« Je suis à la recherche d’une jouvencelle de treize ans, dit-elle à la matrone qui se tenait auprès du puits. Une jeune fille de haute naissance et très belle, avec des yeux bleus et des cheveux auburn. Il se pourrait qu’elle voyage en compagnie d’un chevalier corpulent de quelque quarante ans, ou alors d’un bouffon. Est-ce que vous ne l’auriez pas vue ?
— Pas que je me souvienne, ser, répondit la femme, en se martelant le front de son poing fermé. Mais je ne manquerai pas d’ouvrir l’œil, ça oui. »
Le forgeron ne l’avait pas aperçue non plus, ni le septon, au septuaire du village, ni le porcher gardant ses cochons, ni la gamine en train d’arracher des oignons dans son potager, ni aucun des autres gens du commun que la Pucelle de Torth parvint à dénicher parmi les bicoques en torchis de Rosby. Elle persista néanmoins. C’est la route la plus directe pour Sombreval, se dit-elle. Si Sansa est passée par là, quelqu’un l’aura forcément remarquée. Devant les portes du château, elle reposa la question à deux hommes armés de piques arborant l’emblème aux trois chevrons rouges sur champ d’hermine, blason de la maison Rosby. « Si elle est sur les routes par les temps qui courent, votre damoiselle aura tôt fait de ne plus l’être », commenta le plus âgé. Le plus jeune, lui, s’inquiéta seulement de savoir si la jouvencelle en question avait également l’entrecuisse auburn.
Je ne trouverai pas d’aide ici.Comme elle se remettait en selle, Brienne entr’aperçut tout au bout du village un jeune garçon maigrichon juché sur un cheval pie. Celui-là, je ne l’ai pas consulté, songea-t-elle, mais il s’évanouit derrière le septuaire avant qu’elle n’ait eu le temps de l’interpeller. Elle ne se donna pas la peine de lui courir après. Il était plus que probable qu’il ne sût rien de plus que le reste des habitants. Rosby n’étant guère plus qu’une grosse bourgade en travers du trajet, Sansa n’aurait eu aucun motif de s’y attarder. Après avoir regagné la grand-route, Brienne se dirigea vers le nord et l’est en longeant des vergers de pommiers, des champs d’orge, et, bientôt, village et château furent loin derrière. C’était Sombreval qui lui procurerait les renseignements nécessaires à sa quête, se persuada-t-elle. Si tant est qu’elle ait jamais choisi cet itinéraire.
« Je retrouverai la petite pour la protéger », telle était la promesse faite par Brienne à ser Jaime, à Port-Réal. « Eu égard à sa mère. Et à vous. » De nobles paroles, mais les paroles étaient aisées, les actes difficiles. Elle avait traîné beaucoup trop longtemps ses guêtres dans la ville, et pour une récolte bien trop maigre. J’aurais dû partir plus tôt, mais pour où ? Sansa Stark s’était volatilisée la nuit même de la mort du roi Joffrey, et si quiconque l’avait aperçue depuis lors ou avait la plus petite idée de l’endroit où elle pouvait s’être réfugiée, toutes les bouches étaient restées cousues. Avec moi, du moins.
Qu’elle eût quitté Port-Réal, Brienne le croyait. Y serait-elle encore que les manteaux d’or auraient déjà réussi à lui mettre la main dessus. Elle était fatalement allée ailleurs…, mais c’était tellement vaste, ailleurs ! Si j’étais une jeune fille à la féminité tout récemment éclose, seule et terrifiée, menacée de mort et désespérée, que ferais-je, moi ? s’était-elle demandé. Où me rendrais-je ? Dans son cas personnel, la réponse était d’une simplicité enfantine. Elle retournerait chez elle, à Torth, auprès de son père. Seulement, le père de Sansa avait péri, décapité sous ses yeux. Dame sa mère était morte, elle aussi, assassinée aux Jumeaux, et Winterfell, la prestigieuse forteresse Stark, avait été saccagée, incendiée, et sa population passée au fil de l’épée. Elle n’a pas de chez elle où courir s’abriter, pas de père, pas de mère, pas de frères. Elle pouvait se trouver dans la prochaine ville ou bien à bord d’un navire à destination d’Asshaï ; les deux hypothèses étaient aussi plausibles l’une que l’autre.
A supposer même que le vœu le plus cher de Sansa Stark ait été de retourner chez elle, comment s’y serait-elle prise pour se rendre là-bas ? La route Royale était tout sauf sûre, le dernier des mioches aurait su cela. Aux mains des Fer-nés, Moat Cailin bloquait le Neck, et les Jumeaux étaient le fief des Frey, de ces mêmes Frey qui avaient assassiné le frère de la petite, ainsi que dame sa mère. Il lui était certes possible, à condition toutefois d’en avoir les moyens financiers, d’emprunter la voie maritime, mais les docks de Port-Réal étaient encore en ruine, la rivière un chaos d’épaves de galères incendiées, coulées et de quais démolis. Brienne avait eu beau questionner les gens de toute la zone portuaire, personne n’était arrivé à se souvenir d’un appareillage quelconque la nuit du meurtre de Joffrey. Une poignée de bateaux de commerce mouillaient désormais dans la rade et déchargeaient leur cargaison dans des barques, lui apprit un homme, mais nombre d’autres préféraient encore remonter la côte jusqu’à Sombreval, dont le port était plus actif que jamais.
