22

Assise face à Jeffers, Andie parcourait rapidement son agenda de la journée. Trois semaines s’étaient écoulées depuis leur retour de l’île de Santorin, trois semaines de l’année nouvelle. Déjà, les vacances n’étaient plus qu’un agréable souvenir qui s’estompait, avalé dans la frénésie quotidienne des interviews, des déclarations et autres discours politiques, et des communiqués de presse.

— N’oublie pas ton discours pour l’Église le vingt au matin, rappela Andie. On va avoir une grosse couverture. Et il n’est pas trop tôt non plus pour commencer à obtenir le soutien d’Akins pour la course au Sénat cet automne.

— Halden m’a assuré que nous l’aurions, répondit Jeffers en s’adossant à son siège, les mains derrière la nuque. À propos, Andie, c’est quoi cette histoire de mariage après la campagne de financement à New York ?

La jeune femme leva les yeux de son écran.

— Le mariage de Michael Ryton. Mon Dieu, c’est samedi en huit. J’ai failli oublier. Tu te souviens des Ryton ? Deux mutants, le père et le fils, qui avaient fait pression sur Jacobsen pour les restrictions gouvernementales concernant la recherche spatiale.

— Ah, ces deux-là ? Et le fils se marie ?

— Oui. Il m’a dit qu’il en pinçait très sérieusement pour une fille. Je suis surprise que le clan en fasse tout un plat.

— Pourquoi ? Chez les mutants, les mariages sont d’habitude des événements importants.

— C’est-à-dire que la mariée n’est pas une mutante.

Jeffers leva les sourcils, l’air sceptique.

— Quoi ?

— La fille que Michael veut épouser est une normale. Je trouve formidable que le clan se soit rallié derrière lui. Pour te dire la vérité, je suis flattée d’être invitée.

— Permets-moi de douter que le clan donne son aval à un mariage mixte, dit Jeffers d’un ton changé.

Andie haussa les épaules.

— Peut-être que les temps changent. Que le clan est plus progressiste que tu ne crois.

— Peut-être, dit-il, mais il ne semblait pas convaincu.

— Quel cadeau offre-t-on traditionnellement pour un mariage mutant ?

— Des plaques de crédit.

Andie éclata de rire.

— Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda Jeffers.

— C’est bien de savoir que, par certains côtés, nous ne sommes pas si différents.


Les trois notes en mineur carillonnèrent, familières, à la porte d’entrée. Michael fit mine d’y aller, mais sa mère fut plus rapide. Habillée dans la tenue dorée de tradition pour la famille du futur époux, Sue Li se précipita pour accueillir les invités.

— Halden. Zenora. Je suis contente de vous voir.

La tante et l’oncle de Michael entrèrent, très chics dans leur parure scintillante. Dans les cheveux gris de Zenora, brillaient des étoiles pourpres, assorties à la robe qui descendait jusqu’à terre. Halden portait un costume gris flottant qui dissimulait presque son embonpoint.

Zenora donna une brève accolade à Michael, et Halden lui tapa dans le dos si cordialement que le jeune homme faillit en perdre l’équilibre.

— Prêt pour la grande parade ? demanda-t-il de sa voix de stentor.

Michael regarda le plancher.

— Oui, je crois.

— Ça n’a rien de terrible, tu verras.

— Venez donc, proposa Sue Li en prenant l’oncle et la tante par le bras. On attend encore quelques invités avant de commencer.

Juste avant de disparaître, Halden lança un clin d’œil à Michael. Celui-ci poussa un soupir de soulagement en desserrant le col de son costume, doré comme le réclamait la tradition. Il avait la sensation d’être peu à peu étranglé par le bouton de sa chemise.

Les trois notes retentirent à nouveau. Michael alla ouvrir et resta bouche bée. Le sénateur Jeffers et Andréa Greenberg se tenaient sur le seuil, habillés de la façon la plus stricte. Des flocons de neige voletaient autour d’eux.

— Et voici le futur époux, lança Jeffers avec un grand sourire. Mes félicitations, Michael. Je suis ravi de te revoir.

