« Des dragons… », fit Mollander. Il ramassa par terre une pomme toute ridée puis se mit à la faire sauter d’une main dans l’autre.
« Lance donc la pomme », lui intima le Sphinx, Alleras, d’un ton pressant. Il extirpa de son carquois une flèche qu’il encocha sur la corde de son arc.
« Ça me botterait bien, moi, d’en voir un, de dragon. » Ses joues rebondies signalaient Roone comme le benjamin du groupe. Deux ans le séparaient encore de l’âge viril. « Même que ça me botterait vachement. »
Et moi, ce qui me botterait le plus, ce serait de dormir dans les bras de Rosie, songea Pat. Il en avait des fourmis incessantes dans les fesses sur son banc. Il se flattait de l’espoir que, d’ici au lendemain matin, la fille lui appartiendrait bel et bien. Je l’emmènerai à cent lieues de Villevieille, par-delà le détroit, dans quelqu’une des Cités libres. Celles-ci ne possédant pas de mestres, il s’y voyait déjà bien peinard, à l’abri de la moindre dénonciation.
De derrière des volets clos au premier étage lui parvenaient nettement les rires d’Emma, mêlés aux intonations plus graves du client qu’elle s’affairait à faire jouir. Doyenne des garces à toutes mains de La Chope à la plume d’oie, sa quarantaine bien tassée ne l’empêchait pas de rester somme toute avenante dans le genre plutôt rondouillard. Rosie, sa fille, venait, elle, tout juste, à quinze ans, de connaître la floraison. Son pucelage, avait décrété la mère, coûterait la bagatelle d’un dragon d’or. Pat avait eu beau mettre de côté neuf cerfs d’argent et une tripotée de liards de cuivre en étoiles et de sous, ses affaires n’en étaient pas plus avancées. Se débrouiller pour décrocher un dragon véritable aurait mieux amélioré ses chances qu’économiser pièce à pièce assez de billions pour le métamorphoser finalement en or.
« Tu es venu trop tard au monde pour les dragons, gamin », reprit Armen l’Acolyte à l’adresse du petit Roone. Par la vertu de la lanière de cuir qui lui ceignait le col et sur laquelle étaient enfilés des anneaux d’étain gris, d’étain blanc, de plomb et de cuivre, Armen avait, selon la manie de ses pairs, tendance à se figurer que les novices ne portaient en guise de cervelle entre les épaules qu’un crâne farci de rutabaga. « Le dernier d’entre eux s’est éteint pendant le règne du troisième roi Aegon.
— Le dernier de Westeros, objecta mordicus Mollander.
— Alors, tu la lances, oui, cette pomme ? » s’impatienta derechef Alleras. Un beau jouvenceau, c’était, leur Sphinx. Et la coqueluche de toutes les serveuses de la gargote. Rosie elle-même lui pelotait parfois le bras lorsqu’elle lui versait son pinard, ce qui contraignait Pat à grincer des dents tout en affectant de ne s’apercevoir de rien.
« Le dernier dragon de Westeros fut le dernier dragon, maintint Armen d’un ton sans réplique. C’est de notoriété publique.
— La pomme ! intima Alleras. A moins que tu prétendes la bouffer ?
— Voilà. » Traînassant son pied bot, Mollander aventura un sautillement suivi d’une brusque pirouette et balança la pomme d’un revers de main dans les brumes qui s’appesantissaient sur les flots de l’Hydromel. N’eût été son infirmité, il aurait été chevalier, à l’instar de son père. La vigueur de ses bras massifs et la puissance de sa carrure le lui auraient amplement permis, comme l’attesta l’essor fulgurant de la pomme au diable vauvert…
… Moins fulgurant toutefois que celui de la flèche qui siffla à ses trousses, une flèche en bois doré longue de trois pieds qu’empennaient des plumes écarlates. Pat ne la vit pas rattraper la pomme, mais le bruit suffit à l’édifier : l’écho de la rive opposée répercuta un plof mou talonné par un plouf aux éclaboussures distinctes.
Mollander émit un sifflotement. « En plein cœur. Fascinant. »
Moitié moins que Rosie. Pat adorait ses yeux noisette, ses seins en boutons, tout comme la manière dont elle lui souriait chaque fois qu’elle l’apercevait. Il adorait les fossettes qui creusaient ses joues. Il arrivait qu’elle vienne servir nu-pieds, de manière à jouir du moelleux de l’herbe et, ça aussi, il adorait. Il adorait le frais parfum de propreté qui émanait d’elle et la façon dont ses cheveux bouclaient derrière ses oreilles. Il adorait même ses orteils. Un soir, elle l’avait autorisé à jouer avec eux en lui massant les pieds, et il s’était complu à la faire constamment glousser en inventant tour à tour pour chacun une petite histoire drôle.
Peut-être serait-il en définitive plus pertinent de rester de ce côté-ci du détroit. Grâce à l’acquisition d’un âne avec ce qu’il avait d’économies, lui et Rosie se trouveraient à même de le partager pour monture au cours de leurs balades aux quatre coins de Westeros. Tout indigne que mestre Ebrose le considérait de se hausser jusqu’à l’anneau d’argent, Pat n’en savait pas moins rabouter un os et poser des sangsues pour traiter la fièvre. On lui saurait gré de ce genre de soins, dans le petit peuple. Et s’il arrivait à apprendre à couper les cheveux et a raser les barbes, rien ne s’opposerait à ce qu’il se fasse même barbier. Ça serait suffisant, se dit-il, dans la mesure où Rosie m’accompagnerait. Rosie résumait tout ce qu’il avait de désirs au monde.
Il n’en était pas toujours allé de la sorte. Autrefois, il avait rêvé de tenir le rôle de mestre dans un château, d’entrer au service de quelque seigneur libéral et qui, l’honorant pour sa science, le doterait d’un beau palefroi blanc en récompense de son insignité. Il se voyait d’avance chevaucher d’un air tellement altier, tellement noble, et condescendre des sourires au vulgaire qu’il dépasserait en chemin…
Un soir, dans la salle commune de La Chope à la plume d’oie, sa deuxième pinte de cidre abominablement corsé l’avait même induit à se gargariser qu’il ne resterait pas éternellement un simple novice. « Quelle merveilleuse lucidité ! lui décocha Léo la Flemme. C’est en ex-novice, effectivement, que tu finiras gardeur de cochons. »
Pat vida sa chopine jusqu’à la lie. Les torches qui l’éclairaient transformaient à cette heure tardive la terrasse de La Chope à la plume d’oie en un îlot de lumière paumé dans un océan de brouillards. Loin vers l’aval, les feux de veille de la Grand-Tour surnageaient dans la nuit poisseuse comme une vague lune orange, mais le halo de leur lueur ne contribuait guère à le réconforter.
