18

À trois heures moins cinq, Andie entra dans le bureau de Jeffers, son bloc-écran à la main. Elle nota avec satisfaction la présence sur la table de la mince chemise verte. Jeffers avait fourni des dossiers, des chiffres et des témoignages démontrant que ses comptes étaient parfaitement en règle. Andie avait hâte de voir la tête que ferait Jacqui Renstrow quand elle s’apercevrait qu’elle rentrait bredouille de sa partie de pêche.

Jeffers regarda sa montre.

— Elle est en retard.

— Ça semble être une habitude chez elle, remarqua Andie, installée sur le canapé marron. Accordons-lui encore cinq minutes.

— C’est tout ce que je peux me permettre, déclara Jeffers avec un certain agacement. L’Union des Mutants va arriver, et cela nous prendra le reste de l’après-midi.

— Tant pis pour elle. Je vais en profiter pour rassembler tes notes pour la réunion.

À 3 h 25, il n’y avait toujours pas la moindre trace de Jacqui Renstrow. Andie était furieuse.

— Je savais bien qu’elle essayait seulement de nous prendre en défaut pour semer la pagaille, dit-elle en tambourinant sur le bureau.

— On arrête les frais, Andie. (Le front de Jeffers était redevenu détendu, de même que sa voix.) Elle a dû trouver un plus gros poisson à mettre sur le gril. D’ailleurs, ça nous arrange. J’ai maintenant un peu plus de temps pour préparer cette réunion.

— Elle aurait pu au moins appeler.

— Peu importe. Ces notes sont prêtes ? Et rappelle-toi, je veux que ce meeting soit enregistré pour qu’on puisse le transcrire et le diffuser par la suite.

— Tout à fait. Et en tirer des extraits pour ton bulletin fax.

Andie tapa ses notes sur l’ordinateur de son patron. Elle avait réservé la salle de conférences Madison, avec double écran et magnétoscope.

À 4 h 05, tous les sièges étaient occupés par les mutants. Andie était restée au fond, soudain consciente de sa différence au milieu de tous ces yeux dorés.

Jeffers trônait face à l’assistance, s’offrant sans retenue à la lumière rose et blanc des projecteurs.

— Mes amis, je tiens à vous faire part de nos dernières avancées, commença-t-il. Comme vous le savez sans doute, j’ai déposé un projet de loi visant à abroger le soi-disant Principe d’Équité.

De bruyants applaudissements s’élevèrent de l’auditoire, ainsi que des sifflets et des cris d’approbation. Jeffers attendit que cesse le vacarme et poursuivit :

— La lutte sera acharnée, ne nous méprenons pas. Les mutants font peur aux normaux. Nos talents leur font peur. (Il laissa un instant planer le silence.) Ai-je besoin de vous rappeler qu’il y a eu des morts parmi nous lorsque nous nous sommes manifestés pour la première fois dans les années 90 ? Et cette année, ils ont encore assassiné l’une des nôtres, ici même. Mais rien ne nous empêchera de reprendre nos droits. Nous sommes des citoyens et nous devons être traités comme tels. Il faudrait qu’ils nous éliminent tous pour que nous cessions d’exiger les droits qui sont les nôtres.

À nouveau, les applaudissements et les ovations déferlèrent sur Jeffers. Les membres de l’Union des Mutants se mirent debout et entonnèrent : « Nos droits ! Nos droits ! »

Sur leurs cous, leurs manches, les revers de leurs vestes, brillaient les boutons dorés de l’unité. Jeffers hochait la tête au rythme de leur incantation. Enfin, il leva les mains pour réclamer le silence.

— Il est temps pour nous d’aller de l’avant, de nous porter au cœur de la scène publique. Plutôt que de nous laisser exclure ou ignorer, nous devons exiger que les règles soient revues, que nous soit reconnu le droit d’exister. Il n’est pas question que nous nous retirions.

Un tonnerre d’applaudissements jaillit une nouvelle fois de l’assistance. Andie se demanda non sans une certaine perplexité ce qu’aurait pensé Eleanor Jacobsen du discours de son successeur. Nulle part, il n’y était question de coopération. Et cent paires d’yeux avides contemplaient Stephen Jeffers.

