LE CHEVALIER SOUILLÉ

La nuit était d’une fraîcheur hors de saison, même pour l’automne. Un vent vif et saturé d’humidité enfilait les ruelles en y faisant tourbillonner la poussière de la journée. Un vent du nord, avec son plein de froid. Ser Arys du Rouvre rabattit son capuchon pour mieux dissimuler ses traits. Il pouvait en effet lui en cuire de se laisser reconnaître. Une quinzaine de jours plus tôt, un négociant s’était fait massacrer dans la ville ombreuse, un pauvre bougre inoffensif qui, venu tout bonnement s’approvisionner en fruits, avait trouvé la mort au lieu de dattes à Dorne. Son seul crime étant d’être originaire de Port-Réal.

Je serais un adversaire plus sérieux pour la populace. Une agression lui aurait presque fait plaisir. Sa main descendit effleurer d’une caresse la poignée de la rapière qu’il portait au côté, à demi camouflée dans les plis de ses robes de lin superposées, celle du dessus faisant alterner des bandes turquoise et des enfilades de soleils d’or, celle du dessous, plus légère, de couleur orange. Tout confortable qu’était le costume dornien, voir son fils accoutré de la sorte aurait suffoqué son père, s’il avait vécu. En sa qualité de natif du Bief, il considérait les gens de Dorne comme ses ennemis de toujours, ainsi que l’attestaient les tapisseries de Vieux Rouvre. Arys n’avait qu’à fermer les yeux pour revoir encore celles-ci. Lord Edgerran le Munificent, trônant dans toute sa splendeur, une centaine de têtes dorniennes amoncelées à ses pieds. Alester Trois-Feuilles, transpercé de piques dorniennes au Pas-du-Prince, et utilisant son dernier souffle pour sonner de son cor de guerre. Ser Olyvar Vert-Rouvre agonisant, tout de blanc vêtu, aux côtés du Jeune Dragon. Ce n’est pas un séjour que Dorne pour un Rouvre.

Dès avant la mort du prince Oberyn, le chevalier n’avait éprouvé que malaise chaque fois qu’il s’aventurait hors de l’enclos spécifique de Lancehélion pour arpenter les venelles de la ville ombreuse. Il sentait des yeux s’appesantir sur sa personne en quelque lieu qu’il se rendît, de petits yeux noirs dorniens qui l’épiaient avec une hostilité à peine voilée. Les boutiquiers faisaient invariablement de leur mieux pour le filouter, et il lui arrivait parfois de se demander si les taverniers ne crachaient pas dans ses consommations. Une bande de gamins dépenaillés s’était avisée de commencer une fois à le bombarder de pierres, mais il n’avait eu qu’à tirer l’épée du fourreau pour les mettre en fuite. Le décès de la Vipère Rouge avait réussi l’exploit d’exacerber la haine des autochtones, et encore la rue s’était-elle vaguement calmée depuis que le prince Doran avait relégué ces trublions d’Aspics des Sables au sommet d’une tour. Il n’en restait pas moins qu’afficher son blanc manteau dans la ville ombreuse équivaudrait à une provocation pure et simple. Il en avait emporté trois de Port-Réal, deux de laine, un lourd et un léger, le troisième de fine soie. Faute, en revanche, que l’un d’entre eux lui drape les épaules, il avait l’impression d’être à poil.

Mieux vaut à poil que mort, se dit-il. Je suis et demeure un chevalier de la Garde Royale, même sans blanc manteau. Il faut qu’elle respecte mon état. Il faut que je le lui fasse comprendre. Il n’aurait jamais dû se laisser entraîner dans cette aventure-là, mais l’amour, l’amour, ainsi que disait le chanteur, l’amour a le pouvoir de faire perdre la tête à n’importe quel homme.

Aux heures chaudes de la journée, quand les mouches étaient seules à bourdonner dans son dédale poussiéreux, la ville ombreuse de Lancehélion avait souvent l’air complètement abandonnée, mais, une fois le soir tombé, ce même désert s’animait. De vagues flonflons filtraient par les persiennes des fenêtres sous lesquelles passait ser Arys et, quelque part, des doigts qui battaient sur la peau des tambours les pulsations échevelées d’une danse des piques donnaient des chamades à la nuit. A la patte d’oie que formait la rencontre de trois ruelles au bas du second des Remparts Lacis, une putain le héla du haut d’un balcon. Elle n’était vêtue que d’huile et de bijoux. Il lui décocha un coup d’œil, rentra les épaules et poursuivit sa route face aux crocs du vent. De quelle faiblesse nous sommes, nous autres, les hommes. Nos corps nous trahissent tous tant que nous sommes, jusqu’aux plus nobles d’entre nous. La pensée le traversa de Baelor le Bienheureux, macérant dans le jeûne au point de s’évanouir, dans l’espoir de mater les désirs luxurieux dont il se trouvait humilié. Devait-il s’inspirer, lui, d’un modèle aussi extravagant ?

Un type courtaud se tenait sous l’arceau d’une porte, à faire griller sur un brasero des tranches de serpent qu’il retournait avec des pincettes de bois quand elles étaient croustillantes. L’âcre odeur de ses sauces fit monter des larmes aux yeux du chevalier. A ce qu’il avait ouï dire, la plus succulente de ces sauces à serpent comportait, en sus de graines de moutarde et de piments dragons, une goutte de venin. Myrcella s’était entichée aussi promptement de la cuisine dornienne que de son prince dornien, et, de temps à autre, ser Arys tâtait d’un plat ou deux dans le seul but de lui faire plaisir. Car non contents de lui emporter les papilles et, l’altérant mortellement, de le pousser à abuser du vin, ces mets-là l’incendiaient encore pire à la sortie qu’à l’entrée. Apparemment insensible, elle, à ces inconvénients-là, sa petite princesse s’en pourléchait les babines.

Il l’avait laissée dans ses appartements, penchée sur une table à jeu face au prince Trystan, à pousser des pièces ouvragées sur une espèce de damier de jade, de cornaline et de lapis-lazuli, ses lèvres pulpeuses à peine entrebâillées, ses prunelles vertes étrécies par la concentration. Cyvosse, s’appelait la partie qu’ils étaient en train de disputer. La vogue en avait été importée de Volantis à Port-Cabanes par l’intermédiaire d’une galère marchande, et sa diffusion assurée vers l’amont comme vers l’aval de la Sang-vert par les orphelins. La Cour de Dorne en raffolait.