L’alchimiste aurait déjà dû être là, maintenant… Le bougre ne s’était-il livré qu’à une méchante blague, ou bien lui était-il arrivé quelque chose ? Les chances tournant à l’aigre, voilà qui ne serait certes pas une nouveauté pour Pat. Il s’était autrefois considéré comme un gros veinard quand on l’avait choisi pour aider le vieil archimestre Walgrave à soigner les corbeaux, sans se douter une seconde qu’à cette tâche ne tarderaient pas à s’ajouter celles de trimbaler les repas du bonhomme, de lui faire sa toilette chaque matin et de décrotter ses appartements. Quant à l’art de la corbellerie, ce n’était qu’un cri là-dessus à la Citadelle, Walgrave l’avait oublié plus sûrement que ne l’avaient jamais connu la plupart des mestres, et Pat ne s’était bercé de réussir au moins à décrocher un maillon de fer noir que pour s’aviser que cette modeste ambition même excédait les capacités de son mentor. En fait, celui-ci ne restait archimestre qu’à titre honoraire et purement nominal. Plus rien ne subsistait de ses éminentes qualités antérieures, aujourd’hui, ses robes dissimulaient de façon presque permanente la marinade immonde des sous-vêtements, et, il y avait à peu près six mois, des acolytes l’avaient découvert dans la bibliothèque en train de chialer, totalement incapable de retrouver le chemin de son propre logis. De sorte que c’était désormais mestre Gormon qui le suppléait sous le masque de fer, ce même Gormon par qui Pat s’était vu accuser de vol.
Du sein du pommier qui jouxtait la rivière, un rossignol se mit à chanter. C’étaient délices que d’entendre ses vocalises, répit bienvenu après une interminable journée d’allées et venues parmi les criailleries teigneuses des corbeaux et leurs sempiternels croâ croâ. Les bestioles blanches connaissaient son nom et se le marmonnaient tant et tant les unes les autres dès qu’elles l’entr’apercevaient : « Pat, Pat, Pat », qu’il en aurait à la fin volontiers sangloté. La taille de ces volatiles et leur plumage immaculé faisaient l’orgueil d’Archimestre Walgrave. A tel point qu’à sa mort il entendait se faire à tout prix boulotter par eux. Toutefois, Pat leur prêtait plus ou moins l’intention de vouloir l’intégrer lui-même à ces fines agapes.
Peut-être était-ce par la faute du cidre abominablement corse – Pat n’était pas venu pour boire en ces lieux mais, outre qu’Alleras y payait la tournée pour célébrer son maillon de cuivre, les remords l’avaient assoiffé –, les trilles du rossignol paraissaient ressasser : Or pour fer, or pour fer, or pour fer. C’était d’une étrangeté d’autant plus troublante que tels étaient précisément les termes employés par l’étranger le soir où Rosie les avait mis en relations tous deux. « Qui êtes-vous donc ? » s’était enquis Pat, à quoi l’autre avait répondu : « Un alchimiste. Je sais changer le fer en or. » Et, là-dessus, la pièce était apparue dans sa main, faisant des entrechats d’une phalange à l’autre, le jaune de l’or scintillant doucement à la flamme de la chandelle. A l’avers s’y voyait un dragon tricéphale, au revers la physionomie de quelque roi défunt. Or pour fer, se ressouvint Pat, pourras-tu faire un change plus avantageux ? Est-ce que tu la veux, ta belle ? Est-ce que tu l’aimes ? « Je ne suis pas un voleur », avait-il répliqué au type qui se qualifiait lui-même d’alchimiste. « Je suis un novice de la Citadelle. » L’autre s’était contenté d’incliner la tête en disant : « S’il advenait que tu te ravises, je serai de retour ici dans trois jours avec mon dragon. »
Les trois jours s’étaient écoulés. Pat était revenu à La Chope à la plume d’oie sans trop savoir encore ce qu’il était mais, en lieu et place de l’alchimiste, c’est Mollander et Armen qu’il y avait trouvés en compagnie du Sphinx, et avec Roone à la remorque. Ne pas se joindre à eux aurait éveillé des soupçons.
La Chope à la plume d’oiene fermait jamais. Cela faisait six cents ans qu’elle se dressait dans son île de l’Hydromel, et elle n’avait pas une seule fois clos ses portes à la clientèle. Malgré sa haute façade de bois qui tendait à piquer du nez vers le sud comme il arrivait quelquefois aux novices de le faire sur leurs consommations, Pat escomptait que l’établissement continuerait à se tenir toujours là six cents ans de plus et à débiter son cidre abominablement corsé, son picrate et sa bière aux riverains comme aux gens de mer, aux forgerons comme aux chanteurs, aux prêtres comme aux princes et comme aux novices et aux acolytes de la Citadelle.
« Villevieille n’est pas le monde », déclara Mollander d’une voix beaucoup trop forte. Il était fils de chevalier et aussi rond qu’il était possible de l’être. Depuis que lui était parvenue la nouvelle du décès de son père sur la Néra, il s’était mis à se soûler presque tous les soirs. Même à Villevieille, si loin qu’on fût de la zone des batailles et bien à l’abri derrière ses remparts, la Guerre des Cinq Rois avait chamboulé tout le monde… Et ce en dépit des affirmations péremptoires d’Archimestre Benedict selon lequel il n’y avait jamais eu de guerre à cinq rois, puisque Renly Baratheon s’était fait tuer avant que Balon Greyjoy ne se coiffe d’une couronne.
« Mon père répétait constamment que le monde était plus vaste que n’importe quel château seigneurial, poursuivit Mollander. Les dragons doivent être le moindre des trucs qui risqueraient d’époustoufler un visiteur à Quarth comme à Asshaï et à Yi Ti, des trucs dont nous n’avons jamais seulement rêvé par ici. Toutes ces histoires de matelots…
— … sont des histoires racontées par des matelots, l’interrompit Armen. Par des matelots, mon cher Mollander. Redescends faire un tour aux docks, et je te parie que tu tomberas sur des matelots qui te causeront des sirènes qu’ils ont baisées, voire de la façon dont ils ont passé une année entière dans les entrailles d’un poisson.
