17

Jena se retourna pour regarder Michael, allongé près d’elle sur le lit éclairé par la lune.

— Tu n’es pas avec moi.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle s’assit.

— Je veux dire que tu es ailleurs. Avec quelqu’un d’autre. Et je devine qui.

— Ce n’est pas ce que tu crois.

— Non ? C’est vrai que Kelly est un beau jouet.

Une constatation aigre-douce s’il en fut.

Elle est tout ce que tu n’es pas, songea Michael. Il commençait à regretter de ne pas avoir accepté l’offre de Skerry de partir avec lui pour le Canada.

Brusquement, Jena changea de tactique. Elle se fit câline et s’enroula autour des genoux du garçon, ses seins chuchotant à sa peau des messages secrets. Michael se laissa aller sous les caresses, les nerfs encore à vif de leur étreinte de tout à l’heure. Si elle voulait seulement s’en tenir à ces douces caresses et ne plus parler…

— Tes parents sont si contents qu’on sorte ensemble.

Il ouvrit les yeux.

— Comment l’ont-ils su ? demanda-t-il.

— Je le leur ai dit.

— Pourquoi ?

— J’ai pensé que ça faciliterait les choses pour nous.

— Pour nous ? répéta Michael en se libérant. Que veux-tu dire ?

Jena eut l’air embarrassé.

— Tu sais bien. Comme ça, ils ne se feraient pas de souci quand tu passerais la nuit ici. Et puis, le clan s’habituerait à nous considérer comme un couple.

Michael se sentit presque soulagé. Quelque chose en lui de très précis venait de prendre forme. Il sauta hors du lit.

— Bon sang, Jena, qu’est-ce que tu complotes ?

Elle se redressa, ouvrant de grands yeux.

— Que veux-tu dire ?

Michael enfila son jean et prit sa chemise.

— Je veux dire : tu joues avec moi et ma famille. Pourquoi faut-il qu’ils soient au courant ?

— Ils l’auraient découvert tôt ou tard.

— Ce que tu fais, c’est leur donner de faux espoirs. Leur faire croire que cette relation signifie quelque chose.

— Mais bien sûr qu’elle signifie quelque chose, rétorqua Jena.

Sa voix n’avait plus rien d’enjoué.

— Pour toi, peut-être. (Michael finit de boutonner sa chemise, enfila ses bottes et son blouson.) Si tu te figures que tes tours de magie au lit peuvent m’hypnotiser en permanence !

— Je ne t’ai pas hypnotisé pour que tu couches avec moi. C’est toi qui m’as cherchée, rétorqua-t-elle d’une voix aigre.

— C’est vrai. Après que tu t’es littéralement jetée dans mes bras.

— Et tu es revenu pour en avoir encore.

Michael sentit ses joues s’enflammer.

— Je sais.

— Pourquoi en fais-tu toute une histoire ? (Jena s’étira voluptueusement, exhibant son flanc satiné.) Reviens te coucher. On fera cette position du lotus que tu aimes tant.

— Non. (Il refoula les visions enflammées qui dansaient devant son œil mental.) C’est fini entre nous, Jena. Il fallait que ça se termine.

— Tu ne le penses pas vraiment, Michael.

— Si.

Il se sauva, poursuivi dans le couloir, et jusque dans la rue, par le chapelet mental de Jena. Ce n’est pas aussi facile que ça.

— Va au diable, marmonna-t-il dans un souffle, ce qui ne manqua pas de surprendre l’homme d’affaires qui attendait au coin de la rue devant une cabine publique.

Rien à fiche. Il savait enfin ce qu’il ne voulait pas, et c’était déjà un début. Plus qu’un début. L’image de Kelly brillait dans son esprit, annonciatrice d’une terre de promesses. Au diable, les mutants et leurs traditions. Après la réunion du conseil annuelle, il demanderait à Kelly de l’épouser, et tout serait réglé.


Le métro gris métallisé arriva au moment où Andie débouchait sur le quai. Tant mieux, elle serait juste à l’heure. En effet, quelques minutes plus tard, elle entrait dans son bureau.

— Bonjour.

Aten, la nouvelle réceptionniste, adressa à Andie un sourire poli. Ses yeux dorés brillaient.

