LA FILLE DE LA SEICHE

L’ivresse des Harloi, tous des cousins plus ou moins éloignés, faisait dans la grand-salle de son oncle un boucan d’enfer. Chaque seigneur avait suspendu sa bannière personnelle derrière les bancs qu’occupaient ses hommes. Il y en a trop peu, songea Asha Greyjoy, du haut de la galerie qui lui servait de poste d’observation, beaucoup trop peu. Les bancs étaient aux trois quarts vacants.

Qarl Pucelle avait fait la même réflexion, pendant que Le Vent noir se rapprochait des côtes. Il lui avait suffi de dénombrer les boutres mouillés au bas du château pour que sa bouche prenne un air pincé. « Ils ne sont pas venus, avait-il lâché, pas en nombre suffisant, du moins. » Il n’avait pas tort, mais Asha ne pouvait lui donner ouvertement raison, là, sur le pont, à portée d’oreille de l’équipage. Ce n’était pas qu’elle doutât du dévouement de ses gens mais tout fer-nés qu’ils étaient, l’idée de sacrifier leur vie pour une cause manifestement perdue ne risquait pas forcément de les enthousiasmer.

Ai-je donc si peu d’amis que ça ?Elle repéra parmi les bannières les poissons d’argent des Botley, le pin de pierre des Pindepierre, le léviathan noir des Volmark, les nœuds coulants des Myrès. Toutes les autres arboraient telle faux des Harloi. Celle de Boremund se détachait sur un champ bleu pâle, une bordure crénelée cernait celle de Hotho, et le Chevalier avait écartelé la sienne avec le paon rengorgé de sa lignée maternelle. Sigfryd Poil d’argent lui-même en contrecroisait deux sur un champ mi-parti. Il n’y avait de fait pour exhiber en toute simplicité la faux d’argent sur champ noir de nuit telle qu’elle flottait depuis l’aube des temps que le lord Harloi : Rodrik, dit le Bouquineur, sire de Dix-Tours, seigneur et maître de Harloi, le Harloi de Harloi… L’oncle favori d’Asha.

Sa cathèdre demeurait inoccupée. Deux faux d’argent martelé se croisaient au-dessus du dossier, si colossales que même un géant n’aurait pu les manier sans difficulté, mais sur le siège lui-même ne se trouvaient que des coussins vacants. Asha n’en fut pas surprise. Le banquet s’était achevé depuis longtemps. Il ne restait plus sur les tables à tréteaux que des os et des plateaux graisseux. Les convives encore en place étaient en train de picoler, et Oncle Rodrik n’avait jamais eu de faible pour la société d’ivrognes querelleurs.

Elle se tourna vers Trois-Dents, vieillarde d’un âge effarant qui assumait les fonctions d’intendante de lord Harloi depuis l’époque où on la désignait sous le sobriquet de Douze-Dents. « Mon oncle est avec ses livres ?

— Où qu’il serait, sinon ? » Elle était si vieille qu’un septon l’avait un jour soupçonnée d’avoir servi de nourrice à l’Aïeule d’En Haut. Cela remontait à l’époque où la Foi était encore tolérée dans l’archipel de Fer. Lord Rodrik avait néanmoins conservé des septons à Dix-Tours, non point toutefois pour assurer le salut de son âme mais dans l’intérêt de sa bibliothèque. « Avec les livres, et avec Botley. Il l’avait aussi avec lui. »

L’étendard de Botley, Asha en avait bien repéré déjà dans la salle le banc de poissons d’argent sur champ vert pâle, mais elle n’avait pas aperçu son Vif aileron parmi les autres boutres. « J’avais entendu dire que mon Choucas d’oncle avait fait noyer le vieux Sawane Botley.

— C’est lord Tristifer Botley, çui que je te cause. »

Tris. Elle se demanda ce qu’il avait bien pu advenir du fils aîné de Sawane, Harren. Je l’apprendrai sans doute bien assez tôt. Un nouveau mécompte en perspective, probablement. Quant à Tris Botley, elle ne l’avait pas vu depuis… Non, mieux valait ne pas s’appesantir là-dessus. « Et dame ma mère ?

— Déjà couchée, répondit Trois-Dents, dans la tour de la Veuve. »

Ça, pour une nouvelle… Merci de la précision ! La veuve à qui la tour devait son nom n’était autre que sa tante. Lady Gwynesse était revenue dans la demeure de ses pères pleurer son mari, tué au large de Belle Ile au cours de la première rébellion de Balon Greyjoy. « Je resterai seulement le temps que mon chagrin s’apaise, avait-elle annoncé à son frère en des termes demeurés célèbres, encore qu’en principe Dix-Tours devrait être à moi, puisque je suis ton aînée de sept ans. » De longues années s’étaient écoulées depuis lors, mais la veuve, plus en deuil que jamais, n’avait toujours pas décampé, tout en persistant à marmonner par intermittence que le château devrait en principe lui appartenir. Et voici qu’Oncle Rodrik héberge sous son toit une seconde sœur à moitié folle et veuve, se dit Asha. Pas étonnant qu’il cherche des consolations dans ses livres.