— Et une fois cet objectif réalisé, reprit celui-ci, nous irons encore plus loin. Nous ferons abroger les règlements qui restreignent notre droit à l’éducation. Ainsi que ceux qui nous refusent le droit à la sécurité dans l’exercice délicat de nos tâches gouvernementales. Et nous œuvrerons jusqu’à ce que toutes les portes nous soient ouvertes. Jusqu’à ce que la société ait enfin compris qu’il lui faut compter avec nous, et que nous nous soyons appropriés les rôles qui nous reviennent de droit comme leaders de cette société, et héritiers du monde de demain.

Le public était debout, toile mouvante de bleu et de vert, de rouge et de jaune. Andie adressa une prière au ciel pour que personne en dehors de l’assistance n’ait vent de cette profession de foi. Les héritiers du monde de demain ? À quoi faisait-il allusion ? Elle devrait transcrire cet enregistrement avec le plus grand soin. Mais à les entendre applaudir ainsi, Jeffers devait savoir ce qu’il faisait.

Après un quart d’heure consacré aux questions, Andie tenta d’attirer l’attention de son patron. Il était l’heure de clore la séance. Comme il semblait ne pas l’avoir vue, elle se porta à l’avant de la salle.

— Une normale ! s’écria une voix indignée.

— Que fiche-t-elle ici ? aboya quelqu’un d’autre. Jeffers, qu’est-ce que ça signifie ?

Jeffers s’avança en souriant et passa un bras autour des épaules d’Andie qu’il serra ostensiblement.

— Mes amis, je vous présente Andréa Greenberg, une alliée en qui j’ai toute confiance et qui partage nos desseins ; je vous demande de lui faire le même accueil qu’à moi-même.

Il se tourna vers Andie et lui dit sotto voce : « Souris. »

Sa bouche s’ouvrit en un rictus glacé. Son cœur cognait dans sa poitrine. Pour elle, ça ne ressemblait pas du tout à un meeting de sénateur devant ses électeurs. Plutôt à une de ces réunions appelant au renouveau de l’ordre moral. Ou à un soulèvement populaire. D’une voix qui se voulait ferme, Andie remercia tout le monde d’être venu, promit des enregistrements de la réunion et rappela à Jeffers son rendez-vous suivant. Puis elle se sauva, consciente d’être suivie par deux cents yeux dorés hostiles.


Michael, tu es occupé ?

L’appel mental n’était qu’un murmure à son oreille, la voix, celle de sa mère. Tout en regardant autour de lui, Michael savait déjà que la pièce était vide. Sue Li était en bas dans le salon.

« Non. » Il mit l’écran sur pause et attendit la suite.

Je crois vraiment que ce ne serait pas une bonne idée de dire à ton père ce que nous venons d’apprendre sur ta sœur.

« Et pourquoi pas ? »

Il ne s’est toujours pas bien remis du meurtre de Jacobsen. Et ses crises l’ont affaibli. Tant que nous n’en saurons pas un peu plus sur Mélanie, gardons cela pour nous.

« Comme tu veux, mère. »

Qui est cette Andréa Greenberg ?

« Elle travaillait pour le sénateur Jacobsen. Et aujourd’hui pour Jeffers. »

Elle a déjà appelé ton père il y a quelque temps.

Y avait-il dans ce propos la moindre amorce d’un soupçon ?

« Maman, elle nous a rendu service, c’est tout. »

Pourquoi un normal irait-il rendre service à des mutants ?

« Pourquoi un normal travaillerait-il pour un mutant, si tu vas par là ? Ne sois pas ridicule. C’est notre amie. »

Si tu le dis.

Michael sentit le lien mental se dissoudre. Il était rare que des télépathes soient capables de recevoir un message aussi bien que de l’envoyer, mais sa mère possédait un don puissant. En particulier lorsqu’elle voulait à tout prix protéger son mari. Si elle avait décidé de garder secrète la nouvelle à propos de Mélanie, Michael ne pouvait pas l’en empêcher.

Il programma sur l’écran le numéro de Kelly. Elle répondit à la quatrième sonnerie.

— Michael ?

Elle souriait, mais des cernes marqués étaient visibles sous ses yeux.

— Ma douce, on dirait que tu as sommeil.

— J’ai veillé tard hier soir pour aider Cindy avec son exposé pour l’école. Quand est-ce que je te vois ?

— Demain soir, ça te va ?

— À quelle heure ?

— Huit heures ?

— Parfait.

Elle se tut, l’air soudain mal à l’aise.

— Quelque chose ne va pas ?