Éberlué, Michael serra la main qu’on lui tendait.

— Sénateur Jeffers ! Andie ! Euh, entrez.

— Michael, vous m’avez l’air en pleine forme, dit Andie. Où est la fiancée ?

— En haut. Elle s’habille.

— Vos rêves se réalisent, n’est-ce pas ? Je suis bien heureuse pour vous.

— Merci, dit Michael d’une voix sourde.

Andie lui jeta un regard perplexe.

— Allons, dit Jeffers en la prenant par l’épaule. Laissons-le à ses derniers moments de liberté et allons voir le clan.

Ils descendirent et Michael resta seul dans le vestibule. Il se dirigea vers le bar pour prendre un joint.

Un chant profond montait de l’escalier.

Bon sang, réagit-il. Ça commence déjà ?

Il prit une profonde inspiration et descendit à son tour. Sur le seuil, il retrouva son père, vêtu d’une robe dorée. Ensemble, ils s’avancèrent vers l’autel improvisé dressé contre la cheminée, où les attendait Halden. Des multitudes de fleurs jaunes ornaient les murs.

Il y avait foule. À gauche, près de l’allée centrale, se trouvait Zenora, avec à sa droite Chavez et Tela. Tout le clan était là. Il y avait même au fond un groupe venu de la côte Ouest, reconnaissable à une étrange peau verdâtre. Au premier rang, sa mère, tout en accompagnant le chant de la tête, regardait Michael approcher. Une couronne d’œillets rouges ceignait ses cheveux bruns. Le sénateur Jeffers et Andie étaient assis côte à côte, eux aussi au premier rang. La jeune femme adressa un clin d’œil à Michael tandis qu’il prenait place près de Halden.

Avec un hochement de tête, le père de Michael s’assit à son tour. Le chant changea de tonalité, les voix sopranos dominant peu à peu les barytons et les basses.

Puis Jena entra au bras de sa mère et descendit l’allée. Elle était vêtue d’une robe de pétales de soie ivoire rehaussés de délicats fils d’or. Ses cheveux avaient été tressés sur la nuque en spirales complexes, entrelacées d’orchidées lavande et d’un ruban argenté. Son visage était lumineux, ses yeux dorés brillaient. Toute son attention était concentrée sur Michael. Et il la sentait pleine d’allégresse.

Comme elle est belle ! songea-t-il. Comme elle est heureuse !

Comme dans un rêve, il lui prit le bras et se tourna vers Halden.

— C’est l’occasion pour nous de nous réjouir, de rendre grâces au ciel, entonna ce personnage imposant. En croissant en nombre, nous croissons en force.

Halden plaça une main sur la tête de Michael, l’autre sur celle de Jena. Les plis de sa robe de cérémonie enveloppèrent les deux jeunes gens, telles des ailes noires.

— Communiez avec moi, et communiez l’un avec l’autre ainsi que vous le ferez chaque jour, pour le restant de vos existences.

Michael sentit des élancements dans sa tête. Une sensation étrange se propagea en lui avec une violence électrique, quasi érotique. À côté de lui, Jena respirait bruyamment.

Un sourire bienveillant se dessina sur le visage de Halden et ses yeux explorèrent tour à tour l’esprit des deux époux. Puis, il baissa les mains.

— Voilà qui est fait. Michael James Ryton, prends la main de ton épouse, Jena Thornton Ryton.

Le contact déclencha chez Michael une série de vibrations qui lui parcoururent le dos, tandis qu’il se tournait vers la femme aux yeux dorés qui se tenait à ses côtés.

Michael ? Est-ce que tu le sens ? Est-ce que tu m’entends ?

Oui.

N’est-ce pas merveilleux ? Puisse ce moment durer à jamais. Oh, je t’aime tant…

Chut. Halden n’a pas encore fini.

L’échange s’était passé à merveille. Michael était trop étourdi pour faire plus que s’en étonner.

— Les anneaux ? demanda Halden en levant un sourcil.

Michael fouilla dans ses poches. Rien. Pourtant, il y avait mis la petite boîte avec les anneaux une heure avant !