Il paraissait invraisemblable, même à présent, que la frêle et valétudinaire lady Alannys ait pu survivre à son lord Balon d’époux, d’aspect, lui, si solide et si vigoureux. Lors de son départ pour la guerre, c’est le cœur lourd qu’Asha avait appareillé, tant elle craignait que sa mère ne risque de disparaître avant qu’elle-même ne soit en mesure d’être de retour. En revanche, pas une seconde elle n’avait envisagé que la mort pourrait préférer emporter son père. Le dieu Noyé nous joue à tous des tours féroces, mais la férocité des hommes surpasse tout. Une brusque tornade et la rupture d’une passerelle de corde avaient eu raison de Balon Greyjoy. Du moins à ce que l’on prétend…

Sa dernière entrevue avec Mère avait eu lieu lorsque, en route pour aller au nord attaquer Motte-la-Forêt, elle s’était arrêtée à Dix-Tours afin de refaire provision d’eau douce. Sans avoir jamais possédé les canons de beauté dont les chanteurs se montraient friands, Alannys Harloi s’était fait adorer de sa fille par des traits d’une énergie farouche et un regard rieur. Or, Asha l’avait trouvée, cette fois-là, recroquevillée sur la banquette d’une fenêtre et, tout emmitouflée de fourrures, perdue dans la contemplation des flots. Est-ce là ma mère, ou bien son fantôme ? se souvenait-elle d’avoir pensé tout en l’embrassant sur la joue.

Sa peau avait désormais la ténuité du parchemin, ses longs cheveux avaient blanchi. Il restait quelque chose d’altier dans son port de tête, mais ses yeux étaient vagues, embrumés, et il lui avait suffi d’aborder le chapitre de Theon pour que sa bouche se mette à trembler. « As-tu ramené mon gros bébé ? » avait-elle demandé. Il était âgé de dix ans quand on l’avait emmené comme otage à Winterfell, mais il aurait toujours dix ans pour elle, apparemment, serait toujours son gros bébé. « Il n’a pas pu venir, s’était vue forcée de lui dire Asha. Père l’a expédié razzier la côte des Roches. » L’argument étant sans réplique, lady Alannys s’était bornée à opiner lentement du chef, mais l’immense déception que de telles réponses venaient de lui infliger se voyait comme le nez au milieu de la figure.

Et, maintenant, je dois lui apprendre la mort de Theon et lui enfoncer encore un poignard supplémentaire dans le cœur. Deux s’y trouvaient déjà profondément plantés. Sur leurs lames étaient inscrits les noms de ses deux autres fils, Rodrik et Moron, et ils la fouaillaient cruellement bien des fois, la nuit. J’irai la voir demain, se promit Asha. Son voyage avait été trop long, trop pénible, elle ne se sentait pas de taille à affronter sa mère tout de suite.

« Il faut que je parle à lord Rodrik, déclara-t-elle à Trois-Dents. Occupe-toi de mes hommes d’équipage, une fois qu’ils auront fini de décharger Le Vent noir. On t’amènera des prisonniers. Je veux qu’ils aient des lits douillets et un repas bien chaud.

— Il y a du bœuf froid, aux cuisines. Et de la moutarde, dans une grande jarre de pierre, qui vient de Villevieille. » Rien que de penser à cette moutarde fit sourire la vieille. Ses gencives n’exhibèrent qu’un seul long chicot brun.

« Cela ne peut pas aller. Nous avons eu une rude traversée. Je veux qu’ils aient de quoi se réchauffer les tripes. » Elle enfila l’un de ses pouces dans la ceinture cloutée qui lui battait les hanches. « Il serait fâcheux que lady Glover et les enfants manquent de bois et de chaleur. Mets-les dans une tour, pas dans les cachots. Le bébé est malade.

— Les bébés sont souvent malades. La plupart crèvent, et les gens font les navrés. Je demanderai à messire où installer ces gueux de loups. »

Asha lui saisit le nez entre le pouce et l’index et le pinça sec. « Tu feras comme je te dis. Et si ce bébé meurt, il n’y aura personne de plus navré que toi. » Après avoir bien couiné, Trois-Dents finit par promettre d’obéir, et Asha, consentant dès lors à la relâcher, partit retrouver son oncle.

Arpenter de nouveau les pièces de cette demeure était une vraie joie pour elle. Dix-Tours lui avait toujours donné l’impression d’être sa maison, beaucoup plus que Pyk. Non pas un château, mais dix châteaux entremêlés, s’était-elle dit, la première fois qu’elle l’avait vu. Il lui rappelait des courses folles du haut en bas des escaliers, le long des corridors et des ponts couverts, des parties de pêche au large du Grand Quai de Pierre, des jours et des nuits passés à se perdre parmi les trésors de la bibliothèque de son oncle. C’était le grand-père du grand-père de celui-ci qui avait construit le château, le plus moderne des îles. La mort lui ayant ravi trois fils au berceau, lord Theomore Harloi avait incriminé les caves inondées, l’humidité des pierres et le salpêtre qui empoisonnaient l’antique résidence de ses ancêtres. Dix-Tours était plus aéré, plus confortable, mieux situé, mais son bâtisseur, un homme d’humeur changeante, ainsi qu’aurait pu l’attester n’importe laquelle de ses épouses, en avait eu six, aussi dissemblables que ses dix tours.

La tour des Livres était la plus rondouillarde du nombre, de forme octogonale et composée de gigantesques blocs de pierre taillée. On avait percé l’escalier dans l’épaisseur même des murs. Asha le grimpa vivement jusqu’au quatrième étage, où se trouvait la salle de lecture d’Oncle Rodrik. Quoiqu’il n’y ait aucune autre pièce qui ne lui serve à bouquiner. Il était rarissime qu’il n’eût pas un livre à la main, fût-ce au petit coin, sur le pont de son Chant de mer ou pendant qu’il tenait audience. Asha l’avait souvent vu plongé dans la lecture alors même qu’il occupait son siège seigneurial surmonté par les faux d’argent. Il prêtait une oreille attentive à chacun des cas qu’on lui soumettait, rendait sa sentence… et dévorait un bout de paragraphe en attendant que son capitaine des gardes aille chercher pour l’introduire le solliciteur suivant.