— Michael, j’ai eu une réponse de l’école de l’Armée de l’Air. Ils veulent bien de moi.

Le jeune homme sentit son cœur flancher.

— Ils ne sont pas les seuls, remarqua-t-il.

Kelly sourit.

— Sois sérieux. Je peux commencer dès le début juin.

— Tu es sûre que c’est bien ce que tu veux ?

— Je ne sais pas. Je voudrais t’en parler.

— Je parie que ton vieux est dans tous ses états.

— Il a déjà décidé à quelle escadrille j’appartiendrai.

— Bon, écoute, plus de projets d’avenir pendant au moins les prochaines quarante-huit heures, d’accord ?

— Même si c’est Hollywood qui appelle ? lança Kelly, l’œil espiègle.

— Mets-les en attente jusqu’à ce que j’arrive. J’ai plein de choses à discuter avec toi.

Michael lui envoya un baiser et coupa la communication. Il était presque en retard pour sa partie de billard électronique avec son cousin Seyn. Il prit sa parka, ouvrit la porte de sa chambre et faillit percuter Jimmy, son jeune frère.

— Ah, te voilà, dit celui-ci.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Je suis pressé, fit Michael en se ruant dans l’escalier.

— Mike, tu crois qu’on va revoir Mel ?

— Je n’en sais rien.

— Tu penses qu’elle est vivante ?

— Évidemment.

Jimmy prit un air préoccupé, offrant la version réduite de leur père.

— Dis, tu crois que maman et papa me laisseraient prendre sa chambre ?

— C’est tout ce qui t’intéresse ? rétorqua Michael d’une voix irritée. (Il inspira profondément et fit léviter Jimmy, la tête en bas, vers le plafond, tout en le secouant énergiquement.) Petit monstre ! Tu te fiches complètement de ce qui peut arriver à ta sœur ! À n’importe qui, d’ailleurs.

— Ouh ! Michael, arrête !

Un vase ancien, l’un des préférés de Sue Li, s’envola de son support près de l’escalier en direction de la tête de Michael. Celui-ci se baissa et le vase éclata en mille morceaux vert et bleu contre le mur du couloir. Michael contempla les dégâts d’un air horrifié.

— Recommence et je te suspends la tête en bas dans la cave, menaça-t-il.

— Je le dirai à maman et à papa…

— C’est ça. Juste après leur avoir expliqué comment la cruche s’est cassée.

— Je vais la réparer. Mais laisse-moi redescendre.

Sans ménagement, Michael déposa sur la moquette le garnement qui se contorsionnait. Sous ses yeux, les fragments de céramique s’élevèrent en une spirale étincelante qui remonta jusqu’au support pour reformer le vase dans son aspect d’origine. Toute trace de brisure s’était fondue dans la masse et effacée.

— Du beau boulot, dut reconnaître Michael.

Même lui n’aurait pu faire aussi bien. Les pouvoirs télékinésiques de Jimmy commençaient à dépasser les siens. Lorsqu’il se retourna avec l’idée de faire la paix avec son jeune frère, le couloir était vide. Il entendit claquer la porte du gamin.


Le lendemain matin, Andie tomba sur Jeffers qui sortait de l’ascenseur.

— Bonjour, dit-il.

— Bonjour, fit-elle en réglant son pas sur le sien. Stephen, qu’est-ce qui t’a pris hier au meeting de l’Union des Mutants ? Je ne t’ai jamais entendu parler comme cela. Est-ce que tu cherches à terroriser les gens ?

Jeffers se mit à rire.

— Tu prends ça trop au sérieux, Andie. Je vois que je t’ai troublée. Mais n’est-ce pas toi qui me répètes sans arrêt qu’il faut donner aux gens ce qu’ils veulent ?

Il actionna l’ouverture de la porte et laissa passer la jeune femme.

— Oui, admit-elle. Mais pas au point de transformer son discours en cri de ralliement nazi.

Une fois dans la suite privée de Jeffers, elle s’installa dans le fauteuil bleu près du bureau. Jeffers resta debout près d’elle.

— Tu déformes les choses, expliqua-t-il d’une voix calme. Depuis que l’Union des Mutants a été fondée, elle n’a cessé de réclamer des discours musclés. Donc, quand l’Union des Mutants vient me voir, je lui donne exactement ce qu’elle demande. Je dis à ses membres ce qu’ils ont envie d’entendre sans prendre aucun engagement véritable.