En plus de son aspect plaisant, la grande jument baie que Brienne devait à la générosité de Jaime Lannister avait le mérite de soutenir joliment l’allure. La route était plus passagère que la cavalière ne s’y attendait. Des frères mendiants la suivaient d’un pas lourd, leurs sébiles ballantes attachées au col par une lanière. Un jeune septon la dépassa au galop d’un palefroi dont la beauté pouvait rivaliser avec celle de la monture de n’importe quel grand seigneur, et elle croisa par la suite un groupe de sœurs silencieuses qui branlèrent du chef en réponse à son éternelle question, puis une longue file de chars à bœufs chargés de ballots de laine et de sacs de grain cahotant vers le sud. Plus tard, elle dépassa un porcher menant ses cochons, ainsi que la litière attelée d’un cheval d’une vieille dame qu’escortaient des gardes montés. A tous, elle demanda s’ils n’auraient pas vu une jeune fille de haute naissance, âgée de treize ans, avec des yeux bleus et des cheveux auburn, mais n’en obtint que des réponses négatives. Elle se renseigna aussi sur ce que son chemin lui réservait. « D’ici jusqu’à Sombreval, il n’est pas trop méchant, l’informa un homme, mais, au-delà, il y a des hors-la-loi et de la racaille en rupture de ban dans les bois. »
Seuls les vigiers et les pins plantons mouchetaient encore le pays de vert ; les feuillus s’étaient quant à eux revêtus de capes rousses et or ou bien entièrement dépouillés comme pour mieux griffer le ciel avec leurs branches brunes et nues. A chacune de ses rafales, la bise poussait en travers de la route sillonnée d’ornières des nuées bruissantes de feuilles mortes qui crissaient quand elles effleuraient dans leur course folle les sabots de la jument. Aussi facile de retrouver une feuille parmi toutes celles qu’emporte le vent qu’un seul brin de fille perdu dans les immensités de Westeros. Brienne se surprit en train de se demander si Jaime ne s’était pas une fois de plus cruellement gaussé d’elle en lui confiant pareille mission. Peut-être Sansa Stark était-elle déjà morte alors, décapitée pour sa participation au meurtre du roi Joffrey, morte et enterrée dans quelque tombe irréparable. Comment mieux camoufler son assassinat qu’en dépêchant à sa recherche une quelconque fillette de Torth aussi stupide que dégingandée ?
Jaime ne ferait rien de tel. Il était sincère. Il m’a donné l’épée et l’a baptisée Féale. Cela n’avait aucune importance, de toute façon. Elle avait juré à lady Catelyn de lui ramener ses filles, et il n’était pas de serment plus sacré que la foi jurée à un mort. La cadette était morte depuis longtemps, affirmait Jaime ; l’Arya prétendue que les Lannister avaient expédiée dans le nord épouser le fils bâtard de Roose Bolton étant une imposture, il ne restait plus que Sansa. Elle, Brienne se devait de la retrouver.
Le crépuscule approchait quand elle aperçut, au bord d’un ruisseau, les flammes d’un feu de camp. Deux hommes assis devant elles y faisaient griller des truites, leurs armes et leurs armures empilées sous un arbre. Le plus jeune se leva pour l’accueillir. Il avait une grosse bedaine qui soumettait à rude épreuve le laçage de son justaucorps en peau de daim parsemé de taches. Ses joues et son menton disparaissaient sous une barbe en broussaille hirsute couleur de vieil or. « Nous avons assez de poisson pour trois, ser », lança-t-il.
Ce n’était pas la première fois, loin s’en fallait, que l’on se méprenait sur le sexe de Brienne. Elle retira son grand heaume, laissant ainsi sa chevelure libre de s’éparpiller. Jaune était celle-ci, d’un jaune de paille sale, et presque aussi rêche. Longue et peu fournie, elle lui fouettait les épaules. « Soyez remercié, ser. »
Le chevalier errant loucha vers elle avec tant de franchise qu’elle comprit qu’il devait être myope.
« Une dame, c’est bien ça ? Revêtue d’une armure et en armes ? Illy, bonté divine ! la taille qu’elle se paie…
— Moi aussi, je l’avais prise pour un chevalier », fit le plus âgé, tout en retournant leur pêche.
Si Brienne avait été un homme, on lui aurait appliqué le qualificatif de grand ; mais, en tant que femme, elle méritait celui de gigantesque. Monstrueuse était en fait celui qui lui avait tinté aux oreilles toute sa vie. Elle avait les épaules larges et les hanches encore plus larges ; les jambes longues et les bras épais ; en guise de poitrine, plus de pectoraux que de seins ; de grosses mains, des pieds énormes. Et elle était laide, en plus, avec une ganache chevaline toute tapissée de son, et des dents qui semblaient presque excessives pour sa bouche. Autant de détails qu’il était oiseux de lui rappeler. « Messers, dit-elle, auriez-vous rencontré sur la route une jouvencelle de treize ans ? Elle a des yeux bleus et des cheveux auburn, et peut-être se trouvait-elle en compagnie d’un homme corpulent, rougeaud, dans la quarantaine. »
Le chevalier myope se gratta le crâne. « Je ne me souviens pas d’une semblable jouvencelle. C’est quoi au juste, auburn, comme couleur de cheveux ?
— Brun-rouge, lui expliqua son compagnon. Non, nous ne l’avons pas vue.
— Nous ne l’avons pas vue, m’dame, répéta le premier. Allons, démontez, le poisson est presque à point. Est-ce que vous avez faim ? »
En l’occurrence, oui, mais cela ne l’empêchait pas d’être également méfiante. Les chevaliers errants jouissaient d’une réputation assez peu friande. « Chevalier errant, chevalier brigand sont les deux flancs de la même lame », assurait l’adage. Ces deux-là n’ont pas l’air trop dangereux. « Me serait-il permis de savoir vos noms, messers ?
— J’ai l’honneur d’être le ser Creighton Longuebranche que célèbrent les chanteurs, répondit la grosse bedaine. Vous aurez entendu vanter mes exploits sur la Néra, peut-être. Mon compagnon n’est autre que ser Illifer le Sans-le-Sol. »
S’il existait une chanson consacrée à Creighton Longuebranche, c’en était une que Brienne n’avait jamais entendue. Quant à leurs noms, ils lui disaient tout aussi peu de chose que leurs armoiries. Exclusivement barré d’un chef marron, le bouclier vert de ser Creighton exhibait une profonde entaille causée par quelque hache de combat. Celui de ser Illifer était gironné d’or et d’hermine, mais l’aspect de son propriétaire suggérait à tous égards que les seules sortes d’hermine et d’or qu’il eût jamais connues se réduisaient aux barbouillages de peinture. Il avait soixante ans pour le moins, une figure étroite aux traits tirés sous le capuchon de sa pèlerine de bure rapetassée. Il allait bien vêtu de maille, mais la rouille la mouchetait au point que le fer semblait avoir des taches de rousseur. Brienne les dépassait l’un et l’autre d’une bonne tête, et elle bénéficiait par-dessus le marché d’une meilleure monture et de meilleures armes. Si des individus de cet acabit suffisent à me flanquer la frousse, je ferais mieux de troquer tout de suite ma rapière contre une paire d’aiguilles à tricoter.