Il se retourna et regarda sa mère, qui ferma les yeux. Consterné, le petit Jimmy, son frère, bondit du siège qu’il occupait à côté de sa mère. Le visage tout rouge, il sortit de la poche de sa veste l’étui de velours gris.

— Il est là. Oh, maman ! Je suis désolé. Désolé.

Michael réprima un sourire et prit la petite boîte des mains de son frère. Jimmy se hâta de regagner sa place sous les rires de l’assistance.

Halden acquiesça d’un signe de tête. Alors, Michael ouvrit la boîte et passa le plus petit des anneaux d’or à l’annulaire de Jena. Elle prit l’autre et le glissa au doigt du garçon. Des reflets opalins dansèrent à la surface des anneaux.

Jena sourit à Michael et, lui ouvrant son esprit :

Michael, je t’aime et je ferai ton bonheur. Tu verras.

Il l’embrassa tendrement pendant que Halden conduisait le chant rituel. Puis, la cérémonie prit fin, et les jeunes mariés se tournèrent vers la mer de visages.


Andie avait suivi la cérémonie avec une fascination mêlée de perplexité. Michael avait l’air d’évoluer dans un rêve, comme hypnotisé. Assurément, son épouse était fort belle et elle contemplait Michael avec une évidente adoration. Mais quand le couple fit face à la foule, Andie vit que Jena avait les yeux dorés. Une mutante ! Qu’était-il advenu du projet de Michael d’épouser l’élue de son cœur, une non-mutante ? Pas étonnant qu’il l’ait regardée d’une drôle de façon lorsqu’elle l’avait félicité.

Andie prit Jeffers par le bras et suivit les autres invités dans la salle à manger brillamment éclairée. Des chaises étaient disposées le long des murs, et la grande table du centre était couverte de fleurs exotiques et de mets délicats. C’était la femme de Halden, Zenora, la grande femme en violet, qui s’était chargée des réjouissances. Andie se rappela la manière dont elle avait protesté contre la présence d’une normale lors de cette autre réunion de mutants, celle qui avait suivi la mort de Jacobsen. Comment allait-elle réagir en découvrant qu’Andie était invitée au mariage ?

Un peu gênée, elle tira sur la veste de son tailleur de fonction. Les mutants portaient tous des robes aux couleurs chatoyantes. Les coiffures des femmes étaient parées de fleurs et de lumières scintillantes. Andie se sentait comme un roitelet au milieu d’une volée d’oiseaux exotiques.

Jeffers lui avait expliqué que les mariages mutants étaient l’occasion d’une immense fête. La tradition considérait comme des motifs de réjouissances la perpétuation de l’esprit de clan, et celle de l’espèce, conséquence normale du mariage. Andie était une étrangère au milieu de cette fête. Elle resta aux côtés de Jeffers tandis qu’il félicitait les nouveaux mariés, saluait les vieux amis, faisait le tour de l’assemblée. Halden revint à pas pesants. Il avait troqué sa robe de cérémonie contre une chemise et un pantalon.

— Alors, sénateur. Vous vous occupez déjà de l’élection de novembre, j’imagine ?

— Naturellement. Et avec votre soutien, Halden, je crois que nous réussirons.

Le Gardien du Livre pressa l’épaule de Jeffers.

— Vous nous avez donné de grands espoirs, Stephen, apporté du baume dans une saison de douleurs.

— J’en suis heureux.

Zenora s’approcha.

— Sénateur Jeffers, nous sommes fiers de vous. J’ai entendu dire que vous alliez proposer l’abrogation du Principe d’Équité ?

Jeffers la gratifia d’un sourire.

— Nous sommes fermement résolus à y parvenir. Dès que l’élection aura eu lieu. (Il se retourna et passa un bras autour des épaules d’Andie.) Je vous présente Andréa Greenberg. Vous vous souvenez sans doute d’elle ; c’était du temps de Jacobsen.

— Oh, oui, je m’en souviens, dit Zenora en la saluant froidement. Soyez la bienvenue.