— Le sénateur Jeffers est là ?

— Oui, et il vous attend, Andie.

— Parfait.

Andie jeta sa mallette sur la table, se saisit de son bloc-écran et entra dans le bureau de son patron.

— Bonjour, chère collaboratrice, dit Jeffers d’une voix enjouée. Tu me parais bien décidée.

Elle préféra ignorer le ton badin.

— Jette un coup d’œil là-dessus, dit-elle en insérant dans le lecteur la cassette de sa rencontre avec Renstrow, et en voyant avec un certain plaisir s’effacer le sourire de Jeffers. Une bonne chose que j’enregistre tous les rendez-vous.

Jeffers fronça les sourcils.

— Que veut-elle ?

— Elle n’a pas voulu le dire. Elle a simplement demandé à te rencontrer. À mon avis, elle fouine pour semer un peu la pagaille. Tu es sans doute trop populaire. Hier, un sondage dans le A.W.C. Journal te donnait soixante-trois pour cent d’intentions de vote dans l’Oregon. En semant la pagaille, elle veut peut-être, accessoirement, se rendre intéressante.

— Tu as sans doute raison. Quand est-ce que je peux la voir ?

Andie consulta l’emploi du temps de son patron.

— Demain. Avant la réunion de l’Union des Mutants à quatre heures.

— Entendu. Trouve-moi un moment pour Renstrow demain en début d’après-midi. Il ne faut pas décevoir les gens du Quatrième Pouvoir. (Puis, la regardant plus attentivement.) Quelque chose d’autre te tracasse ?

— Stephen, j’ai passé toute la nuit à examiner nos comptes, pour voir s’il n’y avait pas un problème. Est-ce que tu es conscient que nous avons dépensé trois fois plus que Jacobsen l’an dernier à la même époque ?

Jeffers haussa les épaules.

— L’équipe s’est agrandie, Andie. Je ne t’apprends rien. Jacobsen ne finançait pas un sous-comité sénatorial aussi important. Elle n’avait pas nos besoins. Voilà pourquoi nos dépenses sont plus élevées.

— Et si c’était cela qui faisait courir Renstrow ? Elle cherche peut-être à étaler les extravagances financières de certains sénateurs mutants. Elle s’est montrée très intéressée par ta formation d’homme d’affaires.

Jeffers eut un grand sourire.

— Qu’elle fouille si elle veut.

— Stephen, je suis sérieuse.

— Je le vois bien. Et j’essaie de te rassurer. Crois-moi, je sais comment m’y prendre avec Renstrow et sa manie de fouiller dans mes affaires. Elles sont parfaitement en règle. Et cesse de t’inquiéter pour le budget. D’autant que ça ne fait pas partie de ton service.

— Désolée de t’avoir ennuyé avec ça, répondit Andie.

Le bravant du regard, elle referma son bloc-écran avec un bruit sec et se leva pour sortir. Jeffers la rappela.

— Andie, attends. Reviens et assieds-toi. S’il te plaît.

La jeune femme s’arrêta et se retourna.

— Je ne sous-estime pas ce que tu fais, commença-t-il. Ton inquiétude est tout à fait louable. Simplement, l’idée de te voir perdre une nuit de sommeil pour cela m’est insupportable. Tu travailles déjà suffisamment comme ça.

— Je n’attends aucun remerciement, Stephen. Mais je n’aime pas qu’on me dise que ceci n’est pas de mon ressort.

Il se pencha et lui prit les mains.

— Andie, tu es terriblement importante pour moi. Sans toi, je ne pourrais pas m’en sortir. Je sais fort bien que tes responsabilités actuelles ne te satisfont pas, mais sois patiente. Ça va changer.

— Oublions ça, Stephen.

Sans lui lâcher la main, il ajouta :

— Je crois que nous avons besoin de parler tous les deux. Je peux te voir, ce soir ?

— Pas ce soir, Stephen. J’ai d’autres engagements.

— Annule-les.

— Désolée. C’est impossible.

— Demain, alors ? insista-t-il avec un sourire désarmant.

— On verra cela demain.

Et elle sortit du bureau.