« Je vous remercie, braves sers, dit-elle. Je partagerai de bon cœur votre truite. » Mettant vivement pied à terre, elle dessella sa jument, la mena s’abreuver puis l’entrava pour la laisser paître. Lorsqu’elle eut fini d’entasser ses fontes, ses armes et son bouclier sous un orme, les truites étaient croustillantes à point. Ser Creighton lui en offrit une, et elle s’assit en tailleur par terre pour la déguster.
« Nos obligations nous appellent à Sombreval, m’dame, lui dit Longuebranche tout en dépeçant sa propre truite à pleins doigts. Vous auriez intérêt à chevaucher de conserve avec nous. Les routes sont dangereuses. »
Brienne aurait été à même de lui fournir plus de détails sur les dangers des routes qu’il ne se souciait peut-être d’en savoir. « Je vous remercie, ser, mais je n’ai pas besoin de protecteurs.
— J’insiste. Un chevalier digne de ce nom se doit de défendre le sexe faible. »
Elle toucha la poignée de son épée. « Voici qui saura me défendre, ser.
— Une épée vaut seulement ce que vaut l’homme qui la manie.
— Je ne la manie pas trop mal.
— A votre aise. Il ne serait pas courtois de disputer contre une dame. Nous veillerons à votre sécurité jusqu’à Sombreval. Les risques sont moindres pour un groupe de trois cavaliers que pour un cavalier solitaire. »
Nous étions trois, lorsque nous avons quitté Vivesaigues, et cela n’a pas empêché Jaime de perdre sa main et ser Cleos la vie. « Vos montures ne pourraient pas soutenir l’allure de la mienne. » Le hongre brun de ser Creighton était une vieille rosse ensellée à l’œil chassieux, et le canasson de ser Illifer avait l’air malingre et famélique d’une bête à moitié crevée.
« Mon destrier m’a plutôt bien servi sur la Néra, s’obstina ser Creighton. Pour ça, j’y ai fait un sacré carnage et gagné une douzaine de rançons. Est-ce que m’dame fréquentait ser Herbert Boulin ? Elle n’est pas près de le revoir, alors. Je l’ai tué net, là. Aussitôt que les épées ferraillent, ce n’est pas en dernière ligne que vous trouverez jamais ser Creighton Longuebranche. »
Son compagnon émit un gloussement sec. « Laisse tomber, Creigh. Ses semblables à elle ont rien à foutre de nos semblables à nous.
— Mes semblables ? » Brienne n’était pas sûre de comprendre ce qu’il entendait par là.
Ser Illifer désigna d’un index osseux et crochu le bouclier déposé sous l’orme. La peinture avait beau en être écaillée, craquelée, le blason qu’il portait se distinguait parfaitement : une chauve-souris noire sur un champ curviligne d’or et d’argent. « Tu portes un bouclier de menteuse, que t’as pas un seul droit dessus. Le grand-père de mon grand-père, il faisait partie de ceusses qu’ont zigouillé le dernier Lothston. Y a pas eu personne qu’ait le culot de parader depuis avec cette bestiole, aussi noire que les forfaits des canailles qu’elle était l’emblème. »
Il s’agissait à la vérité du bouclier que Jaime avait déniché dans l’armurerie d’Harrenhal. Il attendait Brienne aux écuries du Donjon Rouge avec la jument et des quantités d’autres choses : selle et harnachement, haubert de maille et heaume à visière, bourses pleines d’or et d’argent, ce sans compter un parchemin plus précieux qu’aucun des présents susdits. « J’ai perdu mon bouclier personnel, se justifia-t-elle.
— Le seul et unique bouclier dont une damoiselle ait besoin, c’est un chevalier authentique », décréta ser Creighton d’un ton sans appel.
Le Sans-le-Sol tint cette intervention pour nulle et non avenue. « Un va-nu-pieds cherche des bottes, un type qui gèle un manteau. Mais qui c’est d’eux qui voudrait se couvrir de honte ? Lord Lucas a porté cette chauve-souris, le Maquereau qu’on l’appelait, et aussi Manfryd à la Coule noire, son fils. Ça rime à quoi, toi, t’affubler de pareilles armes, je me demande, à moins que t’as sur la conscience des crimes encore plus dégueulasses… et salement plus frais ? » Il dégaina son poignard, un vilain coutelas de ferraille. « Une bonne femme monstrueusement géante et monstrueusement baraquée qui planque ses véritables couleurs… Tiens, Creigh, que je te présente la Pucelle de Torth, celle qu’a tranché sa royale gorge à Renly.
— Mensonges ! » Renly Baratheon avait été pour elle bien plus qu’un roi. Elle l’avait aimé dès la première fois où il était venu en visite suzeraine à Torth, au cours du périple d’agrément destiné à célébrer son entrée dans l’âge viril. Si son père n’avait exigé qu’elle assiste coûte que coûte au festin de bienvenue donné en l’honneur de leur hôte, Brienne serait demeurée bien cachée dans sa chambre, à l’instar d’une bête blessée. Elle devait avoir à l’époque à peu près l’âge de Sansa, et les ricanements l’effaraient déjà plus que les épées. Ils vont être au courant, pour la rose, avait-elle averti lord Sewyn, et ils se moqueront de moi. Mais l’Etoile du Soir ne s’était pas laissé fléchir.
Et, là-dessus, voilà que Renly Baratheon la traitait avec tous les raffinements de la courtoisie, comme si elle était digne de l’appellation damoiselle, et même jolie. Il poussait la bonté jusqu’à lui faire faire un tour de danse et, dans ses bras, elle s’était sentie gracieuse, flottant d’un pied léger à travers la salle. Après quoi d’autres cavaliers l’avaient invitée, mais simplement à cause de l’exemple qu’il venait de donner. A dater de ce jour, elle n’avait plus désiré qu’une chose au monde, être proche de lord Renly, le servir et le protéger. Mais ce pour lui manquer de parole, finalement… C’est bien dans mes bras qu’il est mort, mais pas de ma main, songea-t-elle. Seulement, cela, ces chevaliers errants ne le concevraient jamais. « J’aurais volontiers donné ma vie pour Sa Majesté Renly, et je serais morte heureuse, leur dit-elle néanmoins. Je ne lui ai fait aucun mal. Je le jure par mon épée.
