21

Rendez-moi invisible, implorait Michael. Emportez-moi jusqu’à la mer et laissez-moi flotter sur les vagues. Je veux être l’algue et l’écume. Frissonnant sous la froidure, le jeune homme regardait les brisants gris se fracasser sur la grève. Cela faisait deux jours qu’il se cachait, depuis l’épisode cauchemardesque où, devant les membres du clan réunis, Jena avait revendiqué son droit à l’épouser.

Il ne cessait de prier pour que, dans la minute qui vienne, Skerry entre en contact télépathique avec lui et lui apporte enfin le signal du départ. Skerry avait toujours su lorsque Michael avait des ennuis. Oui, il partirait, il se mettrait hors la loi vis-à-vis du clan. Il enverrait un message à Kelly, et elle s’envolerait pour Vancouver où ils se marieraient clandestinement ; elle deviendrait sa femme, bannie elle aussi.

Si seulement il avait pu joindre Skerry. Mais le numéro qu’il conservait depuis des mois n’était plus valable. Il avait essayé la veille deux heures durant, composant et recomposant les chiffres sur le cadran.

Michael ?

Son esprit avait enregistré le plus léger des murmures. Il se retourna, le souffle court.

— Skerry ?

Michael, tu m’entends ?

— Oui, Skerry, répondit le garçon, au bord des larmes, soudain soulagé. Où es-tu ?

Pas Skerry, mon chéri. C’est ta mère.

— Oh !

Le désespoir s’empara de lui. Sue Li remontait la plage, sa grande cape flottant dans le vent comme des ailes rouge et or. À chacun de ses pas, Michael sentait s’effriter ses rêves d’évasion.

— Reviens, dit-elle.

— Non.

— Tu ne veux quand même pas que le clan te bannisse ? Tu te rends compte de ce que ça signifie ?

Elle s’assit à ses côtés sur le sable humide.

— Oui, dit-il. Je ne serai plus tenu d’assister à ces damnées réunions.

Un sourire plissa le visage de Sue Li.

— C’est peut-être en effet un des rares avantages. Mais est-ce que tu veux vraiment nous quitter ? Perdre ta famille, tes amis, même ton travail ?

— Je le ferais si j’y étais obligé.

— Mais est-ce que tu le veux ?

— Je ne sais pas, répondit-il en détournant les yeux vers la mer.

Sue Li s’efforçait de rester calme.

— En ce cas, reviens.

— Pourquoi ?

— C’est la coutume chez nous.

— Je me fous complètement de notre coutume. Jena s’est servie de moi.

— Je sais.

— Et ça t’est égal ? fit-il en regardant sa mère. Tu veux vraiment l’avoir pour belle-fille ?

Sue Li soupira.

— Il ne s’agit pas de ce que je veux ou ne veux pas. D’une certaine façon, j’aurais préféré que Kelly et toi vous ayez fui ensemble. Je pourrais supporter d’être la mère d’un hors-la-loi.

— Ah bon ?

Interloqué, Michael essaya de lire sur le visage de sa mère. Celle-ci écarta une mèche de devant ses yeux.

— Oui. Mais ce que je ne peux supporter, c’est d’être la grand-mère d’un enfant à moitié hors la loi, dit-elle d’une voix douce.

— Je n’aime pas Jena.

— Ça aussi, je le sais. Mais tu as désormais des responsabilités qui vont au-delà de tes préférences.

— Tu veux parler de l’enfant ?

— Oui.

Dans sa colère, Michael repoussa la main de sa mère.

— Bon sang, pourquoi Jena ne se fait pas simplement avorter ? s’écria-t-il.

— Tu le sais, pourquoi. Le clan interdit l’avortement.

— Et mon bonheur, à moi ? répliqua-t-il d’une voix cassée.

Sue Li sourit tristement.

— Tu découvriras peut-être que le bonheur vient avec le temps. Et quand on s’y attend le moins.

— Je pourrais disparaître.

— Tu le pourrais. Il y a une station de métro au carrefour. Je te donnerai même l’argent pour le billet. Mais où iras-tu, Michael ? Que deviendras-tu ? Et moi, qu’est-ce que je vais devenir si je perds encore un de mes enfants ?

Il y avait de la tendresse dans cette voix. Michael remonta ses genoux contre sa poitrine et se balança d’avant en arrière sur le sable humide. Des larmes coulèrent sous ses paupières closes.

