre. Tu m’entends ?

Nina ne réagit pas.

— Pourquoi est-ce qu’elle ne répond pas ?

— Elle dort profondément, expliqua Runolfur.

— Elle dort ?

Valdimar changea sa prise et se retrouva brusquement dans le dos de Runolfur, le coupe-chou posé sur sa gorge et l’autre main agrippée à ses cheveux pour le pousser jusqu’à la chambre. Il ouvrit la porte d’un coup de pied.

— Je peux enfoncer cette lame quand bon me semble, murmura-t-il à l’oreille de Runolfur.

Il donna une petite tape du pied à Nina qui ne bougea pas.

— Qu’est-ce qu’elle a ? Pourquoi ne se réveille-t-elle pas ?

— Elle dort, c’est tout, répondit Runolfur.

Valdimar enfonça légèrement la lame dans son cou, cette morsure le brûlait terriblement.

— Ne me fais pas de mal, plaida Runolfur.

— Personne ne dort aussi profondément que ça. Est-elle droguée ? Tu lui as fait prendre quelque chose ?

— Ne me blesse pas, supplia Runolfur d’une voix tremblante.

— Tu lui as fait avaler quelque chose ?

Runolfur ne lui répondit pas.

— C’est toi qui l’as droguée ?

— Elle…

— Où tu as mis ce truc ?

— Ne me coupe pas. Il est dans la poche de ma veste.

— Donne-le-moi.

Valdimar le fit avancer devant lui pour retourner au salon.

— Tu continues, observa-t-il.

— C’est elle qui veut qu’on fasse comme ça.

— Comme ma sœur, siffla Valdimar. N’est-ce pas elle qui t’a demandé de lui faire ça ? N’est-ce pas elle qui t’a demandé de la violer, espèce de sale petit connard ?!

— Je… je ne sais pas ce qu’elle t’a dit, couina Runolfur. Je ne voulais pas… Pardonne-moi, je…

Runolfur sortit les pilules de la poche de sa veste pour les lui tendre.

— C’est quoi ? demanda Valdimar.

— Je ne sais pas, répondit Runolfur, terrifié.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc-là ?

Il lui fit une nouvelle entaille sur le cou.

— Du… du Rohypnol, soupira Runolfur. Des somnifères.

— C’est la drogue du viol ?!

Runolfur ne lui répondit pas.

— Bouffe-moi ça !

— Non… s’il te…

— Bouffe-les, ordonna Valdimar, en lui infligeant une nouvelle entaille.

Le sang commençait à couler le long de son cou.

Runolfur avala l’une des pilules.

— Une autre ! commanda Valdimar.

Runolfur s’était mis à pleurer.

— Que… qu’est-ce que tu vas me faire ? interrogea-t-il en avalant le second cachet.

— Allez, encore une.

Runolfur renonça à protester et s’exécuta.

— Ne me fais pas de mal, supplia-t-il.

— Ta gueule.

— Si j’en prends trop, ça me tuera.

— Enlève ton pantalon.

— Valdi, tu…

— Enlève-le, répéta Valdimar en lui faisant une nouvelle entaille.

Runolfur pleurait de douleur. Il déboutonna son pantalon et le laissa tomber sur ses chevilles.

— Quelle impression est-ce que ça fait ? interrogea Valdimar.

— Quelle impression ?

— Oui, qu’est-ce que ça fait ?

— Comment… ?

— Quelle impression ça fait d’être victime d’un viol ?

— S’il te plaît, ne…

— Tu ne trouves pas ça… intéressant ?

— S’il te plaît, ne fais pas ça, supplia Runolfur.

— Quelle impression crois-tu qu’elle ait eue, ma sœur ?

— S’il te plaît…

— Allez, dis-moi. Qu’est-ce que tu crois qu’elle a ressenti pendant toutes ces années ?

— Ne me fais pas…

— Dis-le-moi ! Tu crois qu’elle a ressenti ce que tu ressens maintenant ?

— Pardonne-moi, je ne savais pas… Je ne voulais pas…

— Espèce d’ordure, murmura Valdimar à son oreille.

Ce furent les derniers mots que Runolfur entendit.