La société Ryton, Greene and Davis Engineering se trouvait dans un immeuble élégant, composé de très peu d’étages. Ses murs étaient de granit époxy gris-bleu. Un matériau que le père de Michael avait choisi précisément parce qu’il amortissait les résonances psychiques. Les fenêtres de plexiglas bleu brillaient comme des turquoises serties dans l’épaisseur des murs.

Michael défit le col de sa parka et s’engouffra dans l’immeuble. Il laissait sur son passage des nuages de condensation. Une matinée glaciale. La saison des mutants était dans l’air. Halden avait convoqué la réunion du conseil pour la troisième semaine de décembre. Plus tôt que les autres années.

« Michael Ryton, un appel sur la ligne deux », annonça la voix électronique au moment où le jeune homme franchissait la porte. Il suspendit sa parka orange, se précipita dans son bureau et alluma l’écran. Andréa Greenberg le regardait, le visage sombre.

— Michael, est-ce que votre père est dans les parages ?

— Il est en réunion.

— En ce cas, c’est à vous que je dois annoncer la nouvelle. (Elle ébaucha un sourire.) Ne m’en veuillez pas si je suis la messagère de mauvaises nouvelles.

— Que voulez-vous dire ?

— J’ai des renseignements concernant votre sœur.

— Mélanie ! Que lui est-il arrivé ? Elle est vivante ?

— Autant que je sache.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda Michael en scrutant l’écran.

— Je n’ai aucune idée de l’endroit où elle se trouve en ce moment.

— Et avant, où était-elle ?

— Dans le Maryland. Elle vivait avec un homme.

— Mel ?

Michael se laissa tomber dans son fauteuil.

— Oui. Apparemment, elle l’a rencontré dans la boîte où elle travaillait comme danseuse exotique.

— Comme quoi ?

Michael réprima une irrésistible envie de rire. Sa petite sœur, si timide, dansant à moitié nue devant des étrangers ? Impossible. C’était absurde.

— Vous savez bien, une strip-teaseuse, crut bon de préciser Andie avec une certaine impatience. Enfin, il semblerait qu’ils se soient disputés et elle s’est enfuie en empruntant son glisseur.

— Oh là, oh là ! Elle lui a volé son glisseur ?

— Michael, je comprends que vous ayez du mal à croire…

— Elle l’a gardé ?

— Non. Il a été retrouvé le lendemain.

— Et où est-elle maintenant ?

— Je vous l’ai dit. Je n’en sais rien.

Michael se renversa dans son fauteuil.

— Je n’en crois rien. Une danseuse exotique… qui vivait avec un type et lui a volé son glisseur… (Il paraissait tout à fait ahuri.) Au moins, elle est vivante.

— Oui, mais je ne sais pas grand-chose d’autre.

— Comment s’appelle le type qui a porté plainte ?

— Benjamin Cariddi.

— Un non-mutant ?

— Apparemment. (Puis, au bout d’un instant :) Qu’allez-vous dire à vos parents ?

— La vérité, je crois. (Michael se frotta les paupières.) Maintenant, donnez-moi de bonnes nouvelles, Andie. Inventez-en, au besoin.

Elle lui sourit affectueusement.

— Le sénateur Jeffers travaille sur l’abrogation du Principe d’Équité.

— Il serait temps.

— Comment ça se passe avec votre petite amie normale ?

Le visage de Michael s’éclaira.

— Super ! Kelly est formidable.

— Ça a l’air sérieux.

— Je l’espère. Je voudrais qu’on se marie l’année prochaine. Mais elle parle d’aller à l’université.

— On ne peut pas concilier les deux ?

— Sans doute, dit-il. Mais ce n’est peut-être pas ce qu’elle pense.

— En tout cas, je souhaite que les choses s’arrangent comme vous le voulez, Michael. Les mariages mixtes sont une sorte de pari.

Il haussa les épaules.

— Quel mariage ne l’est pas ?

— Je n’en sais rien. Pas encore, ajouta Andie en riant. Eh bien, bonne chance. Et envoyez-moi un carton d’invitation.

Un clin d’œil et elle se volatilisa. Michael resta assis un long moment devant l’écran bleu désormais vide.

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