« Les oranges sanguines sont plus qu’archi-mûres », observa le prince d’une voix lasse, tandis que le capitaine le véhiculait jusque sur la terrasse.
Après quoi il ne rouvrit pas la bouche pendant des heures.
Pour ce qui était des oranges, il n’y avait au demeurant rien de plus vrai. Les quatre ou cinq qui étaient tombées sur le sol dallé de marbre rose pâle y avaient littéralement explosé. A chacune de ses inspirations, le parfum douceâtre et acidulé qui s’en exhalait saturait les narines d’Hotah. Assurément que le prince devait en être entêté tout autant lui-même, quand il se trouvait installé sous les arbres dans le fauteuil rembourré de coussins en duvet d’oie que lui avait fabriqué mestre Caleotte en l’équipant de roues d’ébène et de fer quelque peu grinçantes.
Durant pas mal de temps, les seuls bruits perceptibles furent ceux des éclaboussures que faisaient les gosses en barbotant dans les bassins et dans les fontaines, et puis, une fois, le plof mou d’une nouvelle orange qui venait de lâcher prise et de s’écraser sur la terrasse. Enfin, voilà que le capitaine entendit, provenant de l’autre extrémité du palais, le vague tambourinement de bottes sur le marbre. Obara. Il avait immédiatement reconnu le pas de la jeune femme : de longues foulées rageuses et précipitées. Dans les écuries sises auprès des portes, sa monture devait être couverte d’écume et avoir les flancs ensanglantés par les éperons. La bâtarde d’Oberyn ne montait jamais que des étalons et se serait impudemment targuée, s’il fallait en croire les ouï-dire, de sa capacité à maîtriser n’importe lequel des coursiers de Dorne… Et n’importe quel mâle aussi. L’oreille aiguë du capitaine finit également par saisir un second pas, celui, plus court, pantouflard et feutré, de mestre Caleotte se dépêchant le plus possible afin de ne point trop se laisser devancer.
Obara Sand marchait toujours trop vite. Elle est sans trêve à la poursuite de quelque chose qu’elle ne réussit jamais à attraper, avait un jour confié le prince à sa propre fille, propos que le capitaine avait surpris.
Lorsqu’elle apparut sous l’arche triple, Areo Hotah lui bloqua l’accès de la terrasse en plaçant sa hallebarde en travers du passage. Comme le fer de l’arme était fiché au bout d’une hampe en frêne de montagne longue de six pieds, l’intruse ne pouvait contourner l’obstacle. « Pas plus loin, ma dame. » Il possédait une voix de basse dont les intonations typiques de Norvos accentuaient le grondement. « Le prince n’a aucune envie d’être dérangé. »
Déjà de pierre avant qu’il n’eût parlé, le visage d’Obara se durcit encore davantage. « Tu te trouves en travers de ma route, Hotah. » Elle était la plus âgée des Aspics des Sables et, forte carcasse de femme de près de trente ans, avait les yeux très rapprochés et les cheveux brun rat de la putain de Villevieille à qui elle devait le jour. Sous le manteau de soie sauvage bariolé d’or et d’isabelle qui la drapait, elle portait un vieil habit de cheval en cuir marron assoupli par l’usure. A cela se bornait le plus moelleux de ses effets. Sur une de ses hanches était enroulée la mèche d’un fouet, un bouclier rond de cuivre et d’acier lui barrait le dos. Elle avait laissé sa pique à l’extérieur. Areo Hotah lui sut au moins gré de cela. Toute preste et costaude qu’elle était, elle ne faisait pas le poids contre lui, il le savait… Mais elle l’ignorait, et il ne souhaitait pas du tout voir son sang maculer le marbre rose pâle.
Mestre Caleotte se dandinait en transférant son poids d’un pied sur l’autre. « Je m’étais pourtant bien efforcé de vous prévenir, lady Obara, que…
— Est-ce qu’il sait que mon père est mort ? » demanda-t-elle au capitaine, sans condescendre au mestre plus d’attention qu’à une vulgaire mouche, si jamais mouche avait poussé la stupidité jusqu’à venir bourdonner autour de sa tête.
« Oui, lui répondit Hotah. Il a eu un oiseau. »
La mort était arrivée à Dorne sous la forme d’une missive apportée par des ailes noires, rédigée en menus caractères et scellée par une grosse goutte rouge de cire durcie. Caleotte avait dû pressentir quel en était le contenu, car il s’était déchargé sur Hotah du soin de la délivrer telle quelle. Mais si le prince n’avait pas lésiné à le remercier, jamais en revanche il n’était demeuré si longtemps sans briser le sceau d’un message. Le parchemin n’avait pas quitté son giron de tout l’après-midi, tandis que de son fauteuil il regardait les enfants jouer à leurs petits jeux. Et ainsi fit-il jusqu’à ce que le soleil se couche et que la fraîcheur vespérale soit devenue presque insoutenable et le force à se faire véhiculer à l’intérieur ; mais ce fut, là-dessus, pour se mettre à contempler le scintillement des étoiles sur l’eau. Il fallut finalement attendre que la lune se lève pour qu’il se résolve à prier le capitaine d’aller quérir une chandelle qui lui permette de prendre connaissance de sa lettre, réfugié dans le sein des ténèbres nocturnes sous les orangers.
Obara tripota son fouet. « Ils sont des milliers à traverser les sables à pied pour escalader les Osseux, de manière à être en mesure d’aider Ellaria à rapporter mon père à la maison. Les septuaires sont bondés à craquer, et les prêtres rouges ont allumé les feux de leurs temples. Les pensionnaires des maisons de plaisir copulent avec tous les types qui viennent leur rendre visite et refusent qu’ils déboursent le moindre liard. A Lancehélion comme au Bras Cassé, sur les berges de la Sang-vert tout autant que dans les montagnes et au fin fond des sables, partout, partout, des femmes s’arrachent les cheveux et des hommes poussent des cris de rage. Partout s’entend dans toutes les langues la même question : Que va faire Doran ? Que va-t-il faire, lui, son propre frère, pour venger notre prince assassiné ? » Elle esquissa un pas de plus pour lancer de plus près à la face du capitaine : « Et tu as, toi, l’audace de dire qu ’il n’a aucune envie d’être dérangé !
— Il n’a aucune envie d’être dérangé », répéta Areo Hotah.