— Et tu t’y prends comment, toi, pour savoir si bien qu’ils n’en ont rien fait ? » Mollander partit boquillonner sourdement dans l’herbe en quête de nouvelles pommes. « Te faudrait y être toi-même, dans les entrailles du poisson, pour jurer qu’ils ne s’y trouvaient pas. Un seul matelot qui te débagoule une histoire, ouais, bon, ça peut prêter à rigoler, mais quand des rameurs débarqués de quatre bâtiments distincts te servent exactement la même en quatre langues différentes, eh bien, là…
— Leurs récits ne sont justement pas identiques, maintint Armen. Des dragons à Asshaï, des dragons à Quarth, des dragons à Meeren, des dragons dothraki, des dragons libérant des esclaves… Chacune de ces versions diffère de la précédente.
— Rien que par certains détails. » Mollander se butait de plus en plus, sitôt qu’il picolait. Sans compter que, même à jeun, c’était une fameuse tête de mule. « Ils sont unanimes à parler de dragons, ainsi que d’une jeune reine belle à couper le souffle. »
En fait de dragons, le seul et unique dont Pat eût cure était en or jaune. Qu’avait-il bien pu arriver à l’alchimiste ? Le troisième jour. Il avait dit qu’il serait là le troisième jour. « Je ne suis pas un voleur », lui avait affirmé Pat, mais la seule vue de ce dragon qui miroitait, qui déambulait sous son nez, valsait…
« Il y a une autre pomme à côté de ton pied, claironna Alleras à l’adresse de Mollander, et j’ai encore deux flèches dans mon carquois.
— Va te faire foutre, avec ton carquois. » Mollander se baissa pour rafler la pomme à terre puis la brandit. « Elle est véreuse, celle-ci », geignit-il, mais il la lança néanmoins. La flèche frappa le fruit de plein fouet quand il amorçait sa descente et le partagea clair et net en deux. L’une des moitiés atterrit sur une toiture en tourelle, dégringola sur une toiture inférieure, y rebondit, puis manqua de peu venir s’écraser sur Armen. « Si vous tranchez un ver, vous en faites deux, déclara l’Acolyte pour leur gouverne à tous.
— Si seulement ça marchait pour les pommes aussi, plus personne n’aurait jamais faim », commenta Alleras avec l’un de ses suaves sourires. Il n’arrêtait pas de sourire, le Sphinx, ce qui lui donnait toujours l’air de connaître une bonne blague par-devers lui, tout en le dotant d’un petit aspect démoniaque qui s’accordait parfaitement à son menton pointu comme au V que formaient ses cheveux sur son front, des cheveux drus, tout bouclés, coupés court et d’un noir de jais.
Il ferait un mestre, lui. Il avait beau ne fréquenter la Citadelle que depuis un an, déjà il avait forgé trois des maillons de sa future chaîne. Armen aurait pu s’en targuer de même, à ce détail près que chacun des siens lui avait pris une année entière. Il n’en ferait pas moins un mestre également. Quant à Roone et à Mollander, ils demeuraient de simples novices à cou rose, mais l’extrême jeunesse du premier l’expliquait assez, tandis que le second manifestait moins de goût pour la lecture que pour la boisson.
Pour ce qui était de Pat, en revanche…
Cela faisait cinq ans qu’il était arrivé à la Citadelle, à peine âgé de treize printemps, et cependant son propre col affichait un rose aussi pimpant qu’au jour où les terres de l’ouest l’avaient débarqué là. A deux reprises, il s’était cru fin prêt. Lors de la première, où il s’était présenté devant Archimestre Vaellyn pour administrer la preuve de sa science des deux, il n’avait réussi qu’à apprendre de quelle manière l’examinateur s’était acquis le surnom mérité de Vinaigre, et il lui avait fallu deux ans pour se remettre de cette expérience et pour rassembler son courage en vue d’une nouvelle tentative. Quitte à se soumettre cette fois au jugement du vieil et cordial archimestre Ebrose, qui s’était taillé une solide réputation par la douceur de sa voix et la délicatesse exquise de ses mains. Mais les soupirs qu’il l’avait forcé d’exhaler s’étaient en quelque sorte révélés tout aussi pénibles que les piques acides du précédent.
« Une dernière pomme, une seule, promit Alleras, et je te confierai ce que je subodore à propos de ces fameux dragons.
— Qu’est-ce que tu pourrais bien savoir d’eux que moi je ne sache pas ? » grommela Mollander. Repérant toutefois une pomme encore accrochée à sa branche, il fit un saut pour l’abattre puis la lança. Alleras tendit la corde de son arc jusqu’à son oreille et, tout en pivotant avec grâce pour suivre la cible en plein vol, ne décocha son trait qu’au moment où la pomme entreprit de choir.
« Tu rates toujours ton dernier coup », lâcha Roone.
La pomme fit un plouf dans la rivière. Intacte.
« Tu vois ? reprit Roone.
— Le jour où tu te les farcis toutes est aussi celui où tu cesses de progresser. » Alleras décorda son arc et le rangea soigneusement dans son étui de cuir. On l’avait taillé dans du bois d’orcœur, une essence rare et mythique en provenance des îles d’Eté. Pat s’était essayé à le ployer un jour et avait échoué. Le Sphinx a l’air presque malingre, comme ça, mais ces bras si minces ont une sacrée force, réfléchit-il, tandis qu’Alleras enjambait à demi le banc pour s’emparer de sa coupe de vin. « Le dragon possède trois têtes, annonça-t-il de son ton traînant et feutré de Dornien.
— C’est une énigme, ou quoi ? voulut savoir Roone. Les sphinx ne parlent que par énigmes, dans les contes.
— Pas une énigme. » Alleras se mit à siroter son vin. Alors que le reste du groupe lampait des pintes de ce cidre abominablement corsé auquel La Chope à la plume d’oie devait sa renommée, lui préférait les crus sirupeux bizarres issus du pays de sa mère. Même à Villevieille, des vins pareils revenaient tout sauf bon marché.
Le sobriquet de Sphinx, c’était Léo la Flemme qui en avait affublé Alleras. Un sphinx, c’est un brin de ceci et un brin de cela ; ça vous a une face humaine, un corps de lion, des ailes de faucon. Alleras était tout de même ; il avait pour père un Dornien, pour mère une femme à peau noire des îles d’Eté. Il avait lui-même le teint aussi sombre que du bois de teck. Et, à l’instar de celles des sphinx de porphyre vert qui encadraient la grande porte de la Citadelle, ses propres prunelles paraissaient d’onyx.
