Michael repéra d’un œil gourmand une grosse prune pourpre dans l’arbre qui se dressait au milieu de la pelouse. C’était en septembre que mûrissaient les fruits les plus délectables. Il cueillit le fruit juteux, puis appliqua son autre main sur la porte pour en déclencher l’ouverture.
La maison était vide. Michael mordit généreusement dans la prune, s’arrêta pour suspendre son sac de sport, puis consulta le courrier sur l’écran dans l’entrée. Il y avait l’assortiment habituel de sollicitations et de contrats. Il nota quelque part dans son cerveau de régler les derniers détails de la négociation avec Haytel prévue pour le lendemain. La lumière témoin des messages continuait à clignoter. Il pressa la touche de défilement, et l’image de sa mère se matérialisa.
« Nous serons de retour dans deux jours, disait celle-ci. Les crises de ton père ont l’air de vouloir se calmer, mais il a besoin de se reposer encore un peu. À mardi. »
Michael termina son fruit et jeta le noyau dans le récupérateur d’ordures près de la porte. Son père était trop jeune pour commencer si tôt ce genre de crises ; c’est ce qu’il pensait, mais apparemment, il se trompait. Le fait d’être mutant avait décidément son revers.
Il entra dans la cuisine et fit un survol rapide des possibilités alimentaires, pour sélectionner finalement des burritos avec des champignons au shoki et du porc lyophilisé. Le convoyeur du réfrigérateur se mit en marche. Quand la sonnerie retentit, il fit léviter l’étui décongelé dans le four à convection, enclencha la minuterie et laissa le plat cuire trois minutes. Tandis qu’il mettait la table, il se demanda comment faisaient ceux qui n’avaient que leurs mains pour tout préparer. Cela prenait du temps. Il prit un Red Jack dans le bar et le sirota en attendant que son repas refroidisse un peu.
Il régla alors la sélection automatique de l’écran sur dix secondes. Docile, celui-ci diffusa des images de danseurs au corps peint en noir et jaune, puis un vieux film qui avait au moins vingt ans, avec des voitures à l’ancienne, des bagarres au fusil et des femmes poussant des cris perçants. Ce furent ensuite des journaux télévisés où des présentateurs en costume sombre couvraient les événements du monde vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; la chaîne des achats, offrant un kaléidoscope de flashes : glisseurs, maisons flottantes, appartements en copropriété sur la station lunaire, extenseurs musculaires électroniques, colliers à orgasme fonctionnant à l’énergie solaire ; et pour finir une présentation de chirurgie plastique. Le marché de la semaine était particulièrement enthousiasmant.
Il prit une bouchée de burrito, savourant le goût piquant des poivrons sur sa langue. Mais il avait surtout envie de voir Kelly, qui était malheureusement partie travailler avec son père et qui ne rentrerait pas avant la fin de la semaine. Il n’avait donc que la télé comme ressource. Au moins Jimmy était-il chez des cousins jusqu’au lendemain.
Il allongea ses jambes sur l’aquafauteuil en face de lui, s’installa confortablement au milieu des coussins à eau bleus, et regarda défiler les images. Une scène attira son attention, et il demanda au sélecteur de se positionner sur le programme d’actualités. Un homme jeune et séduisant, à l’épaisse tignasse châtaine, le sourire éclatant sous ses yeux dorés, apparut sur l’écran en vision holographique.
Stephen Jeffers. Le nouvel espoir des mutants. Encore plus séduisant à la télévision qu’en chair et en os. Un menton superbe. Refait peut-être. Michael passa sur une autre chaîne. Le visage familier du présentateur retint son attention.
— J’espérais bien que tu me reconnaîtrais, lui dit ce personnage en le regardant sévèrement. Réveille-toi, petit.
Michael cligna des yeux et sourit.
— Skerry ! j’aurais dû m’en douter. Où es-tu ?
— Plus près que tu ne l’imagines. Écoute, il faut que je te parle, Mike.
— Tu nous en veux encore pour la réunion ?
— Disons que je suis ennuyé. C’est la raison pour laquelle il faut que je te voie.
— Quand ?
— Tout de suite.
— D’accord. Où ça ?
— Tu connais le Branché ?
— Sur Mountain Side ? Bien sûr.
— Retrouve-moi là dans un quart d’heure.
L’image vacilla et, tout à coup, le présentateur avait des cheveux blonds et des yeux bleus. Skerry avait disparu. Michael avala les dernières bouchées de burrito, fit léviter le plat jusqu’au lave-vaisselle et partit retrouver son cousin.