Elle le trouva penché près de la fenêtre sur une table qui croulait littéralement sous de gros volumes reliés en cuir, à fermoirs de bronze ou de fer, et sous des rouleaux de parchemin si vétustés qu’ils auraient pu passer pour originaires de la Valyria d’avant le Fléau. Plantées sur de somptueux candélabres de fer forgé, des bougies en cire d’abeilles aussi grandes et trapues qu’un bras d’homme brûlaient de part et d’autre de son fauteuil. Lord Rodrik Harloi n’était ni gros ni maigre, ni dégingandé ni courtaud, ni laid ni beau. Ses yeux étaient bruns, tout comme ses cheveux, mais la barbe courte et nette qui jouissait de ses faveurs avait viré au gris. Toutes choses égales, c’était un homme qui ne se distinguait du commun des mortels que par sa passion pour les mots écrits, passion que d’innombrables Fer-nés considéraient comme perverse et efféminée.

« M’n onc’. » Elle referma la porte derrière elle. « Quelle lecture était si urgente que vous laissiez vos invités sans hôte ?

— Le Livre des Livres perdusd’Archimestre Marwyn. » Il leva les yeux de sa page pour la détailler de pied en cap. « Hotho m’en a rapporté une copie de Villevieille. Il a une fille qu’il voudrait me faire épouser. » Lord Rodrik tapota le livre du bout d’un ongle démesuré. « Tiens, tu vois ? Marwyn se targue d’avoir retrouvé trois pages de Signes et Présages, visions rédigées par la fille vierge d’Aenar Targaryen avant que le Fléau ne s’abatte sur Valyria. Lanny sait que tu es ici ?

— Pas encore. » Lanny était le petit nom de Mère ; seul le Bouquineur l’appelait ainsi. « Qu’elle se repose. » Asha débarrassa un tabouret de la pile de livres qui l’encombraient et s’assit. « Trois-Dents m’a tout l’air d’avoir perdu deux dents de plus. Est-ce que vous l’appelez Une-Dent maintenant ?

— Il est rare que je l’appelle de quelque nom que ce soit. Elle me fait peur. Quelle heure est-il ? » Lord Rodrik jeta un coup d’œil par la fenêtre sur la mer baignée par le clair de lune. « Noir, si tôt ? Je ne l’avais pas remarqué. Tu arrives bien tard. Voilà plusieurs jours que ton sort nous préoccupait.

— Les vents nous ont été contraires, et j’avais à bord du Vent noir des prisonniers qui m’inquiétaient. La femme de Robett Glover et ses enfants. Le plus jeune, une fille, est encore au sein, et le lait de sa mère s’est tari pendant notre traversée. Je n’ai pas eu d’autre solution que d’accoster aux Roches et d’expédier mes hommes à la recherche d’une nourrice. Ils ont trouvé une chèvre pour substitut. La petite ne prospère pas. Est-ce qu’il y aurait au village une mère en train d’allaiter ? J’attache beaucoup d’importance à Motte-la-Forêt pour la réalisation de mes plans.

— Il faut que tu modifies tes plans. Tu arrives trop tard.

— Tard et affamée. » Elle étira ses longues jambes sous la table et feuilleta le premier livre qui lui tomba sous la main, le traité d’un septon consacré à la guerre de Maegor le Cruel contre les Pauvres Compagnons. « Oh, puis je meurs de soif aussi. Je descendrais volontiers une corne de bière, m’n onc’. »

Lord Rodrik fit une moue réprobatrice. « Tu sais que je ne tolère pas plus de nourriture que de boisson dans ma bibliothèque. Les livres…

— … risqueraient d’en souffrir ! » Asha se mit à rire.

Son oncle fronça les sourcils. « Tu te plais décidément à me provoquer.

— Allons, ne prenez pas un air si grognon ! Je n’ai jamais rencontré d’homme que je n’aie provoqué, vous devriez le savoir assez, à la longue. Mais assez parlé de moi. Vous vous portez bien ? »

Il haussa les épaules. « Pas trop mal. Mes yeux s’affaiblissent. J’ai fait demander à Myr une loupe pour m’aider à lire.

— Et ma tante, comment va-t-elle ? »

Lord Rodrik exhala un soupir. « Toujours mon aînée de sept ans et plus que jamais persuadée que Dix-Tours devrait être sien. Elle a beau perdre la mémoire, ça, Gwynesse ne l’oublie pas. Elle pleure avec autant d’entrain son défunt mari que le jour même où il est mort, mais il lui arrive par-ci par-là de ne plus se souvenir du nom qu’il portait.

— Je ne suis pas sûre qu’elle l’ait jamais su. » Asha referma bruyamment l’ouvrage du septon. « Et la mort de mon père, il s’agit d’un meurtre, non ?

— C’est du moins ce que croit ta mère. »

Il y a eu des fois où elle l’aurait de bon cœur assassiné de ses propres mains. « Et m’n onc’ à moi, qu’est-ce qu’il en pense ?