Le capitaine des gardes était du même âge que le prince dont il assurait la sécurité. Un jour, il y avait longtemps de cela, était arrivé de Norvos un tout jeune homme à tignasse noire, un gars dont la gaucherie jurait avec la puissante carrure. Seulement, ses cheveux avaient beau être blancs, maintenant, et les cicatrices de maintes batailles avaient beau lui couturer le corps, sa puissance demeurait intacte, et il conservait au fer de sa hallebarde l’effroyable tranchant dont les prêtres à barbe lui avaient enseigné le secret. Elle ne passera pas, se dit-il, avant de déclarer : « Le prince est en train de regarder les enfants jouer à leurs petits jeux. Il ne faut jamais le déranger quand il est en train de regarder les enfants jouer à leurs petits jeux.
— Hotah, fit Obara Sand d’un ton menaçant, tu vas t’écarter de ma route, ou bien je m’empare de cette hallebarde, et…
— Capitaine, lui fut-il commandé de l’arrière, laissez-la passer. Je vais m’entretenir avec elle. » Le prince venait d’intervenir d’une voix tout enrouée.
Areo Hotah redressa son arme d’un geste brusque et fit un pas de côté. Non sans avoir longuement appesanti sur lui un dernier regard, la bâtarde se rua vers la terrasse, talonnée vaille que vaille par les trottinements précipités du mestre. Caleotte n’avait guère que cinq pieds de haut, et il était chauve comme un œuf. Son visage était si lisse et si gras qu’on avait du mal à lui donner un âge quelconque, mais il se trouvait déjà là lors de l’engagement du capitaine, et il avait même été au service de la mère du prince. Cependant si ni les ans ni l’obésité ne l’empêchaient de rester encore assez alerte de corps et d’esprit, il se montrait aussi docile qu’un agneau. Il n’est pas homme à tenir la dragée haute à quelque Aspic des Sables que ce soit, songea le capitaine.
Installé dans son fauteuil à l’ombre des orangers, ses jambes goutteuses étayées devant lui de tout leur long, le prince avait d’énormes poches sous les yeux. Néanmoins, Hotah n’aurait su dire s’il fallait les attribuer au chagrin ou aux insomnies que la goutte lui infligeait. Plus bas, les enfants jouaient toujours à leurs petits jeux dans les fontaines et dans les bassins. Les plus jeunes avaient tout au plus cinq ans, les plus âgés neuf ou dix. Leur bande se composait pour moitié de filles. Au bruit de leurs éclaboussures se mêlaient les cris stridents qu’ils échangeaient d’une voix haut perchée. « Il n’y a pas si longtemps de cela que tu faisais partie toi-même, Obara, des gosses qui barbotaient dans ces bassins », lui déclara le prince lorsqu’elle planta un genou devant son fauteuil roulant.
Elle renifla d’un air dédaigneux. « Cela fait vingt ans, ou si peu s’en faut que c’est bien égal. Et mon séjour ici n’a pas duré beaucoup. Je suis la fille d’une putain, l’auriez-vous oublié ? »
N’obtenant pas de réponse, elle se releva puis, les mains campées sur ses hanches : « Mon père a été assassiné.
— Il a été tué au cours d’un combat singulier qui tenait lieu d’épreuve judiciaire », répliqua le prince Doran. Au regard de la loi, il ne s’agit pas là d’un assassinat.
— Il était votre frère.
— En effet.
— Que comptez-vous faire, en ce qui concerne sa mort ? »
Le prince fit laborieusement pivoter son fauteuil pour se retrouver face à elle. Il avait beau n’avoir que cinquante-deux ans, il avait l’air beaucoup plus âgé. Son corps se révélait flasque et informe sous ses robes de lin, et ses jambes étaient pénibles à regarder. La goutte en avait gonflé et empourpré les articulations d’une façon caricaturale ; son genou gauche présentait l’aspect d’une pomme, le droit celui d’un melon, et ses orteils s’étaient mués en grappes violacées, si blettes qu’elles vous donnaient l’impression qu’il suffirait de les toucher pour qu’elles éclatent. Il n’était jusqu’au poids d’une légère couverture qui ne risquât de lui donner des haut-le-corps, même s’il supportait ses douleurs sans jamais émettre la moindre plainte.
Le silence est l’ami d’un prince,l’avait une fois entendu dire à sa fille le capitaine. Les mots sont comme des flèches, Arianne. Une fois qu’on les a lâchés, c’est en vain qu’on chercherait à les rattraper.
« J’ai écrit à lord Tywin pour…
— Ecrit ? Si vous étiez seulement la moitié de l’homme que mon père était…
— Je ne suis pas ton père.
— Ça, je savais. » Le ton marquait un souverain mépris.
« Tu voudrais me faire partir en guerre.
— Pas si folle. Vous n’avez même pas besoin d’abandonner votre chaise longue. Permettez-moi seulement de venger mon père moi-même. Vous avez une armée dans le Pas-du-Prince. Lord Ferboys en a une autre aux Osseux. Accordez-moi la première, et la seconde à Nym. Laissez-lui emprunter la route Royale pendant que, de mon côté, j’expulserai de leurs châteaux les seigneurs des Marches puis ferai un crochet pour me porter contre Villevieille.
— Et tu fondes sur quoi ton espoir de tenir Villevieille ?
— Il suffira de la mettre à sac. L’opulence de Hightower…
— C’est de l’or que tu veux ?
— C’est du sang que je veux.
— Lord Tywin va nous faire apporter la tête de la Montagne.
— Et qui nous apportera la tête de lord Tywin ? La Montagne a toujours été son toutou, vous le savez pertinemment. »
Le prince fit un geste en direction des bassins. « Regarde les gosses, Obara, s’il te plaît.
— Il ne me plaît pas. Je prendrais infiniment plus de plaisir à planter ma pique dans la bedaine de lord Tywin. Je lui ferai chanter Les pluies de Castamere tout en lui arrachant les tripes et en y farfouillant pour voir s’il s’y trouve de l’or.
— Regarde, répéta le prince. Je te l’ordonne. »
Quelques-uns des gamins les plus âgés reposaient à plat ventre sur le dallage lisse de marbre rose et bronzaient au soleil. D’autres pataugeaient dans la mer, au-delà. Trois s’affairaient à construire un château de sable que sa pointe gigantesque faisait ressembler à la tour Lance du Palais Vieux. Une vingtaine, pour le moins, s’étaient rassemblés dans le vaste étang pour assister aux batailles que se livraient les plus petits, montés sur les épaules des plus grands, dans les endroits où l’eau ne vous montait que jusqu’à la ceinture, en cherchant à se désarçonner mutuellement. Chaque fois qu’un cheval et son cavalier s’affalaient, leur plouf retentissant suscitait une explosion de rires et de rugissements. Une fillette à cheveux châtains réussit sous leurs yeux l’exploit de décrocher des épaules de son frère un garçonnet filasse et de l’expédier boire sa tasse tête la première.