Le bar était désert, éclairé par quelques enseignes de bière rouge et bleu et une rangée de lumières blanches clignotantes. Le roboband jouait une raga interprétée par les I-Four. Les yeux de Michael s’adaptèrent peu à peu à la pénombre caverneuse. Il n’était pas venu au Branché depuis des années. La boîte n’était pas particulièrement fréquentée par les mutants et, depuis l’incident du couteau avec Mélanie, Kelly avait préféré l’éviter.
Au bar, il remarqua une femme fort séduisante qui lui souriait amicalement. Elle avait des cheveux noirs et plats, une tunique verte très échancrée qui montrait la naissance de seins plantureux. Sans doute une professionnelle, pensa Michael, ce qui ne l’empêcha pas de ressentir un indubitable picotement de désir. Kelly, reviens vite, dit-il en son for intérieur.
Son attention fut détournée par une flèche de couleur jaune fluo qui l’incitait à se diriger au fond de la salle. Il la suivit tandis qu’elle dansait devant lui. Là, il trouva Skerry tapi au fond d’un box. La flèche disparut en carillonnant. Michael envia, et ce n’était pas la première fois, cette maîtrise de la télépathie que possédait son cousin et qu’il ne serait jamais capable d’acquérir. Il s’assit sur un coussin brun, en face de Skerry.
— Salut. Prends un kimmer.
Skerry appuya sur un bouton intégré à la table et le roboserveur emplit un verre pour Michael.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Skerry avait l’air écœuré.
— Eh bien, cette fois, ça y est, les jeux sont faits.
Michael sirotait lentement le mélange amer, appréciant la forte saveur de l’alcool.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire, cher cousin, que Stephen Jeffers n’est pas celui qu’il paraît être.
— Non ? Alors, il est quoi ?
— Ambitieux. Dangereux, répondit Skerry en se tassant encore plus sur son siège.
— Ambitieux ? Je trouve que ça n’est pas plus mal. Pour moi, c’est un type bien. D’ailleurs, il n’a pas eu trop de difficultés à passer. Et puis, j’en ai assez de ces mutants qui avancent sur la pointe des pieds pour ne pas offenser les normaux. Qu’est-ce qui te fait croire que ce gars est dangereux ?
Skerry vida son verre et s’en commanda un autre.
— Parce que je suis allé y voir, tu saisis ?
Michael resta un instant bouche bée.
— Tu quoi ?
— Épargne-moi le numéro, petit. De toute façon, j’imagine que tu ne me crois pas. Et pourtant, ce type a de mauvaises vibrations.
— Ah oui, comment ça ?
— C’est un de ces mutants qui prônent la suprématie de la race. Il hait les normaux.
— Tu m’en diras tant ! La moitié des membres du clan en est là. Et la plupart des normaux nous le rendent bien, non ?
— Peut-être. Mais il vaudrait mieux avoir aux affaires publiques quelqu’un qui soit moins de parti pris. Qui soit à l’aise dans les négociations avec les non-mutants. Les fanatiques me rendent nerveux.
Michael porta le verre à ses lèvres.
— Si tu es tellement inquiet, pourquoi n’as-tu rien dit à la réunion ?
— J’ai bien essayé. Mais je ne peux pas trop secouer le confort de notre petit comité, sinon je serai grillé. Ou alors je risque ma peau. D’ailleurs, ils n’ont pas voulu me croire. Jeffers est trop parfait. Et puis, ils étaient tous impatients de reléguer derrière eux la question de l’assassinat. Et aujourd’hui, Jeffers est sénateur.
Skerry se remplit un plein verre du breuvage rouge et resta à le contempler d’un air morose.
— Skerry, arrête de t’en faire pour ça. Jeffers n’est sans doute pas si mal. Et nous avons besoin que l’un des nôtres siège à cette place.
— Sans doute. Mieux vaut lui que Zenora.
— Dis, qu’est-ce qu’il y a entre vous deux ? s’étonna Michael en saisissant la carafe.
— Il y a trois ans, elle m’a fait du rentre-dedans après le grand rassemblement.
— Zenora ?
Skerry hocha la tête.