— Il faut être chevalier pour jurer par son épée, observa ser Creighton.
— Jurez-le par les Sept, lui enjoignit ser Illifer le Sans-le-Sol.
— Par les Sept, alors. Je n’ai fait aucun mal à Sa Majesté Renly. Je le jure par la Mère. Puissé-je ne jamais connaître sa miséricorde si je mens. Je le jure par le Père, et je lui demande de me juger avec équité. Je le jure par la Jouvencelle et par l’Aïeule, par le Ferrant et par le Guerrier. Et je le jure par l’Etranger, puisse-t-il me prendre à l’instant si je ne dis vrai.
— Elle jure pas mal du tout, pour une pucelle, concéda ser Creighton.
— Mouais. » Ser Illifer le Sans-le-Sol haussa les épaules. « Et puis zut, si elle en a menti, les dieux lui feront son affaire. » Il rengaina son coutelas. « A vous le premier tour de veille. »
Pendant que les deux compères dormaient, Brienne arpenta sans relâche les alentours du petit camp, tout en écoutant brasiller le feu. Je devrais poursuivre ma route, tant que c’est possible. Mais elle avait beau ne pas connaître ces individus, non, elle ne parvenait pas à se résoudre à les abandonner sans défense. Même au plus noir de la nuit, des cavaliers continuaient à passer sur la route, et les bois bruissaient de ce qui pouvait être aussi bien que ne pas être des ululements de chouettes et des maraudes de renards. Aussi Brienne persista-t-elle à arpenter, son épée dûment déliée, toute prête à jaillir instantanément du fourreau.
Son quart fut facile, tout compte fait. C’est après qui se révéla difficile, une fois que ser Illifer se fut réveillé et lui eut déclaré qu’il prendrait la relève. Brienne étendit une couverture sur le sol, se pelotonna dans une autre et ferma les yeux. Je ne dormirai pas, se dit-elle, tout exténuée qu’elle était. Elle avait toujours eu du mal à dormir en présence d’hommes. Même dans les camps de lord Renly, les risques de viol n’étaient jamais exclus… Leçon qu’elle avait apprise une première fois sous les remparts de Hautjardin, puis une seconde lorsque Jaime et elle étaient tombés entre les pattes des Braves Compaings.
Le froid de la terre s’insinuait à travers ses couvertures et la transperçait jusqu’au fond des os. Elle ne fut pas longue à sentir chacun de ses muscles perclus de crampes et d’ankylose, de la mâchoire jusqu’aux orteils. Elle se demanda si Sansa Stark était elle aussi frigorifiée, en quelque endroit qu’elle pût se trouver. D’après les dires de lady Catelyn, c’était une âme débordante de gentillesse, qui adorait les gâteaux au citron, les robes de soie et les chansons de chevalerie, ce qui ne l’avait pas préservée d’assister à la décapitation de son père et de se voir contrainte par la suite à épouser l’un de ses meurtriers. S’il y avait quelque vérité dans seulement la moitié des contes qui couraient sur lui, le nain était le plus cruel de tous les Lannister. Si elle a vraiment empoisonné le roi Joffrey, c’est sûrement le Lutin qui l’y aura forcée. Elle était seule et sans amis dans cette Cour-là. A Port-Réal, Brienne avait réussi à retrouver l’une des anciennes caméristes de la malheureuse, une dénommée Brella. Cette femme lui avait dit que les relations de sa maîtresse avec son mari n’étaient pas particulièrement chaleureuses. Peut-être était-ce lui qu’elle avait fui, tout autant que pour se soustraire aux poursuites après l’assassinat du roi ?
Quelques rêves qu’elle eût pu faire, il n’en restait rien quand l’aube réveilla Brienne. Le froid du sol avait rendu ses jambes raides comme du bois, mais on n’avait pas plus essayé de la violenter que touché à ses effets personnels. Les deux autres étaient déjà debout, en train de vaquer Ser Illifer débitait un écureuil pour le petit déjeuner, pendant que ser Creighton, planté face à un arbre, soulageait longuement sa vessie. Des chevaliers errants, se dit-elle, vieux et vaniteux, myopes et grassouillets, mais des hommes corrects, malgré leurs travers. Cela la réconforta, de savoir qu’il y avait encore en ce monde des hommes corrects.
Tandis qu’ils déjeunaient d’écureuil rôti, de cornichons au vinaigre et de purée de glands, ser Creighton la régala des exploits qu’il avait accomplis sur la Néra, où il avait tué une bonne douzaine de chevaliers sensationnels et dont elle n’avait jusque-là jamais entendu parler. « Oh, ce fut une bataille comme on n’en voit guère, une rareté, m’dame, conclut-il, un de ces carnages, de ces bains de sang… ! » Il accorda que ser Illifer aussi s’y était noblement comporté. Pour ce qui le concernait en personne, ledit Illifer s’épancha peu, lui.
Le moment venu de se remettre en route, les deux chevaliers se portèrent de part et d’autre de Brienne, tels des gardes chargés d’assurer la protection de quelque dame de haut parage. A ce détail près que la dame en question donnait à ses protecteurs l’air d’être minuscules, et que la qualité de ses armes et de son armure était d’aventure infiniment supérieure à celle des leurs. « Est-il passé qui que ce soit pendant vos tours de veille ? questionna-t-elle.
— Dans le genre jouvencelle de treize ans à cheveux auburn ? fît ser Illifer le Sans-le-Sol. Non, madame. Pas un chat.
— Moi, j’en ai eu quelques-uns, repartit ser Creighton. D’abord une espèce de garçon de ferme monté sur un cheval pie, puis, une heure après, une demi-douzaine de piétons munis de gourdins et de faux. Notre feu leur a tapé dans l’œil, et ils se sont arrêtés pour lorgner pas mal nos chevaux, mais je leur ai fait miroiter mon acier et les ai sommés d’avoir à passer leur chemin. Des durs de dur, à voir leur dégaine, et de l’engeance en plus désespérée, mais toujours pas assez désespérée pour venir se frotter à un ser Creighton Longuebranche. »
Non, songea Brienne, pas assez désespérée pour ça. Elle se détourna pour cacher son sourire. Par bonheur, ser Creighton était trop absorbé par le récit de son duel épique avec le Chevalier au Coquelet Rouge pour s’apercevoir du succès d’ironie qu’il remportait là. Elle ne s’en félicitait pas moins d’avoir des compagnons de route, tout piètres que fussent ces compagnons-là.