— Balon a fait une chute mortelle quand une passerelle de corde s’est rompue sous ses pas. Une tornade se levait, et la passerelle se tortillait et se balançait à chaque rafale. » Il haussa les épaules. « C’est en tout cas ce qu’on nous a dit. Ta mère a reçu un oiseau dépêché par mestre Wendamyr. »

Asha dégaina son poignard et entreprit de s’en curer le dessous des ongles. « Trois ans d’absence, et le Choucas reparaît le jour même de la mort de Père…

— Le lendemain, d’après nos informations. Le Silence se trouvait encore en mer quand Balon est mort, si la version officielle est digne de foi. Je veux bien t’accorder néanmoins que le retour d’Euron tombait… à point nommé, dirons-nous ?

— Ce ne sont pas les termes que j’emploierais pour ma part. » Elle planta violemment son poignard dans le bois de la table. « Où sont passés mes bateaux ? J’ai compté une quarantaine de boutres au mouillage, en bas, ce qui est loin de suffire pour expulser le Choucas du trône de mon père.

— J’ai envoyé les convocations. En ton nom, eu égard à l’affection que je te porte, ainsi qu’à ta mère. La maison Harloi y a répondu comme un seul homme. Les Pindepierre aussi, de même que les Volmark. Certains des Myrès…

— Tous originaires de l’île d’Harloi – d’une seule et unique île sur sept. J’ai repéré dans la salle une bannière Botley. De Pyk, elle, mais orpheline. Où sont les bateaux de Selfalaise, d’Orkwood, des Wyks ?

— Baelor Noirmarées m’est venu de Noirmarées tout exprès pour s’entretenir avec moi, puis il a levé l’ancre immédiatement. » Lord Rodrik referma Le Livre des Livres perdus. « Il est à Vieux Wyk, à présent.

— A Vieux Wyk ? » Elle avait redouté de l’entendre dire que les défaillants s’en étaient tous allés à Pyk faire acte d’hommage au Choucas. « Pourquoi Vieux Wyk ?

— Je me figurais que tu serais déjà au courant. Aeron Tifs-Trempes s’est prononcé pour des états généraux de la royauté. »

Rejetant sa tête en arrière, Asha se mit à rire à gorge déployée. « Le dieu Noyé a dû foutre une épinoche dans le cul d’oncle Aeron ! Des états généraux de la royauté ? C’est une blague qu’il nous fait, ou il y pense sérieusement ?

— Le Tifs-Trempes a cessé de blaguer depuis le jour de sa noyade. Et les autres prêtres ont entonné la même antienne à sa suite. Beron Noirmarées l’Aveugle tout comme Tarie Triplenoyé… Il n’est jusqu’au Vieux Goéland Gris qui n’ait délaissé le rocher qu’il habite pour aller prôner ces états généraux de la royauté aux quatre coins d’Harloi. Aussi les capitaines sont-ils en train de se rassembler à Vieux Wyk pendant que nous bavardons. »

Asha fut abasourdie. « Et le Choucas ? Est-ce qu’il a accepté d’assister à cette sacrée farce et de s’incliner devant ce qui s’y déciderait ?

— Le Choucas ne me fait pas l’honneur de ses confidences. Depuis qu’il m’a mandé à Pyk pour lui prêter hommage, je suis sans nouvelles de lui. »

Des états généraux de la royauté. Voilà qui est neuf… ou, plutôt, qui est une fameuse vieillerie !« Et mon oncle Victarion ? Quel cas fait-il de la lubie du Tifs-Trempes ?

— Victarion a été informé de la mort de ton père. Et de la tenue de ces états généraux de la royauté aussi, j’en suis convaincu. En dehors de cela, je serais fort en peine de rien affirmer. »

Plutôt des états généraux de la royauté qu’une guerre. « Je pense que j’irai baiser les pieds puants du Tifs-Trempes et retirer les algues une à une d’entre ses orteils. » Elle arracha son poignard de la table et le rengaina. « Des états généraux de la royauté ! Ça va saigner…

— A Vieux Wyk, confirma lord Rodrik. Mais sans effusion de sang, je l’espère de tout mon cœur. J’ai consulté L’Histoire des Fer-nés d’Haereg. La dernière fois que les rois du sel et les rois du roc se réunirent en états généraux de la royauté, Urron d’Orkmont lâcha ses haches dans leurs rangs, et il en pâtit rouge aux côtes de Nagga. C’est à dater de cette sombre journée que la maison Greyfer s’arrogea le trône de son propre chef pour un millénaire, soit jusqu’à l’arrivée des Andals.

— Il faut me prêter l’ouvrage d’Haereg, m’n onc’. » Il serait sans doute judicieux d’apprendre le plus de détails possible sur ces fameux états généraux de la royauté dès avant d’accoster à Vieux Wyk.

« Libre à toi de le lire ici. Son ancienneté le rend très fragile. » Il la dévisagea, les sourcils froncés. « Archimestre Rigney a écrit un jour que l’histoire tourne comme une roue, vu que la nature humaine est fondamentalement immuable. D’après lui, ce qui s’est déjà produit se reproduira forcément encore. Je repense à cela chaque fois que mes yeux se posent sur le Choucas. Euron Greyjoy me rappelle étrangement l’Urron Greyfer de ces époques reculées. Je ne me rendrai pas pour ma part à Vieux Wyk. Et tu devrais t’abstenir aussi. »

Asha sourit. « Et rater par là même les premiers états généraux de la royauté convoqués depuis… Depuis combien de temps cela fait-il, en somme, m’n onc’ ?