— Elle avait trop bu ou je ne sais quoi. Peut-être qu’elle et Halden avaient des problèmes. Va savoir. Au début, j’ai fait en sorte de l’ignorer. Mais elle insistait drôlement. En fin de compte, je l’ai prise au mot. Hé, ne me regarde pas comme ça, petit. Ce sont des choses qui arrivent. Et pour tout dire, ça a été plutôt bon entre nous. Mais j’ai fini par arrêter les frais. Je savais que ça poserait des problèmes. J’ai fait de mon mieux pour la larguer en douceur, mais ça ne lui a pas plu. Ça ne lui plaît toujours pas. C’est une des raisons pour lesquelles je me tiens à distance. Rejeter un mutant, c’est prendre de gros risques. N’en parle pas à Halden, tu veux ?
— Bien sûr que non.
Dans un coin de son cerveau, Michael se représenta sa tante, cette grande femme digne, en train de se déclarer à un homme plus jeune qu’elle ; à Skerry surtout, ça ne manquait pas de piquant. Mais c’était triste aussi, car il soupçonnait Halden d’être au courant. On gardait peu de secrets au sein du clan.
— Bon, qu’est-ce que tu envisages à présent ?
— Le Canada, répondit Skerry en reposant bruyamment son verre vide. Je file dans le Nord dans un jour ou deux. Je voulais savoir si ça t’intéressait. On pourrait utiliser tes talents. Le boulot que tu fais dans l’entreprise de ton vieux, tu ne trouves pas ça chiant ?
L’air piteux, Michael acquiesça.
— Ça, tu peux le dire.
— Alors, viens avec moi.
Michael resta un instant sans mot dire, le verre à mi-chemin de ses lèvres. C’était bien tentant. Quitter pour de bon la maison et le clan. Ne plus avoir à se tracasser pour les contrats gouvernementaux et les traditions. Skerry se pencha vers lui.
— On est quelques-uns à rester en contact à propos des mutants. Un joli réseau clandestin. Avec Jeffers à Washington et l’Union des Mutants qui recommence à fléchir, il va nous falloir creuser encore plus profond. Ce type doit être tenu à l’œil. Et il y a aussi cette menace de supermutants.
— Ça paraît intéressant, répondit Michael en reposant son verre.
Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas partir ? Travailler avec Skerry ? Vivre hors des limites étroites du monde mutant ? Il allait dire oui, puis il songea à Kelly. Le contact satiné de sa peau, le pétillement de ses yeux lorsqu’elle souriait, la chaleur que son rire instillait en lui, dans toute sa personne. Laisser Kelly ? Impossible.
Skerry fronça les sourcils, le coin de sa bouche se tordit.
— Pas la peine de m’expliquer. Je sais, tu es embêté à cause de cette petite normale pour qui tu te consumes. Bon Dieu, Mike, cesse de penser avec tes hormones !
— Elle me manquerait, avoua Michael en rougissant.
— Dans six mois, tu l’auras oubliée, assura Skerry. Et tu rencontreras de vraies femmes. Exotiques, excitantes, et expérimentées…
— Laisse tomber, Skerry. Ce n’est pas mon truc. Du moins, pas maintenant.
Un numéro brilla dans le cerveau de Michael, des chiffres verts qui clignotaient derrière ses paupières.
— Si tu changes d’avis, tu peux me laisser un message ici. Réfléchis, cousin. Adios.
L’air s’agita autour de la table. Michael cilla. Il était tout seul dans le box. Il poussa un soupir, termina son kimmer et paya à la caisse automatique.
Une fois arrivé chez lui, il vit un glisseur bleu au nez recourbé stationné sur l’avenue ; la porte d’entrée n’était plus verrouillée. Quelque peu inquiet, il entra prudemment dans la maison.
Les haut-parleurs du salon diffusaient une chanson inconnue, sur une musique vibrante quasiment inaudible. Michael fit la grimace. Ça sentait l’odeur âcre du joint. Les lumières étaient tellement basses qu’il eut du mal à distinguer la silhouette féminine assise sur le canapé.
— Mel ?
Il n’y eut pour toute réponse qu’un petit rire argentin.
— Kelly ?
— Mais non, idiot. C’est moi, Jena.
Elle se leva et s’approcha de lui. Elle portait une combinaison collante de plastique bleu qui moulait ses longues jambes et son corps élancé. Ses cheveux blonds dénoués flottaient sur ses épaules et ses yeux dorés brillaient comme des écus.
— Prends un joint, proposa-t-elle.
— Comment es-tu entrée ?
— Tes parents ont appelé et m’ont donné le code d’entrée. Ils m’ont demandé de passer pour voir comment tu allais.