Il était midi quand elle entendit des chants s’élever parmi la futaie brune d’arbres dénudés. « C’est quoi, ce boucan ? s’alarma ser Creighton.
— Des gens en train de prier. » Brienne connaissait l’hymne. Ils conjurent le Guerrier de daigner les protéger et supplient l’Aïeule d’éclairer leur voie.
Ser Illifer le Sans-le-Sol tira au clair sa lame tout ébréchée puis immobilisa son cheval pour attendre les survenants. « Ils se trouvent à proximité, maintenant. »
Les psalmodies emplissaient les bois comme des roulements de tonnerre pieux. Et, tout à coup, leur source afflua sur la route, devant. Un groupe en robes de bure menait le train, des frères mendiants dépenaillés, barbus, certains nu-pieds, d’autres chaussés de sandales. Derrière eux marchaient une soixantaine d’hommes, de femmes et d’enfants, une truie tachetée et un maigre troupeau de moutons. Plusieurs des hommes étaient équipés de haches, nombre d’autres avaient des matraques et des gourdins de bois mal dégrossi. Au milieu de leur troupe roulait une carriole à deux roues dans la caisse grise et délabrée de laquelle était empilé un grand tas de crânes et de débris d’ossements. A la vue des chevaliers errants, les frères mendiants firent halte, et les chants s’éteignirent. « Braves chevaliers, dit l’un d’eux, la Mère vous chérit.
— Comme elle vous chérit, mon frère, répondit ser Illifer. Qui êtes-vous donc ?
— Des misérables », fit un long pendard armé d’une hache. En dépit du froid presque hivernal qui sévissait dans la forêt d’automne, il ne portait pas de chemise, et une étoile à sept branches était gravée sur son torse. Les guerriers andals arboraient des étoiles semblables imprimées dans leur chair à l’époque où leurs hordes avaient traversé le détroit pour subjuguer les royaumes des Premiers Hommes.
« Nous nous rendons à Port-Réal, ajouta une grande femme plantée entre les brancards de la carriole, pour apporter ces saintes reliques au Bienheureux Baelor et réclamer au roi secours et protection.
— Joignez-vous à nous, amis, les pria d’une voix pressante un bout d’homme mince vêtu d’une robe de septon usée jusqu’à la trame, et qui portait un cristal en sautoir. Westeros a besoin de toutes les épées.
— Nos obligations nous appellent à Sombreval, pontifia ser Creighton, mais nous pourrions à la rigueur assurer votre sécurité jusqu’à Port-Réal.
— Si vous avez de quoi nous payer pour l’escorte », ajouta ser Illifer, apparemment aussi pragmatique que sans le sol.
« Les moineaux n’ont que faire d’or », répliqua le septon.
Ser Creighton demeura pantois. « Les moineaux ?
— De même que le moineau est le plus humble et le plus commun des oiseaux, de même sommes-nous les plus humbles et les plus communs des humains. » Le religieux avait un visage émacié en lame de couteau et une courte barbe brune qui grisonnait. Ses cheveux clairsemés étaient rejetés en arrière et attachés derrière le crâne, et ses pieds nus étaient aussi noirs, noueux et durs que des racines de vigier. « Vous avez devant vous les restes de saintes personnes, mortes pour leur foi. Elles ont servi les Sept jusqu’à leur dernier souffle. Certaines ont péri de faim, certaines sous la torture. Des septuaires ont été pillés, des vierges et des mères violées par des hommes impies et des adorateurs du démon. Ils n’ont même pas respecté la pudeur de sœurs silencieuses. Notre Mère d’En Haut pousse des cris d’angoisse. Il est temps que les chevaliers oints délaissent leurs maîtres mondains pour prendre la défense de notre foi sacrée. Venez avec nous à la ville, si vous aimez les Sept.
— Je les aime plutôt bien, répliqua Illifer, mais je dois quand même manger.
— Comme doivent le faire tous les enfants de la Mère.
— Nos obligations nous appellent à Sombreval », répéta ser Creighton d’une voix monocorde.
L’un des frères mendiants cracha rageusement par terre, et une femme émit un gémissement plaintif. « Vous êtes des faux chevaliers », fit le long pendard à la poitrine frappée de l’étoile. Plusieurs autres se mirent à brandir leurs gourdins.
Le septon nu-pieds les calma d’un mot : « Ne jugez pas, car juger n’appartient qu’au Père. Laissez-les poursuivre leur route en paix. Eux aussi sont des misérables égarés sur la terre. »
Brienne poussa sa monture en avant. « Egarée, damoiselle ma sœur l’est également. Elle a treize ans, des cheveux auburn, et elle est belle à regarder.
— Les enfants de la Mère sont tous beaux à regarder. Puisse la Jouvencelle veiller sur cette pauvre enfant. Tout comme sur vous, m’est avis. » Le septon releva l’un des brancards de la carriole, en chargea son épaule et se mit à tirer. Les frères mendiants recommencèrent à entonner leurs chants. Immobiles en selle, Brienne et ses compagnons d’errance laissèrent le cortège s’écouler lentement le long des ornières menant à Rosby. Le chœur des voix s’estompa peu à peu, finit par s’éteindre au loin.
Ser Creighton souleva l’une de ses fesses pour se gratter le fondement. « Quelle espèce d’homme pourrait avoir envie de tuer un saint religieux ? »
Brienne savait trop laquelle. Près de Viergétang, se rappela-t-elle, les Braves Compaings avaient pendu un septon par les chevilles à la branche d’un arbre, et son cadavre leur tenait lieu de cible pour s’exercer au tir à l’arc. Ses os se trouvaient-ils parmi le tas des autres amoncelés dans la carriole ?
« Faudrait être complètement dingue pour violer une sœur silencieuse, poursuivait cependant ser Creighton. Rien que porter la main sur une… On prétend qu’elles sont les épouses de l’Etranger, et que leurs parties femelles sont humides et froides comme de la glace. » Il loucha du côté de Brienne. « Ouïouille…, ’vec mes esscuses. »
Elle éperonna sa bête en direction de Sombreval. Au bout d’un moment, ser Illifer suivit, et ser Creighton finit par venir fermer le ban.