Ser Arys trouvait pour sa part cela simplement affolant. Il se composait de dix pièces différentes, chacune dotée de ses propres pouvoirs et attributions, et la disposition de l’échiquier changeait d’une partie à l’autre, selon la manière dont les joueurs ordonnaient les cases de leur camp respectif. Le prince Trystan ayant eu d’emblée un vrai coup de foudre pour ce casse-tête, Myrcella s’y était bien vite initiée pour pouvoir lui tenir lieu d’adversaire. Elle n’avait pas tout à fait onze ans, son fiancé treize ; en dépit de quoi elle le battait plus souvent qu’à son tour depuis ces derniers temps. L’adolescent ne paraissait en prendre aucun ombrage. Il était impossible d’être plus différents physiquement que ces deux gamins, lui de teint olivâtre et les cheveux raides et noirs, elle d’une blancheur de lait sous la masse de ses boucles d’or ; lumière et ténèbres, à l’instar de la reine Cersei et du roi Robert. Ser Arys souhaitait seulement de toute son âme que Myrcella puise plus de joie dans la personnalité de son petit Dornien que ne l’avait jamais fait sa mère dans celle de son seigneur et maître de l’Orage.

Le scrupule de l’avoir quittée le taraudait, malgré la sécurité que l’enceinte du château devait suffisamment garantir à sa protégée. Deux portes seulement permettaient d’accéder aux appartements de cette dernière dans la tour du Soleil, et il maintenait deux hommes en permanence devant chacune d’elles ; des gardes de la maisonnée Lannister, toutes gens venus avec eux de Port-Réal, éprouvés sur le champ de bataille, intraitables sur la discipline et d’une loyauté sans faille. Myrcella avait également sous la main ses caméristes personnelles, ainsi que sa septa, Eglantine, et le prince Trystan disposait en permanence de son bouclier juré, ser Gascoygne de la Vert-sang, pour veiller sur lui. Personne n’ira la tracasser, se dit-il, et, dans une quinzaine, nous serons tirés de ce fichu guêpier.

Cela, le prince Doran s’y était formellement engagé. En dépit du choc que lui avaient fait éprouver l’aspect étonnamment vieux et les infirmités du sire de Dorne, ser Arys ne mettait pas en doute qu’il tiendrait parole. « Je suis au regret de n’avoir pas pu vous voir jusqu’à présent ni faire la connaissance de la princesse Myrcella, lui avait déclaré Martell en l’admettant dans sa loggia, mais je me flatte que ma fille Arianne aura su vous accueillir ici de manière à vous convaincre intimement que vous étiez le bienvenu à Dorne, ser.

— Elle n’y a nullement failli, mon prince, avait-il répondu, tout en espérant qu’aucune rougeur n’aurait l’impudence de le dénoncer.

— Quelque rude et pauvre qu’il soit, le pays qui est nôtre est loin d’être dénué de beautés. C’est un chagrin pour nous que vous n’ayez vu de Dorne en tout et pour tout que Lancehélion, mais je crains que ni votre princesse ni vous ne seriez en sécurité par-delà ces murailles-ci. Nous autres, Dorniens, nous avons le sang chaud, prompt à la colère et lent au pardon. J’aurais trop de joie au cœur s’il m’était possible de vous affirmer qu’il n’y avait que les Aspics des Sables à vouloir la guerre, mais je ne vais pas vous régaler de mensonges, ser. Vous avez entendu le cri de la rue, la virulence des sommations que mon petit peuple m’adressait d’avoir à convoquer mes piques. La moitié de ma noblesse est d’accord avec lui, j’ai peur.

— Et vous, mon prince ? » s’était permis d’interroger le blanc chevalier.

— J’ai appris de ma mère voilà bien longtemps qu’il fallait être absolument dément pour engager des guerres que l’on ne saurait gagner. » Si l’impudence de la question l’avait offensé, il n’en laissait rien transparaître. « Cette paix n’en est pas moins fragile – aussi fragile que votre princesse.

— A moins d’être une bête fauve, qui pourrait vouloir s’en prendre à une petite fille ?

— Ma sœur Elia avait elle-même une petite fille. Rhaenys, elle s’appelait. Et princesse elle était aussi. » Martell soupira. « Ceux qui la poignarderaient volontiers n’en veulent nullement à la princesse Myrcella, pas plus que ser Amory Lorch n’en voulait à Rhaenys quand il la tua. Si tant est qu’il l’ait jamais fait. Ils ont uniquement pour but de me forcer la main. Car s’il devait advenir que Myrcella soit assassinée à Dorne alors qu’elle s’y trouve sous ma protection, qui donc ajouterait foi, dites, à mes protestations d’innocence ?

— Aussi longtemps que je serai en vie, jamais personne ne fera de mal à Myrcella.

— Noble engagement, commenta Doran avec une ombre de sourire. Mais vous n’êtes rien de plus qu’un homme, ser, et un homme seul. Je m’étais bercé que l’incarcération de mes mules de nièces contribuerait à calmer les vagues, mais nous n’avons obtenu pour tout résultat que de forcer les cafards à regagner leurs planques sous la jonchée. Il n’est pas de nuit où je ne les entende chuchoter tout en affûtant leurs couteaux. »

II a peur, se rendit subitement compte ser Arys avec stupéfaction. Regarde, sa main tremble… ! Le prince de Dorne est terrorisé. Il en demeura court.

« Veuillez m’excuser, ser, reprit le prince Doran. La précarité de ma santé m’entraîne à certaines défaillances qui, quelquefois… Lancehélion me harasse, avec son boucan, sa crasse et ses odeurs. Aussitôt que mes devoirs me le permettront, je compte regagner les Jardins Aquatiques et, ce faisant, j’emmènerai la princesse Myrcella. » Le chevalier n’eut pas le loisir de protester qu’il l’apaisait d’un geste de sa main boursouflée d’œdème et aux jointures violacées. « Vous ferez aussi partie du voyage. Ainsi que sa septa, ses femmes de chambre et ses gardes. Tout solide qu’est Lancehélion, la ville ombreuse s’étale au bas de ses murs. Le château voit d’ailleurs lui-même entrer et sortir tous les jours des centaines de gens. Les Jardins sont mon havre. Le prince Moron les créa tout exprès pour les offrir à sa fiancée targaryenne et commémorer l’union de Dorne et du Trône de Fer. La chaleur des jours, la fraîcheur des nuits, la saveur salée des brises marines, les bassins, les fontaines en cette saison… Tout rend l’automne enchanteur là-bas. Sans parler des enfants qui s’y trouvent, filles et garçons de haute naissance et du meilleur monde. Avec eux, Myrcella ne manquera ni d’amis de son âge ni de compagnons de jeux. Elle ne s’y sentira pas du tout isolée.