D’un geste rapide, Valdimar lui entailla profondément toute la largeur du cou en partant de l’oreille gauche. Puis il lâcha Runolfur qui s’effondra à terre, avec une plaie béante d’où s’écoulait le sang. Il resta un moment immobile au-dessus du cadavre avant de rejoindre la porte pour disparaître dans l’obscurité.


Elinborg écouta sans rien dire le récit de Valdimar tout en observant les expressions de son visage et les inflexions de sa voix : il lui semblait qu’il n’éprouvait aucun remords. On aurait plutôt dit qu’il avait accompli une tâche dont il devait s’acquitter afin de retrouver la paix en son âme. Il lui avait fallu deux ans, mais désormais, c’était fait. Elinborg avait même l’impression que la confidence qu’il lui avait livrée représentait pour lui une forme de soulagement.

— Vous ne regrettez pas votre geste ? lui demanda-t-elle.

— Runolfur a eu ce qu’il méritait, observa-t-il.

— Vous vous êtes posé à la fois en juge et en bourreau.

— Lui aussi, il était en même temps juge et bourreau dans le procès de ma sœur, répondit-il immédiatement. Je ne vois aucune différence entre ce que je lui ai fait et ce qu’il a fait à Addy. J’avais simplement peur de me dégonfler. Je pensais que ce serait plus difficile et que je n’arriverais pas à aller jusqu’au bout. Je m’attendais à plus de résistance de sa part, mais Runolfur n’était qu’un pauvre type, un lâche. Je suppose que les hommes de son genre sont tous comme lui.

— Il existe d’autres moyens d’obtenir que justice soit faite.

— Lesquels ? Addy avait raison. Les individus de ce genre sont condamnés à deux ou trois ans de taule. Si tant est qu’ils soient traduits en justice. Addy… m’a avoué qu’il aurait tout aussi bien pu la tuer et qu’à ses yeux cela ne faisait aucune différence. Je n’ai pas l’impression d’avoir commis un crime si affreux. En fin de compte, les choses se retrouvent entre vos mains et vous devez bien agir pour apaiser votre conscience. Aurait-il mieux valu que je reste les bras croisés et que je le laisse continuer à sévir ? Je me suis débattu avec cette question jusqu’à ne plus pouvoir la supporter. Que peut-on faire quand le système est de mèche avec les salauds ?

Elinborg pensa à Nina, à Konrad et à leur famille sous les pieds desquels le sol s’était tout à coup dérobé. Elle se souvint du triste cortège qu’elle avait vu à côté de la maison de Thingholt, la famille d’Unnur à qui il ne restait plus qu’à souffrir en silence.

Pour Valdimar, cette tristesse muette n’avait pas suffi.

— Vous prépariez votre geste depuis longtemps ? demanda-t-elle.

— Depuis le moment où Addy m’a raconté ça. Elle ne voulait pas que je fasse quoi que ce soit, elle ne voulait pas que je m’attire des ennuis. Elle s’est toujours beaucoup inquiétée pour moi, j’étais son petit frère. Je ne suis pas sûr que vous compreniez très bien tout cela. Tout ce qu’elle a traversé, aussi bien quand il l’a souillée qu’au cours des années qui ont suivi. Ces interminables années. Ce n’était plus ma sœur, ce n’était plus Addy, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, un être qui s’étiolait peu à peu et qui a fini par mourir.

— Un père et sa fille innocents sont en garde à vue à cause de vous, fit remarquer Elinborg.

— Je le sais et j’en suis désolé, répondit Valdimar. J’ai suivi les informations et j’avais l’intention de me livrer. Je ne voulais pas voir deux innocents payer pour mes actes. J’allais me livrer à la police. J’étais en train de m’y préparer, je devais régler quelques petites choses ici et c’est ce à quoi je me suis occupé ces derniers jours. Je suppose que je ne reviendrai jamais au village.

Valdimar reposa la clef à molette.

— Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste ? Comment avez-vous découvert que c’était moi ? demanda-t-il.

— Mon compagnon est garagiste, répondit Elinborg.

Valdimar la regarda hébété, comme s’il ne voyait absolument pas le rapport.