Trois heures plus tard, ils tombèrent sur un nouveau groupe, en route, lui, pour Sombreval. Il s’agissait cette fois d’un marchand et de ses serviteurs, accompagnés par encore un autre chevalier errant. Le patron montait une jument grise pommelée, tandis que les serviteurs s’attelaient tour à tour pour tirer son fourgon ; quatre s’éreintaient entre les brancards, deux marchaient à la hauteur des roues, mais, lorsqu’ils entendirent le pas des chevaux derrière, ils se formèrent en cercle autour du véhicule, armés de bâtons de frêne à l’arrêt. Leur maître exhiba une arbalète, et le chevalier une épée. « Vous me pardonnerez ma défiance, cria le marchand, mais ces temps sont troubles, et j’ai seulement le brave ser Ombrich pour me défendre. Qui êtes-vous ?
— Hé là ! s’exclama ser Creighton, offusqué. Je suis le fameux ser Creighton Longuebranche, tout frais sorti de la bataille sur la Néra, et je vous présente mon compagnon, ser Illifer le Sans-le-Sol.
— Nous ne vous voulons pas de mal », ajouta Brienne.
L’homme la considéra d’un air dubitatif. « Madame, vous devriez être à l’abri, chez vous. Pourquoi portez-vous une tenue si contre nature ?
— Je suis à la recherche de ma sœur. » Elle n’osa pas prononcer le nom de Sansa, vu l’inculpation pour régicide qui pesait sur celle-ci. « C’est une jouvencelle de haute naissance et une beauté, avec des yeux bleus et des cheveux auburn. Il se pourrait que vous l’ayez vue en compagnie d’un chevalier corpulent de quelque quarante ans, ou encore d’un fol ivrogne.
— Les routes foisonnent de fols ivrognes et de pucelles violentées. Quant à des chevaliers corpulents, déjà que tout honnête homme a bien de la peine à conserver sa panse ronde alors que tant de gens n’ont pas de quoi manger… Encore que votre ser Creighton n’ait pas crevé de faim, à ce qu’il semblerait.
— J’ai de gros os, se défendit ser Creighton avec un bel aplomb. Si nous cheminions quelque temps de conserve ? Je ne doute assurément pas de la bravoure de ser Ombrich, mais il paraît plutôt petit, et trois épées valent toujours mieux qu’une. »
Quatre épées, rectifia mentalement Brienne, quitte à retenir sa langue.
Le marchand se tourna vers son escorteur. « Que vous en dit, ser ?
— Oh, ces trois-là n’ont rien de bien redoutable. » D’allure sèche et nerveuse, ser Ombrich avait un museau de renard, un nez pointu sous une tignasse orange, et il montait un svelte coursier alezan. Pour n’avoir peut-être pas plus de cinq pieds deux pouces, il ne s’en montrait pas moins bouffi de présomption. « Un qu’est vieux, l’aut’qu’un gros lard, et le géant qu’est qu’une bonne femme. Laissez-les venir.
— Alors, soit. » Le marchand baissa son arbalète.
Lorsqu’ils reprirent leur voyage, le chevalier mercenaire se laissa distancer pour examiner Brienne des pieds à la tête comme si elle était une bonne poitrine de porc salé. « Vous êtes ce que j’appellerais une gonzesse foutrement robuste et bien balancée. »
Si les railleries de Jaime l’avaient profondément blessée, les paroles du petit homme la touchèrent à peine. « Une géante, si l’on compare avec certains. »
Il se mit à rire. « Je suis d’assez bonne taille où c’est que ça compte, fïfille.
— Le marchand vous a appelé Ombrich.
— Ser Ombrich de la Gorge Ombreuse. Certains me nomment la Souris démente. » Il tourna son bouclier vers elle pour lui en faire admirer l’emblème : une grande souris blanche avec des yeux rouges féroces sur champ de barres brunes et bleues. « Le brun, c’est pour les terres que j’ai sillonnées, le bleu pour les rivières que j’ai franchies. La souris, c’est moi.
— Et vous êtes dément ?
— Oh, tout à fait. Votre souris à vous, l’ordinaire, a qu’une seule idée, fuir la bataille et le sang. Alors que la souris démente a qu’une obsession, leur courir après.
— Il semblerait qu’elle les rattrape rarement.
— J’en rattrape à ma suffisance. C’est vrai, que ça fait deux, moi et les chevaliers de tournoi. Moi, j’économise ma prouesse en faveur du champ de bataille, femme. »
Femme devait être imperceptiblement moins péjoratif que fifille, supposa-t-elle. « Dans ce cas, le brave ser Creighton et vous avez pas mal de points communs. »
Ser Ombrich s’esclaffa. « Oh, ça, j’en doute. Mais peut-être bien que vous et moi nous poursuivons la même quête. Une petite sœur perdue, c’est ça ? Avec des yeux bleus et des cheveux auburn, hein ? » Il redoubla d’hilarité. « Eh bien, vous êtes pas la seule à chasser dans les bois. Moi aussi, je suis à la recherche de Sansa Stark. »
Brienne conserva un masque impassible, afin de lui cacher son désarroi. « Qui est cette Sansa Stark, et pourquoi la recherchez-vous ?
— Par amour, quoi d’autre, sinon ?
— Par amour ? » Elle fronça les sourcils.
« Ouais, par amour de l’or. Contrairement à votre brave ser Creighton, je me suis bel et bien battu sur la Néra, mais du côté des perdants. Ma rançon m’a ruiné. Varys, vous savez qui c’est, j’imagine ? L’eunuque ? Ben, il a offert un dodu sac d’or pour cette fameuse gamine dont vous avez justement jamais entendu parler. Et moi, s’il arrivait des fois que certaine géante fifille veuille bien m’aider à retrouver cette sale mioche, moi, je partagerais volontiers avec elle les pépettes de l’Araignée.
— Je croyais que vous aviez loué vos services au marchand qui est là-bas devant.
— Uniquement jusqu’à Sombreval. Hibald est aussi pingre qu’il est trouillard. Et il est épouvantablement trouillard. Alors, ma proposition, ça vous dit, fifille ?