« Ton père a joué jadis à ce même jeu, tout comme je l’avais fait moi-même avant lui, commenta le prince. Vu qu’il y avait dix ans d’écart entre nous, je ne fréquentais déjà plus les bassins lorsqu’il atteignit l’âge de s’y amuser, mais je me plaisais à le regarder faire quand je venais ici rendre visite à Mère. Il était tellement coriace, même tout jeunot. Preste comme un serpent d’eau. Je l’ai vu, et plutôt deux fois qu’une, renverser des garçons beaucoup plus forts que lui. Il m’a rafraîchi la mémoire à ce sujet, le jour où il s’est mis en route pour Port-Réal. Il m’a juré ses grands dieux qu’il le ferait encore, ce coup-ci, sans quoi je ne l’aurais jamais laissé partir.
— Laissé partir ? » Obara s’esclaffa. « Vous auriez été capable de l’en empêcher, peut-être ? La Vipère Rouge de Dorne allait toujours où ça lui chantait.
— En effet. Que n’ai-je un mot de réconfort à…
— Je ne suis pas venue vous demander du réconfort. » Sa voix n’exprimait que dédain. « Le jour où mon père se présenta pour faire valoir ses droits sur moi, ma mère souhaitait tout sauf me voir m’en aller. "Ce n’est qu’une fille, dit-elle, et je ne pense pas qu’elle soit de vous. Des hommes, j’en ai eu mille autres." Il jeta sa pique à mes pieds puis gifla ma mère en pleine figure d’un revers de main si brutal qu’elle se mit à pleurer. "Fille ou garçon, nous livrons tous nos propres batailles, ajouta-t-il, mais les dieux nous laissent le choix de nos armes." Il pointa l’index vers sa pique puis vers les larmes de ma mère, et je ramassai la pique. "Je t’avais bien dit qu’elle était de moi", lui dit-il, et il m’emmena. Ma mère mit moins d’un an à mourir à force de se soûler. On raconte qu’elle est morte en larmes. » Obara se rapprocha du fauteuil du prince. « Laissez-moi me servir de la pique, je ne demande rien de plus.
— C’est demander beaucoup, Obara. J’y réfléchirai pendant mon sommeil.
— Votre sommeil a déjà duré trop longtemps.
— Il se pourrait que tu n’aies pas tort. Je te ferai parvenir un mot à Lancehélion.
— Pourvu que ce mot soit guerre. » Obara pivota sur ses talons et, d’une allure aussi furibonde qu’à son arrivée, s’en fut droit aux écuries réclamer une monture fraîche avant de reprendre la route cette fois encore au triple galop.
Mestre Caleotte la laissa filer. « Mon prince ? s’enquit-il. Est-ce que vos jambes vous font mal ? »
Doran esquissa un maigre sourire. « Est-ce que le soleil est brûlant ?
— Si j’allais vous chercher une potion contre la douleur ?
— Non. J’ai besoin de tous mes esprits. »
Le petit homme rondouillard hésita. « Mon prince, est-il… Est-il bien prudent de permettre à lady Obara de regagner Lancehélion ? Elle est certaine d’enflammer les gens du commun. Ils aimaient beaucoup votre frère.
— Comme nous tous. » Il pressa ses doigts sur ses tempes. « Non. Vous avez raison. Je dois absolument retourner moi-même à Lancehélion. »
Nouvelle hésitation du mestre. « Est-ce bien sage ?
— Pas du tout sage, mais indispensable. Mieux vaut expédier une estafette à Ricasso pour le mettre en demeure de rouvrir mes appartements dans la tour du Soleil. Avertissez ma fille Arianne que j’arriverai là-bas dès demain. »
Ma petite princesse. Le capitaine avait cruellement souffert d’être séparé d’elle.
« Vous allez être vu », prévint le mestre.
Hotah le comprit à demi-mot. Deux ans plus tôt, lorsqu’ils avaient quitté Lancehélion pour la solitude paisible des Jardins Aquatiques, la gravité de la goutte qui affligeait le prince Doran était bien moindre. A cette époque-là, il marchait encore, quoique lentement, appuyé sur une canne et grimaçant à chacun de ses pas. Il ne tenait pas à ce que ses ennemis sachent à quel point s’était aggravée sa faiblesse, et le Palais Vieux comme sa ville ombreuse pullulaient d’espions. Les espions, songea le capitaine, et ces maudits escaliers qu’il ne peut pas gravir. Il lui faudrait des ailes pour aller résider au sommet de la tour du Soleil.
« Je dois être vu. Il est nécessaire que les trublions trouvent à qui parler. Il est nécessaire de rappeler à Dorne qu’elle possède encore un prince. » Il eut un sourire las. « Si vieux et goutteux soit-il.
— Si vous rentrez à Lancehélion, vous ne pourrez vous dispenser d’accorder une audience à la princesse Myrcella, reprit Caleotte. Son chevalier blanc ne manquera pas de se trouver à ses côtés. Et vous savez qu’il envoie des lettres à la reine.
— Je le présume. »
Le chevalier blanc. Le capitaine fronça les sourcils. Ser Arys était venu à Dorne veiller sur sa propre princesse, tout comme l’avait fait jadis pour la sienne Areo Hotah. Même leurs deux noms sonnaient bizarrement de manière analogue. Arys et Areo. Là s’arrêtait pourtant l’analogie. Le capitaine avait quitté pour jamais Norvos et ses prêtres à barbe, alors que ser Arys du Rouvre, lui, continuait à servir le Trône de Fer. Ce n’était pas sans éprouver une certaine tristesse qu’Hotah l’avait vu dans son long manteau neigeux, toutes les fois où il était allé à Lancehélion sur ordre du prince. Un jour, pressentait-il, les mettrait aux prises tous deux ; et Arys du Rouvre périrait, ce jour-là, le crâne fracassé d’un coup de hallebarde. Tout en laissant glisser sa main le long de la hampe de frêne lisse de celle-ci, le capitaine se demanda si ce fameux jour n’était pas en train de se rapprocher.
« L’après-midi tire presque à sa fin, disait cependant le prince. Nous attendrons jusqu’à demain. Assurez-vous que ma litière soit prête dès le point du jour.
— A vos ordres. » Le mestre fît une petite révérence. Le capitaine se tint à l’écart pour le laisser sortir puis prêta l’oreille au bruit déclinant de ses pas.