L’accueil de Halden fut plus chaleureux. Il lui tapota la main gentiment.

— Ça me fait plaisir de vous revoir, madame Greenberg.

— Je vous en prie, appelez-moi Andie.

— Bien sûr.

— Je suis surprise que vous ne soyez pas avec Skerry, fit remarquer Zenora d’un ton aigre.

— Skerry ? répéta Jeffers, perplexe.

— Veuillez nous excuser, intervint Halden. Nous avons été ravis de vous voir, Andie. J’espère que nous aurons l’occasion de bavarder tout à l’heure.

Il attrapa sa femme par le bras et la conduisit à l’écart, hors de portée des oreilles.

— De quoi parlait-elle ? demanda Jeffers.

Andie haussa les épaules.

— Va savoir, répondit-elle en levant son verre vide. Je crois que je vais en prendre un autre.

— Parfait. Je vais dire quelques mots au jeune marié.

Jeffers s’éloigna. Andie était à mi-chemin du bar lorsqu’elle perçut l’éclat d’une flûte de champagne qui flottait dans sa direction, en suspension dans les airs.

Ne restez pas plantée là, ma belle. Allez-y, prenez-la.

Médusée, Andie faillit lâcher le verre qu’elle tenait à la main. Avec précaution elle saisit le pied délicat de la flûte en lévitation.

Permettez que je vous débarrasse de votre verre vide.

Le verre en question lui fut ôté des doigts et atterrit sur le bar.

Andie embrassa la pièce du regard, essayant de localiser la source du contact télépathique.

— Quoi de neuf ? fit une voix de ténor léger dans son dos.

— Skerry ! s’exclama Andie en se retournant brusquement et en renversant un peu de champagne.

— Pour vous servir.

Le jeune homme s’inclina bien bas. Des éclairs argentés fusèrent sur son costume bleu.

Andie lui sourit. Pourtant, le visage barbu devant elle était sombre.

— Je ne pensais pas vous trouver ici, dit-elle.

— J’aimerais vous parler.

Andie le suivit à travers le salon jusqu’à une petite bibliothèque. Skerry referma la porte et se laissa tomber dans un fauteuil. Andie trouva un tabouret et s’y assit, ravie de pouvoir soulager ses pieds douloureux.

— Ainsi, vous travaillez pour l’éminent sénateur ? commença Skerry.

— Oui. Quel mal y a-t-il à ça ?

— Si je savais que vous m’écoutiez, j’essaierais bien de vous l’expliquer.

Il renifla l’œillet vert fixé par un ruban au revers de sa veste. Andie posa d’un geste brusque sa flûte sur la table.

— J’en ai vraiment assez de vos mystérieuses insinuations et de vos allusions indirectes, déclara-t-elle. Vous m’avez balancé votre cartouche au Brésil, puis vous m’avez fait porter le chapeau à la réunion du Conseil des Mutants. Pourquoi devrais-je vous écouter maintenant ?

— Parce que je sais certaines choses que vous ignorez. Et je vous le dis tout net : vous vous trompez lourdement.

— Et moi, je pense que vous êtes jaloux de Stephen, répliqua-t-elle. Vous étiez contre sa nomination – Dieu sait pourquoi. Mais vous avez raison sur un point. Je ne vous écouterai pas. C’est un homme remarquable. Un héros. Il a ramené l’espoir parmi nous tous qui croyions que cet espoir était mort avec Jacobsen.

Skerry hocha la tête d’un air sarcastique.

— Oh oui, c’est l’être le plus magnifique sur lequel les mutants aient pu fonder leurs espoirs depuis longtemps.

— Je l’aime. Je veux travailler avec lui et l’aider.

— Ne confondez pas amour et adoration, mon petit.

Andie se leva, les mains sur les hanches.

— Que savez-vous de l’amour ? demanda-t-elle d’un ton véhément.

— J’en sais assez pour vouloir aider quelqu’un qui le mérite.

Deux pas lui suffirent pour se retrouver à côté d’elle ; il la regarda intensément.

— Vous savez, dit-il, vous me plaisez vraiment.