— Je ne connais aucune Sansa Stark, maintint-elle. Je suis à la recherche de ma propre sœur, une jouvencelle de grande naissance…
— … avec des yeux bleus et des cheveux auburn, ouais. Et c’est qui, de grâce, ce chevalier qui voyage avec votre sœur ? Ou ce fol, comme vous l’avez vous-même qualifié ? » Ser Ombrich n’attendit pas qu’elle réponde, et c’était une bonne chose, car elle n’avait rien à répondre. « Certain fol s’est évaporé de Port-Réal la nuit même du meurtre du roi Joffrey… Un gros type, au nez truffé de veines éclatées, un certain ser Dontos le Rouge, dit de Sombreval autrefois. Pourvu que votre sœur et son fol ivrogne à elle soient surtout pas confondus avec la petite Stark et ser Dontos, je prie. Y a pas pire malheur qui pourrait leur tomber dessus. » Et de talonner sur ces entrefaites les flancs de son coursier pour partir au trot de l’avant.
Même Jaime Lannister était rarement parvenu à lui donner le sentiment d’être la dernière des imbéciles. Vous êtes pas la seule à chasser dans les bois. Brella lui avait narré par le menu dans quelles circonstances ser Dontos s’était fait dépouiller par Joffrey de ses éperons et n’avait dû la vie qu’à l’intercession de Sansa. C’est lui qui l’a aidée à s’enfuir, s’était-elle dit après le récit. Retrouver ser Dontos me permettra de retrouver Sansa. Elle aurait quand même dû se douter que d’autres se tiendraient le même raisonnement. Et certains risquent d’être encore moins appétissants que ser Ombrich lui-même. Elle en était réduite à espérer que ser Dontos ait su dénicher une cachette inviolable pour la fugitive. Mais, dans ce cas, comment me flatter de la découvrir jamais ?
Elle poursuivit néanmoins sa route, les épaules en berne et le front plissé.
Le noir commençait à s’épaissir lorsqu’ils atteignirent l’auberge, haut bâtiment de bois qui, presque au confluent de deux cours d’eau, se tenait à califourchon sur un vieux pont de pierre. Elle s’appelait d’ailleurs Le vieux pont de pierre, leur apprit ser Creighton, et que le tenancier était un copain à lui. « Sa cuisine n’est pas mauvaise, et ses chambres n’ont pas plus de puces que la plupart, se porta-t-il garant. Qui c’est qui est pour un bon lit bien chaud, cette nuit ?
— Pas nous, toujours, à moins que ton pote, il les donne gratis, répliqua ser Illifer le Sans-le-Sol. Des chambres, on a pas de quoi pour.
— Je peux payer pour nous trois. » Ce n’étaient pas les fonds qui manquaient à Brienne, Jaime y avait veillé. Elle avait trouvé dans ses fontes une grosse bourse de cerfs d’argent et d’étoiles en cuivre, une seconde plus petite mais bourrée de dragons d’or, et un document sur parchemin commandant à tous les loyaux sujets du roi de seconder sa détentrice, Brienne de Torth, en mission pour les affaires de Sa Majesté. Et ce signé d’une écriture enfantine : Tommen, Premier du nom, roi des Andals, de Rhoynar et des Premiers Hommes, souverain seigneur et maître des Sept Couronnes.
S’arrêter lui convenant également, Hibald ordonna à ses gens de parquer le fourgon près des écuries. Une chaleureuse lumière jaune égayait les fenêtres à carreaux en pointe de diamant de l’auberge, et des sonneries de trompette avisèrent Brienne qu’un étalon avait flairé l’approche de sa jument. Elle s’employait à desserrer les sangles de la selle quand un gamin sortit de l’écurie. » Laissez-moi faire cela, ser, dit-il.
— Je ne suis pas ser, lui répondit-elle, mais tu peux emmener la bête. Veille à ce qu’elle soit étrillée, nourrie et abreuvée. »
Le gamin s’empourpra, « ’sscusez, m’dame. J’avais cru…
— Méprise banale. » Elle lui remit les rênes et pénétra dans l’auberge à la suite de ses compagnons, ses fontes sur une épaule et son paquetage fourré sous un bras.
Le plancher de la salle commune était jonché de sciure, et l’atmosphère sentait le houblon, la viande et la fumée. Un rôti grésillait sur les flammes en crachotant, sans surveillance pour le moment. Six autochtones étaient assis à une table, en train de bavarder, mais l’intrusion des étrangers leur coupa instantanément le sifflet. Sous leurs regards pesants, Brienne se sentit nue, malgré manteau, chaîne de mailles et justaucorps. Et lorsque l’un des individus lâcha : « Visez-moi ça ! », elle ne se fit aucune illusion, ce n’était pas de ser Ombrich qu’il avait parlé.
L’aubergiste apparut, étreignant trois chopes dans chaque main et faisant valser de la bière à chaque pas.
« Est-ce que vous avez des chambres, mon brave ? lui demanda le marchand.
— J’pourrais ben, des fois, répondit-il, pour ceusses qu’ont les thunes. »
Ser Creighton Longuebranche prit un air offensé. « Naggle ! c’est comme ça que tu accueilles un vieux copain ? C’est moi, Longuebranche.
— L’fait est qu’c’est ben toi. Tu m’dois sept cerfs. Montre voir d’l’argent, et j’te montre un pieu. » Il déposa les chopes une à une et, ce faisant, inonda carrément la table.
« Je paierai deux chambres, une pour moi-même, et une pour mes deux compagnons. » Brienne désigna d’un geste ser Creighton et ser Illifer.
— J’en prendrai une aussi, dit le marchand, que je partagerai avec mon bon ser Ombrich. Mes serviteurs coucheront dans vos écuries, si vous voulez bien. »
L’aubergiste les examina. « J’veux pas ben, mais p’-t’-êt’ben que j’permettrai. Vous allez vouloir à souper ? Y a d’la chèvre à la broche, et d’la bonne, v’là c’qu’y a.