Elle se rassit et croisa les jambes. Elle avait mis des bottes noires à talons hauts. La fumée du joint emplissait le salon. La tête lourde, Michael se laissa tomber lentement sur le canapé. Les kimmers qu’il avait pris avec Skerry lui brouillaient les idées et la musique exerçait sur lui un effet hypnotique, irrésistible. Il nota que le vêtement de Jena passait de l’opaque au transparent juste au-dessus des mamelons. Une petite voix dans sa tête s’interrogeait sur les sensations qu’éprouverait sa langue à partir en exploration sous la combinaison qui cachait cette peau fauve…
— Tes parents reviennent quand ?
— Mardi.
Décroisant les jambes, Jena glissa sur le canapé pour se rapprocher du jeune homme et lui tendre un joint. Il en mordit l’extrémité et sentit le vertige familier. Au bout de quelques secondes, il se laissa aller contre les coussins tandis que sa vision se brouillait. Jena se rapprocha encore et se colla à lui.
— Alors, comment ça va ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
Un instant, Michael hésita, pensant à Kelly. Puis, le rythme vibrant de la musique s’empara de ses sens. Au diable. Kelly était à des kilomètres et Jena tout à côté, consentante, déjà prête. Kelly ne le saurait jamais, songea-t-il en passant le bras autour de Jena.
Douce. Dieu, qu’elle était douce ! Ce vêtement était comme de la soie. Comme la peau. Il laissa sa main descendre le long du bras, jusqu’à la taille, puis remonta, cherchant une douceur encore plus élastique. Il tira sur le cordon qui maintenait la combinaison fermée autour du cou, elle s’ouvrit et il y glissa un doigt fureteur. Les mamelons étaient durs. Jena émit un soupir et se pressa contre la main du garçon.
Il l’embrassa ; les lèvres s’écartèrent et une langue vint jouer avec la sienne. Le baiser parut devoir durer l’éternité, tandis que Jena se frottait contre Michael au rythme vibrant de la musique. Sa conscience, telles des rides à la surface d’une mare, s’ouvrit en vagues de sensations concentriques et Michael perçut la pulsation de son sang dans ses veines. Quand il rouvrit les yeux, il était étendu sur Jena, leurs vêtements en tas sur le sol.
Le lapement insistant de langues invisibles lui courait sur la peau, explorant le moindre endroit secret, la moindre terminaison nerveuse, lui arrachant des gémissements de plaisir. Appuyée sur son coude, Jena le regardait, languide, les yeux mi-clos.
— Tu aimes ça ? murmura-t-elle avec un sourire félin.
Mille visions érotiques dansaient dans la tête de Michael ; un mandala de voluptés lui enflammait les sens. Il enfouit ses mains sous les coussins, tandis que son cœur commençait à cogner.
— Jena… Mon Dieu…
— En fait, tes parents ne m’ont pas du tout appelée, jubila-t-elle. C’est moi qui les ai appelés chez Halden et je leur ai dit que je m’inquiétais de te savoir seul.
— Tu as fait ça ?
— Bien sûr. Et puis, je savais que Kelly était partie.
— Tu savais ?
Michael essaya de se concentrer sur ce qu’elle était en train de lui dire. Mais ce n’était pas facile. Il l’entendit glousser.
— Évidemment. Je me suis dit que tu devais te sentir seul.
Elle glissa une main entre ses jambes, le caressant lentement. À chaque caresse, il soulevait son corps, sollicité par le désir.
— Je constate que je ne m’étais pas trompée, dit-elle.
Elle retira sa main, mais la sensation de caresse persista. Michael aurait bien voulu lui dire qu’elle n’était pas celle pour qui son cœur battait. Et il dut se mordre la lèvre pour se retenir de lui dire de ne pas arrêter.
— Est-ce que ta normale sait faire ça ? Pénétrer l’intérieur de ton esprit et y lire ce dont tu as le plus envie, et comment tu veux qu’on te le fasse, et à quel moment ? Puis te donner ce que tu attends, multiplié par mille, sans même te toucher ?
Sous les caresses ensorcelantes, invisibles, Michael commença à transpirer, chauffé à blanc, le corps en fusion.
— J’ignorais que tu avais un double pouv…, haleta-t-il.
Le sourire se fit plus félin encore.
— Oui. Télépathique et télékinésique. Tes parents ont raison. Nous ferions un beau couple. Du matériel génétique d’excellente qualité, dit-elle en riant. Nous pourrions peut-être même engendrer ce fameux supermutant qui excite tout le monde.
— Mais pénétrer la pensée est interdit…
— Uniquement si ça se sait… Tu vas aller leur raconter à la prochaine réunion comment j’ai pénétré ton esprit et t’ai donné plus de plaisir que tu n’en as jamais eu de toute ta vie ?