« Capitaine ? » La voix du prince avait des inflexions feutrées.
Hotah s’avança, cinq doigts reployés sur la hampe de sa hallebarde. Le contact satiné du frêne au creux de sa paume évoquait celui d’une peau de femme. Une fois parvenu aux abords du fauteuil roulant, il manifesta sa présence en faisant sonner sèchement le pied de l’arme sur le dallage, mais le prince n’avait d’yeux que pour les enfants. « Vous avez eu des frères, capitaine ? demanda-t-il. A Norvos, quand vous étiez jeune ? Des sœurs ?
— Les deux, répondit Hotah. Deux frères, trois sœurs. J’étais le petit dernier. » Le petit dernier, et pas désiré. Une bouche de plus à nourrir, un gros lardon qui mangeait trop et qui se dépêchait d’être trop grand pour ses vêtements. Pas étonnant qu’on l’eût vendu aux prêtres à barbe.
« Moi, j’étais le premier, déclara le prince, ce qui ne m’empêche pas d’être le dernier. Après la mort au berceau de Mors et d’Olyvar, je renonçai à l’espoir de frères. J’avais neuf ans quand survint Elia, et je servais comme écuyer à la Grèvesel. Quand le corbeau apporta la nouvelle que ma mère avait dû s’aliter un mois trop tôt, j’étais assez vieux pour comprendre que cela signifiait que l’enfant ne survivrait pas. Même qu’en entendant lord Gargalen m’annoncer que j’avais une sœur, je lui affirmai qu’elle allait forcément mourir d’ici peu. Mais elle vécut néanmoins, grâce à la Mère miséricordieuse. Et, un an plus tard, ce fut Oberyn qui naquit, braillant et ruant. J’étais déjà un homme fait qu’ils jouaient tous deux dans ces bassins-là. Malgré quoi me voilà assis ici même, et ils ont disparu. »
Que dire à cela ? Areo Hotah ne savait. Il n’était jamais qu’un capitaine des gardes et demeurait toujours un étranger, même après toutes ces années passées dans ce pays-ci. Servir. Obéir. Protéger. Il avait solennellement prononcé ces vœux âgé de seize ans, le jour même de ses épousailles avec sa hallebarde. Des vœux simples pour des hommes simples, selon les termes employés par les prêtres à barbe. On ne l’avait pas entraîné à conseiller des princes dans l’affliction.
Il s’évertuait encore à chercher une parole appropriée quand une nouvelle orange s’écrasa pesamment sur la terrasse, à moins d’un pied de la place qu’occupait le prince, avec un bruit flasque qui fit grimacer celui-ci comme s’il en avait éprouvé quelque choc intime. « Suffit, soupira-t-il. Voilà qui suffit. Laisse-moi, Areo. Laisse-moi regarder les enfants quelques heures de plus. »
Lorsque le soleil se coucha, l’air fraîchit, et les enfants rentrèrent, affamés de souper, mais le prince s’attarda encore sous ses orangers, les yeux perdus sur le spectacle des bassins silencieux et de la mer qui s’ouvrait par-delà. Un serviteur lui apporta une jatte d’olives violettes, ainsi qu’une galette de pain, du fromage et de la purée de pois chiches. Après avoir vaguement grignoté de ces mets, Doran sirota une coupe de ce vin doux, sirupeux et corsé qu’il aimait puis, l’ayant finalement vidée, s’en resservit une autre. Un moment survint d’aventure, au cours des heures les plus noires de l’après-minuit, où le sommeil vint le trouver dans son fauteuil, et ce fut seulement alors que le capitaine le roula le long de la galerie éclairée par la lune, lui fit dépasser une rangée de piliers cannelés, franchir le seuil d’un arceau gracieux puis l’introduisit dans une chambre proche de la mer qu’occupait une immense couche aux draps de lin frais et crissants. Le prince exhala un gémissement quand le capitaine entreprit de l’y transférer, mais les dieux eurent la bonté de lui épargner de se réveiller.
La cellule où dormait Hotah était contiguë. Il s’assit sur l’étroite couchette et, prélevant dans leur niche sa pierre à aiguiser et son chiffon huilé, se mit à l’œuvre. Garde acéré le fer de ta hallebarde, l’avaient avisé les prêtres à barbe, le jour où ils l’avaient marqué. Il n’y manquait jamais.
Tout en affûtant l’arme, il se mit à penser à Norvos, à la ville haute sur la colline et à la ville basse près de la rivière. Il se rappelait encore avec netteté le son des trois cloches, la façon qu’avaient les profonds grondements de Noom de le faire frémir jusqu’au fond des moelles, l’altière et puissante voix de Narrah, les doux rires argentins de Nyel. La saveur du gâteau d’hiver lui remplit de nouveau la bouche, une saveur riche en gingembre, en cerises confites, en pignons, sans oublier celle du nahsa dont on l’arrosait, ce lait de chèvre fermenté qui, mêlé de miel, se servait dans un gobelet de fer. Il revit sa mère vêtue de sa robe à col d’écureuil, celle qu’elle ne mettait qu’une fois par an, lorsqu’ils allaient voir les ours danser au bas des marches de la Pécheresse. Et la puanteur du poil brûlé l’assaillit derechef comme à l’instant où le prêtre à barbe lui appliquait le fer rouge en forme de francisque en plein milieu du torse. Ce accompagné d’une douleur si atroce qu’il s’était alors dit : Mon cœur risque de s’arrêter, mais il n’avait pas pour autant bronché. Le poil n’avait jamais repoussé d’en dessous la marque.
Le capitaine ne rallongea sur le lit son épouse de frêne et de fer que lorsque les deux fils de la tête en furent suffisamment tranchants pour avoir des vertus de rasoirs. Puis il se défit en bâillant de ses vêtements sales, les jeta par terre en vrac et s’étendit sur son matelas bourré de paille. La seule pensée de la marque lui avait donné de telles démangeaisons qu’il lui fallut se gratter avant de fermer les yeux. J’aurais dû ramasser les oranges tombées, songea-t-il, et il s’endormit en rêvant à leur saveur aigre-douce et, d’une façon singulièrement tactile, à leur jus rouge empoissant ses doigts.
L’aube ne fut que trop prompte à poindre. Devant les écuries se trouvait déjà prête à partir la plus petite des trois litières attelées, celle en bois de cèdre à rideaux de soie rouge. Le capitaine sélectionna pour l’escorter vingt des trente piques affectées au poste des Jardins Aquatiques ; les dix autres demeureraient sur place afin de garder le domaine et les enfants, certains de ceux-ci étant les fils et les filles de grands seigneurs et de riches marchands.