Il lui prit le visage dans les mains. Andie sentit son cœur s’emballer. Elle tenta de s’arracher à son étreinte.

— Skerry. Ne faites pas ça.

— Laissez-vous aller. Je ne vais pas vous faire mal. Je veux vous aider. À présent, fermez les yeux. Fermez-les.

Contre sa volonté, Andie serra très fort les paupières.

— Très bien. Penchez-vous en arrière. Ne vous inquiétez pas, je vous tiens.

Elle sentit qu’il lui passait le bras autour des épaules.

— Là, bravo !

Il avait posé une main sur son front ; sa paume était fraîche.

— Comptez à rebours à partir de cent, Andie.

— Comment ? Ne soyez pas ridicule…

— Faites ce que je vous dis.

— Quatre-vingt-dix-neuf, quatre-vingt-dix-huit…

— Mentalement.

Elle s’exécuta. La pression de sa paume s’intensifia.

Soudain, elle éprouva comme un vide dans sa tête. Des étoiles bleues dansaient derrière ses paupières. Un grondement lui emplit les oreilles.

QUATRE-VINGT-DIX-SEPT, QUATRE-VINGT-SEIZE, QUATRE-VINGT-QUINZE…

Cent autres personnes, une armée de voix, chantaient avec elle. Elle se sentait comme hypnotisée. Assourdie. Toute pensée était devenue quasiment impossible. Et puis, le chœur diminua de volume, les ondes sonores refluèrent lentement, hors du seuil auditif, vers le silence.

Andie ouvrit les yeux, battit par deux fois des paupières. Elle avait la gorge sèche.

— Que s’est-il passé ?

Skerry la lâcha.

— Je vous ai implanté un chant réflexe, à déclenchement automatique et spontané pour le cas où quelqu’un voudrait fouiller dans votre esprit.

— Fouiller ? (Andie se rassit et agrippa son verre.) Vous voulez dire par intrusion télépathique ? Je croyais que c’était considéré comme de viles pratiques dans les cercles mutants ? Ils ne respectent donc pas l’intimité de l’esprit ?

— Certains, oui. Pas tous.

Andie frémit à l’idée de ce que cela impliquait.

— N’ayez pas peur, ma belle. Je voulais juste vous donner un petit surcroît de protection. (Skerry sourit gentiment.) Il est peu probable que vous en ayez besoin.

— C’est quoi, ce déclenchement automatique ?

— Le chant commencera dès qu’un télépathe essaiera d’avoir accès à n’importe quel niveau de votre infrastructure consciente. Le chant l’éloignera et s’interrompra dès lors qu’il se sera retiré. Vous pouvez aussi le déclencher vous-même en pensant au mot « contre-chœur ». Assurez-vous de bien fermer les yeux au moment où vous le faites. Un cycle dure le temps que vous comptiez quinze fois jusqu’à cent, mais vous pourrez toujours l’interrompre en rouvrant simplement les yeux. (Skerry leva les mains.) Illico presto. Intimité garantie.

— Vous pensez réellement que j’ai besoin de ça ?

— Espérons que non.

Andie regarda le jeune homme d’un air sceptique. Il avait l’air sincère. Elle pouvait peut-être lui faire confiance.

— Skerry, demanda-t-elle, pourquoi Michael a-t-il épousé une mutante ?

Il eut un rire amer.

— Il s’est fait posséder. Ou plutôt, c’est elle qui l’a possédé. Littéralement.

— Elle est enceinte.

Ce n’était pas une question.

— Eh oui. Et il est l’heureux papa. Alors, ils se sont mariés, puisque la devise du clan est : croissez et multipliez. Et vice versa.

— Ah.

Plus elle côtoyait les mutants, moins Andie les comprenait.

— Il me semble qu’un autre verre ne vous ferait pas de mal, dit Skerry en la hissant sur ses pieds. Venez.


Michael s’attendait certes à ce qu’il y ait beaucoup de monde, mais il n’aurait jamais cru que le sénateur Jeffers assisterait à la cérémonie.