Kelly, songeait-il. Kelly, je suis désolé. Vraiment désolé.

Il sentit la main de sa mère sur sa nuque. Étouffant un sanglot, il redressa la tête, écrasant ses larmes de ses poings. Un moment il resta les yeux fixés sur les vagues gris-vert qui évoluaient au rythme lent et grave de leur danse éternelle. Pour finir, il hocha la tête.

À la bonne heure.

— Je vais revenir. Pour l’enfant. Et pour toi.

— C’est vrai ?

À nouveau Michael hocha la tête.

Il se leva et aida sa mère à se mettre debout.

— Je t’aime, Michael, dit-elle en se haussant sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur la joue du garçon. J’ai de la peine pour toi.

— Je l’aimerai toujours.

— Je sais.

Elle lui prit la main. Ensemble, ils retournèrent à la réunion, escortés par la grande cape claquant dans le vent.

Lorsqu’ils entrèrent dans la salle, Halden les accueillit avec un soupir de soulagement.

— Tu l’as trouvé ? Tant mieux. Je ne voulais pas prolonger cette réunion au-delà d’aujourd’hui.

Il envoya une injonction mentale pour réclamer l’ordre. Puis, s’adressant à Michael :

— Es-tu revenu de ton plein gré ?

Michael garda le silence un instant. D’un regard circulaire, il observa ce clan dont il faisait partie. Cent yeux dorés lui rendirent son regard.

— Oui, répondit-il. Je demande pardon d’avoir perturbé la séance.

— J’espère bien, dit Tela d’un ton sévère.

— Je crois que nous pouvons comprendre la confusion où était notre jeune frère, dit Halden d’un ton bienveillant.

Autour de la table, les têtes acquiescèrent.

Michael s’assit à côté de Jena qui, le visage tout rouge, lui adressa un sourire embarrassé.

Elle m’aime vraiment, se dit-il. Suffisamment pour avoir osé employer ce moyen pour me lier à elle. Au risque d’essuyer ma colère, ma haine et mon refus.

Il contempla sa fiancée. Elle était belle. Grande, fraîche sous ses cheveux blonds. Lui, il pensait à une autre fille, plus petite, avec des cheveux noirs et un sourire plein d’entrain. Sa bouche se crispa sous l’effet de la souffrance.

Kelly. J’ai attendu trop longtemps.

Jena lui pressa la main. Michael la regarda à nouveau. Je ne l’aime pas, songea-t-il. Mais est-ce que je la déteste ? J’arriverai peut-être à être gentil avec elle. Un jour.

Michael prit l’autre main de la jeune fille et ferma les yeux tandis que Halden entonnait le psaume de clôture qui scellait son destin.

Au sein du clan, nous formons une famille.

Dans le cercle intérieur, nous ne faisons qu’un.

Des âges enfuis au futur ultime,

Nous avançons aujourd’hui comme hier,

Ensemble, main dans la main, cœur à cœur,

Esprit à esprit. L’espoir d’une vie nouvelle

Nous unit comme un seul être.

Sur la plage de sable volcanique, scintillaient des éclats de mica. En cette journée d’hiver inhabituellement douce, elle absorbait la chaleur des pâles rayons de soleil et la sensation était trop vive sous la plante des pieds pour être supportable. Andie courut vers la couverture en poussant des cris aigus. Stephen leva les yeux de son écran et sourit sous son panama.

— Ah, le paradis ! gémit Andie en se frottant les orteils. Quand tu as proposé Santorin, je ne pensais pas y attraper des ampoules sous les pieds.

— Tiens, prends une gorgée de ceci, dit Jeffers en lui passant une boîte de résiné concentré. Ça te soulagera.

Il revint à son écran.

Andie avala une lampée de ce vin vert clair aux senteurs de pin, et en apprécia la saveur fraîche et amère. Puis, elle s’étendit sur la chaise longue et contempla les eaux turquoise de la mer Égée. Quelle bonne idée d’être venus ici ! Ils avaient passé les trois journées précédentes à explorer les ruines d’Akrotiri ensevelies sous les cendres, à se promener sur les crêtes, et à faire l’amour dans leur suite du grand hôtel aux murs blanchis à la chaux, perché sur le flanc de l’ancien volcan. Washington était à des milliers de kilomètres. Andie ferma les yeux et, s’offrant à la caresse du soleil, finit par s’assoupir.