« Aucun dragon n’a jamais possédé trois têtes, excepté sur les bannières et les boucliers », déclara fermement Armen l’Acolyte. C’était une figuration strictement héraldique, et pas davantage. Du reste, tous les Targaryens sont morts.
— Tous, non, riposta Alleras. Le roi Mendigot avait une sœur.
— Mais je croyais qu’on lui avait fracassé le crâne contre un mur, souffla Roone.
— Nenni, fit Alleras. C’est celui du jeune fils du prince Rhaegar, Aegon, que les valeureux guerriers du lion Lannister écrabouillèrent contre le mur. Nous parlons, nous, de la sœur de Rhaegar, de la petite fille née à Peyredragon avant la chute de l’île et qu’on baptisa Daenerys.
— La Typhon-née. Je me la rappelle, à présent. » Mollander brandit si brusquement sa chope à bout de bras que ce qu’il y restait de cidre au fond rejaillit en éclaboussures. « A la sienne ! » Il s’envoya une lampée, assena sur la table le cul du récipient vide, rota puis se torcha la bouche d’un revers de main. « Où diable est donc fourrée Rosie ? Notre légitime reine mérite une nouvelle tournée de cidre, pas votre avis à vous, dites ? »
La physionomie d’Armen l’Acolyte manifesta son effarement. « Pas si fort, espèce d’imbécile… Tu ne devrais même pas te permettre de plaisanter sur des sujets pareils. Il peut toujours traîner des oreilles indiscrètes. L’Araignée a des mouchards partout.
— Hé là, va pas en compisser tes chausses, Armen ! C’est un pot que je proposais, pas une rébellion. »
Pat perçut un gloussement, puis une voix sournoise susurra, derrière lui : « Je l’ai toujours su, que tu étais un traître, Grenouillard. » Drapé de satin strié vert et or, demi-cape noire épinglée à l’épaule par une rose en jade, Léo la Flemme achevait de franchir avec son allure indolente le vieux pont de planches. Le pinard qui lui maculait le jabot avait dû être du gros rouge, à en juger d’après le ton des dégoulinades. Une mèche de sa tignasse blond cendré lui retombait en travers d’un œil.
Sa seule vue hérissa Mollander. « Des conneries, ça. Fous-moi le camp. T’es pas le bienvenu, ici. »
Alleras lui posa une main sur le bras pour l’apaiser, pendant qu’Armen fronçait les sourcils. « Léo. Messire. Je m’étais laissé dire que vous étiez encore consigné à la Citadelle pour…
— … trois jours de plus. » Léo la Flemme haussa les épaules. « Perestan prétend que le monde est vieux de quarante mille ans. Mollos assure cinq cent mille. C’est quoi, trois jours, je vous le demande ? » Malgré la douzaine de tables vacantes sur la terrasse, c’est à la leur qu’il s’installa. « Paie-moi une coupe de La Treille auré, Grenouillard, et peut-être bien que je n’irai pas aviser mon père de ton toast félon. Les cartes se sont retournées contre ma personne au Hasard échiqueté, et souper m’a bouffé le dernier cerf que j’avais en poche. Cochon de lait en sauce aux prunes, farci de châtaignes et de truffes blanches. Faut bien manger. Vous avez pris quoi, les gars ?
— Du mouton », ronchonna Mollander. L’intonation revêche indiquait à l’envi qu’il ne s’en était pas trop régalé. « On s’est partagé un gigot de mouton bouilli.
— Dû vous caler, sûr et certain. » Là-dessus, Léo s’en prit à Alleras. « Un fils de lord devrait faire preuve de munificence, Sphinx. A ce que j’ai appris, tu viens de conquérir ton maillon de cuivre. J’entends boire pour fêter ça. »
Alleras lui répliqua par un sourire. « Je ne paie que pour des copains. Et je te l’ai déjà dit, je ne suis pas fils de lord. Ma mère était une commerçante. »
Léo avait des yeux noisette, étincelants d’ivresse et de méchanceté. « Ta mère était une guenon des îles d’Eté. Les Dorniens se farcissent n’importe quoi, du moment que ç’a un trou entre les pattes. Soit dit sans vouloir t’offenser. Tu as beau être brou de noix, ça ne t’empêche pas au moins de prendre des bains. Contrairement à notre salopiaud de petit porcher. » Il agita une main molle en direction de Pat.
Si je lui flanquais ma chope en pleine gueule, j’arriverais peut-être à lui fracasser la moitié des dents,songea ce dernier. Ce salopiaud de Pat le petit porcher était le héros crasseux d’un millier d’histoires paillardes, un rustre au grand cœur et un écervelé qui se débrouillait toujours pour l’emporter sur les hobereaux gras à lard, sur les chevaliers pleins de morgue et sur les septons bouffis de suffisance qui s’en prenaient à lui. D’une manière ou d’une autre, sa stupidité finissait par se révéler n’avoir été qu’une espèce de fourberie grossière ; les contes s’achevaient invariablement sur le triomphe de Pat Salopiaud, les fesses calées dans une cathèdre aristocratique ou bien besognant quelque fille de chevalier. Mais il ne s’agissait là que de fables. Dans le monde réel, les petits porchers n’étaient jamais si bien lotis. Et Pat se disait par moments que sa mère avait dû salement le détester pour lui infliger le supplice d’un semblable nom.
Alleras ne souriait plus, maintenant. « Tu vas t’excuser.
— M’excuser ? fit Léo. Comment je pourrais, quand j’ai la gorge tellement sèche… ?
— Chacun des mots que tu prononces couvre ta maison d’opprobre, l’avisa le Sphinx. Comme tu couvres d’opprobre la Citadelle en étant l’un de nous.
— Je sais. Aussi, paie-moi un pot de vin, que je puisse noyer l’opprobre qui est le mien. »
Mollander clama : « Je t’arracherais volontiers la langue, et à fond, crois-moi !
— Vraiment ? Et je m’y prendrais comment, alors, pour vous parler de vos dragons ? » La Flemme haussa de nouveau les épaules. « Le métis ne se trompe pas. La fille d’Aerys le Fol est toujours vivante, et c’est trois dragons qu’elle s’est couvés.
— Trois ? » lâcha Roone, abasourdi.