C’était comme un ronronnement. Les mains invisibles s’affairaient entre les cuisses de Michael, le tourmentant à le rendre fou de désir, l’amenant peu à peu jusqu’au délire des sens.
Le mandala se mit à tournoyer dans toutes les directions, tandis qu’un kaléidoscope d’images scintillantes se mêlait aux halètements de la passion, fresque vivante échappée d’un temple indien bâti de lumière. Tantôt il était sur elle, tantôt derrière. Là, elle s’agenouillait devant lui, et là, l’enlaçait tel un serpent.
— Je sais que tu ne t’intéresses pas à moi. Pas encore, dit Jena d’une voix suave.
Elle se coula entre ses jambes et, lentement, se mit à le lécher. Michael exhala son plaisir et ferma les yeux.
— Mais n’oublie pas ceci. Chaque fois que tu seras avec elle, tu te rappelleras comment c’est avec moi. Et tu auras envie de moi. Tu verras.
Michael attira Jena vers son visage et lui ferma la bouche d’un baiser pour l’empêcher de parler. Elle ouvrit les jambes et, d’un coup de reins, il se logea en elle ; dans un va-et-vient frénétique, il entendit un rugissement sourdre en lui tandis qu’il montait irrésistiblement vers l’orgasme. Une pensée lui traversa l’esprit. Elle se trompait : demain, elle serait sortie de sa vie. Il tenta de retenir dans sa tête l’image de Kelly, mais celle-ci se brouilla, s’estompa, et lorsqu’il jouit en lâchant un cri rauque, un parmi la dizaine de Michael prisonniers d’une toile ensorcelante, haletants et secoués de spasmes, il ne sut pas quelle fille il appelait.
L’écran bourdonna, mais Andie n’y prêta pas attention. Elle voulait terminer ses notes concernant la recherche d’agents mutagènes au Brésil, notes qu’elle préparait pour Stephen en vue du rapport du sous-comité.
L’appel reprit.
— Caryl ?
Pas de réponse. Sa secrétaire s’était sans doute accordé cinq minutes de pause.
Andie lâcha un juron et pressa ce qu’elle crut être la touche du répondeur automatique ; elle se trompa et enfonça la touche réponse. L’écran s’alluma sur le visage de Karim qui la regardait.
— Andie ?
— Oh, salut, Karim. Je suis vraiment très occupée en ce moment…
— Je vous crois volontiers. Mais c’est important.
Andie poussa un soupir qu’elle s’efforça de faire paraître moins exaspéré qu’il n’était en réalité. La dernière chose qu’elle souhaitait en ce moment, c’était de bavarder avec Karim.
— D’accord. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Pourquoi vous ne me dites rien ?
— Qu’entendez-vous par là ?
Karim fronça les sourcils.
— Écoutez, je préférerais discuter de cela en privé. Depuis que votre nouveau patron est là, c’a été non seulement difficile mais quasiment impossible. Est-ce qu’on peut déjeuner ensemble ? Boire un verre ? Se voir cinq minutes dans le couloir ?
— Karim, j’ai ces notes à terminer.
— Je vous en prie, Andie.
Il semblait si vulnérable qu’elle ne se sentit pas le cœur de refuser. Elle jeta un œil sur son emploi du temps. Elle pourrait se libérer pendant que Stephen consulterait ses notes.
— D’ici trois quarts d’heure, ça vous va ?
— Parfait. Chez Henry.
— Je vous y rejoins.
Une heure plus tard, Andie déboula dans le café. La rédaction de ses notes lui avait pris plus de temps que prévu. La salle principale était à moitié remplie, bien que l’heure du déjeuner fût passée depuis longtemps. Andie se sentait moite et assez peu à son aise lorsqu’elle s’installa sur le siège, en face de Karim. Celui-ci l’accueillit plutôt froidement.
— Je pensais que vous ne viendriez plus.
— Désolée d’être en retard.
Il lui tendit une carte.
— Vous voulez manger quelque chose ?
— Merci. J’ai pris un sandwich au bureau.
— Un verre ?
— Un café, ça ira, dit-elle en composant la commande au robobar.
Karim resta un moment à la dévisager. Comme le silence s’éternisait, elle commença à éprouver un certain embarras.
— Est-ce que j’ai du soja entre les dents ?
— Non. Je suis simplement en train de me demander ce qui se passe.
— Que voulez-vous dire ?