Le prince avait eu beau déclarer son intention de se mettre en route dès le point du jour, Areo Hotah savait pertinemment qu’il ne manquerait pas de lambiner. Pendant que le mestre aidait Doran Martell à se baigner puis s’employait à envelopper ses membres enflés dans des bandes de lin imbibées de lotions calmantes, le capitaine revêtit un haubert d’écailles de cuivre conforme à son grade et un vaste manteau flottant de soie sauvage isabelle et jaune destiné à le préserver de la réverbération du soleil sur le cuivre. La journée promettait d’être torride, et il avait depuis des lustres jeté aux orties la pesante cape en crin de cheval et la tunique de cuir clouté qui constituaient sa tenue, à Norvos, mais qui auraient probablement cuit leur homme tout vif, à Dorne. Il avait bien gardé de là-bas son demi-heaume en fer, crêté de pointes aiguës, mais il le portait désormais enturbanné d’une soierie orange qu’il faufilait dans les intervalles du cimier puis entortillait tout autour. Sans cette précaution, l’ardeur du soleil à taper sur le métal lui aurait mis la cervelle en ébullition bien avant qu’on ne soit en vue du palais.
Le prince n’était pas prêt à partir de sitôt. Il avait décidé de déjeuner auparavant d’une orange sanguine et d’une assiettée d’œufs de mouette durs découpés en cubes et mêlés de morceaux de jambon et de piments de feu. Après quoi, plus rien ne le retiendrait, si ce n’est qu’il devait encore faire ses adieux à plusieurs des enfants qui s’étaient particulièrement attiré sa prédilection, tels le petit Dalt et la couvée de lady Noirmont, ainsi que la jeune orpheline à museau poupin dont le père passait sa vie à descendre et à remonter la Sang-vert pour vendre épices et tissus. Soucieux de leur épargner la vue de son œdème et de ses pansements, Doran ne cessa de dissimuler ses jambes sous une splendide couverture de Myr pendant qu’il s’entretenait avec eux.
Au bout du compte, le cortège ne s’ébranla qu’à midi sonné ; le prince dans sa litière, mestre Caleotte monté sur un âne, tout le reste à pied. Cinq piques marchaient en tête, cinq sur les arrières, et cinq sur chacun des flancs de la litière. Areo Hotah s’adjugea quant à lui sa place familière à la gauche de Doran Martell pour effectuer le trajet, sa hallebarde sur une épaule. La route menant des Jardins Aquatiques à Lancehélion longeant constamment la mer, on y bénéficiait d’une brise fraîche qui rendait moins accablante la traversée de ce paysage ocre rouge parsemé de rochers, de sable et d’arbres tordus, rabougris.
C’est à mi-chemin que leur tomba dessus le deuxième Aspic des Sables.
Elle fit subitement son apparition au sommet d’une dune, montée sur un destrier des sables à la robe dorée dont la crinière avait la blancheur et la finesse de la soie. Même à cheval, cette lady Nym avait une allure gracieuse, elle n’était que chatoiements de robes lilas, et son immense cape de soie crème et cuivre qui s’animait au moindre souffle donnait à tout instant l’impression qu’elle allait prendre son envol. Agée de vingt-cinq ans, Nyméria Sand avait la minceur d’un saule. Coiffés en une longue natte nouée par un fil d’or rouge, ses cheveux raides et noirs qui, tout comme ceux de son défunt père, formaient un V sur son front, rehaussaient ses prunelles sombres. Avec ses pommettes hautes, ses lèvres charnues, son teint de lait, elle avait toute la beauté qui faisait défaut à sa sœur aînée. Mais la mère d’Obara n’avait jamais été qu’une vulgaire pute de Villevieille, alors que le sang le plus noble de l’antique Volantis coulait dans les veines de celle de Nym. Une douzaine de piques à cheval dont le soleil faisait miroiter les boucliers ronds lui servaient de suite et dévalèrent la dune sur ses talons.
Le prince avait accroché les tentures de sa litière afin de mieux jouir de la brise marine. Lady Nym vint se porter auprès de lui tout en bridant sa ravissante jument dorée pour lui faire adopter l’allure du véhicule. « Quelle heureuse rencontre, Oncle ! se récria-t-elle d’une voix mélodieuse, comme si c’était le plus pur hasard qui l’avait précisément conduite à cet endroit-là. Puis-je me permettre de chevaucher à vos côtés jusqu’à Lancehélion ? » Le capitaine avait beau se tenir sur le bord opposé de la litière, il entendait distinctement chacun des mots que prononçait l’intruse.
« J’en serais enchanté », répliqua le prince Doran, d’un ton qu’Hotah trouva tout sauf enchanté. « Goutte et chagrin font de bien piètres compagnons de route. » Ce qui revenait à dire en clair, le capitaine le savait, que chaque cahot sur chaque caillou du chemin lancinait ses maudites articulations.
« Contre la goutte, je ne puis rien, fit-elle, mais le chagrin, mon père n’en avait que faire. La vengeance était davantage à son goût. Est-il vrai que Gregor Clegane ait admis avoir tué Elia et ses enfants ?
— Il a si fort rugi sa culpabilité que la Cour tout entière l’a entendu, concéda le prince. Lord Tywin nous a promis sa tête.
— Et un Lannister paie toujours ses dettes, conclut lady Nym, mais il me semble que lord Tywin se propose de nous payer avec notre propre monnaie. J’ai reçu un oiseau de notre adorable ser Daemon, qui jure que mon père a chatouillé ce monstre à plus d’une reprise au cours de leur affrontement. Dans ce cas, ser Gregor vaut son pesant d’homme déjà mort, et pas un seul liard de remerciements à Tywin Lannister. »
Le prince grimaça. S’il fallait en attribuer la faute aux douleurs de goutte ou aux assertions de sa nièce, le capitaine n’aurait su dire. « C’est peut-être bien le cas.
— Peut-être ? Moi, je dis : c’est.
— Obara voudrait me voir partir en guerre. »
Nym éclata de rire. « Oui, elle meurt d’envie d’incendier Villevieille. Elle met autant d’ardeur à exécrer cette ville que notre petite sœur à l’adorer.
