30


Elle dormit tard d’un sommeil aussi bref qu’agité et se leva tôt le lendemain matin. Le vent s’était calmé au cours de la nuit, elle était retournée au village sous quelques flocons de neige après son expédition nocturne. Elle ignorait si elle reverrait cette jeune fille et ne savait pas non plus pourquoi elle l’avait conduite jusqu’à cette tombe. Elle était parvenue à déchiffrer le nom gravé sur la croix, c’était celui d’une femme. Ensuite, elle avait longuement réfléchi à celle qui reposait sous la terre, à ce bouquet de fleurs que quelqu’un avait récemment déposé et à l’histoire enterrée sous la croix, cette histoire qu’elle ne connaissait pas.

Elle resta tranquillement dans sa chambre toute la matinée, passa quelques coups de fil à Reykjavik et organisa sa journée. Il était largement plus de midi quand elle se dirigea vers le restaurant. Il y avait encore un peu de monde, même si le coup de feu était passé. Lauga s’était adjoint une aide à la cuisine. Elinborg commanda des œufs au bacon en guise de déjeuner, accompagnés de café. Elle avait l’impression que les gens l’épiaient comme un intrus, mais elle ne s’en souciait pas. Elle n’était pas pressée ; elle termina son déjeuner en toute tranquillité et s’offrit une seconde tasse de café tout en observant la clientèle.

Lauga vint débarrasser son assiette et essuyer sa table.

— Quand pensez-vous repartir en ville ? lui demanda-t-elle.

— Cela dépend, répondit Elinborg. Ce village a quelques petites choses à offrir même s’il ne s’y passe jamais rien.

— En effet, confirma Lauga. J’ai cru comprendre que vous aviez passé la nuit dehors.

— Vous m’en direz tant.

— Simples commérages, observa Lauga. Et ce n’est pas ce qui manque. Il faut se garder de croire tout ce qu’on vous raconte dans ce genre de village. J’espère que vous n’allez pas vous mettre à collecter tous les ragots qui traînent.

— Ils ne m’intéressent pas du tout, répondit Elinborg. On a annoncé de la neige pour aujourd’hui ? interrogea-t-elle en jetant un œil par la fenêtre.

Le ciel bas et lourd ne lui disait rien qui vaille.

— Ce sont les prévisions météo. Il y a un avis de tempête pour ce soir et cette nuit.

Elinborg se leva de table. Il ne restait plus qu’elle dans le restaurant.

— Il est inutile de remuer le passé, observa Lauga. Ce qui est fait est fait et c’est terminé.

— En parlant du passé, vous avez dû connaître une jeune fille qui vivait ici, une certaine Adalheidur. Elle est décédée il y a deux ans.

Lauga hésita.

— Je la connaissais de vue, en effet, admit-elle finalement.

— De quoi est-elle morte ?

— De quoi ? répéta Lauga. Je n’ai aucune envie d’aborder le sujet.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que cela ne m’intéresse pas.

— Pourriez-vous me donner le nom de certains de ses amis, de membres de sa famille, de personnes que je pourrais interroger ?

— Je ne peux rien pour vous dans ce domaine. Mon rôle se limite à diriger ce restaurant et je ne suis pas là pour raconter des histoires aux inconnus.

— Merci bien, conclut Elinborg tout en s’avançant vers la porte.

Lauga restait plantée au centre de la pièce et la regardait comme si elle avait encore quelque chose à lui dire.

— Je crois que vous nous rendriez à tous un immense service en repartant à Reykjavik et en ne remettant jamais les pieds ici, observa Lauga.

— À qui dites-vous que je rendrais service ?

— À nous tous, souligna Lauga. Vous ne trouverez rien ici.

— Qui vivra verra, renvoya Elinborg. Merci beaucoup pour ce repas, vous êtes une excellente cuisinière.

Elle avait l’intention de retourner au cimetière, mais décida de s’accorder une halte en chemin. Elle monta vers la maison où vivait la mère de Runolfur et appuya sur la sonnette. Elle entendit le son atténué retentir à l’intérieur et la porte s’ouvrit. Kristjana se souvint immédiatement d’elle et l’invita à entrer.

— Que revenez-vous faire ici ? interrogea-t-elle en s’installant dans le fauteuil qu’elle avait occupé lors de sa première visite. Pourquoi revenez-vous traîner au village ?

— Je m’efforce de trouver des réponses.

— Je doute que vous trouviez quoi que ce soit ici, observa Kristjana. Ce village est un trou, un trou mortel et je l’aurais quitté depuis belle lurette si j’en avais eu le courage.

— N’y fait-il pas bon vivre ?

— Bon vivre ? rétorqua Kristjana, une serviette en papier à la main. Elle s’essuya la bouche avant de lisser et d’étirer le papier. N’allez pas écouter les tissus de mensonges que racontent les gens.

— À propos de quoi iraient-ils me mentir ?

Elinborg se rappela la mise en garde de Lauga quant aux ragots du village.

— De tout, répondit Kristjana. Il vit ici un certain nombre de gens sans intérêt, je peux vous dire. Des gens qui vous traîneraient plus bas que terre. Vous a-t-on parlé de moi ? Cela doit dégoiser sec sur mon pauvre Runolfur. Ça leur plaît de salir mon garçon. N’allez pas croire tout ce qu’ils vous racontent.