Karim se pencha vers elle, le regard sévère.
— Andie, en trois semaines, je ne vous ai pas vue une seule fois. À peine si je vous ai parlé. Vous ne trouvez pas ça bizarre ?
D’une main nerveuse, elle joua avec une mèche de cheveux.
— C’est-à-dire, j’ai été très occupée…
— Des conneries. Du temps de Jacobsen, vous n’étiez pas occupée au point de ne pas avoir un instant à me consacrer. Mais que s’amène une belle gueule de mutant, soudain, je suis un étranger.
Andie eut un sourire crispé.
— Karim, il me semble que vous êtes jaloux.
— Peut-être. Je croyais qu’il s’était passé quelque chose entre nous, quelque chose de plutôt bien. Après Rio, j’ai cru…
— Allons, Karim. C’était Rio. Les étoiles, la musique, tout ça met un peu la tête à l’envers. On s’est bien amusés. C’était très agréable. Mais maintenant, on est revenus à Washington.
— Je ne vois pas les choses comme ça.
Andie chercha ses mots.
— Euh, Karim, vous savez bien qu’on ne peut pas se permettre de prendre au sérieux ce genre de choses. Nous sommes l’un et l’autre beaucoup trop occupés.
Il se renfrogna.
— Je croyais qu’on était d’accord tous les deux sur les dangers qu’il y a à prendre son travail trop au sérieux. Surtout après la mort de Jacobsen.
— Eh bien, je me suis rendu compte que le travail aide à cicatriser. Et mon patron ne me lâche pas.
— Pour ça, j’en suis bien persuadé.
Le rouge monta aux joues de la jeune femme.
— Qu’est-ce que cette phrase est censée signifier ?
Karim prit un air dégoûté.
— Je ne suis pas naïf, Andie. N’importe qui peut voir que vous avez un faible pour votre patron. Et tout le monde sait que ça travaille beaucoup, une secrétaire entichée de son patron. (Il s’interrompit pour boire une gorgée de Campari.) Oui, Jeffers est certainement très occupé. J’ai parcouru son projet de loi concernant l’Union des Mutants dans le rapport du Congrès. Il ne perd pas de temps, hein ? Établir une motion de soutien à l’abrogation du Principe d’Équité. La soumettre à l’examen du sous-comité des Approbations. Il fait des ronds de jambe au sénateur Sulzberger, le leader de la majorité, et même au vice-président.
— Quel mal y a-t-il à ça ?
— Aucun, surtout quand on est un requin qui voit un certain profit à détourner des fonds pour servir des intérêts particuliers.
— Lesquels, par exemple ?
— Les droits des mutants.
Andie se sentit à nouveau transpirer.
— Là, je proteste. On dirait du sectarisme antimutant. Stephen n’est pas un requin. Il est simplement plus efficace. Plus engagé. S’il travaille tant, c’est parce que sa tâche lui tient d’autant plus à cœur.
Karim ne put retenir un sifflement.
— Vous commencez à vous exprimer comme vos communiqués de presse.
— Ne soyez pas cynique, Karim.
— Surtout à propos de Stephen, hein ? (Le ton était glacial.) Vous avez bien changé, Andie. Je vous croyais plus lucide. Désolé de vous avoir fait perdre votre temps.
Il se leva.
— Karim ! Attendez !
Andie se mordit la lèvre tandis qu’il s’éloignait. Il se comportait comme un enfant en accordant à une petite folie passagère aux couleurs de l’été plus d’importance qu’elle n’en avait jamais eu. Elle refoula la voix insistante lui disant qu’il lui manquait déjà. D’ailleurs, Jeffers allait, d’ici une demi-heure, prendre la parole au Sénat à propos de l’enquête sur le meurtre de Jacobsen.
Elle n’avait pas le temps de s’occuper des états d’âme de Karim.
Sous le soleil de cette fin d’après-midi, elle se hâta d’aller rejoindre sa place sur les bancs de la Chambre. Elle arriva deux minutes avant l’intervention qui l’intéressait. Elle en profita pour observer le sénateur Sulzberger. Celui-ci clouait le bec à un personnage qui avait dû s’étendre un peu trop longtemps sur son opposition au projet de loi 173, loi qui prévoyait de protéger la base martienne contre toute exploitation commerciale. Sa mission accomplie, Sulzberger se rassit.
Puis Andie attendit impatiemment que Jeffers, dans un costume gris fait sur mesure, monte sur le podium. Il installa ses notes et jeta un regard sur la salle.