Les fonctions qu’il occupait lui allaient à merveille. Il était si sûr de lui. Deux fois plus dynamique que cette pauvre Jacobsen.

Les gens se pressaient autour de lui, et quand il se tourna vers Michael pour lui adresser la parole, celui-ci se sentit flatté.

— Vous êtes un peu étourdi, non ? remarqua Jeffers d’un ton amical.

— Oui. Plus qu’un peu.

— Ça va passer, fit-il en lui tapotant l’épaule. Votre femme est très jolie.

— Merci.

— Vos parents me disaient que vous aviez un double pouvoir. Tout comme votre femme. C’est une grande chance.

— Une chance ? s’étonna Michael, perplexe.

Jeffers lui fit un clin d’œil.

— Pour perpétuer ce don. Plus il y aura de mutants dotés d’un double pouvoir, mieux ce sera.

— Ah, je vois, fit Michael en souriant. On le saura bientôt.

Le sénateur eut un petit rire appréciateur.

— Excellente réaction. Il nous faudrait davantage de jeunes gens comme vous à l’Union des Mutants. Vous en êtes membre ?

— J’y ai songé, répondit Michael.

En réalité, jusqu’ici, il n’avait jamais beaucoup réfléchi à la question.

— Bon. Si vous venez à Washington, ne manquez pas de prendre contact avec mon service. Voici quelques informations qui pourraient vous intéresser, ajouta-t-il en tendant à Michael une carte à puces, avec un sourire qui lui réchauffa le cœur.

C’est alors que Halden surgit près d’eux.

— Ah, sénateur, vous êtes là. À propos de la campagne…

— Michael, voulez-vous m’excuser ?

Et sans attendre la réponse, Jeffers tourna le dos au jeune homme.

Michael parcourut la salle du regard. Dans l’angle opposé, tenant deux assiettes en équilibre, Jena était en grande conversation avec une des cousines à la peau verdâtre ; celle-ci, vêtue d’une robe turquoise, arrivait de Petaluma. Elle était affligée de deux yeux dorés protubérants.

Jena ? appela-t-il mentalement.

Pas de réponse.

Peut-être que le lien psychique que Halden avait forgé entre eux ne fonctionnait que lorsqu’ils se trouvaient tout à proximité.

Michael mordit dans un morceau de pain d’épice sans en goûter vraiment la saveur. L’espace d’un instant, il imagina le visage de Kelly encadré d’orchidées pourpres, puis il chassa cette vision de son esprit.

Plus de Kelly, se dit-il. Ma vie est ici, maintenant. Je pourrais devenir membre de l’Union des Mutants. Pourquoi pas ?

— Alors, on médite sur le mariage ? fit une voix familière près de lui.

Le visage barbu de Skerry apparut, flottant dans les airs, comme désincarné, près de la table du banquet.

Michael attrapa tant bien que mal l’assiette que son cousin avait fait léviter jusqu’à lui et, le temps de la stabiliser, il faillit la laisser tomber.

Skerry se matérialisa en totalité dans une gerbe de mini-éclairs. Il se tenait près de la table, le sourire aux lèvres.

— Je te croyais au Canada, dit Michael. Parti pour de bon. Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu venais ?

— J’aime bien faire des entrées-surprises. Mais en l’occurrence, c’est toi le roi des surprises, petit. Marié ? Avec elle ? J’avais cru comprendre que tu t’étais entiché d’une normale ?

Michael se retint de tiquer.

— Oui. Disons qu’il s’est passé quelque chose à quoi je ne m’attendais pas.

Skerry secoua la tête.

— Elle t’a possédé, hein ? C’est bien ce que je pensais. (Il approcha son visage et d’un ton de conspirateur :) Tu peux encore te tirer avec moi après la fête. Au diable, tout ça. Pars. Commence une nouvelle vie.

Michael sourit tristement.

— Tu arrives un peu tard.

— Je reste un moment dans le coin, si tu changes d’avis. (Skerry haussa les épaules et regarda en direction de Jeffers.) Mais qu’est-ce que Son Éminence le sénateur fiche ici ?