Léo lui tapota la main. « Plus que deux, moins que quatre. Je ne me risquerais pas tout de suite encore à postuler pour mon maillon d’or, si j’étais toi.
— Fiche-lui la paix ! menaça Mollander.
— Vachement chevaleresque de ta part, ça, Grenouillard. Libre à toi. Chaque homme débarqué de chacun des bateaux qui cinglait à moins de cent lieues de Quarth évoque ces dragons. Quelques-uns d’entre eux vous confieront même qu’ils les ont vus de leurs propres yeux. Le Mage tend à les en croire. »
Armen fit une moue de réprobation. « Marwyn a la cervelle détraquée. Archimestre Perestan te le dirait tout le premier.
— Archimestre Ryam le dit lui aussi », aventura Roone.
Léo leur opposa un bâillement. « Le soleil est chaud, la mer est humide, et la ménagerie déteste le mâtin. »
Il a des surnoms goguenards pour tous et chacun, songea Pat, mais force était de concéder que l’aspect de Marwyn évoquait moins celui d’un mestre que d’un mâtin. Toujours l’air de vouloir vous mordre. Le Mage ressemblait aussi peu que possible à ses pairs. Les gens prétendaient qu’il fréquentait des putes et des magiciens errants, qu’il parlait dans leur propre langue avec de ces velus d’Ibben et de ces charbonneux des îles d’Eté, qu’il sacrifiait en outre à des divinités bizarres dans les petits temples à matafs qu’on trouvait en bas, près des quais. Des témoins affirmaient l’avoir vu hanter la ville souterraine, les fosses à rats et les bordels noirs, se complaire en la société de pitres et de baladins, de reîtres et même de mendiants. D’aucuns allaient jusqu’à chuchoter qu’il avait un jour massacré un homme de ses propres poings.
C’est à son retour à Villevieille, après huit années passées en Orient à dresser des cartes de contrées lointaines, à chercher des grimoires qu’on avait perdus et à étudier avec des sorciers et des lieurs d’ombres que mestre Marwyn s’était vu accoutrer par Vaellyn Vinaigre de son sobriquet de Mage. Lequel eut tôt fait de se répandre par toute la ville, au formidable agacement de son inventeur. « Laisse donc aux prêtres et aux septons les patenôtres et les formules d’exorcisme, et plie virilement ton intelligence à n’apprendre que des vérités dignes de créance », avait une fois conseillé à Pat Archimestre Ryam, mais si l’anneau de Ryam, tout comme son sceptre et son masque, était en or jaune, sa chaîne de mestre, en revanche, était vierge d’acier valyrien.
Armen toisa Léo la Flemme de tout son dédain. Il avait un pif idéal pour ce faire, interminable et en lame de couteau pointu. « Archimestre Marwyn croit en des tas de choses farfelues, proféra-t-il, mais il ne détient pas plus que Mollander l’once d’une preuve sur les dragons. Rien d’autre, encore une fois, que des babillages de matelots.
— Tu te fourres le doigt dans l’œil, rétorqua Léo. Le Mage a dans ses appartements une chandelle de verre ardent. »
Un profond silence plomba la terrasse éclairée de torches. L’Acolyte secoua la tête avec un gros soupir. Mollander se mit à rigoler. Les grands yeux noirs du Sphinx scrutaient la physionomie de la Flemme. Roone affichait une mine perplexe.
Pour ce qui concernait les chandelles de verre, Pat était au courant, mais sans en avoir jamais vu brûler. De tous les secrets de la Citadelle, aucun n’était plus rigoureusement gardé. On racontait que Villevieille les avait reçues de Valyria mille ans avant le Fléau. Il y en avait quatre, à en croire les ouï-dire ; verte l’une, noires les autres, et toutes torses et de grande taille.
« C’est quoi, ces chandelles de verre ? » demanda Roone.
Armen l’Acolyte se racla la gorge. « La nuit qui précède la prononciation de ses vœux, tout acolyte doit assumer une veille au fin fond des caves. Sans que lui soit autorisée la moindre lanterne, la moindre torche, la moindre lumière, le moindre bougeoir… à l’exclusion d’une chandelle d’obsidienne. Force lui est par conséquent de passer toute la nuit dans les ténèbres, à moins qu’il ne parvienne à allumer cette fichue chandelle. Certains s’y risquent coûte que coûte. Les dingues et les butés, ceux qui se sont fait une étude des arcanes qualifiés suprêmes. Ils s’y entaillent souvent les doigts, car les arêtes en sont aussi tranchantes que des rasoirs, à ce qu’il paraît. En suite de quoi les voilà, mains ensanglantées, contraints de guetter l’aube, à remâcher leur piteux échec. Les autres, plus sages, se contentent tout bonnement de roupiller, quand ils ne tuent pas les heures en prières, mais il s’en trouve toujours un petit nombre, chaque année, pour ne pouvoir s’empêcher de tenter l’épreuve.
— Le fait est. » Des récits identiques étaient revenus aux oreilles de Pat. « Mais en quoi consiste l’utilité d’une chandelle qui ne projette aucune espèce de lumière ?
— C’est une leçon, répondit Armen, la dernière leçon que nous soyons tenus d’apprendre avant d’arborer respectivement nos chaînes de mestres. La chandelle de verre est censée représenter la vérité et l’acquisition du savoir, raretés aussi belles que fragiles. Le verre est taillé en forme de chandelle afin de nous rappeler qu’un mestre a pour devoir de projeter de la lumière en quelque lieu qu’il serve, et acéré dans le but de nous remémorer que la connaissance menace toujours de se révéler dangereuse. Les sages ne sont jamais à l’abri de la tentation de l’arrogance au sein de leur sagesse, alors qu’un mestre a pour obligation de pratiquer en permanence l’humilité. La chandelle de verre évoque aussi cela. Lors même qu’il aura prêté son serment, ceint sa chaîne et entrepris de servir, un mestre ne cessera de repenser aux ténèbres de sa veille et de se rappeler que, quoi qu’il ait fait pour allumer la chandelle, ce fut en pure perte, parce que la science elle-même est impuissante à réaliser l’impossible. »
Léo la Flemme éclata de rire. « Ce qui t’est impossible à toi, tu veux dire ! Je l’ai vue brûler, la chandelle, moi, de mes propres yeux.
— Tu en as vu brûler quelqu’une, ça, sans aucun doute, lui accorda l’Acolyte. Une chandelle en cire noire, le cas échéant.