— Mesdames et messieurs du Sénat, je pense que vous conviendrez avec moi que cette enquête dure depuis trop longtemps. Je réclame instamment qu’on nous apporte quelques éclaircissements sur le meurtre de mon prédécesseur. En laissant cette affaire s’éterniser, d’aucuns font preuve d’un manque d’empressement fâcheux. Est-ce là le message que nous voulons faire passer ? Qu’on peut assassiner en toute impunité un membre de cette auguste assemblée ?
Jeffers regagna d’un pas majestueux l’enceinte du sénat. Un lynx, songea Andie. Devant elle, dansaient des slogans de campagne électorale. Stephen était superbe, vraiment superbe. L’élection l’année prochaine serait du gâteau. Et pourquoi pas ensuite des charges plus hautes encore ? Si seulement Jacobsen avait pu avoir son charisme. Ce n’étaient pas des menaces de mort qui s’accumulaient sur le bureau d’Andie, mais l’énorme courrier des admirateurs de Stephen Jeffers. Même les non-mutants l’adoraient. Son projet de financement d’une bourse n’avait pas entamé son aura, pas plus que la création de la Fondation pour la Coopération. On parlait d’ores et déjà d’organiser des jeux d’été où seraient mis en valeur les talents des mutants.
— Médiagénique, avait commenté Karim avec un sourire narquois après sa rencontre avec Jeffers.
Bon, c’était indéniable. Mais que pouvait-on trouver à redire au charisme ? Cela ne donnait que plus d’efficacité à Jeffers dans la tâche qui était la sienne. Une tâche dont il s’acquittait parfaitement. Il avait fait passer trois projets de loi défendant les intérêts des mutants et se voyait déjà courtisé par d’autres sénateurs pour leur apporter son soutien.
Les applaudissements tirèrent Andie de sa rêverie. Elle ne fut nullement étonnée d’entendre les collègues de Jeffers l’ovationner. Il les remercia d’un sourire et d’un commentaire qui se voulait empreint de modestie, puis rejoignit vite son siège, non sans adresser un clin d’œil à Andie.
Suivait sur l’agenda le rapport du sous-comité sur la mission au Brésil. Craddick exposa ce qu’on y avait découvert, avec quelques commentaires de la part de Jeffers. Horner était absent, ce qui ne semblait pas beaucoup gêner ses collègues. Andie avait tant de fois parcouru le dossier qu’elle ne put s’empêcher de réciter en même temps que lui les déclarations de Craddick. Toutefois, lorsque la voix de Jeffers se fit entendre de nouveau, elle redevint attentive.
— Je suis d’accord avec les conclusions du sous-comité. Devant le manque de preuves substantielles, je ne peux plus recommander la poursuite de l’enquête.
Hein ? Andie se frotta les yeux. Elle s’attendait au contraire à ce que Jeffers fasse un appel retentissant en faveur d’une action immédiate. Elle lui avait soumis toutes les informations qu’elle détenait, y compris la disquette. Comment pouvait-il rester planté là à hocher la tête et à affirmer qu’il n’existait pas de preuves suffisantes pour soutenir un complément d’enquête ? Que Craddick et Horner écartent du rapport tout élément de nature à enflammer les esprits, passe encore. Mais Jeffers ? Furieuse, elle retourna à son bureau et y attendit son patron.
— Ça a bien marché, lança-t-il avec un large sourire. Mieux que je n’espérais.
— Je suis ravie que vous le preniez ainsi, répliqua-t-elle. Mais vos commentaires sur le rapport du sous-comité n’ont pas manqué de m’étonner.
Jeffers regarda la jeune femme d’un air mal assuré.
— On dirait que vous êtes contrariée.
— C’est exact.
— Pourquoi cela ?
— Je pensais que vous alliez exiger la poursuite de l’enquête sur les expériences génétiques au Brésil.
— Comment aurais-je pu faire cela ? L’hystérie qui a entouré l’assassinat de Jacobsen n’est toujours pas retombée. En confortant l’opinion dans l’idée qu’on risquait de voir bientôt apparaître de nouveaux mutants, voire des supermutants, nous ne ferions qu’attiser les passions. Même moi, je ne peux prendre ce risque, Andie.
— Et à la place, vous balayez tout ça sous la carpette du Sénat.
— Je ne suis pas entièrement convaincu qu’en cette affaire il y ait autant de mystères à éclaircir que vous semblez le penser.