— Et toutes ces lois restrictives que tu as promis d’abroger ?

L’homme haussa les épaules.

— Ils savent bien que je ne peux pas faire de miracles. Je ne leur ai donné aucun échéancier. Cela étant, ces lois restrictives sont injustes.

— C’était quoi, ce passage au sujet des « héritiers du monde de demain » ? insista-t-elle.

— Du simple baratin pour qu’ils se mettent debout.

— Et que diras-tu à tes électeurs ordinaires ?

— Que je veillerai à défendre leurs intérêts et que je n’augmenterai pas les impôts. Que l’intégration des mutants et des non-mutants se poursuivra de façon méthodique pour le plus grand bénéfice de tous les individus concernés.

Andie soupira.

— Tu as des réponses pour tout le monde.

— Deux réponses par foyer, et deux votes pour moi, conclut Jeffers en affichant un sourire cupide.

La sonnerie de son ordinateur retentit.

— Sénateur Jeffers. M. Canay pour vous.

— Faites-le entrer.

Un homme entra, aux yeux aussi sombres que sa chevelure et au teint olivâtre, vêtu d’un costume luxueux. Il salua Jeffers de la tête, puis regarda Andie d’un air hésitant.

— Ben. Ravi de te voir, dit Jeffers en lui serrant la main. Je te présente Andie Greenberg, ma principale assistante et mon attachée de presse.

Canay inclina la tête.

— Enchanté.

Son sourire, un peu contraint, n’en n’était pas moins charmant.

— Bonjour, dit Andie un peu froidement.

Pourquoi Jeffers l’avait-il présentée comme son attachée de presse ?

— Andie, Ben travaillait avec moi à Betajef, ma société d’import-export. J’ai décidé de l’incorporer à l’équipe pour qu’il nous aide à coordonner ma campagne pour l’élection de 2018 et me seconde sur quelques projets particuliers.

— Je vois.

— Je voudrais que Ben mette sur pied le comité électoral dont nous avons parlé ; celui concernant les intérêts communs des mutants et des non-mutants.

Andie ouvrit de grands yeux. C’était elle qui devait diriger ce projet.

— Ben est d’accord sur la nécessité de réunir un forum qui nous rapprochera tous, poursuivit Jeffers, ignorant sa réaction.

— Nous voulons accélérer le processus, ajouta Canay. Gros potentiel publicitaire. Naturellement, j’aurai besoin du soutien de l’équipe.

— Je suis certaine que vous l’obtiendrez, déclara Andie d’un ton glacial. (Puis, se détournant de l’homme :) Stephen, j’aimerais vous parler.

— Ça ne peut pas attendre cet après-midi ? J’aimerais voir certaines choses avec Ben.

— Le plus tôt sera le mieux.

— Une heure, ça va ?

— Très bien.

— Ravi de vous avoir rencontrée, Andie.

— Moi de même.

La jeune femme lança un regard furieux à Jeffers, saisit son bloc-écran et sortit à grands pas.

Écumant de rage, elle consulta son agenda. Bon sang ! Elle était déjà en retard pour le meeting du groupe Roosevelt.

— Aten, je ne serai pas là avant une heure, dit-elle à la secrétaire avant de se ruer dans l’escalier.

Le groupe Roosevelt, qui comprenait des représentants de toutes les commissions sénatoriales du Congrès, se réunissait le premier mardi de chaque mois. Moitié groupe de soutien, moitié échange de potins, il permettait à Andie de rester en contact avec le réseau de secrétaires de cabinet qui déambulaient dans les couloirs du pouvoir. Selon elle, il s’y faisait davantage de politique et de commerce de faveurs que sur les bancs du Sénat.

Karim était assis de l’autre côté de la salle. Lorsqu’elle entra, il lui lança un clin d’œil.

— Tu savais qu’il sortait avec une des assistantes de Coleman ? chuchota Letty Martin.

Andie fronça les sourcils.

— Non. Laquelle ?

— La blonde.

Une seconde, elle se demanda si elle n’avait pas laissé échapper le bon numéro, puis chassa cette pensée de son esprit. Karim n’avait été qu’une aventure passagère. Elle n’avait jamais ressenti à son égard la passion dévorante qu’elle éprouvait pour Jeffers. Mais les opinions fracassantes de Karim lui manquaient. Pourquoi ne pas faire appel à lui maintenant ?