— Soit, alors. »

Les propos du prince lui trottaient depuis lors dans la tête. Elle y sera en sécurité. Seulement, pour quelle raison Doran Martell avait-il si fort insisté pour qu’il se garde d’informer Port-Réal de ce déménagement ? Elle sera d’autant plus en sécurité que nul ne saura au juste où elle séjourne. Ser Arys était tombé d’accord sur tout, mais avait-il l’embarras du choix ? Tout chevalier de la Garde Royale qu’il était, il n’était qu’un homme, et un homme seul, exactement comme l’avait dit le prince.

La rue déboucha brusquement dans une cour baignée par le clair de lune. « Après l’échoppe du chandelier, disait son billet, un porche et une brève volée de marches extérieures. » Après avoir franchi la voûte du porche, il gravit l’escalier fatigué menant à une porte impersonnelle. Suis-je censé frapper ? Il se contenta de pousser le battant et se retrouva dans une grande pièce sombre, basse de plafond, qui n’était éclairée que par la flamme vacillante d’une paire de bougeoirs posés dans des niches creusées à même l’épaisseur des murs de torchis. Ses sandales foulèrent des tapis aux motifs typiques de Myr, il discerna une tapisserie suspendue au mur, repéra un lit. « Ma dame ? appela-t-il. Où êtes-vous donc ?

— Ici. » Elle émergea de l’ombre derrière la porte.

Autour de son avant-bras s’enroulaient les anneaux d’un serpent ciselé dont les écailles de cuivre et d’or chatoyaient au gré de ses moindres mouvements. Elle ne portait absolument rien d’autre que ce bracelet.

Non, voulut-il l’avertir, non, je suis venu dans le seul but de vous annoncer que je devais partir, mais il lui suffît de voir sa chair moirée par la lueur des chandelles pour se retrouver comme qui dirait frappé de mutisme, avec l’impression d’avoir le gosier aussi desséché que les dunes de Dorne. Il demeura pétrifié sur place, à se gorger silencieusement des gloires de ce corps offert, de la fossette qui se creusait au bas du col, de la plénitude et de la rondeur des seins marqués de larges mamelons sombres, des courbes lascives de la taille et des hanches. Et puis voilà que, sans savoir comment, il était en train de l’étreindre à pleins bras tandis qu’elle le dépouillait déjà de ses robes puis, empoignant la tunique en soie de dessous par l’échancrure des aisselles, la déchirait d’un coup jusqu’au nombril, mais du diable si ser Arys avait cure encore de pareils détails. Douce et lisse était la peau que ses doigts pétrissaient, d’une ardeur au toucher pareille aux plages inondées par le soleil dornien. Il lui releva la tête et trouva ses lèvres. Elle ouvrit sa bouche à la sienne, et ses seins lui emplirent les mains. Il sentit ses tétons s’ériger sous la caresse de ses pouces. Elle avait des cheveux d’un noir et d’une épaisseur indicibles, et il en émanait des senteurs d’orchidées dont l’arôme ténébreux d’humus le fit si durement bander que c’en était presque douloureux.

« Touchez-moi, ser », lui souffla-t-elle à l’oreille. Il laissa sa main glisser doucement le long du ventre, gagner à tâtons, sous le renflement de l’aine touffue de poils noirs, le moite et délicat recès. « Oui, là », ronronna-t-elle, tandis qu’il y faufilait un doigt, puis, non sans exhaler une espèce de gémissement, elle l’entraîna vers la couche et l’y fit basculer. « Encore, oh ! encore… Oui, mon chéri, mon chevalier, mon blanc chevalier câlin, oui, toi, toi, j’ai envie de toi… » Ses mains le guidèrent afin qu’il pénètre en elle puis s’égarèrent lui enlacer les reins pour l’étreindre plus étroitement. « Plus à fond, chuchota-t-elle. Oh oui… ah ! » Ses jambes se reployèrent autour de sa taille, et elles faisaient l’effet d’avoir la solidité de l’acier. Ses ongles lui lacérèrent le dos quand il entreprit de la pénétrer, saccade après saccade, à la pénétrer tant et si bien qu’elle finit par se mettre à glapir et à se cambrer sous lui et, ce faisant, à lui attraper les tétons et à les lui pincer jusqu’à ce qu’il ait répandu sa semence en elle. Je pourrais mourir, et heureux, maintenant, songea-t-il, en paix avec lui-même l’espace au moins d’une douzaine de battements de cœur.

Il ne mourut pas.

Son désir était aussi abyssal et illimité que la mer, mais il suffit que les eaux se retirent avec la marée descendante pour qu’émergent à nouveau les récifs de la honte et du remords, aussi déchirants que jamais. Quelquefois, la houle consentait à les recouvrir, mais ils n’en demeuraient pas moins là, sous la surface, avec leur noirceur visqueuse et inexorable. Que suis-je en train de faire là ? se demanda-t-il. Je suis un chevalier de la Garde Royale. Il se détacha de sa partenaire en se laissant rouler sur le flanc puis, allongé de tout son long, s’abîma dans la contemplation du plafond. Une énorme lézarde y sinuait d’un mur à l’autre. Il ne l’avait pas remarquée jusque-là, pas plus qu’il ne s’était avisé de ce que représentait la tapisserie, l’un des épisodes de la geste de Nyméria et de ses dix mille vaisseaux. Je ne vois rien qu’elle. Un dragon aurait pu se trouver à la fenêtre, en train de nous épier, je n’aurais quand même rien vu d’autre qu’elle, qu’elle et que ses seins, que son visage, que son sourire.

« Il y a du vin », lui susurra-t-elle dans le cou. Une de ses mains lui flatta la poitrine. « Vous avez soif ?