— Et toi ? »
Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule vers ses compagnons, derrière. Une douzaine de longueurs les séparait d’elle. « Je couchais avec les jumeaux Poulet quand le billet m’est parvenu, l’entendit dire le capitaine. Vous connaissez la devise des Poulet ? Laissez-moi prendre mon essor ! Voilà tout ce que je vous demande. Laissez-moi prendre mon essor, Oncle. Je n’ai pas besoin d’une armée puissante, simplement d’une sœur chérie.
— Obara ?
— Tyerne. Obara fait trop de boucan. Tyerne est si délicieuse et gentille que personne au monde ne la soupçonnera. Obara voudrait faire de Villevieille le bûcher funéraire de notre père, mais je ne suis pas si goulue. Je me contenterai de quatre existences. Les jumeaux d’or de lord Tywin, à titre de paiement pour les enfants d’Elia. Le vieux lion, pour Elia elle-même. Enfin, pour mon propre père et pour solde de tout compte, le petit roi.
— Le gamin ne nous a jamais causé de tort.
— Le gamin n’est qu’un bâtard issu de la félonie, de l’inceste et de l’adultère, si l’on peut en croire lord Stannis. » Les inflexions de sa voix s’étaient si subitement dépouillées de tout enjouement que le capitaine se retrouva en train de la lorgner les yeux plissés. Sa sœur Obara affichait son fouet sur sa hanche et brandissait une pique que n’importe qui pouvait voir. Lady Nym n’était pas moins mortelle, mais elle gardait ses poignards soigneusement dissimulés. « Il n’y a que du sang royal qui soit susceptible de laver définitivement l’assassinat de mon père.
— Oberyn est mort au cours d’un combat singulier livré pour une affaire qui ne nous concernait nullement. Je n’appelle pas cela un assassinat.
— Appelez-le comme il vous plaira. Nous leur avons dépêché l’homme le plus éminent de Dorne, et c’est un sac d’ossements qu’ils nous réexpédient.
— Il a outrepassé toutes les missions que je lui avais assignées. "Prends la mesure de ce bout de roi et de son Conseil, et dresse un état de leurs forces et de leurs faiblesses, lui dis-je, sur la terrasse. Trouve-nous des amis, s’il est possible d’en trouver. Fais tout ton possible pour te procurer des renseignements sur la fin d’Elia, mais veille à ne pas provoquer lord Tywin à tort et à travers", tels furent les propos que je lui tins exactement. Il se mit à rire et me répliqua : "M’est-il jamais arrivé de provoquer quiconque… à tort et à travers ? Tu ferais mieux de mettre en garde les Lannister contre toute provocation à mon propre endroit." Il brûlait d’obtenir justice en faveur d’Elia, mais il se refusait à patienter, tandis que…
— Il a patienté dix-sept ans, l’interrompit lady Nym. Si c’était vous qu’ils avaient tué, mon père aurait emmené ses bannières au nord dès avant que votre cadavre ne soit refroidi. Si c’était vous qu’ils avaient tué, les piques pleuvraient déjà dru sur les Marches, à l’heure actuelle.
— Je n’en doute point.
— Pas plus que vous ne devriez douter de ceci, mon prince, à savoir que mes sœurs et moi n’allons pas patienter dix-sept ans pour assouvir notre vengeance. » Là-dessus, elle planta ses éperons dans les flancs de sa jument et partit au galop vers Lancehélion, talonnée par sa suite à bride abattue.
Le prince se radossa contre ses coussins et ferma les yeux, mais Hotah savait qu’il ne dormait pas. Il est au supplice. Il envisagea un moment d’appeler à la rescousse mestre Caleotte mais, si Doran Martell avait eu envie des soins de celui-ci, il n’aurait pas manqué de le mander lui-même.
Les ombres de l’après-midi se vautraient déjà loin, toutes sombres, et le soleil se montrait aussi pourpre et boursouflé que les membres du prince quand finirent par se détacher sur le ciel, à l’est, les tours de Lancehélion. D’abord la svelte silhouette de la tour Lance, avec ses cent cinquante pieds de haut surmontés d’une aiguille d’acier doré qui la grandissait de trente pieds supplémentaires ; puis la puissante tour du Soleil, faîtée d’un dôme d’or à verrières résiliées de plomb ; la Frégate des Sables isabelle, enfin, semblable à un monstrueux navire de course échoué sur la grève et mué en pierre.
La route côtière qui s’étirait entre les Jardins Aquatiques et Lancehélion avait beau n’avoir que trois lieues de long, c’étaient néanmoins deux mondes incompatibles qu’elle reliait. Dans le premier, des enfants nus folâtraient au soleil, la musique égayait des cours carrelées, l’atmosphère était vivifiée par le parfum des oranges sanguines et des citrons. Dans le second, l’atmosphère empestait la poussière, la sueur et la fumée, les nuits grouillaient de voix babillardes. Tandis que le marbre rose prévalait aux Jardins Aquatiques, le torchis donnait à Lancehélion des tonalités brunes et jaunâtres. L’antique château fort de la maison Martell se dressait à l’extrême pointe orientale d’un petit promontoire de sable et de roc, entouré par la mer sur trois de ses côtés. A l’ouest, dans l’ombre des murailles massives de Lancehélion, des boutiques de brique sèche et des taudis à façade aveugle se cramponnaient à la forteresse comme des bernacles à la coque d’une galère. A l’ouest de ces derniers s’était développé tout un fouillis d’écuries, d’auberges, de bordels et de mastroquets, souvent entourés de leurs propres murs, et sous ces murs-là s’étaient encore mis à pulluler de nouveaux taudis. Et ainsi de suite et ainsi de suite et ainsi de suite, comme auraient dit les prêtres à barbe. Comparée à Tyrosh, à Myr ou à Norvos-le-Grand, la ville ombreuse n’était rien de plus qu’un conglomérat, mais c’était encore ce que ces fichus Dorniens possédaient de plus proche d’une agglomération digne de ce nom.
Son arrivée ayant précédé la leur de quelques heures, il ne faisait aucun doute que lady Nym avait averti les gardes de leur venue, car la Triple Porte était ouverte lorsqu’ils l’atteignirent. Il n’y avait qu’ici que les portes étaient alignées l’une derrière l’autre afin de permettre aux visiteurs de passer sous les trois voûtes percées dans les Remparts Lacis et d’accéder directement au Palais Vieux, sans avoir à risquer d’abord de s’égarer sur des milles et des milles dans le dédale de ruelles exiguës, de cours secrètes et de bazars tonitruants.