Un cri la tira de sa rêverie. Au bord de l’eau, deux femmes corpulentes en costumes de bain noirs hurlaient en montrant quelque chose du doigt. Loin du rivage, là où le bleu devenait plus profond, une minuscule tête noire se balançait au gré des vagues. Beaucoup trop loin. La tête disparut, émergea en crachant de l’eau, disparut à nouveau.

— Stephen ! s’écria Andie. Cet enfant est en train de se noyer !

Elle bondit sur ses pieds et courut vers la mer. Andie était une bonne nageuse, du moins en piscine. Mais ici, c’était l’océan, glacé et puissant, aux flots implacables. Dès qu’elle se trouva dans l’eau, la force des vagues lutta contre ses propres forces. Cette tête qu’elle apercevait était tellement loin. Andie chercha sa respiration. C’est alors qu’un autre nageur la doubla, un nageur qui ne bougeait pas les pieds et qui laissait derrière lui un sillage d’une étonnante précision.

Andie revint tant bien que mal sur la grève et là, encore haletante, elle vit la tête de l’enfant s’enfoncer une nouvelle fois. Retenant son souffle, elle attendit de la voir réapparaître. Et puis, il y eut une autre tête, plus grosse, avec des cheveux plus clairs.

Jeffers.

Comment avait-il fait pour arriver là-bas si vite ?

Il plongea, son dos brilla un instant dans le soleil. Puis plus rien. Sur la plage, c’était l’angoisse. Les minutes s’écoulaient. Lorsque soudain, jaillit une gerbe d’eau verte avec, à son sommet, comme un bouchon qui sautait, l’enfant ; et puis Jeffers juste derrière. En quelques instants, ils regagnèrent le rivage, et une foule bruyante les entoura.

Jeffers reprenait son souffle. Mais l’enfant restait inerte, les lèvres bleuies. Andie commença à lui faire la respiration artificielle. Devait-elle appeler un robomédecin ? Était-il encore temps ? L’enfant ne bougeait toujours pas, ne réagissait pas.

— S’il te plaît, murmura Andie. Ne meurs pas. S’il te plaît.

Des mains froides sur ses épaules la tirèrent doucement en arrière.

— Laisse-moi faire.

Jeffers se pencha sur l’enfant, plaça une main sur sa poitrine et l’autre sur sa tête, puis ferma les yeux. Son front se ridait sous l’effet de la concentration. Il marmonna des sons gutturaux, inarticulés. Ses lèvres se rétractèrent dans une grimace. L’enfant fut agité de convulsions. Sur le cou de Jeffers ; on vit les muscles se tendre comme des cordes de piano. L’enfant toussa et se mit à pleurer. Sa jeune mère tomba à genoux et serra le petit corps contre sa poitrine. Elle versait des larmes de joie tandis que les gens applaudissaient.

Le visage blême, hébété, Jeffers se laissa tomber sur le sable. Il respirait avec difficulté. Andie saisit la boîte de résiné et la lui tendit. Il but avidement. Peu à peu, il reprit des couleurs, son souffle se calma.

— J’ai dû plonger drôlement bas pour le retrouver, dit-il.

— L’eau était si profonde à cet endroit ? demanda Andie.

— Pas l’eau. Son esprit. Il l’avait presque abandonné, expliqua Jeffers avant de prendre une nouvelle gorgée de résiné. J’ai d’abord essayé de faire repartir son cœur, mais il était resté longtemps sous l’eau. Il m’a fallu appeler et appeler. Je ne suis pas très doué pour ça. Mais ma mère était guérisseuse. Elle m’a enseigné quelques trucs.

Andie sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine.

— Comment as-tu fait pour le rejoindre si vite ?

— Télékinésie. Il s’en est fallu de peu que j’arrive trop tard.

— Moi, je dirais que le minutage était parfait.

La jeune femme l’entoura de ses bras et le ramena vers la couverture, sans plus se préoccuper du sable brûlant sous ses pieds. Jeffers s’allongea au soleil, complètement épuisé.

— Je crois que je vais dormir un peu, dit-il.

Ses yeux se fermèrent et il n’était déjà plus là.