— Non. » Il se retourna pour se dégager, s’assit sur le rebord du lit. Malgré la terrible chaleur qui régnait dans la chambre, il fut pris de frissons.

« Vous saignez, dit-elle. J’ai griffé trop fort. »

Elle lui frôla le dos, et il tressaillit comme si c’étaient des doigts de feu qui l’avaient touché. « Pas de ça. » Il se leva, nu comme un ver. « Plus jamais.

— J’ai du baume. Contre les égratignures. »

Il n’en existe pas contre mon opprobre.« Les égratignures n’ont aucune importance. Veuillez me pardonner, ma dame, il faut que je m’en aille…

— Si tôt ? » Elle avait un timbre rauque et voilé, une grande bouche idéale pour chuchoter, des lèvres pleines et mûres à souhait pour embrasser. Sa chevelure cascadait le long de ses épaules nues jusqu’à la naissance de ses seins charnus, sombres et massifs. Elle ondoyait en lourdes boucles paresseuses. La toison de son pubis était elle-même soyeuse et bouclée. « Demeurez avec moi cette nuit, ser. Il me reste encore des quantités de choses à vous enseigner.

— Je n’ai déjà que trop appris de vous.

— Vous aviez l’air assez content de recevoir des leçons, naguère encore, ser. Etes-vous bien sûr que vous ne me quittez pas pour aller dans quelque autre lit rejoindre quelque autre femme ? Révélez-moi de qui il s’agit. Je me battrai avec elle pour vous, la poitrine à découvert, œil pour œil et poignard pour poignard. » Elle sourit. « A moins qu’elle ne soit un Aspic des Sables. Auquel cas, il nous est possible de partager vos faveurs. J’ai beaucoup d’affection pour mes cousines.

— Vous savez que je n’ai pas d’autre femme dans ma vie. Uniquement une… obligation. »

Elle changea de position pour s’accouder, les yeux levés vers lui, de grands yeux noirs qui étincelaient à la flamme des chandelles. « Cette chiennerie vérolée ? Je la connais. Aussi sèche entre les cuisses que de la poussière, et vous ensanglantant la bouche avec ses baisers. Laissez pour une fois cette garce d’obligation dormir toute seule, et ne me quittez pas, cette nuit.

— Ma place est au palais. »

Elle soupira. « Avec votre seconde princesse. Vous allez me rendre jalouse, à la fin. Vous l’aimez plus que moi, m’est avis. Elle est beaucoup trop jeune pour vous, cette enfant. C’est une femme qu’il vous faut, pas une fillette. Mais je puis jouer les nitouches, si ça vous excite.

— Vous ne devriez pas dire des choses pareilles. » Elle est dornienne, tu l’oublies. A en croire les gens du Bief, c’était leur alimentation qui rendait les hommes de Dorne aussi prompts à s’enflammer et leurs femmes aussi fougueuses et lubriques. Ces épices exotiques et ces abominations de piments vous mettent le sang en ébullition, c’est plus fort qu’elle. « J’ai pour Myrcella une affection toute paternelle. » Sa position lui avait toujours interdit d’avoir une fille de ses propres œuvres, tout autant que de se marier. A la place, elle lui offrait la possession d’un beau manteau blanc. « Nous sommes censés partir pour les Jardins Aquatiques.

— Tôt ou tard, convint-elle, si ce n’est qu’avec mon père les choses prennent invariablement cent fois plus de temps que leur réalisation n’en nécessiterait pour quiconque. S’il annonce qu’il compte se mettre en route le lendemain, votre départ aura sans doute lieu d’ici à une quinzaine. Vous allez vous sentir bien isolé, aux Jardins, je vous en préviens… Et où donc est passé, dites, le brave et galant damoiseau qui prétendait désirer passer le reste de son existence entre mes bras ?

— J’étais ivre quand j’ai dit cela.

— Vous n’aviez bu que trois coupes de vin coupé d’eau.

— J’étais ivre de vous. Il y avait dix ans que… Je n’ai pas touché d’autre femme avant vous depuis que j’ai adopté le blanc, jamais aucune, pas une seule. J’avais toujours ignoré ce que ce pouvait être que l’amour mais, maintenant… J’ai peur…

— De quoi diantre irait s’effrayer mon blanc chevalier ?

— Je crains pour mon honneur, répondit-il, ainsi que pour le vôtre.

— Je suis capable de veiller au soin de mon propre honneur. » Elle retourna son index contre l’un de ses seins et lui fit lentement décrire un cercle autour du mamelon. « Tout comme au soin de mes propres plaisirs, si s’en imposait le besoin. Je suis une femme adulte. »

Cela, elle l’était, sans l’ombre d’un doute. A la voir là, sur le plumard, sourire de ce sourire démoniaque en se tripotant le nichon… Existait-il aucune autre femme dotée de mamelons si larges et d’une telle émotivité ? Il était presque impossible à ser Arys de les regarder sans mourir d’envie de les empoigner, de les dévorer de baisers, les sucer jusqu’à ce qu’ils reluisent, humides de salive et tétons dressés…

Il se détourna. Ses sous-vêtements gisaient éparpillés sur les tapis. Il se pencha pour les ramasser.

« Vos mains ont la tremblote, observa-t-elle. Elles préféreraient s’affairer à me caresser, je crois bien. Vous faut-il absolument mettre autant de hâte à renfiler vos frusques, ser ? Je préfère vous voir tel que vous êtes, moi. C’est couchés, dévêtus, que nous sommes tous deux le plus loyaux envers nous-mêmes, un homme et une femme, amants, une seule chair, et aussi proches qu’il est possible de l’être à deux. Nos costumes font de nos personnes des êtres différents. J’aimerais mieux être chair et sang pour ma part que soieries et bijoux. Quant à vous… Vous n’êtes pas votre blanc manteau, ser…

— Si fait, répliqua-t-il. Je suis mon manteau. Et il faut que notre liaison s’achève, pour votre salut comme pour le mien. S’il advenait jamais que l’on nous découvre…

— Les hommes vous considéreraient comme un fameux veinard.

— Les hommes me considéreraient comme un affreux parjure. Et que se passerait-il s’il arrivait que quelqu’un aille trouver votre père et lui raconter de quelle manière je m’y suis pris pour vous déshonorer ?