Le prince Doran avait refermé les tentures de sa litière aussitôt en vue de Lancehélion, mais la populace n’en accueillit pas moins son passage par des cris hostiles. Les Aspics des Sables l’ont mise en ébullition, songea le capitaine avec un certain malaise. Ils traversèrent la misère noire agglutinée contre le croissant extérieur puis franchirent la deuxième porte. Au-delà, le vent charriait des remugles de goudron, d’eau saumâtre et d’algues en putréfaction, et la foule s’épaississait à chaque pas. « Place ! Cédez la place au prince Doran ! tonna Areo Hotah, tout en martelant le sol de briques avec la hampe de sa hallebarde. Cédez la place au prince de Dorne !
— Le prince est mort ! glapit dans son dos une femme au timbre strident.
— Aux piques ! » aboya un homme du haut d’un balcon.
— Doran ! héla une voix aristocratique. Aux piques ! »
Hotah renonça à s’inquiéter de l’identité de ces insolents ; la presse était trop dense, et un tiers de ceux qui la composaient beuglaient à qui mieux mieux : « Aux piques ! Vengeance pour la Vipère ! » Lorsqu’on parvint à la troisième porte, les gardes s’attachaient à repousser les gens pour frayer passage à la litière du prince, et la canaille commençait à bombarder le cortège. Un gamin dépenaillé fusa du barrage de piques, une pomegranate à demi pourrie à la main, mais, en apercevant le capitaine planté devant lui, hallebarde à l’arrêt, il laissa choir le fruit sans l’avoir lancé et battit dare-dare en retraite. D’autres larguèrent hardiment de plus loin une volée de citrons, d’oranges, de limons, tout en braillant : « Guerre ! Guerre ! Aux piques ! » L’un des gardes fut frappé à l’œil par un citron, pendant que l’écrasement d’une orange éclaboussait un pied d’Areo lui-même.
Aucune riposte ne partit de l’intérieur de la litière. Doran Martell demeura claquemuré derrière ses remparts de soie jusqu’à ce que les remparts plus massifs du château les aient tous engloutis, lui et les siens, et que la herse soit retombée en ferraillant sur leurs talons. Le tohu-bohu des cris et des huées s’estompa dès lors peu à peu.
La princesse Arianne se tenait dans la redoute externe, afin d’accueillir son père, avec la moitié de la Cour autour d’elle : Ricasso, le vieux sénéchal aveugle, et le gouverneur, ser Manfrey Martell, le jeune mestre Myles, avec ses robes grises et sa soyeuse barbe parfumée, plus deux vingtaines de chevaliers dorniens parés de lin flottant de cinquante nuances. La petite Myrcella Baratheon était là aussi, avec sa septa personnelle et ser Arys, de la Garde Royale, qui suffoquait dans son armure blanche en écailles d’émail.
Chaussée de sandales en peau de serpent lacées jusqu’aux cuisses, la princesse Arianne s’avança vers la litière. Elle avait des cheveux d’un noir de jais qui, finement torsadés tout du long comme une crinière, lui ondoyaient jusqu’au bas des reins, et un bandeau de soleils en cuivre lui ceignait le front. Elle est encore un petit brin de fille, songea le capitaine. Alors que les Aspics des Sables étaient de grande taille, Arianne, elle, tenait de sa mère, qui n’avait que cinq pieds deux pouces. Et, néanmoins, sous sa ceinture de joyaux, sous ses flots de soieries violettes et de brocarts jaunes, elle arborait un corps de femme, tout en rondeurs et courbes potelées. « Père, déclara-t-elle, tandis que les tentures s’écartaient, Lancehélion se réjouit de votre retour.
— Oui, j’ai entendu sa joie. » Le prince sourit d’un air las, puis cueillit la joue de sa fille dans l’une de ses mains rougies, boursouflées. « Tu as bonne mine. Capitaine, veuillez avoir la bonté de m’aider à m’extirper de là-dedans. »
Hotah glissa sa hallebarde dans la bandoulière qui lui barrait le dos, puis prit le prince dans ses bras, délicatement, de manière à ne pas froisser ses membres torturés. Doran Martell n’en ravala pas moins un hoquet de douleur.
« J’ai donné l’ordre aux cuisiniers d’apprêter un festin pour ce soir, dit Arianne, avec tous vos plats favoris.
— Je crains de ne pouvoir leur rendre pleine justice. » Il promena lentement son regard tout autour de la cour. « Je ne vois pas Tyerne.
— Elle demande un entretien privé. Je l’ai envoyée dans la salle du Trône attendre votre venue. »
Son père exhala un soupir. « Très bien. Capitaine ? Plus tôt j’en aurai terminé, plus tôt j’aurai le loisir de me reposer. »
Hotah l’emporta jusqu’en haut de l’interminable escalier de pierre qui, dans la tour du Soleil, aboutissait finalement à l’immense rotonde sise sous la coupole. Les derniers feux de l’après-midi se déversaient là par d’épaisses verrières multicolores qui endiamantaient la pâleur du marbre de mille diaprures. Le troisième Aspic des Sables s’y trouvait, effectivement.
Elle était assise en tailleur sur un coussin, au pied de l’estrade surélevée qu’occupaient les trônes, mais elle se dressa vivement à leur entrée, moulée dans une robe de samit bleu pâle à manches en dentelle de Myr qui la faisait paraître aussi candide que la Jouvencelle en personne. L’une de ses mains tenait l’ouvrage de broderie auquel elle était en train de travailler, l’autre une paire d’aiguilles en or. D’or était également sa chevelure, et le bleu profond de ses yeux évoquait deux lacs, mais non sans rappeler bizarrement au capitaine les yeux de son père, aussi noirs pourtant que la nuit. Toutes les filles du prince Oberyn ont hérité de ses yeux vipérins, s’avisa-t-il soudainement, la couleur n’y change strictement rien.
« Oncle, dit Tyerne Sand, j’étais impatiente de vous voir.
— Capitaine, veuillez m’installer sur mon siège. »
Il y en avait deux sur l’estrade, quasiment jumeaux, à ce détail près qu’une incrustation d’or figurait la lance de la maison Martell sur le dossier surélevé de l’un, tandis que flamboyait sur celui de l’autre le soleil Rhoynien qui avait jadis, lors de son arrivée à Dorne, flotté aux mâts de la flotte de Nyméria. C’est dans le premier qu’Areo Hotah déposa le prince avant de se retirer à l’écart.
« Avez-vous mal à ce point ? » Lady Tyerne parlait d’une voix pleine de sollicitude, et sa mine était aussi douce que fraises d’été. Elle avait eu pour mère une septa, et l’air d’innocence qui la nimbait paraissait presque appartenir à un autre monde. « Serait-il en mon pouvoir de faire quoi que ce soit pour vous soulager ?