Andie était sur le point de rétorquer que d’autres mutants voyaient les choses différemment, mais une petite voix dans sa tête l’en dissuada. C’était le problème des mutants ; elle n’était qu’une étrangère.
— Disons que j’aurais aimé vous voir défendre le point de vue avec un peu plus d’acharnement.
Jeffers s’approcha et lui prit le visage entre les mains.
— Andie, je suis désolé. Je vous ai déçue. Et je suppose que cela revêtait une grande importance pour vous, n’est-ce pas ? Écoutez, que diriez-vous de prendre un verre à sept heures, puis de discuter de tout cela autour d’un dîner ?
La jeune femme sentit son cœur battre dans sa poitrine.
— Entendu.
Trois heures plus tard, ils étaient confortablement installés dans l’ambiance feutrée et la lumière tamisée d’un restaurant français deux étoiles sur l’Avenue M.
— Stephen, je vous en prie, essayez de comprendre, reprit Andie. J’étais au Brésil avec Jacobsen, juste avant qu’elle ne soit assassinée. En renonçant à pousser plus avant dans cette affaire, c’est comme si je la laissais tomber.
— Vous avez fait de votre mieux, déclara Jeffers d’une voix douce. C’est merveilleux de vouloir garder en vie sa mémoire, et vous savez quels sont mes sentiments à cet égard. Mais nous ne pouvons pas, jour après jour, nous acquitter de notre tâche dans l’optique de ce qu’aurait fait Eleanor.
— Mais s’il s’avère que se pratiquent effectivement au Brésil des expériences sur un éventuel supermutant ? Ce qui semble être le cas.
Jeffers jeta sa serviette sur la table et composa le montant de l’addition.
— Eh bien, je ne considère toujours pas que cette disquette constitue une preuve évidente. Il me semblait d’ailleurs vous avoir entendue dire que les mutants menaient leur propre enquête, pour leur compte personnel. L’affaire est donc loin d’être close.
— Oui, mais…
— Andie, il y a des limites à ce que nous pouvons faire de façon officielle. Le Brésil est un pays étranger. Nous ne pouvons risquer de créer un incident diplomatique. Je reconnais que l’idée d’expériences sur des sujets humains est proprement répugnante, mais nous n’en avons pas la preuve. Des images qui montrent des divisions cellulaires réalisées en éprouvettes ne signifient pas pour autant qu’il y aurait des femmes retenues dans une clinique de Rio, à qui on implanterait des fœtus mutants. (Les sourcils de Jeffers se soulevèrent.) On dirait un téléfilm d’horreur. Le Dr Ribeiros et son île d’embryons mutants.
Malgré elle, Andie se mit à rire, puis elle quitta le restaurant sur les pas de Jeffers. Quand il eut garé le glisseur gris le long du trottoir devant son appartement, à son grand étonnement, il coupa le moteur.
— Andie, je ne saurais vous dire tout ce que représente pour moi l’aide que vous m’apportez. Vous avez grandement facilité cette période de transition.
— J’en suis heureuse, dit-elle en baissant timidement les yeux.
— J’apprécie vraiment de travailler avec vous. D’être avec vous.
Il se pencha et l’attira dans ses bras. Puis il l’embrassa avec une fougueuse ardeur.
— Vous voulez monter un moment ?
Était-elle réellement en train de lui proposer de monter à son appartement ? Son patron ? Un mutant ?
— Très volontiers.
Andie le conduisit à l’étage, et ils s’assirent quelques minutes pour boire un verre. Ils se retrouvèrent ensuite dans la chambre.
Viens murmura-t-il en lui prenant les mains.
Les scrupules de la jeune femme disparurent comme par enchantement. Elle tomba dans ses bras sans se faire prier, comme si elle avait déjà fait cela cent fois.
Une fois qu’ils furent au lit, Andie constata avec soulagement qu’il n’avait rien que de très normal, qu’il fonctionnait comme tout être humain mâle. Rien d’incongru, Dieu merci, question sexe. La jeune femme sentit les muscles onduler sous la peau hâlée tandis qu’il s’activait sur elle, en elle. C’était la première fois qu’elle approchait un mutant de si près. Il était chaud, comme si la température de son corps était plus élevée que la normale. Les yeux dorés, les yeux de lynx, la tenaient sous leur pouvoir hypnotique. Était-elle sa proie ? Et puis après ? Elle n’avait envie que d’une chose pour l’instant : avoir Stephen Jeffers dans son lit. Elle laissa échapper un faible gémissement. Puis d’autres, de plus en plus forts, au fur et à mesure qu’elle commençait à jouir.