Le regard d’Andie s’arrêta sur le bloc-écran abandonné par Jeffers sur la plage grisâtre. Elle épousseta les grains de sable noir qui le recouvraient à moitié. En lettres ambrées, apparaissait sur l’écran une liste de cliniques, toutes situées dans les Cyclades.

Elle laissa son compagnon dormir une demi-heure, puis le réveilla d’un orteil taquin.

— Debout. Il faut rentrer. Il est déjà presque cinq heures.

Dans leur chambre, Andie ôta son maillot en tissu synthétique et régla le minuteur et la température de l’eau pour la douche. Les deux têtes de douche projetèrent un filet d’eau argenté sur le carrelage rouge.

— Tu viens ? fit-elle d’un air fripon.

— J’espérais bien que tu me le proposerais, répondit-il avec un sourire coquin.

Se glissant dans le bac derrière elle, il la serra contre le mur.

— Stephen !

Il l’embrassa avec fougue, tandis que sa main allait se perdre entre les cuisses de la jeune femme. Sous la caresse, une brûlante excitation s’empara d’elle, et un gémissement lui échappa lorsque Jeffers la souleva pour la pénétrer. Elle frissonnait de plaisir, les jambes nouées autour des hanches de l’homme, tandis que l’eau tiède lui caressait la nuque et les seins. Très vite, elle jouit avec un cri sauvage. En quelques violents coups de reins, Jeffers la suivit. Ils s’effondrèrent sur le sol carrelé, bras et jambes emmêlés. Un instant plus tard, un déclic interrompit les jets de la douche. Andie attrapa une serviette.

Drapée dans les plis roses et moelleux du coton synthétique, elle se coula sur le lit aux côtés de Jeffers, allongé, nu comme un ver. Distraitement, elle lui caressa la poitrine.

— Parle-moi de ta mère, dit-elle.

Les draps couleur pêche étaient d’une douceur et d’une fraîcheur exquises. Andie éprouvait cette fatigue bienfaisante qui suit d’ordinaire l’acte d’amour.

— Je te l’ai dit, déclara Jeffers en haussant les épaules. Elle était guérisseuse.

— Seulement pour les mutants ?

— Non. Elle travaillait comme psychologue. Elle devait donc soigner également les non-mutants.

— Où est-elle à présent ?

— Elle a été tuée dans les émeutes de 95.

— Mon Dieu ! Tu y étais ?

Il se tourna vers le mur.

— Oui. La foule a surgi et s’est jetée sur nous. Ma mère m’a poussé sous un glisseur et m’a dit de ne pas en sortir tant qu’il y aurait du danger. Son corps est resté étendu là, devant mes yeux. Finalement, la police l’a emportée.

La voix de Jeffers avait beau être calme, Andie percevait toute l’horreur de la scène presque comme si elle en avait été témoin. Toute frissonnante, elle remonta les couvertures.

— Comment t’en es-tu sorti ?

— C’est mon père qui m’a trouvé, après la tombée de la nuit.

Jeffers se retourna et regarda la jeune femme. Dans la semi-obscurité de la chambre, ses yeux brillaient d’une lueur sinistre.

— Tu ne te rappelles pas les émeutes, n’est-ce pas ?

Andie secoua la tête.

— Je n’avais que huit ans. Je me souviens que mes parents en parlaient. Et aussi je me rappelle le jour où j’ai dû rester à la maison alors que j’étais censée remettre un exposé en classe ; j’étais très en colère. Mais non, je n’ai aucun souvenir des émeutes elles-mêmes.

Elle le regarda, songeant à l’enfant qu’il avait sauvé et à ce jour, vingt-deux ans auparavant, où il attendait lui aussi qu’on vienne le sauver, sa mère étendue morte sous ses yeux. Andie éprouva un étrange pincement au cœur. Une émotion qui ressemblait à de l’amour. Ou peut-être à de la pitié.

Ainsi étalé dans le lit, il ressemblait à une idole en or, une sculpture païenne appartenant à quelque culte du soleil. Une lumière émanait de lui, de sa peau hâlée, de ses yeux dorés, de ses cheveux fauves.

En ce jour, il était magnifique. Je pourrais épouser un tel homme, pensa Andie.

Épouser cet homme en or ? Elle l’observa par-dessous ses paupières mi-closes. Pour la première fois, elle croyait en cette possibilité. Ils pourraient vivre ensemble. Oui. Et faire du bien ensemble. Rapprocher mutants et non-mutants. Œuvrer pour la même cause. S’aimer. Oui, finalement, elle voulait l’épouser. Oh oui. Oui. Oui.