— Quatre mille ans, si l’on peut en croire Haereg. Moitié moins, si tu fais fond sur les arguments avancés par Mestre Denestan dans ses Questions. Se rendre à Vieux Wyk ne rime strictement à rien. C’est une démence de notre sang que cette chimère de royauté. J’en avais averti ton père à sa première rébellion, et la chose est encore plus vraie actuellement qu’elle ne l’était à l’époque. Ce dont nous avons besoin, c’est de terres, pas de couronnes. En s’entre-déchirant pour s’adjuger la souveraineté du Trône de Fer, Stannis Baratheon et Tywin Lannister nous fournissent une occasion inespérée d’améliorer notre lot. Prenons parti pour le premier ou pour le second, contribuons à sa victoire avec nos flottes et, une fois qu’il sera roi, réclamons de sa gratitude les agrandissements qui nous sont nécessaires.

— Cet avis pourrait mériter un rien de réflexion, reconnut-elle, dès lors que je me serai assuré le trône de Grès. »

Son oncle poussa un soupir. « Tu vas répugner à l’entendre, Asha, mais ce n’est pas toi qui seras choisie. Aucune femme n’a jamais gouverné les Fer-nés. Gwynesse a beau être mon aînée de sept ans, cela n’a pas empêché Dix-Tours de m’échoir quand notre père est mort. Il en ira de même en ce qui te concerne. Tu es la fille de Balon, pas son fils. Et tu as trois oncles.

— Quatre.

— Trois oncles "seiche". Moi, je ne compte pas.

— Avec moi, si. Aussi longtemps que j’ai m’n onc’ de Dix-Tours, j’ai Harloi. » Harloi n’était pas la plus vaste des îles de Fer, mais c’était la plus riche et la plus peuplée, et la puissance de lord Rodrik n’était pas chose à dédaigner. Sur Harloi même, la maison Harloi n’avait pas de rivale. Les Volmark et les Pindepierre y possédaient des domaines considérables, ils pouvaient se flatter d’avoir dans leurs rangs de fameux capitaines et de formidables guerriers, mais les plus farouches eux-mêmes s’inclinaient devant la faux. Quant aux Kenning et aux Myrès, tout âpres adversaires qu’ils s’étaient révélés jadis, cela faisait des éternités que le vasselage leur avait été imposé.

« Mes cousins me rendent hommage et, à la guerre, il me serait loisible de commander leurs voiles et leurs épées. Lors d’états généraux de la royauté, en revanche… » Il branla du chef. « Sous les ossements de Nagga, chaque capitaine se dresse en égal de tous. Il se peut que d’aucuns acclament ton nom, je n’en disconviens nullement. Mais en trop petit nombre. Et quand les clameurs retentiront en faveur de Victarion ou du Choucas, certains de ceux qui sont à cette heure même en train de boire sous mon toit feront chorus avec les autres. Je te le répète, n’aventure pas ta voile dans cette tempête. Ta bataille est désespérée.

— Il n’est pas de bataille désespérée tant qu’on ne l’a pas livrée. La légitimité de mes prétentions est la mieux fondée. Je suis l’héritière du corps de Balon.

— Tu te comportes encore en enfant buté. Pense à ta malheureuse mère. Lanny n’a plus rien d’autre que toi au monde. Je passerai plutôt Le Vent noir à la torche, en cas de nécessité, pour te garder ici.

— Et pour me contraindre à gagner Vieux Wyk à la nage, hein ?

— Un bain longuet, frisquet, pour une couronne que tu ne saurais conserver… Ton père avait plus de bravoure que de sens commun. L’Antique Voie convenait parfaitement aux Iles quand nous étions un petit royaume au sein d’une foule d’autres mais, avec la Conquête, Aegon a mis un terme à tout cela. Balon refusait de voir l’évidence. L’Antique Voie avait péri le jour où périssaient Harren le Noir et ses fils.

— Je sais cela. » Malgré l’affection qu’elle avait portée à son père, Asha ne se berçait d’aucune illusion sur lui. Balon s’était montré aveugle à certains égards. Un homme courageux, mais un piètre seigneur. « Cela signifie-t-il que nous devons vivre et mourir en serfs du Trône de Fer ? S’il y a des récifs à tribord et une tornade à bâbord, un capitaine avisé trace un troisième cap.

— Montre-moi ce troisième cap.

— Je le ferai… lors des états généraux qui m’éliront reine. Enfin, m’n onc’, comment pouvez-vous seulement envisager de vous abstenir d’aller à Vieux Wyk ? C’est de l’histoire qui va s’y faire, de l’histoire vive…

— Je préfère mon histoire morte. L’histoire morte est écrite à l’encre, la variété vive s’écrit dans le sang.

— Vous avez envie de mourir vieux et lâche dans votre lit ?

— De quelle autre façon ? Mais pas avant d’avoir fini de bouquiner. » Lord Rodrik gagna la fenêtre. « Tu ne m’as pas posé de questions sur dame ta mère. »

J’avais la frousse. « Dans quel état se trouve-t-elle ?

— Plus forte. Elle risque encore de nous survivre à tous. Elle te survivra certainement, si tu t’opiniâtres à cette folie. Elle mange plus qu’elle ne le faisait à son arrivée ici, et elle dort souvent toute la nuit d’un trait.

— Bon. » Durant ses dernières années de séjour à Pyk, lady Alannys avait complètement perdu le sommeil. Elle errait, la nuit, de salle en salle en quête de ses fils, une chandelle à la main. « Moron ? appelait-elle d’une voix stridente. Rodrik, où es-tu ? Theon, mon gros bébé, viens près de Maman. » A maintes reprises, Asha, le matin, avait regardé le mestre lui retirer les échardes qui s’étaient fichées dans ses pieds nus alors qu’elle traversait la passerelle de bois branlante menant à la tour de la Mer. « Je compte aller la voir demain matin.