— Je sais ce que j’ai vu. La lumière en était singulière, éclatante, mais d’un éclat incomparablement plus éblouissant que celui de n’importe quelle bougie de cire d’abeille ou de suif. Elle projetait des ombres étranges, et jamais la flamme n’a vacillé, pas même lorsqu’une rafale s’est précipitée dans la pièce par la porte ouverte dans mon dos. »
Armen se croisa les bras. « L’obsidienne ne brûle pas.
— Le verredragon, dit Pat. Les gens du vulgaire l’appellent verredragon. » Il y avait apparemment là, dans un sens, quelque chose de significatif.
« En effet, convint Alleras le Sphinx d’un ton rêveur, et si ce monde a vu réapparaître des dragons…
— Des dragons et des choses plus ténébreuses, ajouta Léo. Les moutons gris persistent à fermer les yeux, mais le mâtin voit la vérité. Des puissances immémoriales sont en train de se réveiller. Des ombres s’agitent. Une époque de merveilles et de terreurs ne tardera plus guère à fondre sur nous, une époque propice aux dieux comme aux héros. » Il s’étira, souriant de son sourire paresseux. « Ça mérite une tournée, je serais d’avis.
— Nous avons suffisamment bu, trancha l’Acolyte. Demain nous tombera dessus plus tôt qu’il ne nous plairait, et le cours d’Archimestre Ebrose va porter sur les propriétés de l’urine. Ceux qui se proposent de forger un maillon d’argent seraient bien inspirés de ne pas manquer cette conférence.
— Loin de moi l’idée d’aller vous priver du goût de la pisse, repartit Léo. Pour ma part, je préfère celui du La Treille auré.
— Si j’ai à choisir entre la pisse et toi, c’est la pisse que je boirai. » Mollander retira ses jambes de dessous la table. « Arrive un peu, Roone. »
Le Sphinx entreprit de récupérer l’étui de son arc. « D’accord pour le pieu, je vous accompagne. Je ne serais pas autrement surpris de rêver de chandelles de verre et de dragons.
— Tous tant que vous êtes, alors ? La Flemme haussa les épaules. Eh bien, me restera toujours Rosie. Notre mignon chou à la crème. Que je vous la tire de son sommeil, et j’arriverai peut-être à en faire une femme. »
Alleras surprit l’expression révulsée de Pat. « S’il n’a pas un liard pour s’envoyer une gorgée de vin, pas de sitôt qu’il aura le dragon pour s’offrir la petite.
— Tu parles ! éructa Mollander. Sans compter que faire une femme, ça réclame un homme. Viens avec nous, Pat. Le vieux Walgrave se réveillera avec le lever du soleil. Il va avoir besoin de toi pour l’escorter au petit coin. »
S’il se rappelle aujourd’hui seulement qui je suis. Tout en n’éprouvant aucune difficulté à distinguer les uns des autres ses corbeaux, l’archimestre montrait moins de brio pour identifier les gens. Il paraissait se figurer certains jours que Pat était un dénommé Cressen. « Pas tout de suite, répondit-il à ses copains. Je vais rester ici un moment de plus. » Ce n’était pas encore l’aube. Enfin, pas tout à fait. Il se pouvait toujours que l’alchimiste vienne, et Pat entendait bien se trouver là si l’autre survenait jamais.
« A ta guise », fit Armen. Après avoir attardé quelque peu son regard sur Pat, Alleras suspendit l’arc à l’une de ses frêles épaules puis suivit les autres en direction du pont. Mollander était tellement soûl qu’il lui fallait marcher appuyé d’une main sur Roone pour éviter de s’affaler. A vol de corbeau, la distance qui les séparait de la Citadelle n’était pas énorme, mais aucun d’entre eux n’en était un, et Villevieille se présentait comme un véritable labyrinthe, tout en tours et détours de venelles enchevêtrées et d’un lacis tortueux de ruelles crochues. « Faites gaffe », entendit Pat conseiller l’Acolyte à ses compagnons, tandis que les brouillards appesantis sur la rivière déglutissaient leurs quatre silhouettes. « Cette maudite humidité nocturne va rendre les pavés sacrément glissants. »
Une fois qu’ils eurent disparu, Léo la Flemme considéra Pat par-dessus la table d’un air acrimonieux. « Misère de misère… Voilà le Sphinx qui s’est débiné avec tout son fric, m’abandonnant à Pat Salopiaud le petit porcher. » Il s’étira en bâillant à se décrocher la mâchoire. « Comment va notre adorable Rosinette, je te prie ?
— Elle dort, fit Pat sèchement.
— Toute nue, sans doute. » Il se fendit jusqu’aux oreilles. « Tu crois qu’elle vaut vraiment un dragon ? Me faudra, je suppose, oh, un de ces jours, tirer la question au clair. »
Pat préféra s’abstenir de tout commentaire.
Léo n’avait que faire de réponse. « Ce qui est certain, c’est qu’une fois que j’y aurai cassé le berlingot, la garce, son prix va dégringoler au point que même les petits porchers pourront se payer le luxe de la baiser. Tu n’aurais plus alors qu’à me remercier. »
Je n’aurais plus qu’à te buter,pensa Pat, mais il était loin d’être assez ivre pour bousiller son existence. La Flemme, on l’avait entraîné au maniement des armes, nul n’ignorait son efficacité mortelle à l’épée de sbire comme au poignard. Et même dans le cas bien improbable où Pat aurait tout de même eu sa peau, c’est de sa propre tête qu’il aurait payé cet exploit. Lui ne possédait qu’un seul nom, quand Léo en possédait deux, Tyrell étant le second. Son papa n’était rien de moins que ser Moryn Tyrell, le commandant du Guet de Villevieille ; et son cousin nul autre que Mace Tyrell, sire de Haut jardin et Gardien du Sud Quant au Patriarche de Villevieille, lord Leyton de la Grand-Tour, détenteur entre maints autres titres de celui de « Protecteur de la Citadelle », son patronyme de Hightower n’en faisait pas moins qu’un banneret vassal de la maison Tyrell. Laisse tomber, se refréna Pat par-devers lui. Il ne t’assène ces vilenies que pour te blesser.
Les brumes s’éclairaient vaguement, vers l’est. L’aube, songea Pat. L’aube a fini par poindre et l’alchimiste n’est pas venu. Il ne savait s’il devait en rire ou en pleurer. Suis-je encore un voleur si je remets tout en place et que personne ne se doute jamais de rien ? Une question de plus qui le trouvait aussi démuni de réponse que celles autrefois posées par le gracieux Ebrose et le vicieux Vaellyn.