— Mon père est bien des choses, mais personne n’a jamais dit de lui qu’il était idiot. Mon pucelage, c’est le Bâtard de Grédieu qui l’a eu quand nous avions tous les deux quatorze ans. Savez-vous ce que fit mon père lorsqu’il apprit l’événement ? » Elle rassembla les couvertures dans son poing puis se les remonta jusque sous le menton pour voiler sa nudité. « Rien. Mon père excelle à ne rien faire. Il appelle cela réfléchir. Parlez-moi sans mentir, ser, est-ce mon déshonneur qui vous tourmente, ou bien le vôtre ?

— Les deux. » La perfidie de la question l’avait piqué au vif. « Et voilà justement pourquoi cette rencontre-ci doit être notre dernière.

— Vous l’aviez déjà dit auparavant… »

Oui, et de manière aussi sincère que sérieuse. Mais je suis faible, sans quoi je ne me trouverais pas ici même et en ce moment. Or, il ne pouvait pas lui dire cela ; elle appartenait à ce genre de femmes qui n’ont que mépris pour la faiblesse, il le percevait, il en était pleinement conscient. Elle tient plus de son oncle que de son père, pour le caractère. En se reportant délibérément ailleurs, ses regards découvrirent sur un fauteuil la tunique de dessous rayée qu’elle avait si bien mise en pièces afin de la lui arracher plus vite. « Ce truc-là est en loques, déplora-t-il. Comment vais-je me débrouiller pour le mettre, maintenant ?

— Devant derrière, suggéra-t-elle. Une fois que vous aurez revêtu vos robes, plus personne ne pourra voir la déchirure. Peut-être votre petite princesse vous la recoudra-t-elle de bon cœur. Et si je vous en expédiais une toute neuve aux Jardins Aquatiques, plutôt ?

— Ne m’adressez pas de présents. » Un tel geste ne servirait qu’à attirer l’attention. Il secoua la malheureuse tunique avant de se la passer par-dessus la tête devant derrière, comme conseillé. Le contact de la soie sur sa peau lui procura une sensation de fraîcheur, sauf que le tissu tendait à se coller aux écorchures qui zébraient son dos. Un inconvénient qui du moins faciliterait le retour au palais. « Mon unique désir est de mettre un terme à cette… cette…

— Voilà qui vous paraît bien galant, ser ? Vous me blessez. Je commence à croire que tous vos discours amoureux n’étaient que des mensonges. »

Je n’ai jamais été capable de te mentir… La remarque lui avait fait l’effet d’une gifle. « En dehors de l’amour, quel autre motif aurais-je eu de renier tout sentiment d’honneur ? Lorsque je me trouve en votre compagnie, je… C’est à peine si je puis penser, vous incarnez tout ce dont j’ai jamais rêvé, mais il n’en reste pas moins que…

— Des mots, du vent. Si vous m’aimez véritablement, ne me quittez pas.

— J’ai juré ma foi…

— … de ne pas vous marier, de ne pas engendrer. Eh bien, moi, j’ai bien pris ma tisane de lune, et vous, vous savez bien que je ne puis vous épouser, non ? » Elle sourit. « Mais je pourrais à la rigueur me laisser convaincre de vous conserver comme amant…

— Et voilà que vous vous moquez de moi.

— Peut-être un brin. Vous figureriez-vous donc être le seul et unique chevalier de la Garde Royale qui se soit jamais épris d’une femme ?

— Il y a toujours eu des hommes pour trouver plus facile de prononcer des vœux que pour les respecter », admit-il. Ser Boros Blount n’avait rien d’un inconnu pour la rue de la Soie, et ser Preston Verchamps s’était assidûment rendu chez certain drapier pour peu que ledit drapier se fût absenté, mais Arys se refusait à frapper d’ignominie ses frères jurés en trahissant leurs manquements. « Ser Terrence Tignac fut surpris au lit avec la maîtresse de son roi, préféra-t-il conter. Il eut beau jurer que l’amour était le seul coupable, il le paya comme elle de ses jours, et ce crime entraîna tout à la fois la chute de sa maison et la mort du plus noble chevalier que le monde ait jamais connu.

— Oui, oui, mais pourquoi ne souffler mot de Lucamore le Dépravé, de ses trois femmes et de ses seize enfants ? La chanson me fait toujours rire.

— La vérité n’est pas aussi comique. De son vivant, jamais il ne fut appelé Lucamore le Dépravé. Il se nommait en fait ser Lucamore Fort, et son existence tout entière ne fut qu’imposture. Lorsqu’on découvrit sa fausseté, ses propres frères jurés le châtrèrent, et le Vieux Roi l’expédia sur le Mur. Ces seize gosses qui vous amusent pleurèrent leur abandon. Il n’était pas un authentique chevalier, pas plus que Terrence Tignac…

— Et le Chevalier-dragon ? » Elle repoussa vivement les couvertures et jeta ses jambes en dehors du lit. « Le plus noble chevalier que le monde ait jamais connu, disiez-vous, mais cela ne l’empêcha pas de coucher avec sa reine et de l’engrosser.

— Un racontar auquel je refuse d’ajouter foi, riposta-t-il d’un ton scandalisé. La prétendue trahison du prince Aemon avec la reine Naerys ne fut rien d’autre que cela, un racontar, une calomnie inventée par son frère lorsque la fantaisie lui prit de faire supplanter son fils légitime par son bâtard. Ce n’est pas gratuitement qu’Aegon se vit qualifier d’Indigne. » Il récupéra son ceinturon d’épée et se le boucla autour de la taille. Quelque effet incongru que pût produire un tel accoutrement par-dessus la tunique de soie dornienne, le poids familier de la rapière et du poignard suffit à ser Arys pour se rappeler qui il était et ce qu’il était. « Je ne veux à aucun prix que l’on affuble également ma mémoire du surnom d’Indigne, déclara-t-il. Je ne souffrirai pas de souiller mon manteau.

— Ah mais oui, fit-elle, ce magnifique manteau blanc. Vous oubliez que mon grand-oncle portait le même. J’étais encore toute petite quand il mourut, mais je me souviens encore de lui. Il était aussi grand qu’une tour, et il se plaisait à me chatouiller jusqu’à ce que mes fous rires m’aient coupé le souffle.

— Je n’ai jamais eu l’honneur de rencontrer le prince Lewyn, confessa ser Arys, mais on s’accorde unanimement à reconnaître qu’il fut un chevalier éminent.