— Elle va te demander des nouvelles de Theon. »

Le prince de Winterfell. « Que lui avez-vous raconté ?

— Moins que rien. Il n’y avait rien à raconter. » Il hésita. « Tu es certaine qu’il est mort ?

— Je ne suis certaine de rien.

— Vous avez découvert un corps ?

— Nous avons découvert des reliefs de beaucoup de corps. Les loups nous avaient précédés – ceux de l’espèce à quatre pattes, mais ils ne montraient guère de déférence pour leur parentèle à deux. Les os des morts étaient éparpillés, déchiquetés jusqu’à la moelle. Je l’avoue, il était difficile de savoir ce qui s’était passé là. On avait comme l’impression que les Nordiens s’étaient battus entre eux.

— Les corbeaux se disputent la chair d’un cadavre, et ils vont jusqu’à s’entretuer pour lui dévorer les yeux. » Le regard de lord Rodrik se perdit sur la mer et sur l’agitation des vagues où se jouait la clarté lunaire. « Nous avons eu un seul roi, puis cinq. A présent, je ne vois plus que des corbeaux qui se chamaillent sur le cadavre de Westeros. » Il mit le loquet aux volets. « Ne va pas à Vieux Wyk, Asha. Reste avec ta mère. Nous ne l’aurons plus bien longtemps, je crains. »

Asha s’agita sur son siège. « C’est à me rendre hardie que visait l’éducation que m’a donnée Mère. Si je n’y vais pas, je passerai le reste de mon existence à me demander ce qui serait arrivé si j’y étais allée.

— Si tu y vas malgré tout, le reste de ton existence risque d’être trop court pour que tu te poses cette question.

— Plutôt cela que de remplir le restant de mes jours en pleurnicheries sur le Trône de Grès qui aurait dû me revenir de droit. Je ne suis pas une Gwynesse. »

La remarque fit grimacer Rodrik. « Asha, mes deux grands fils ont servi de pâture aux crabes de Belle Ile. Il est hautement improbable que je me remarie jamais. Reste, et je te désignerai pour mon héritière de Dix Tours. Contente-toi de cela.

— De Dix Tours ? » Que ne puis-je accepter ce don… ! « Vos cousins n’apprécieront pas du tout. Le Chevalier, le vieux Sigfryd, Hotho le Bossu…

— Ils sont tous propriétaires et de terres et de résidences personnelles. »

Pas si faux. L’ancien château d’Harloi, pourri d’humidité, appartenait au vieux Sigfryd Harloi Poil d’argent ; le bossu Hotho Harloi siégeait à la Tour des Moires, sur un piton qui surplombait la côte occidentale ; quant au Chevalier, ser Harras Harloi, il tenait sa Cour à Grisjardin ; enfin, Boremund le Bleu régnait sur Colline Mégère. Lord Rodrik était néanmoins leur suzerain à tous. « Boremund a trois fils, Sigfryd Poil d’argent a des petits-fils, et Hotho des tas d’ambitions, répliqua-t-elle. Il n’en est pas un qui n’entende vous succéder, Sigfryd lui-même inclus. Car ce bougre-là compte bien vivre éternellement.

— Après moi, c’est le Chevalier qui sera sire d’Harloi, précisa son oncle, mais il aura tout autant de facilité à gouverner de Grisjardin que d’ici. Fais acte de vasselage envers lui pour Dix-Tours, et il te protégera.

— Je suis capable de me protéger toute seule. Je suis une seiche, m’n onc’. Asha, de la maison Greyjoy. » Elle se leva. « C’est le siège de mon père que je veux, pas le vôtre. Ces faux qui vous distinguent ont une allure périlleuse. L’une d’elles pourrait s’abattre et me trancher la tête. Non, je veux décidément occuper le Trône de Grès.

— Dans ce cas, tu n’es rien d’autre qu’un corbeau de plus, à criailler pour t’attribuer la charogne. » Rodrik se réinstalla derrière sa table. « Va-t’en. J’aspire à me replonger dans Archimestre Marwyn et dans ses recherches.

— Faites-moi savoir s’il aurait d’aventure découvert une page supplémentaire. » Son oncle était son oncle. Il ne changerait jamais. Mais il n’en viendra pas moins à Vieux Wyk, en dépit de toutes ses assertions.

Ses hommes d’équipage devaient être désormais en train de dîner dans la grande salle. Elle comprit qu’elle devait aller se joindre à eux, leur parler de ce fichu rassemblement à Vieux Wyk et de ce qu’il impliquait pour eux tous. Elle pouvait compter sur leur appui sans faille, mais elle aurait également besoin du soutien du reste des convives, tant de ses cousins Harloi que des Volmark et des Pindepierre. Ce sont ceux-là que je dois gagner à ma cause. Sa victoire de Motte-la-Forêt ne manquerait pas de l’y aider, sitôt que ses acolytes commenceraient à s’en targuer, ce qu’ils feraient sans l’ombre d’un doute. Les matelots de son Vent noir n’étaient pas sans tirer une fierté maligne des exploits accomplis par leur capitaine de femme. La moitié d’entre eux la chérissaient comme leur propre fille, et l’autre moitié mouraient d’envie de lui écarter les cuisses, mais les uns comme les autres étaient prêts à mourir pour elle. Et moi pour eux, songea-t-elle tout en franchissant la porte qui, au bas de l’escalier, donnait sur la cour inondée par le clair de lune.

« Asha ? » Une ombre émergea de derrière le puits.