Dès la seconde où il se dégagea du banc pour rassembler ses pieds, le cidre abominablement corsé remonta d’un seul trait lui flanquer le tournis. Il lui fallut plaquer une main sur la table pour assurer son équilibre. « Pas touche à Rosie, fit-il en guise d’adieux. Pas touche, ou je risque de te tuer. »
Léo Tyrell repoussa d’une pichenette la mèche qui lui barrait l’œil. « Je ne me bats pas en duel avec les petits porchers. Tire-toi. »
Pat tourna les talons, traversa la terrasse. Les planches usées du vieux pont sonnèrent sous ses pieds. Lorsqu’il eut atteint l’autre bord, la partie orientale du ciel était en train de virer au rose. Le monde est vaste, se dit-il. Si j’achetais ce fameux âne, il me serait encore possible de vagabonder par les routes et les chemins de traverse des Sept Couronnes en posant des sangsues aux petites gens et en épouillant leur tignasse. Je pourrais m’engager sur un bateau quelconque, y servir de rameur et cingler vers Quarth en franchissant les portes de Jade pour aller contempler par moi-même ces fichus dragons. Je n’ai que faire d’aller retrouver ce gâteux de Walgrave et ses corbeaux.
Ses pas ne l’en portaient pas moins, en quelque sorte machinalement, vers la Citadelle.
Au premier rayon de soleil qui perça les nuages accumulés à l’est, les cloches du matin commencèrent à carillonner en bas, près du port, au septuaire du Marinier. Le septuaire du Seigneur y joignit les siennes un instant plus tard, puis les Sept Sanctuaires les leurs, du fond des jardins qu’ils occupaient sur la rive opposée de l’Hydromel, et, pour achever le concert, celles du septuaire Etoilé, ancien siège du Grand Septon durant un bon millénaire, avant qu’Aegon ne débarque à Port-Réal. De tout ce tintamarre résultait un chant singulièrement puissant. Mais bien moins suave que celui d’un simple petit rossignol isolé.
Sous les volées de cloches se percevaient aussi des mélopées humaines. Tous les matins, au point du jour, les prêtres rouges se rassemblaient, du côté des quais, sur le parvis de leur modeste temple, afin d’accueillir le retour du soleil. Car la nuit est sombre et pleine de terreurs. Pat les avait entendus cent fois beugler ces paroles et prier R’hllor, leur dieu à eux, de les préserver des ténèbres. A lui, les Sept paraissaient des dieux tout à fait suffisants, mais il avait ouï dire que Stannis Baratheon s’était désormais rallié au cérémonial des brasiers nocturnes, poussant la ferveur jusqu’à remplacer le cerf couronné sur ses bannières personnelles par le cœur ardent de sa nouvelle idole. S’il conquiert jamais le Trône de Fer, il nous faudra tous nous mettre à apprendre les refrains de ces prêtres rouges, songea-t-il, mais l’hypothèse était peu probable. Après avoir écrasé Stannis et son R’hllor sur la Néra, Tywin Lannister ne tarderait plus guère à les achever et à ficher sur une pique au-dessus des portes de la capitale la tête du prétendant Baratheon.
Au fur et à mesure que les nappes de brume se consumaient, Villevieille reprenait forme autour de lui, tel un fantôme émergeant peu à peu des ombres indécises entre chien et loup devançant l’aurore. Sans avoir jamais vu Port-Réal, Pat n’était pas sans savoir qu’il s’agissait d’une ville édifiée de bric et de broc, un colossal fouillis de voies bourbeuses, de toits de chaume et de gourbis en bois. Villevieille était, elle, construite en pierre, et chacune de ses rues, jusqu’à la plus miteuse de ses venelles, jouissait de pavés. La cité n’était jamais plus magnifique qu’au lever du jour. A l’ouest de l’Hydromel, les hôtels des guildes qui bordaient la berge s’y alignaient comme autant de palais. Vers l’amont, les dômes et les tours de la Citadelle hérissaient les deux rives, reliés entre eux par des ponts de pierre que rehaussaient à foison demeures et maisons. Vers l’aval, en dessous des façades en marbre noir et des baies en arceau du septuaire Etoilé, les béguinages des dévots vous faisaient l’effet d’une foule d’enfants rassemblés aux pieds d’une douairière vénérable.
Au-delà enfin, à l’endroit où l’Hydromel s’évasait pour former la Murmure, se dressait à contre-jour du matin venant la masse altière de la Grand-Tour, avec ses feux de veille éblouissants. Du point qu’elle occupait, tout en haut des falaises de Bataille-Isle, son ombre tranchait la ville à la façon d’une gigantesque épée. Les natifs grandis à Villevieille n’avaient qu’un coup d’œil à jeter sur la localisation de cette ombre-là pour vous dire l’heure qu’il était. D’aucuns soutenaient que, du sommet, la vue portait tout du long jusqu’au Mur. Peut-être était-ce en raison de cette prodigieuse élévation que lord Leyton n’était pas descendu de la tour depuis plus d’une décennie, jugeant préférable de gouverner sa ville du sein des nuages.
Une carriole de boucher qui dévalait la route de la rivière dépassa Pat à grand fracas, chargée de cinq porcelets dont les glapissements de détresse achevaient de vous assourdir. En s’écartant pour lui céder la voie, il manqua de peu se faire asperger par la tinette d’excréments qu’une bonne femme vidait carrément par une fenêtre, à l’étage au-dessus. Quand je serai le mestre d’un châtelain, j’aurai un cheval à monter, songea-t-il. Sur ces entrefaites il trébucha contre un pavé ; je cherche à duper qui ? se demanda-t-il, une fois par terre. Il n’y aurait pas de chaîne pour lui, pas de place à la haute table du moindre seigneur, pas de parade sur un palefroi neigeux. Ses jours se passeraient à écouter des croâ croâ de corbacs et à brosser, gratter, savonner les coulées de merde qui agrémentaient les sous-vêtements d’Archimestre Walgrave.
Il se tenait sur un genou, à tenter de nettoyer ses robes maculées de boue quand une voix l’interpella d’un : « Bien le bonjour, Pat ! »
L’alchimiste était planté là, qui le dominait.
Pat se releva. « Le troisième jour…, vous aviez dit que vous vous trouveriez à La Chope à la plume d’oie.