— Un éminent chevalier pourvu d’une maîtresse. Laquelle est désormais une vieille femme, mais elle fut d’une rare beauté, dans sa jeunesse, à ce que l’on affirme. »

Le prince Lewyn ? Ser Arys n’avait jamais ouï dire cela de lui. Il en éprouva un véritable choc. La félonie de Terrence Tignac et les supercheries de Lucamore le Dépravé figuraient dûment répertoriées dans le Blanc Livre, mais la page consacrée au prince Lewyn ne mentionnait aucune femme.

« Mon oncle disait toujours que c’était l’épée qu’il avait au poing qui déterminait la valeur d’un homme, et non pas celle qu’il portait entre les jambes, poursuivit-elle, aussi, veuillez m’épargner vos pieux prêchi-prêcha sur les manteaux souillés. Ce n’est pas notre amour qui vous a déshonoré, ce sont les monstres que vous n’avez cessé de servir et les brutes que vous persistez à désigner comme vos frères. »

Cette assertion tranchait dans une chair par trop à vif. « Robert n’avait rien d’un monstre.

— Il grimpa sur le trône en escaladant des cadavres d’enfants, riposta-t-elle, mais je veux bien vous accorder qu’il n’était nullement un Joffrey. »

Joffrey. C’avait été un garçon superbe, d’une taille et d’une vigueur peu communes pour son âge, mais à cela se bornait tout le bien qu’on en pouvait dire. La honte suffoquait encore ser Arys quand il repensait à toutes les fois où il avait frappé la malheureuse Sansa Stark sur ordre de ce petit salaud. En apprenant que le choix de Tyrion s’était porté sur lui pour accompagner Myrcella à Dorne, il avait couru au septuaire allumer un cierge au Guerrier pour témoignage de sa gratitude. « Joffrey est mort, empoisonné par le Lutin. » Il n’aurait jamais cru ce dernier capable d’une semblable énormité. « C’est Tommen qui règne, à présent, et il n’est pas son frère.

— Pas plus qu’il n’est sa sœur. »

C’était la vérité pure. Tommen était un petit bout d’homme qui s’attachait toujours à faire de son mieux, mais la dernière fois que ser Arys l’avait vu, il pleurait à chaudes larmes sur le quai. Myrcella n’en avait pas versé une seule, elle, et c’était elle pourtant qui partait de chez elle et quittait son foyer pour aller sceller une alliance avec sa virginité. Force était d’en convenir, elle était plus courageuse que lui, d’une intelligence plus alerte aussi, et plus sûre d’elle. Elle avait l’esprit plus vif et des manières mieux policées. Elle ne se laissait jamais abattre par rien, pas même par Joffrey. La force est l’apanage des femmes, le fait est. Cette réflexion ne lui était pas uniquement inspirée par la petite princesse, mais aussi par la mère de celle-ci ainsi que par la mère sienne, par la reine des Epines et par les filles de la Vipère Rouge, ces fameux Aspics des Sables aussi séduisants que funestes. Et par la princesse Arianne Martell en personne, elle plus que toute autre. « Je ne voudrais pas vous en donner le démenti. » Sa voix s’était enrouée.

« Voudrais ? Pourrais ! Myrcella possède davantage d’aptitudes à gouverner…

— Un fils prévaut sur une fille.

— Pourquoi ? Quel dieu l’a-t-il décrété ? Je suis l’héritière de mon père. Me faudrait-il renoncer à mes droits en faveur de mes frères ?

— Vous déformez mes paroles. Je n’ai jamais dit… Le cas de Dorne est différent. Les Sept Couronnes n’ont jamais eu de reine qui gouverne.

— Le premier Viserys entendait avoir pour successeur sa fille Rhaenyra, comptez-vous le nier ? Or, pendant que le roi gisait à l’agonie, le lord Commandant de sa Garde décida qu’il devait en aller autrement. »

Ser Criston Cole. En opposant le frère à la sœur, ce qui avait divisé la Garde en deux camps irréconciliables, Criston le Faiseur-de-roi s’était fait le fauteur de la terrible guerre que les chanteurs nommaient la Danse des Dragons. D’aucuns l’accusèrent d’agir de la sorte par ambition, car le prince Aegon était plus facile à manipuler que son intraitable sœur aînée. D’autres lui accordèrent des motifs plus nobles et arguèrent du fait qu’il défendait par là les antiques coutumes andales. Quelques-uns chuchotèrent qu’avant de prendre le blanc, ser Criston avait été l’amant de la princesse Rhaenyra, et qu’il voulait se venger de celle qui l’avait finalement berné. « Le Faiseur-de-roi trama des maux affreux, concéda ser Arys, et il les paya de manière affreuse, mais…

— … Mais qui sait si les Sept ne vous ont pas envoyé ici de manière qu’un blanc chevalier parvienne à remettre d’aplomb ce qu’un autre avait établi de travers ? Vous êtes au courant que, lorsque mon père regagnera les Jardins Aquatiques, il projette de s’y faire accompagner par Myrcella ?

— A seule fin de la préserver du mal que d’aucuns souhaiteraient lui faire.

— Chansons. A seule fin de la tenir à l’écart de ceux qui chercheraient à la couronner. Le prince Oberyn Vipère se serait personnellement chargé de lui placer la couronne sur la tête, s’il avait vécu, mais ce courage faut à mon père. » Elle se leva. « Vous prétendez que vous aimez la petite comme si elle était le fruit de vos propres œuvres. Accepteriez-vous de laisser dépouiller votre propre fille de ses droits et de la laisser emprisonner ?

— Les Jardins Aquatiques ne sont pas une prison, protesta-t-il faiblement.

— Une prison n’a pas de fontaines et de figuiers, c’est là ce que vous pensez ? Prenez-y garde, une fois que la petite sera là-bas, il ne lui sera pas permis d’en partir. Et à vous non plus. Hotah y veillera. Vous ne le connaissez pas comme je le connais. Il est terrible, quand il se déchaîne. »

Ser Arys fronça les sourcils. La figure couturée de cicatrices de ce grand diable de capitaine natif de Norvos lui avait toujours fait éprouver un profond malaise. On dit qu’il dort avec sa gigantesque hallebarde contre son flanc. « Que souhaiteriez-vous me voir faire ?