— Je ne suis pas ici depuis bien longtemps, fit remarquer Elinborg.

L’accueil que lui réservait cette femme lui semblait nettement plus froid et sec que lors de leur première rencontre. Elle n’avait pas l’intention de lui parler du décès de son mari, elle ignorait si Kristjana connaissait la vérité à ce sujet. Elle s’accorda un moment de réflexion avant de poursuivre.

— Tout ce que j’ai entendu, annonça-t-elle, c’est que votre fils a reçu une éducation assez rigide et que vous vous montriez plutôt dure avec lui.

— Dure ? Avec Runolfur ? Ha ! Quel ramassis de foutaises ! Comme si ces gamins n’avaient pas besoin d’une bonne raclée de temps en temps ! Qui vous a raconté ça ?

— Je ne m’en souviens pas, répondit Elinborg.

— J’aurais été dure avec mon fils ?! Enfin, ce n’est pas la peine de demander d’où ça vient, ça vient de ceux-là mêmes qui élèvent les voyous. Les voyous ! Ils m’ont cassé une vitre l’autre jour. Personne n’a voulu se dénoncer. Je pensais connaître les coupables, je suis allée voir les parents, mais ils ont refusé de m’écouter. Voilà tout le respect qu’on a pour les vieux !

— Mais… l’avez-vous été ? reprit Elinborg.

Kristjana lui lança un regard acerbe.

— Vous allez peut-être me reprocher le genre d’homme qu’il était ?

— J’ignore le genre d’homme qu’était votre fils. Pouvez-vous me le dire ? demanda Elinborg.

Assise dans son fauteuil, Kristjana se taisait. Elle s’essuya les lèvres avec la serviette en papier avant de l’étirer et de la lisser à nouveau.

— Vous ne devez pas croire tout ce qu’on vous raconte au village, éluda-t-elle. Avez-vous trouvé celui qui l’a tué ?

— Non, hélas, répondit Elinborg.

— Des gens ont pourtant été arrêtés, j’ai vu ça aux actualités.

— C’est vrai.

— C’est pour me dire ça que vous êtes revenue ici ?

— Non, absolument pas. Je voulais savoir si vous pensiez qu’un des habitants du village aurait pu vouloir du mal à votre fils.

— Vous m’avez déjà posé cette question l’autre fois, vous m’avez demandé s’il avait des ennemis. Je ne le pense pas. Mais bon, je ne peux pas en être sûre, surtout s’il était le genre de pauvre type que vous imaginez.

— Je vous ai aussi posé des questions sur ses relations avec les femmes, nota Elinborg en choisissant prudemment ses mots.

— Eh bien, je ne suis pas au courant de ça, répondit Kristjana.

— Il y en a peut-être une sur laquelle j’aimerais avoir quelques précisions. Une jeune fille du village qui s’appelait Adalheidur.

— Adalheidur ?

— Oui.

— Je me souviens d’elle, même si je ne l’ai pas connue. C’était la sœur du type qui tient le garage.

— Le garage ?

— Oui.

— Vous voulez dire qu’elle était la sœur de Valdimar ?

— Enfin, plutôt sa demi-sœur. Sa mère était une vraie Marie-couche-toi-là. Elle traînait pas mal avec les marins dans le temps. Ils l’avaient surnommée je ne sais plus trop comment. Enfin, ce n’était pas très beau, comme sobriquet. Elle avait eu ces deux enfants. Hors mariage, évidemment. Deux petits bâtards. Et elle buvait. Elle est morte dans la force de l’âge, si on peut dire, mais complètement usée. Une femme courageuse, quand même. J’ai travaillé avec elle dans le poisson. Une fille courageuse.

— Et votre fils, connaissait-il cette Adalheidur ?

— Runolfur ? Ils étaient du même âge, ils sont allés à l’école ensemble. Je ne l’ai vue que le peu de fois où elle était dans les jupes de sa mère à la conserverie, elle avait perpétuellement la morve au nez. Ce n’était pas une enfant bien solide. Elle a toujours été un peu drôle et maladive.

— Runolfur avait-il des relations avec elle ?

— Des relations ? Qu’entendez-vous par là ?

Elinborg hésita.

— Étaient-ils l’un pour l’autre plus que de simples connaissances, y avait-il… existait-il une autre forme de relation entre eux ?

— Non, rien de tel. Pourquoi cette question ? Runolfur n’a jamais ramené aucune fille à la maison.

— Il n’en a pas connu quelques-unes au village ?

— Non, très peu.

— On m’a dit que cette Adalheidur était décédée il y a environ deux ans.

— Elle s’est suicidée, annonça Kristjana sans ambages en passant sa main dans ses cheveux gris.

Elinborg se demanda s’ils avaient autrefois été bruns, ce que ses yeux marron tendaient à indiquer.

— Qui ça ? Adalheidur ?

— Oui, ils l’ont retrouvée sur le rivage en contrebas du cimetière, précisa-t-elle, comme si elle parlait de la pluie et du beau temps. Elle s’est jetée dans la mer.

— C’était réellement un suicide ?

— Oui, tout porte à le croire.

— Savez-vous pour quelle raison ?

— Pour quelle raison elle a mis fin à ses jours ? Aucune idée. Elle devait avoir quelque chose qui ne tournait pas rond, la pauvre. Elle était sans doute désespérée pour en arriver là.

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