Elle se laissa aller à une douce somnolence.

— C’était bon. Je vais peut-être faire un petit somme.

— Mais oui, dit-il en effleurant son épaule, puis il se leva.

La jeune femme glissa vers d’étranges rêves. Elle voyait Stephen sauver le petit garçon, encore et encore. Puis, son visage changeait d’expression. C’était celui de Ben Canay, et lui aussi essayait de sauver un petit garçon. Non, c’était une petite fille à présent. Une mutante. Ou bien voulait-il la noyer ? Et la petite fille avait un air curieusement connu.

— Non ! cria Andie dans son rêve. Sauvez-la ! Sauvez-la !

Elle se redressa. Son cœur cognait et ses cheveux collés pendaient sur son dos et ses épaules. À côté d’elle, le lit était vide. Elle entendit la voix de Jeffers à l’autre bout de la suite, mais les mots lui échappaient. Sans doute était-il devant son écran avec un correspondant de Washington, conclut-elle dans un demi-sommeil.

Elle se recoucha, toute tremblante, et attendit que son pouls ralentisse.

C’était un rêve. Rien qu’un rêve.

Lentement, elle dériva dans un sommeil agité, hanté par la vision d’une jeune mutante en train de se noyer.


Après le Conseil des Mutants, le voyage de retour se passa très vite. Trop vite. Michael en appréhenda chaque minute, du décollage à l’atterrissage. Mais une fois dans sa chambre, il ne put attendre plus longtemps.

Les doigts quasi paralysés, il alluma son écran et tapa le code de Kelly.

Faites qu’elle ne soit pas chez elle, songea-t-il.

Elle répondit à la troisième sonnerie.

— Michael ! Tu es rentré très vite, dit-elle, le visage rayonnant. Je pensais que tu resterais là-bas pour la nouvelle année. Comment ça s’est passé ?

— Kelly, il faut que je te voie.

— Il y a un problème ? demanda la jeune fille, redevenue grave.

— Il faut que je te parle. Peux-tu me retrouver à l’aqueduc d’ici un quart d’heure ?

— Ce soir ? fit-elle d’un air surpris. Bien sûr. Michael, ça va comme tu veux ?

— Je t’expliquerai quand on se verra.

Les mains tremblantes, il coupa la communication. En cinq minutes de glisseur il arriva à l’aqueduc. La chaussée était craquelée, comme le vernis d’un des vieux pots en céramique de sa mère. Un arbre de Noël abandonné gisait tristement, couché sur un talus de neige ; le temps avait peu à peu terni l’éclat de ses guirlandes.

Perdu dans de sombres pensées, Michael donna un coup de pied aux fragments de bitume noir que la circulation avait arrachés à la chaussée et s’enfouit dans sa parka grise. Le soleil était en train de décliner et une nouvelle tempête de neige menaçait.

Si seulement j’étais au Canada, songeait-il. Ou en Amérique du Sud. N’importe où, à faire n’importe quoi.

L’ancien aqueduc était un lieu de rendez-vous populaire parmi les jeunes lycéens qui voulaient se payer une petite piqûre ou un joint. Heureusement, à cette heure-là il n’y avait personne.

Dépêche-toi, Kelly, supplia-t-il.

Un glisseur bleu foncé se gara à sa hauteur. Au volant, se trouvait Kelly qui lui adressa un sourire joyeux. Puis, coupant le moteur, elle sauta du véhicule. Elle portait une parka rouge, des collants noirs et des bottes couleur argent. Elle était resplendissante.

— Dieu que tu m’as manqué ! Je croyais que tu ne reviendrais jamais de cette réunion.

Elle lui jeta les bras autour du cou. Il l’embrassa tendrement, la gorge douloureuse. Puis, il se dégagea.

— Marchons, dit-il d’une voix sans timbre.

Un sillon se creusa entre les sourcils de Kelly.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

Il lâcha un soupir, décidé à en finir avec tous ces mensonges à demi formulés.

— Tout.

— Que veux-tu dire ?

Il lui fit face.

— Je ne peux plus te voir.

Elle ouvrit de grands yeux.

— Tu ne peux plus ou tu ne veux plus ?