Elle brancha son écouteur dans la fiche du pupitre et tapa le code de Karim. La réponse arriva très vite. QU’Y A-T-IL ? UN PROBLÈME. ON PEUT SE VOIR ? QUAND ? APRÈS LE MEETING. ENTENDU.

Une heure plus tard, après l’échange habituel des commérages et des plaisanteries internes, elle retrouva Karim qui attendait près de l’ascenseur, le visage perplexe.

— Alors ?

— Allons marcher un peu.

— Tu es folle ? Il gèle dehors !

— Pas sur l’allée.

— Très bien.

La bulle de l’allée du Capitole était un abri très appréciable contre les vents de cette fin novembre. À travers les panneaux transparents de la palissade bleue, se dessinaient en images floues les encombrements de la circulation, et les pelouses et les arbres dénudés attendaient les premiers flocons de neige. Andie marchait à côté de Karim, les yeux rivés sur ce décor, sans le voir.

— Quel est le problème ? demanda le jeune homme.

— Je crois qu’on vient de me rétrograder.

— Quoi ?

— Jeffers a fait venir un type d’une de ses sociétés pour le seconder sur des projets particuliers.

— Et où tu vois que tu es rétrogradée ?

— Il m’a présentée à lui comme son attachée de presse.

— Ah, fit Karim, songeur. Mais je croyais que tu étais son attachée de presse.

— Ce n’est qu’une partie de mes attributions.

— Donc, tu penses que ce type est là pour te remplacer ?

— Oui.

Il haussa les épaules.

— Ça t’apprendra à sortir avec le patron.

— Écoute, Karim, je n’ai pas sollicité ton avis pour recevoir un coup bas.

Andie tourna les talons et commença à s’éloigner.

— Désolé. Je suis désolé, dit-il en lui agrippant le bras. Attends. Ce type, c’est un mutant ?

— Non, répondit Andie. Pourquoi cette question ?

— La rumeur veut que Jeffers embauche dans son équipe un maximum de mutants.

Andie regardait de nouveau les arbres au dehors.

— C’est vrai, dit-elle d’un ton morose. Trois ce mois-ci. Cinq le mois dernier. Tu sais que Caryl a démissionné. Elle n’a pas pu supporter.

Karim prit un air entendu.

— Cela ne m’étonne pas.

— Jacobsen n’a jamais fait une chose pareille.

— Disons qu’elle avait une approche différente.

— Et que dit encore la rumeur ? demanda Andie.

— Que la plupart des projets de loi que Jeffers a parrainés sont pro-mutants. Mais je pense qu’il fallait s’y attendre. Surtout après l’assassinat de Jacobsen.

— Jacobsen voyait plus loin.

— Eh bien, si tu veux mon avis, Jacobsen était moins influencée par certains groupes particuliers, et surtout pas par celui auquel elle appartenait.

Andie s’arrêta net.

— Es-tu en train d’insinuer que Stephen serait un pion entre les mains des mutants ?

— Non. Je ne crois pas. Note, ce n’est pas impossible. Mais peut-être que, simplement, il se sent beaucoup plus investi de la mission de défendre les droits et les intérêts des mutants. Pourquoi ne prendrait-il pas des mutants dans son équipe ? Qui en a au Congrès, à part lui ?

— Davis.

— C’est le seul.

Karim regarda la jeune femme, attentif à sa réponse. Andie se mordit la lèvre.

— C’est exact, reconnut-elle.

— Écoute, Andie, je crois que tu t’exagères l’importance de cette histoire. Si j’étais un mutant, et que je me retrouve seul au Congrès, j’aurais sans doute envie que certains de mes congénères travaillent avec moi. Pour ton boulot, tu t’inquiètes vraiment ?

Elle haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Je n’ai pas aimé ce que j’ai entendu ce matin.

— En ce cas, demande des explications. Mais je n’ai pas à te dire ça. Ça te pose des problèmes de travailler avec tes nouveaux coéquipiers ?

— Pas pour le moment.

— Alors, je pense que tu t’inventes des problèmes là où il n’y en a pas.

Karim consulta sa montre.

— Écoute, j’ai rendez-vous pour déjeuner…

— Merci, Karim.

Il lui effleura la joue.

— Quand tu veux.

Andie le regarda se sauver, puis elle retourna au Capitole, seule.

Un message de Jeffers l’attendait sur son écran : IMPOSSIBLE TE VOIR À UNE HEURE.