Sa main s’était instantanément portée d’elle-même sur son poignard, quand le demi-jour laiteux métamorphosa la vague silhouette sombre en un homme revêtu d’un manteau de peau de phoque. Encore un fantôme… « Tris. Je m’étais attendue à te trouver dans la grande salle.

— Je désirais te voir.

— Quelle partie de ma personne, dis-moi donc ? » Elle lui adressa un large sourire. « Eh bien, me voici devant toi, pleinement adulte. Regarde autant qu’il te plaira.

— Une femme. » Il se rapprocha. « Et belle. »

Tristifer Botley s’était étoffé depuis leur dernière rencontre, mais ses cheveux restaient aussi indisciplinés que dans les souvenirs d’Asha, et ses yeux aussi vastes et naïfs que ceux d’un phoque. Des yeux bien tendres, à la vérité. Là se trouvait précisément le hic, avec ce pauvre Tristifer ; il était trop tendre pour les îles de Fer. Son visage s’est enjolivé, songea-t-elle. L’adolescence de Tris avait été singulièrement boutonneuse. La même disgrâce ayant affligé Asha, peut-être fallait-il lui attribuer leur attirance mutuelle de ces temps lointains.

« Ce que j’ai appris du sort de ton père m’a consternée, lui dit-elle.

— Et moi, je déplore celui du tien. »

Pourquoi cela ? faillit-elle demander. C’était tout de même à Balon qu’il avait dû son renvoi de Pyk pour aller jouer les pupilles auprès de Baelor Noirmarées. « Est-il exact que tu sois désormais lord Botley ?

— Nominalement du moins. Harren est mort à Moat Cailin. D’une flèche empoisonnée décochée par l’un de ces diables des marécages. Mais je ne suis le lord de rien du tout. Après que mon père eut récusé ses prétentions au Trône de Grès, le Choucas l’a fait noyer et a contraint mes oncles à lui jurer hommage. Ce qui ne l’a pas empêché de donner la moitié des terres de mon père à Holt de Fer. Lord Wynch avait été le premier à ployer le genou devant lui et à l’avouer pour roi. »

La maison Wynch était solidement implantée à Pyk, mais Asha se garda de laisser rien transparaître de son désarroi. « Wynch n’a jamais eu le courage de ton père.

— Ton oncle l’a acheté, déclara Tris. Le Silence est revenu les soutes bourrées de trésors. Perles et argenterie, émeraudes et rubis, saphirs gros comme des œufs, sacs d’espèces tellement pesants qu’aucun homme n’est capable de les soulever… Le Choucas s’est payé des amis de tous les côtés. Mon oncle Germund s’est intitulé maintenant lord Botley de son propre chef, et c’est en homme du tien qu’il gouverne à Lordsport.

— Le légitime lord Botley, c’est toi, lui affirma-t-elle en guise de consolation. Aussitôt que j’occuperai le Trône de Grès, les domaines de ton père seront intégralement reconstitués.

— Si ça te chante. Moi, je m’en fiche éperdument. Ce que tu peux être adorable, au clair de lune, Asha ! Tu as beau être une femme faite, à présent, je ne m’en rappelle pas moins vivement l’époque où tu n’étais qu’une gamine maigrichonne au museau tapissé de boutons. »

Pourquoi leur faut-il toujours évoquer ces cloques ? « Je me la rappelle aussi. » Mais sans en être aussi énamourée, tant s’en faut, que toi. Des cinq garçons introduits par Mère à Pyk à titre semi-adoptif après que Ned Stark lui eut ravi comme otage le dernier survivant de ses fils, c’est de Tris que l’âge avait fait le plus proche compagnon d’Asha. Sans avoir été le premier qu’elle eût embrassé de sa vie, c’était tout de même à lui qu’était échue la primeur de lui délacer son justaucorps et de glisser dans l’entrebâillement une main moite de sueur pour tripoter ses nichons naissants.

Je lui aurais volontiers laissé tripoter bien plus que cela s’il avait seulement été plus entreprenant. Alors que sa floraison était intervenue durant la guerre, éveillant en elle le désir, l’éclosion de sa curiosité n’avait pas attendu si longtemps. Il se trouvait là, il était de ma propre génération, et il était dans de bonnes dispositions, voilà tout ce qu’il y avait… Ça et les flux lunaires. Elle n’en avait pas moins baptisé la chose amour, en tout cas jusqu’à ce que Tris se mette à jacasser à tort et à travers sur les flopées de moutards de lui qu’elle porterait : une douzaine de fils au moins et, fichtre ! quelques filles aussi. « Je n’ai aucune envie d’avoir une douzaine de fils, lui avait-elle rétorqué, horrifiée. Ce que j’ai envie d’avoir, c’est une vie aventureuse. » Peu de temps après, mestre Qalen les surprenait en plein dans leurs petits jeux, et le jeune Tristifer Botley se voyait expédier dare-dare à Noirmarées.

« Je t’ai écrit des tas de lettres, reprit-il, mais mestre Joseran se refusait à les envoyer. Un jour, j’ai donné un cerf à un rameur de navire marchand à destination de Lordsport, et il a promis qu’il te remettrait ma lettre en mains propres.

— Après t’avoir bien escroqué, ton rameur a flanqué ta lettre à la baille.

— C’était bien ce que je craignais. On ne m’a jamais remis tes lettres non plus. »

Je n’en ai écrit aucune. En vérité, elle avait poussé un ouf de soulagement lorsqu’il s’était fait renvoyer. Avec tous ses farfouillements, il ne réussissait plus alors qu’à l’enquiquiner. Mais c’était un détail qu’il ne tiendrait pas forcément à connaître aujourd’hui… « Aeron Tifs-Trempes a appelé à la tenue d’états généraux de la royauté. Vas-tu t’y rendre et te prononcer en ma faveur ?