— Sa bonté, j’en serai seul juge, annonça le marchand. Quant à mes gens, du pain saucé avec les graisses de cuisson les satisfera pleinement. »
Et tel fut leur dîner. Après avoir suivi l’aubergiste à l’étage et lui avoir planté quelques pièces dans la paume avant d’installer ses affaires dans la deuxième chambre qu’il lui fit visiter, Brienne tâta de la chèvre, non sans en commander aussi pour ser Creighton et ser Illifer, eu égard aux truites qu’ils avaient partagées avec elle. A l’exemple du marchand, les chevaliers errants arrosèrent la viande avec de la bière, mais elle-même se contenta de siroter du lait de chèvre, tout en prêtant une oreille attentive aux propos de table, dans l’espoir hautement improbable, hélas, d’y surprendre un détail utile pour retrouver Sansa.
« Vous arrivez de Port-Réal, n’est-ce pas ? s’enquit l’un des autochtones auprès d’Hibald. C’est y vrai que le Régicide, il a été mutilé ?
— Plutôt, répondit-il. Il a perdu sa main d’épée.
— Ouais, confirma ser Creighton, déchiquetée par un loup-garou, que j’ai ouï dire, un de ces monstres descendus du nord. Le nord, y a jamais rien de bon qui en vient. Même leurs dieux qui sont bizarres.
— Pas par un loup, s’entendit rectifier Brienne. Ser Jaime a eu la main tranchée par un reître de Qohor.
— Ça vous facilite pas les choses, vous battre avec votre main en moins, fit observer la Souris démente.
— Bah, commenta ser Creighton Longuebranche. Moi, il se trouve d’aventure que je me bats aussi bien avec l’une qu’avec l’autre main.
— Oh, ça, je n’en doute pas. » Ser Ombrich leva sa chope en guise de salutation.
Brienne se rappela sa propre confrontation dans les bois avec Jaime Lannister. Elle n’avait réussi qu’à le rendre inoffensif en maintenant son épée à distance. L’emprisonnement l’avait affaibli, et il avait les poignets enchaînés. Aucun chevalier des Sept Couronnes n’aurait pu lui tenir tête quand il était sans entraves et en possession de tous ses moyens. Il avait beau s’être rendu coupable de bien des forfaits, force était de lui reconnaître ce mérite-là qu’il savait se battre ! Le mutiler avait été d’une cruauté monstrueuse. C’était une chose que d’abattre un lion, c’en était une autre que de le priver de sa patte et que de le condamner au désarroi de l’infirmité.
Il lui fut brusquement impossible de tolérer un instant de plus le vacarme de la salle commune. Après avoir marmonné de vagues « Bonne nuit », Brienne monta se coucher. Le plafond de sa chambre était si bas qu’elle se vit forcée, son bougeoir à la main, de courber l’échine en franchissant le seuil, sous peine de se fracasser le crâne. Il n’y avait là pour tout mobilier qu’un lit assez vaste pour six et, sur l’entablement de la fenêtre, un talon de chandelle de suif. Son bougeoir lui servit à enflammer la mèche de celle-ci, puis elle barra la porte et suspendit son baudrier d’épée à l’un des montants du lit. En bois recouvert de cuir brun fendillé, le fourreau n’avait rien que de très ordinaire, et plus ordinaire encore était la lame qu’il recelait. Elle l’avait achetée à Port-Réal pour remplacer celle que les Braves Compaings lui avaient volée. L’épée de Renly. Elle demeurait toujours aussi inconsolable de l’avoir perdue.
Et pourtant, elle en possédait une autre, camouflée dans son paquetage. Elle l’en retira et s’assit sur le lit pour la contempler. La lumière de la chandelle fit miroiter le jaune des ors et scintiller le rouge des rubis. Mais quand Brienne eut fait glisser Féale hors de son fourreau somptueux, son souffle s’étrangla dans sa gorge. Au sein de l’acier couraient les ondes noires et pourpres. De l’acier valyrien, forgé sous sortilège. C’était là une épée digne d’un héros. Alors qu’elle était encore toute petite, sa nourrice lui avait rebattu les oreilles de contes épiques, et quel régal que les nobles exploits de ser Galladon de Morne, du prince Aemon le Chevalier-dragon, de Florian le Fol et de tant d’autres champions… ! Ils portaient tous des épées célèbres, et Féale méritait assurément de figurer en pareille compagnie, même si elle-même n’y pouvait prétendre pour sa part. « Vous défendrez la fille de Ned Stark avec l’acier personnel de Ned Stark », voilà pourtant ce que s’était promis Jaime en la lui donnant… Il m’a confié son épée. Il m’a confié son honneur.
Ces réflexions faites, elle s’étendit de son mieux sur le lit. En dépit de sa largeur, il n’était pas assez long, ce qui la contraignit à s’y coucher en diagonale. D’en dessous lui parvenait le cliquetis des chopes, et des voix résonnaient dans la cage de l’escalier. Les puces évoquées par Longuebranche entrèrent en action. Se gratter contribua à la maintenir éveillée.
Elle entendit Hibald gravir les marches et, quelque temps après, les chevaliers eux-mêmes. « … jamais su son nom, déclarait ser Creighton quand il passa dans le couloir, mais il avait sur son bouclier un coquelet rouge sang, sa lame était tellement ensanglantée qu’elle en dégouttait, et… » La suite de la phrase alla se perdre au-delà, puis une porte s’ouvrit quelque part et se referma.
La chandelle s’éteignit. Les ténèbres enveloppèrent Le vieux pont de pierre, et un tel silence finit par s’emparer des aîtres que Brienne en vint à percevoir le murmure des eaux. C’est alors seulement qu’elle se leva pour rassembler ses affaires puis, prenant grand soin de rouvrir sans bruit, tendit l’oreille et descendit à tâtons nu-pieds. Une fois dehors, elle chaussa ses bottes et se dépêcha d’aller aux écuries harnacher la jument baie. Enfin, ce ne fut pas sans prier par-devers elle ser Creighton et ser Illifer de lui pardonner qu’elle se mit en selle. L’un des serviteurs d’Hibald se réveilla sur son passage, mais il ne fit aucun geste pour l’arrêter. Les pierres du vieux pont sonnèrent sous les sabots, et voici que les bois reployèrent autour de Brienne leur noirceur de poix peuplée de spectres et de souvenirs. C’est en votre faveur que je viens, lady Sansa, songea-t-elle, ne craignez rien. Je ne connaîtrai de repos qu’après vous avoir retrouvée.