— Tu étais avec tes copains. Il n’entrait pas dans mes intentions de jouer les intrus. » Il portait une pèlerine à coule de voyageur, une pèlerine brune de la dernière banalité. Le soleil levant pointait son nez par-dessus le faîte des toits derrière son épaule, de sorte qu’il était malaisé de discerner ses traits sous le capuchon. « As-tu finalement décidé ce que tu étais ? »
Lui faut-il à tout prix m’obliger à le confesser ? « Un voleur, je présume.
— Je pensais bien que tu risquais de le devenir. »
Le plus difficile avait été de se mettre à quatre pattes pour retirer le coffre-fort de dessous le lit d’Archimestre Walgrave. Un coffre solide, massif et bardé de fer, avec une serrure cassée. Car la serrure, ce n’était pas Pat qui l’avait fracturée, contrairement aux soupçons gratuits de mestre Gormon, mais Walgrave en personne, après en avoir égaré la clef.
Dedans, Pat avait découvert une bourse de cerfs d’argent, une mèche de cheveux blonds nouée d’une faveur, le portrait miniature d’une femme qui ressemblait à l’archimestre (moustache incluse) et un gantelet de chevalier façonné à l’écrevisse et en acier. Ce gantelet, Walgrave fanfaronnait qu’il avait appartenu à un prince mais il n’arrivait apparemment plus à se rappeler auquel. C’est en le secouant que la clef s’en était échappée pour tomber par terre.
Si je la ramasse, je suis un voleur,se souvenait-il avoir pensé. C’était une clef ancienne, pesante, en fer noir, et qui était censée tenir lieu de passe pour toutes les portes de la Citadelle. Seuls les archimestres en détenaient de semblables. Les autres ne se séparaient pas de la leur ou bien la planquaient dans une cachette secrète et sûre. Mais si Walgrave avait opté pour cette dernière solution, jamais la sienne n’aurait eu la moindre chance de revoir le jour. Après s’être emparé d’elle, Pat se trouvait déjà à mi-chemin de la porte quand il était retourné sur ses pas pour faire aussi main basse sur le magot. Un voleur était un voleur, qu’il dérobe un œuf ou un bœuf. Pat, l’avait là-dessus hélé l’un des corbeaux blancs, Pat, Pat, Pat ! pendant qu’il prenait la fuite.
« Vous avez mon dragon ? demanda-t-il à l’alchimiste.
— Si tu as ce que je réclame.
— Donnez toujours. Je tiens à voir. » Il n’avait nullement l’intention de se laisser berner.
« La route de la rivière n’est pas l’endroit. Viens. »
Pat n’eut pas le loisir d’y réfléchir, de peser le pour et le contre. L’autre s’éloignait déjà. Il fallait le suivre ou bien perdre, et pour jamais, Rosie et le dragon. Aussi suivit-il. Tout en marchant, il faufila sa main dans sa manche afin de tâter la clef, soigneusement à l’abri de la poche qu’il y avait cousue tout exprès vers le haut. Les robes de mestre étaient truffées de poches. Il savait cela depuis sa plus tendre enfance.
Il lui fallait presser le pas pour éviter de se laisser distancer par les enjambées plus longues de son compère de circonstance. Ils dévalèrent une ruelle, tournèrent un coin, traversèrent l’antique Marché aux Voleurs, longèrent la venelle du Chiffonnier. Finalement, l’autre vira dans une nouvelle voie, plus étroite encore que les précédentes. « On est assez loin, maintenant, dit Pat. Il n’y a personne dans les parages. Autant traiter notre affaire ici.
— Comme il te plaira.
— Je veux mon dragon.
— Naturellement. » La pièce apparut. L’alchimiste la fit vagabonder entre ses phalanges, tout comme il l’avait fait le jour où Rosie avait établi le contact entre eux. A la lumière du matin, chaque mouvement faisait si bien luire et scintiller le dragon que les doigts de l’homme en étaient tout dorés.
Pat le lui arracha de la main. L’or produisit au creux de sa paume une sensation de chaleur. Il le porta à sa bouche et y mordit comme il l’avait vu faire aux gens. Pour parler franc, la saveur que devait avoir l’or, il n’en savait trop rien, mais il n’avait pas du tout envie de passer pour un imbécile.
« La clef ? » s’enquit l’alchimiste, d’un ton d’ailleurs tout sauf discourtois.
Quelque chose fit hésiter Pat. « C’est un bouquin que vous voulez ? » Certains des manuscrits antédiluviens que l’on conservait dans les caves sous triple verrou passaient pour des exemplaires uniques au monde des traités valyriens subsistants.
« Ce que je veux ne te regarde pas.
— Non. » Voilà, c’est réglé, se dit Pat. Va-t’en. Regagne à toutes jambes La Chope à la plume d’oie, réveille Rosie d’un baiser puis annonce-lui qu’elle est tienne. Il s’attarda néanmoins encore. « Montrez-moi votre visage.
— Si cela peut te faire plaisir… » L’individu repoussa son capuchon.
Ce n’était qu’un homme, et son visage qu’un visage. Un visage de jeune homme, ordinaire, avec des joues pleines et l’ombre d’une barbe. Une balafre presque imperceptible se devinait sur sa joue droite. Il avait un nez crochu, une épaisse toison de cheveux noirs qui bouclaient dru tout autour des oreilles. Ces traits ne réveillèrent aucun écho dans les souvenirs de Pat. « Je ne vous connais pas.
— Ni moi toi.
— Qui êtes-vous ?
— Un étranger. Personne. Véritablement.
— Ah. » Pat se trouvait à court de mots. Il tira la clef de sa manche et la déposa dans la main de son vis-à-vis, pris d’un léger tournis, presque de vertige. Rosie, se ressouvint-il. « Nous voilà quittes, alors. »
Il avait parcouru la moitié de la venelle quand les pavés se mirent à bouger sous ses pieds. C’est l’humidité qui rend les pierres glissantes, songea-t-il, mais non, ce n’était pas cela. Il sentait son cœur marteler sa poitrine. « Qu’est-ce qui se passe ? » lâcha-t-il. Ses jambes s’étaient liquéfiées. « Je ne comprends pas.
— Et tu ne le feras jamais », souffla une voix pleine de tristesse.
Les pavés se précipitèrent pour embrasser Pat. Il s’efforça d’appeler à l’aide, mais voilà que sa voix l’abandonnait aussi.
Son ultime pensée fut celle de Rosie.