— Je me rendrai n’importe où en ta compagnie, mais… S’il en faut croire lord Noirmarées, ces états généraux de la royauté sont une folie dangereuse. Il est persuadé que ton oncle Euron en profitera pour fondre sur l’assistance et tuer tout le monde, ainsi que le fit autrefois Urron. »

Il est assez dément pour ça.« Ses forces sont insuffisantes.

— Tu ne connais pas ses forces. Il n’a pas arrêté de rameuter des types à Pyk. Orkwood d’Orkmont lui a apporté vingt boutres, et Jon Myrès Cul-de-poule une douzaine. Lucas Morru Main-gauche est des leurs. Ainsi que Harren Mi-Chenu, que le Rameur Rouge et que Kemmett Pyk le Bâtard, que Rodrik Néfranc, que Torwold Dent-brune, que…

— Gens de peu que cela. » Asha les connaissait tous et chacun par le menu. « Fils de femmes-sel et petits-fils d’esclaves. Les Morru…Tu sais leur devise ?

— En dépit du mépris que nous voue l’univers, répondit Tris, mais, s’ils t’attrapent dans leurs sales filets, tu seras aussi morte que s’ils avaient été des seigneurs du dragon. Et puis il y a pire. Le Choucas a ramené des monstres de l’Orient, des monstres, ouais… Sans compter des mages.

— Mon oncle a toujours eu un faible pour les dingues et les résidus de fausse couche, riposta-t-elle. Père s’accrochait sans cesse avec lui là-dessus. Libre à ses mages d’évoquer leurs dieux. Le Tifs-Trempes invoquera le nôtre et les noiera. Aurai-je ta voix pour mes états généraux de reine, Tris ?

— Tu auras tout de moi. Je suis ton homme, et pour toujours. Asha, je voudrais t’épouser. Dame ta mère a donné son consentement. »

Elle étouffa un grognement. Tu aurais pu me poser d’abord la question à moi. Sauf que ma réponse t’aurait procuré moitié moins de satisfaction.

« J’ai cessé maintenant de n’être qu’un cadet, poursuivit-il. Je suis le légitime lord Botley, comme tu le disais toi-même tout à l’heure. Et toi, tu es…

— Ce que je suis sera établi à Vieux Wyk. Tris, nous ne sommes plus des gosses qui s’entre-trifouillent pour essayer de savoir où s’ajuste quoi. Tu te figures que tu as envie de m’épouser, mais ce n’est pas le cas.

— Si fait. Tous mes rêves se résument à toi. Asha, je t’en fais le serment sur les ossements de Nagga, jamais je n’ai touché aucune autre femme.

— Va en toucher une, ou deux, ou dix. J’ai touché plus d’hommes pour ma part que je n’en saurais dénombrer. D’aucuns avec mes lèvres et nombre d’autres avec ma hache. » Son pucelage, elle l’avait résigné à seize ans, en faveur d’un marin blond superbe, embarqué à bord d’une galère marchande originaire de Lys. Il connaissait seulement six mots de la Langue Commune, mais « baiser » en faisait partie, et c’était précisément celui qu’elle brûlait alors d’entendre. Ensuite, elle avait eu l’esprit d’aller dénicher une sorcière dans les bois pour se faire enseigner comment mitonner les tisanes de lune qui vous conservent un ventre plat.

Tristifer Botley s’était mis à papilloter comme s’il ne comprenait pas tout à fait ce qu’elle venait de dire. « Tu… J’avais pensé que tu attendrais. Ça alors… » Il se frotta la bouche. « Asha, est-ce qu’on t’aurait forcée ?

— Tellement forcée que c’est moi qui lui ai déchiré sa tunique. Tu n’as aucune envie de m’épouser, crois-m’en sur parole. Tu es ce que tu as toujours été, un gentil garçon, mais moi je n’ai rien d’une gentille fille. S’il advenait que nous nous mariions, tu en viendrais bien vite à me détester.

— Jamais ! Asha, j’ai… j’ai souffert pour toi. »

Elle en avait assez entendu sur ce chapitre. Une mère valétudinaire, un père assassiné, plus des pestes d’oncles, n’importe quelle femme aurait estimé pareille épreuve amplement suffisante ; pour combler la mesure, Asha n’avait que faire d’un chiot pleurnicheur d’amour. « Trouve-toi un bordel, Tris. On se chargera d’y soigner ta souffrance.

— Je ne serais jamais capable de… »Tristifer secoua la tête. « Toi et moi, le destin nous a réservés l’un à l’autre, Asha. J’ai toujours su que tu serais ma femme et la mère de mes fils. » Il lui empoigna le bras.

En un clin d’œil, le poignard d’Asha jaillit lui piquer la gorge. « Retire ta patte, ou tu ne vivras pas assez longtemps pour engendrer un fils. Tout de suite. » Après qu’il eut obtempéré, elle abaissa la lame. « Tu veux une femme, eh bien tant mieux. J’en fourrerai une dans ton lit cette nuit. Persuade-toi qu’elle est moi, si cela peut te donner du plaisir, mais ne t’avise plus jamais d’oser porter la main sur moi. Je suis ta reine, pas ton épouse. Souviens-toi de ça. » Elle rengaina son poignard et laissa planté là Tristifer, le long du cou duquel descendait lentement une grosse goutte de sang qui paraissait noire à la lueur livide du clair de lune.

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