— Rien de plus que ce que vous avez juré. Protéger Myrcella, fut-ce au prix de vos jours. La défendre, elle… et ses droits. Poser une couronne sur sa tête.

— J’ai juré ma foi !

— A Joffrey, pas à Tommen.

— Certes, mais… Tommen a le cœur plein de bonne volonté. Il fera un meilleur souverain que Joffrey.

— Mais pas meilleur que Myrcella. Elle l’aime d’ailleurs tendrement. Je sais qu’elle ne tolérera pas qu’il lui arrive la moindre avanie. Accalmie est à lui en toute légitimité, puisque lord Renly n’a laissé aucun héritier, et que lord Stannis est frappé pour sa part d’infamie. Le jour venu, Castral Roc lui reviendra également, par la succession de dame sa mère. Tout cela fera de lui l’un des plus grands seigneurs de tout le royaume, mais il n’empêche que le Trône de Fer n’en devrait pas moins de plein droit échoir à Myrcella.

— La loi… Je ne sais…

— Moi si. » Lorsqu’elle se tenait debout, sa longue crinière ébouriffée lui dégringolait jusqu’au bas des reins. « Aegon le Dragon créa la Garde Royale et ses vœux, mais ce que fait un roi, un autre peut le défaire… ou le modifier. Autrefois, les membres de la Garde servaient pour la vie, et cependant Joffrey prit prétexte de l’âge pour congédier ser Barristan et par là permettre à son chien de s’en adjuger le manteau. Myrcella n’aspirerait qu’à vous voir heureux, et je ne suis pas non plus sans lui avoir inspiré quelque affection. Elle ne manquera pas de nous accorder l’autorisation de nous marier si nous en faisons la demande. » Arianne l’enlaça dans ses bras et blottit son visage contre sa poitrine. Le sommet de sa tête lui arrivait juste au-dessous du menton. « Il vous est loisible de nous posséder tous les deux à la fois, moi-même et votre blanc manteau, si c’est là ce que vous désirez. »

Elle est en train de m’écarteler.« Vous savez pertinemment ce qu’il en est, mais…

— Je suis une princesse de Dorne, fit-elle de sa voix la plus rauque, et il ne serait point séant que j’en sois réduite à vous supplier. »

Le parfum de sa chevelure étourdissait ser Arys, et elle se pressait contre lui avec tant d’ardeur qu’il percevait tous les battements de son cœur. Il ne sentait que trop sa propre chair répondre à l’étreinte, et il ne doutait nullement qu’Arianne ne s’en rendît compte, elle aussi. Lorsqu’il posa les mains sur ses épaules, il s’aperçut qu’elle tremblait très fort. « Arianne ? Ma princesse ? Que se passe-t-il, mon amour ?

— Me faut-il le dire, ser ? Je vis dans la peur. Vous m’appelez mon amour, et vous m’opposez néanmoins vos refus, quand j’ai le plus désespérément besoin de vous. Est-il si fol à moi de souhaiter que ma sécurité soit préservée par un chevalier ? »

Jamais il ne l’avait entendue parler d’un ton si vulnérable. « Non, répondit-il, mais comme vous avez à votre pleine et entière disposition les gardes de votre père pour veiller sur vous, pourquoi… ?

— Ce sont les gardes de mon père que je redoute. » Pendant un instant, sa petite voix la fit sembler plus jeune encore que Myrcella. « Ce sont les gardes de mon père qui ont traîné de force mes chères cousines jusque dans les fers.

— Pas dans les fers. Elles bénéficient de tout le confort possible, à ce qu’il paraît. »

Elle éclata d’un rire amer. « Les auriez-vous vues de vos propres yeux ? Il ne veut même pas m’accorder – à moi ! – la permission de leur rendre visite, saviez-vous cela ?

— Elles parlaient de trahison, fomentaient la guerre…

— Loreza a six ans, Dorea huit. Quelles guerres pouvaient-elles bien risquer de fomenter ? Et cependant mon père les a emprisonnées avec leurs sœurs. Lui, vous l’avez vu. Il arrive que la peur pousse même des hommes énergiques à faire des choses qu’ils ne s’aviseraient jamais de faire, sans cela, et de l’énergie, mon père n’en a jamais eu. Arys, mon cœur, de grâce, écoutez-moi, au nom de l’amour que vous prétendez me porter. Je n’ai jamais été aussi intrépide que mes cousines, car je suis issue d’une semence moins vigoureuse, mais Tyerne et moi, nous sommes à peu près du même âge et aussi proches que des sœurs depuis notre plus tendre enfance. Il n’y a pas de secrets entre nous. Si elle peut être jetée en prison, alors, je puis l’être aussi, et pour la même cause… Celle de Myrcella.

— Jamais votre père ne ferait une chose pareille.

— Vous ne connaissez pas mon père Je n’ai pas cessé de le désappointer depuis le jour où je suis arrivée en ce monde dépourvue de queue. Il a essayé une demi-douzaine de fois de me marier à des barbons édentés, chacun plus méprisable que le précédent. Il ne m’a jamais ordonné de les épouser, je vous l’accorde, mais à elles seules ces propositions-là suffisent à prouver dans quelle piètre estime il me tient.

— En dépit de quoi vous êtes son héritière.

— Le suis-je ?

— Lorsqu’il était parti pour ses Jardins Aquatiques, il vous avait bien laissée à Lancehélion pour gouverner, non ?

— Pour gouverner ? Non. C’est à son cousin ser Manfrey qu’il avait confié les fonctions de gouverneur de la place, au vieux Ricasso celles de sénéchal, à ses baillis la tâche de collecter les impôts et les taxes, à son trésorier Alyse Labriaux celle d’en tenir la comptabilité, à ses officiers du Guet celle de faire maintenir l’ordre dans la ville ombreuse, à ses justiciers celle de rendre la justice, et c’est sur mestre Myles qu’il s’était déchargé du soin de toutes les correspondances qui n’exigeaient pas expressément qu’il leur consacre son attention personnelle. A leur tête à tous, il avait placé la Vipère Rouge. J’étais chargée pour ma part des festivités, des spectacles, ainsi que de divertir les hôtes de marque. Oberyn se rendait en visite aux Jardins Aquatiques deux fois par quinzaine. Moi, j’y étais convoquée deux fois l’an. Je ne suis pas l’héritière que le prince Doran appelle de ses vœux, il n’en a nullement fait mystère. Nos lois l’obligent à s’y résigner, mais il préférerait avoir mon frère pour successeur, cela, je le sais.