Il était probablement allé déjeuner avec Canay. Et zut ! Andie tapa le bulletin fax de décembre. Autant prendre un peu d’avance.

Une heure plus tard, Jeffers franchissait la porte d’un air dégagé.

— Andie ! Désolé pour le retard. Là, tu es prête ?

— Prête, le mot est faible.

Elle le suivit dans son bureau, le bloc-écran à la main, et referma la porte derrière elle.

— Est-ce que Ben peut assister à notre réunion ?

— Je pense que non.

Jeffers eut un froncement de sourcils.

— Ça a l’air grave.

Elle attaqua sans détours :

— Stephen, qu’as-tu voulu dire en me présentant comme ton attachée de presse ?

— C’est ton boulot, non ?

— C’est une partie de mon boulot, répliqua-t-elle sèchement. En plus de la documentation, de l’administratif et de la comptabilité.

Jeffers eut un geste comme pour écarter ces arguments.

— Ça l’était jusqu’ici. Mais tu n’as plus besoin de te tracasser pour la compta et la gestion des fichiers. C’est Ben qui va s’en occuper.

— Quoi ?

— Andie, tes dons de communication sont bien trop précieux pour être gaspillés à remuer des papiers et à mâchouiller des chiffres. J’ai besoin de toi dans un domaine relevant davantage des relations humaines. (Il se pencha en avant.) J’aimerais que tu assures à plein temps la liaison avec les médias.

— Tu plaisantes, j’espère, dit Andie en se laissant tomber dans le fauteuil. Je suis juriste, pas relations publiques.

— Ton bagage juridique te rendra d’autant plus apte à jouer ce rôle.

— Stephen, je ne suis pas venue à Washington pour aller papoter avec les journalistes de la télé.

— Je sais, riposta-t-il d’un ton cassant. Mais dans tout ce que tu fais, tu me représentes. Je ne vois rien de plus important que ça.

— Moi si.

Jeffers se renfrogna.

— Franchement, je suis surpris, dit-il. Je pensais que tu serais ravie de tenir un rôle plus représentatif.

— Tu sais très bien que ce qui m’intéresse, c’est le mécanisme juridique, bien plus que la représentation médiatique.

— Eh bien là aussi, tu auras toutes sortes d’occasions de t’impliquer.

— Ah oui, quand j’aurai fini les interviews avec Washington en direct ou Bonsoir le Japon ? Tu voudras aussi, sans doute, ajouta la jeune femme en croisant les bras, que je mette sur pied une émission sur la Vie des Mutants.

— Tiens, ça n’est pas une mauvaise idée.

— Stephen ! s’écria Andie furieuse. Je plaisantais.

— Écoute, Andie. Ma décision est prise. Je veux que tu t’occupes des relations avec les médias. Tu marches avec moi ? demanda-t-il d’un ton incisif.

Elle le regarda droit dans les yeux. Le souvenir, bien involontaire, de leur dernière nuit lui traversa l’esprit et, si fâchée fût-elle en ce moment, elle éprouva un picotement de désir. Voulait-elle vraiment démissionner ? Pouvait-elle le quitter ? Non. Sûrement pas.

— Je marche.

— À la bonne heure, dit-il en souriant. Ça va te plaire, tu verras. J’ai laissé une liste de journalistes sur ton écran. On va essayer de donner une couverture exceptionnelle au débat sur l’abrogation du Principe d’Équité.

— Très bien, dit-elle en se levant pour prendre congé.

Jeffers lui mit la main sur l’épaule. Elle sentit son cœur battre plus fort lorsqu’il l’attira doucement contre lui.

— Je te vois ce soir ? chuchota-t-il.

— Bien sûr.

Il glissa les mains sous son chemisier et lui prit les seins.

— Partons quelque part, rien que toi et moi, dit-il. Je connais un charmant hôtel dans l’île de Santorin. On pourrait s’offrir un merveilleux long week-end autour de Noël.

Andie se laissa aller contre lui, abandonnant toute résistance.

— Ça me paraît une excellente idée, dit-elle.

— Parfait.

Jeffers l’embrassa dans le cou puis il la libéra.

— Je vais demander à Aten de s’en occuper. Andie acquiesça d’un signe de tête.

Comme hébétée, elle franchit la porte au moment où Ben Canay arrivait. Il la gratifia d’un sourire forcé et entra dans le bureau de Jeffers dont il referma la porte.

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