— Le père de la jeune fille, l’homme qui est en garde à vue, nous a affirmé avoir senti comme une odeur de pétrole chez Runolfur. La jeune femme a dû se réveiller juste après votre départ et son père a perçu l’odeur de vos vêtements dans l’appartement quand il est entré. Il pensait que Runolfur avait fait brûler quelque chose avec du pétrole. Je me suis dit que c’était une odeur qui m’était familière et j’ai à nouveau posé la question au père de la jeune femme. Il pouvait s’agir d’huile de vidange, c’était une odeur d’atelier de mécanique. J’ai tout de suite pensé à vous : un homme qui passe son temps à travailler dans son garage. Je me suis penchée sur le passé de Runolfur, sur ce village et j’ai vérifié des détails.

— J’ai quitté mon atelier sans même me changer pour aller à Reykjavik, expliqua Valdimar. Addy aurait dû fêter son anniversaire ce dimanche-là. Je me suis dit que c’était le moment idéal pour lui rendre justice. Je crois que personne n’a remarqué mon absence. Je me suis mis en route tôt dans la soirée et j’étais rentré à l’aube. Je ne m’étais pas vraiment préparé, je n’avais rien décidé de précis, je savais à peine ce que j’allais faire. Je suis parti en bleu de travail et j’ai emporté avec moi un de ces vieux rasoirs, un coupe-chou.

— Mes collègues affirment que l’entaille était douce, ils l’ont décrite comme presque féminine.

— J’ai gardé le coup de main pour égorger le bétail, précisa Valdimar.

— Ah bon ?

— Je participais à l’abattage des moutons en automne, à l’époque où on le pratiquait encore au village, précisa-t-il.

— Les gens n’ont pas dû tarder à faire le rapprochement quand ils ont appris la nouvelle de l’assassinat de Runolfur.

— C’est bien possible, mais rien ne m’est revenu aux oreilles. Peut-être se sont-ils simplement dit que, comme ça, les livres de comptes étaient à jour.

— Croyez-vous que son père était au courant du viol qu’il avait commis ?

— Il le savait, j’en suis certain.

— Vous m’avez dit l’autre fois que vous lui aviez rendu visite, alors qu’il avait déjà déménagé à Reykjavik, déclara Elinborg. À cette époque-là, vous ne saviez pas pour le viol ?

— Non, je l’ai croisé là-bas, au centre-ville et il m’a invité chez lui. C’était le plus pur des hasards. Je ne suis pas resté bien longtemps. Nous étions deux campagnards et je ne le connaissais pas très bien mais… il m’était sympathique.

— Il louait un appartement ?

— Il habitait chez l’un de ses amis. Un certain Edvard.

— Edvard ?

— Oui, le gars en question s’appelait Edvard.

— À quand cela remonte-t-il ?

— Il y a cinq ou six ans.

— Pourriez-vous être un peu plus précis ? Combien d’années cela fait-il exactement ?

Valdimar s’accorda un instant de réflexion.

— Il y a six ans : c’était en 1999. J’étais allé là-bas pour m’acheter une voiture d’occasion.

— Runolfur vivait chez cet homme il y a six ans ? interrogea Elinborg, se rappelant sa conversation avec un voisin d’Edvard qui lui avait confié que ce dernier avait, un temps, loué une chambre à quelqu’un.

— Oui, c’est ce qu’il m’a dit.

— C’était au centre-ville ?

— Oui, pas très loin, juste à côté des chantiers navals. Runolfur y travaillait.

— Il travaillait où, dites-vous ?

— Aux chantiers navals.

— Runolfur travaillait là-bas ?

— Oui, il m’a dit qu’il le faisait parallèlement à ses études.

— Et vous avez vu cet Edvard ?

— Non, il m’en a simplement parlé. D’ailleurs, pour s’en moquer. Je m’en souviens parfaitement parce que j’ai été frappé par la méchanceté de ses propos. Il m’a dit que ce n’était qu’un pauvre type. Mais Runolfur était évidemment…

Valdimar n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Elinborg avait sorti son téléphone portable et, au même moment, une voiture de police arriva devant le garage. Deux policiers descendirent du véhicule et elle leva les yeux vers Valdimar.

Il hésita un instant, parcourut l’atelier du regard, passa sa main calleuse sur le siège du tracteur et scruta l’armoire à outils entrouverte.

— Ce sera long ? demanda-t-il.

— Je l’ignore.

— Je ne regrette pas ce que j’ai fait. Je ne le regretterai jamais, déclara Valdimar.

— Venez, nous devons en finir.

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