— Votre frère ? » Ser Arys lui mit la main sous le menton pour lui faire relever la tête afin de plonger son regard dans le sien. « Vous ne voulez pas dire par là Trystan, c’est impossible, il n’est encore qu’un gamin.

— Pas Trys, non. Quentyn. » Ses prunelles, noires comme le péché, le fixaient hardiment, sans ciller. « J’avais quatorze ans quand j’ai appris la vérité, je la sais depuis le jour où je suis allée dans sa loggia embrasser mon père pour lui souhaiter une bonne nuit et ne l’y ai pas trouvé. Ma mère l’avait envoyé chercher, m’a-t-on révélé par la suite. Une chandelle brûlait encore dans la pièce. Comme je m’approchais pour la souffler, j’ai découvert une lettre inachevée qui traînait là, une lettre adressée à mon frère Quentyn, qui séjournait pour lors à Ferboys. Mon père lui enjoignait de s’appliquer à tous les exercices que son mestre et son maître d’armes lui imposaient, pour la bonne et simple raison, lui écrivait-il textuellement, "que tu occuperas un jour la place que j’occupe et gouverneras intégralement Dorne, et qu’un souverain doit être aussi vigoureux d’esprit que de corps". » Une larme roula sur la joue satinée d’Arianne. « Tels étaient les termes exacts employés par mon père, rédigés de sa propre main. Ils se sont inscrits en caractères de feu dans ma mémoire. Je ne trouvai le sommeil qu’à force de pleurer, cette nuit-là, ainsi que bien des nuits après. »

Quentyn Martell, ser Arys était encore à jeun de l’avoir rencontré. Le prince avait été placé tout jeune comme pupille auprès de lord Ferboys, qu’il avait d’abord servi en qualité de page puis d’écuyer, et qui l’avait même adoubé chevalier de ses propres mains, en lieu et place de la Vipère Rouge. Si j’étais père, je me plairais de même à voir mon fils me succéder, songea le blanc chevalier, mais il avait été trop sensible aux intonations douloureuses d’Arianne pour ignorer qu’elle serait perdue pour lui s’il lui livrait le fond de sa pensée. « Peut-être vous êtes-vous méprise, déclara-t-il. A l’époque, vous n’étiez encore qu’une enfant. Peut-être le prince ne disait-il cela qu’afin d’exhorter votre frère à se montrer plus diligent.

— C’est ce que vous croyez ? Dans ce cas, dites-moi, où se trouve actuellement Quentyn ?

— Aux Osseux, avec l’armée de lord Ferboys », répondit-il d’un ton circonspect. Telle était du moins la version que le vénérable gouverneur de Lancehélion lui avait officiellement servie, dès sa propre arrivée à Dorne. Et le mestre à barbe d’argent tenait le même langage.

Arianne se rebiffa. « C’est justement ce que mon père souhaite nous voir gober, mais des amis à moi m’ont révélé tout autre chose. Mon frère a traversé le détroit dans le plus grand secret, en se faisant passer pour un vulgaire marchand. Pour quoi faire, d’après vous ?

— Comment diantre le saurais-je ? Cent raisons différentes pourraient l’expliquer.

— Ou bien une seule. La Compagnie Dorée a rompu son contrat avec Myr, vous êtes au courant ?

— Les mercenaires passent constamment leur temps à rompre des contrats.

— Pas ceux de la Compagnie Dorée. Notre parole vaut de l’or, telle est la devise dont ils se sont incessamment fait gloire depuis l’époque d’Aigracier. Myr est sur le point d’entrer en guerre contre Lys et Tyrosh. Pour quel motif iraient-ils rompre un contrat qui leur offrait la perspective conjointe de soldes juteuses et d’un butin faramineux ?

— Lys leur a peut-être proposé des soldes plus juteuses. Ou bien Tyrosh.

— Non, trancha-t-elle. Je le croirais volontiers de n’importe laquelle des autres compagnies libres, ça oui. La plupart d’entre elles changeraient de bord pour un demi-liard. La Compagnie Dorée, c’est une autre affaire. Une fratrie d’exilés et de fils d’exilés qu’unit le rêve d’Aigracier. C’est à leur patrie qu’ils aspirent, tout autant qu’à palper de l’or. Lord Ferboys sait cela aussi bien que moi. Ses aïeux chevauchèrent avec Aigracier pendant trois des rébellions Feunoyr. » Elle s’empara de la main de ser Arys et noua ses doigts aux siens. « Avez-vous jamais vu les armoiries de la maison Toland de Spectremont ? »

Il dut s’accorder un moment de réflexion. « Un dragon se dévorant la queue ?

— Le dragon est le Temps. Celui-ci n’ayant ni commencement ni fin, toutes choses reviennent, le cycle achevé. Anders Ferboys est Criston Cole rené. Il chuchote à mon frère dans le tuyau de l’oreille que c’est lui qui devrait gouverner à la suite de notre père, qu’il n’est pas normal que des hommes s’agenouillent devant des femmes, que sa sœur Arianne est tout particulièrement impropre à régir Dorne, n’étant comme elle l’est qu’une bourrique opiniâtre et dévergondée. » Elle rejeta sa chevelure en arrière d’un air de défi. « Ainsi vos deux princesses ont-elles une cause commune, ser, tout comme elles ont en commun un chevalier qui, tout en protestant ses grands dieux les aimer toutes deux, ne veut pas se battre pour elles.

— Je le ferai. » Ser Arys se laissa choir sur un genou. « Myrcella est effectivement l’aînée de Tommen, et mieux faite que lui pour la couronne. Qui défendra ses droits, si ce n’est son garde du corps royal ? Mon épée, ma vie, mon honneur, tout lui appartient… Ainsi qu’à vous, délices de mon cœur. J’en fais le serment, nul homme au monde ne vous dépouillera de vos droits de naissance aussi longtemps que j’aurai la force de brandir une épée. Je suis vôtre. Que voulez-vous obtenir de moi ?

— Tout. » Elle s’agenouilla pour lui baiser les lèvres. « Tout, mon amour, mon véritable amour, mon cher amour et à jamais. Mais d’abord…

— Demande, et c’est tien.

— Myrcella. »

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