— Impressionnant, hein ? dit Michael. Il était à New York pour une allocution et Halden en a profité pour le harponner, d’après ce que je sais. J’avais d’ailleurs invité Andie.

— Ça lui plaît de travailler pour Jeffers ?

— Oui. Quel mal y a-t-il à cela ?

Pour la première fois depuis qu’il connaissait Skerry, Michael eut l’impression que son cousin était à court de réponses. Et puis, finalement, celui-ci hocha la tête et se contenta de répondre :

— Aucun.

— Ne me dis pas que tu en pinces pour elle, insista Michael.

Skerry lui décocha un regard acéré.

— Je ne serais pas le premier à apprécier les petites normales.

Michael lui retourna un regard tout aussi incisif.

— Et merde, Skerry, laisse tomber, tu veux !

— Désolé, Michael. Passons. Je suis désolé d’avoir parlé de cela. (Skerry prit une feuille de salade dans l’assiette de Michael.) Mmm, pas mauvais. Zenora n’a pas perdu la main. Bon, je voulais te faire mes condoléances. À plus tard.

Le jeune homme s’éloigna d’un pas nonchalant.

James Ryton adressa à son fils un regard perplexe.

— Tu parlais tout seul ?

— Peut-être.

Michael sourit. Était-il le seul à avoir vu Skerry ?

— Ces foutues crises, dit son père en se frottant les tempes. Je vais voir le guérisseur la semaine prochaine. Michael, tu sais qu’on a préparé la maison pour toi et Jena. Tu es sûr que tu ne veux pas partir une huitaine de jours ? Une lune de miel, c’est une absence justifiée, tu sais.

— Et toi, tu sais très bien qu’on est en retard sur le programme du transmetteur de micro-ondes, répliqua Michael. Ces damnés calibreurs, la moitié de la seconde livraison était bousillée. Je veux aller voir un nouveau fournisseur qui vient de s’installer en Virginie. Tu n’es pas en état de faire le voyage.

— Mais ça fait des années qu’on fait affaire avec Kortronics.

— Oui, mais ça cafouille. Tu as besoin de moi pour le travail. Je partirai en voyage de noces plus tard.

Son père lui tapota le bras.

— Tu fais ce que tu veux, Michael. Tu es adulte à présent. La lune de miel attendra bien que tu sois décidé.

Comme son père faisait mine de s’éloigner, Michael l’arrêta.

— Papa ?

— Oui ?

— Tu penses que le sénateur Jeffers a vraiment des chances d’être élu ?

— Mais certainement, repartit Ryton d’un ton péremptoire. L’homme a de réelles ambitions. Et ce ne serait pas la première fois que nous aurions un mutant au Sénat.

Il hocha la tête et s’éloigna.

Michael envoya son assiette rejoindre en douceur les autres couverts sur la nappe blanche. Était-ce un effet de son imagination, ou son père se déplaçait-il déjà avec l’allure précautionneuse d’un vieillard ?


Andie cherchait en vain Jeffers.

Pour elle, la fête avait assez duré, d’autant que Skerry l’avait quelque peu secouée.

Elle entra dans une pièce où régnait le silence, vide à l’exception d’une silhouette solitaire qui se découpait contre la fenêtre. Le marié. Il lui tournait le dos, la tête appuyée contre la vitre en plexiglas.

Andie hésita un instant. S’agissait-il d’un autre rite mutant ? Le mari en recueillement ? Oh, et puis zut !

— Michael ? Pourquoi n’êtes-vous pas en bas avec la noce ? demanda-t-elle d’une voix douce.

Il se retourna et lui sourit gentiment.

— Andie. Vous vous amusez bien ?

— Bien sûr. Vous n’avez pas répondu à ma question.

— Peut-être que j’ai besoin de passer un peu de temps seul, répondit-il en regardant à nouveau par la fenêtre. J’adore regarder tomber la neige. Ces tempêtes de février sont terribles parfois.

— Je suis ravie que vous aimiez ça. Moi, parlez-moi plutôt d’une plage ensoleillée quelque part et d’un boy attentionné.