— Je ne peux plus. Ne me regarde pas comme ça, Kelly. Ce n’est déjà pas facile à expliquer.

Il serra les poings qu’elle recouvrit de ses mains.

— Essaie quand même.

— C’est à cause de nos coutumes. Je suis obligé de me marier.

Elle s’arrêta brusquement.

— Obligé de te marier ? Ça veut dire quoi ?

— Il y a une fille, une mutante. Elle est enceinte…

— De toi ?

La voix de Kelly s’était comme brisée.

— Oui.

Il la regarda tandis qu’elle s’efforçait de rester calme.

— Elle ne peut pas se faire avorter ? demanda-t-elle enfin.

— Non.

— Pour quelle raison ?

— Ce n’est pas autorisé par le clan.

— Que veux-tu dire, pas autorisé ? C’est quoi, ce clan ? Un clan de flics ?

— Ce n’est pas du tout ça. Bon sang, je savais que tu ne comprendrais pas.

Kelly s’assit sur un parapet en béton.

— Est-ce que tu l’aimes ?

— Non.

Michael s’agenouilla devant elle et elle lui prit le visage dans les mains.

— Et moi, tu m’aimes ? murmura-t-elle au bout d’un long moment.

— Oui. (Michael se détourna, refoulant ses larmes.) Mais ça ne change rien. Je ne peux pas t’épouser, Kelly. Plus maintenant. Même si je le voulais, ajouta-t-il avant de se relever.

— Et pourquoi pas ? Que te feraient-ils ?

— Je serais chassé. Ça ne s’est jamais produit. Pour la famille, ce serait la honte. Si je n’assumais pas mes responsabilités envers le clan, les autres tourneraient le dos à mes parents. Je ne peux pas leur faire ça.

— Et à la place, tu vas t’engager envers une fille que tu n’aimes pas et détruire ta vie ? Pour eux ? (Kelly haussa le ton.) Pour ces mutants ? Tu te rends compte de ce que tu t’imposes ?

— Tu ne comprends pas.

— Ah ça, tu as raison, je ne comprends pas. Michael, comment peux-tu fiche ta vie en l’air comme ça ? Comment peux-tu fiche en l’air notre vie ?

Elle se dirigea vers le glisseur. Michael la rattrapa et la prit par les épaules.

— Je savais que j’aurais mieux fait de te mentir, dit-il d’un ton amer.

Kelly secoua ses cheveux noirs.

— Je ne t’aurais pas cru, de toute façon. Écoute-moi, Michael, dit-elle en lui prenant les mains, nous pouvons nous enfuir. Ce soir. Nous marier dans le Delaware. À ce moment-là, ils ne pourront plus rien faire.

Le jeune homme prit une profonde inspiration. Les larmes lui piquaient les yeux, et aussi le fond de la gorge.

— Je le voudrais bien. Oh, Kelly, si seulement tu savais combien je voudrais pouvoir faire ça ! Mais ce n’est pas aussi facile que tu le dis.

Un éclair passa dans le regard de la jeune fille.

— C’est difficile dans la mesure où tu rends les choses difficiles.

Michael pensa subitement à Mel, disparue depuis six mois. Et à Skerry, qui lui avait proposé d’aller au Canada. Il remercia le ciel que Skerry ne soit pas là pour voir dans quel pétrin il s’était fourré. Il imagina le sourire moqueur sur le visage de son cousin : « Ils t’ont eu, gamin. T’aurais dû t’enfuir quand tu en avais l’occasion. »

— Mais je ne veux pas rendre les choses difficiles.

Furieux à présent, il se détourna. Pourquoi ne pouvait-elle pas comprendre et le laisser partir ? Elle ne faisait que rendre les choses plus difficiles encore.

— Je ne peux rien faire, reprit-il. C’est la coutume chez les mutants. Kelly. Je regrette. Je t’aime et j’avais espéré qu’on se marierait, mais tout est changé maintenant. Ça ne dépend plus de moi.

Kelly recula d’un pas, le visage froid.

— Je vois bien que c’est ce que tu crois. Et après tout, c’est la seule chose qui compte, non ? Bonne chance, Michael.

Elle s’éloigna rapidement. Michael entendit claquer la portière, puis le rugissement du moteur. Le visage sombre, il regarda s’éloigner le glisseur, et, avec la poussière qu’il soulevait, s’envoler son avenir.

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