— Bien sûr, bien sûr, approuva Michael, l’air absent.

— Vous êtes heureux ? demanda Andie.

Michael eut un sourire mitigé.

— Ce serait beaucoup dire.

— Qu’est-il arrivé ?

— Que voulez-vous dire ?

— Cette fille, cette non-mutante dont vous étiez amoureux, que s’est-il passé ?

Le regard perdu dans le vague, la mâchoire crispée, Michael se contenta de répondre :

— C’est fini.

Andie éprouva un pincement de pitié.

— Parce que vous vouliez que ça finisse ?

— Non, dit-il en fermant les yeux.

— Michael, je suis désolée.

— Moi aussi.

— Comment a-t-elle pris la chose ?

— Kelly ? Pas bien. J’ai entendu dire qu’elle était partie. À l’école de l’Armée de l’Air. Un jour, elle sera pilote de navette, sans doute.

Il y avait du défi dans sa voix. Andie lui toucha le bras.

— Vous avez envie d’en parler ?

— Pas vraiment.

— Désolée, encore une fois.

— Il n’y a pas de mal. (Puis soudain, la dévisageant :) Vous êtes amoureuse de Jeffers, n’est-ce pas ?

Andie se mit à rougir.

— Michael, je…

— Non, c’est bon. Je ne veux pas entrer dans votre vie privée. Mais promettez-moi, Andie, que vous suivrez ce que vous dicte votre cœur. Que rien ne viendra vous en dissuader. Promettez-le-moi.

— C’est promis. Promis.

Il se tourna une nouvelle fois vers la fenêtre, vers la neige qui tombait au-dehors et les ténèbres qui gagnaient.

— C’est ce qu’il y a de plus important. De plus difficile aussi. Savoir ce qu’il y a dans votre cœur et vous y tenir.


La nuit avançait et les invités s’attardaient. Michael ne pouvait les en blâmer. Ce n’était pas si souvent que les mutants avaient une telle occasion à célébrer.

Il avait rejoint la fête pour découvrir Halden, dans un coin, qui faisait l’animation. Le Gardien du Livre grattait son vieux banjo en beuglant les couplets d’une chanson paillarde. Une douzaine de mutants, assis autour de lui, tapaient dans leurs mains et chantaient à l’unisson.

Avec l’aide de Tela, Zenora fit léviter la table pour la ranger contre le mur et ménager ainsi un espace de danse. Les mutants s’élancèrent avec allégresse dans les airs, montant jusqu’au plafond et planant quelques secondes, avant de redescendre pour reprendre leurs évolutions, effectuer des voltiges et autres figures complexes et finir le visage rouge et le souffle court. Ceux que la nature n’avait point dotés du pouvoir de lévitation se voyaient soulever par les plus doués du groupe.

Sans réfléchir, Michael se lança au milieu de la mêlée, et se mit à bondir et à tournoyer.

— Voilà le marié ! cria quelqu’un. Où est la mariée ?

— Elle est en haut, annonça une autre voix. Allons la chercher !

Conduit par Chavez, le groupe fit léviter Jena dans l’escalier. Elle riait aux éclats lorsqu’ils la déposèrent sur ses pieds, à côté de Michael. Celui-ci fit une profonde révérence.

— Ma chère, voulez-vous m’accorder cette danse ?

— J’en serai flattée, répondit-elle en lui prenant la main.

Ensemble, ils s’élevèrent, décrivant peu à peu un arc dans l’espace. La robe de Jena flottait, légère, autour d’elle. La jeune femme adressa à Michael un regard coquin puis, d’un signe entendu, fit mine d’aguicher Halden au moment où ils passaient au-dessus de lui.

— Pas de ça, dit Michael en feignant de jouer les maris jaloux.

Il l’attira à lui, la regarda un instant dans les yeux, puis l’embrassa tendrement. En dessous, les spectateurs applaudirent.

Tout compte fait, se dit Michael, ce ne sera peut-être pas si difficile que ça. En fait, ce pourrait être agréable.

Entourant sa femme de ses bras, il l’embrassa une deuxième fois. Puis une troisième…

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