— Dis ce que tu voulais dire, et laisse-moi me reposer. Je suis fatigué, Tyerne.
— J’ai fait ceci pour vous, Oncle. » Elle déploya l’ouvrage de broderie qu’elle avait entrepris. Il représentait son père, le prince Oberyn, monté sur un destrier des sables, armé de rouge de pied en cap et souriant. « Je le termine, et il est tout de suite à vous, pour vous aider à vous souvenir de lui.
— Je ne suis pas vraiment homme à l’oublier.
— C’est réconfortant à savoir. Bien des gens persistent à se le demander.
— Lord Tywin nous a promis la tête de la Montagne.
— C’est tellement aimable à lui… Mais le preux ser Gregor mérite mieux que de finir par l’épée d’un bourreau. Nous avons si longtemps réclamé sa mort dans nos prières, il n’est que justice qu’il la réclame dans les siennes aussi. Je connais le poison dont s’est servi mon père, et il n’en est pas de plus lent ni de plus torturant. Il se pourrait que d’ici peu nous entendions même les hurlements du blessé retentir jusqu’à Lancehélion. »
Le prince Doran soupira. « Obara m’adjure en faveur de la guerre. Nym se satisfera de l’assassinat. Et toi ?
— La guerre m’ira, répondit Tyerne, mais pas la guerre de ma sœur. Comme c’est chez eux que les Dorniens se battent le mieux, je dis, moi, aiguisons nos piques et attendons. Quand les Lannister et les Tyrell viendront fondre sur nous, nous les saignerons dans les cols et les ensevelirons sous les tempêtes de sable, ainsi que nous l’avons déjà fait cent fois.
— A condition qu’ils viennent fondre sur nous.
— Oh, mais force leur sera de le faire, sous peine de voir le royaume déchiré une fois de plus, comme il l’était avant que nous n’épousions les dragons. Père me l’avait expressément dit. Il trouvait que nous devions rendre grâces au Lutin de nous avoir envoyé la princesse Myrcella. Elle est si mignonne, vous ne trouvez pas ? J’aimerais bien avoir des boucles comme les siennes. On l’a faite pour être reine, exactement comme sa mère. » Des fossettes s’épanouirent sur les joues de Tyerne. « Ce serait un honneur pour moi que d’apprêter le mariage, ainsi que de veiller à la confection des couronnes. Trystan et Myrcella sont d’une telle ingénuité… Je me suis dit que de l’or blanc, peut-être, avec des émeraudes, pour aller avec les yeux de Myrcella. Oh, des perles et des diamants feraient aussi bien l’affaire, du moment que ces chers enfants seraient unis et couronnés. Dès lors, il ne nous reste plus qu’à proclamer tout simplement la petite Myrcella Première du nom, reine des Andals, de Rhoynar et des Premiers Hommes, et légitime héritière des Sept Couronnes de Westeros… puis qu’à attendre la venue des lions.
— L’héritière légitime ? » Le prince émit un reniflement lourd de scepticisme.
« Elle est plus âgée que son Tommen de frère, expliqua Tyerne, du ton qu’elle aurait pris pour s’adresser à un demeuré. Selon la loi, le Trône de Fer aurait dû lui échoir.
— Selon la loi dornienne.
— Lorsque le bon roi Daeron prit la princesse Moriah pour épouse et nous intégra à son royaume, il fut convenu que la loi dornienne continuerait de régir Dorne à jamais. Et Myrcella se trouve bel et bien à Dorne, en l’occurrence.
— En effet. » Le ton était récalcitrant. « Laisse-moi réfléchir à cet aspect des choses. »
Tyerne se fit rageuse. « Vous réfléchissez trop, Oncle.
— Ah bon ?
— Père le disait.
— Oberyn réfléchissait trop peu.
— Il est de certaines gens qui ne réfléchissent que parce qu’ils ont la frousse d’agir.
— Il existe une différence entre la frousse et la circonspection.
— Oh, il me faudra prier de ne jamais vous voir effrayé, Oncle. Vous risqueriez d’en omettre de respirer. » Elle leva une main…
… Et le capitaine fit sonner le marbre sous la hampe de sa hallebarde. « Vous vous oubliez, madame. Veuillez avoir l’obligeance de vous éloigner un peu de l’estrade.
— Je n’avais aucune mâle intention, capitaine. Je chéris mon oncle comme je sais qu’il chérissait mon père. » Elle mit un genou en terre devant le prince. « J’ai dit tout ce que j’étais venue dire, Oncle. Daignez me pardonner si je vous ai offensé, mon cœur se brise en mille morceaux. Bénéficié-je encore de votre affection ?
— Toujours.
— Alors, accordez-moi votre bénédiction, et je quitterai la place. »
Doran hésita l’ombre d’une seconde avant de placer sa main sur la tête de sa nièce. « Sois courageuse, mon enfant.
— Hé ! Le moyen de ne pas l’être ? Je suis sa fille. »
Elle n’avait pas plus tôt pris congé que ce petit rondouillard de Caleotte se précipita vers l’estrade. « Mon prince, elle n’aurait pas… Là, laissez-moi regarder votre main. » Il en examina la paume en premier, puis la retourna délicatement pour flairer le dessus des doigts. « Non, bon. Voilà une bonne chose. Il n’y a pas d’éraflures, ainsi… »
Doran Martell retira sa main. « Mestre, si cela ne vous ennuie pas trop, me serait-il permis d’avoir du lait de pavot ? Trois gouttes suffiront.
— Le pavot. Oui, bien sûr. Naturellement.
— Tout de suite, m’est avis », le pressa gracieusement le prince, et le bonhomme détala vers les escaliers.
Le soleil s’était entre-temps couché. A l’intérieur de la rotonde, la lumière avait la couleur bleue du crépuscule, et les irisations du sol se mouraient peu à peu. Toujours assis dans sa cathèdre, le prince montrait un visage blême de souffrance sous la lance emblématique des Martell. Au bout d’un long moment, il se tourna vers Areo Hotah et rompit le silence. « Capitaine, demanda-t-il, jusqu’à quel point mes gardes sont-ils loyaux ?
— Ils sont loyaux. » Il ne voyait pas quelle autre réponse donner.
« Tous ? Ou seulement certains d’entre eux ?
— Ce sont des braves à toute épreuve. De bons Dorniens. Ils exécuteront mes ordres. » La hampe de sa hallebarde martela le marbre. « Que n’importe lequel d’entre eux soit seulement tenté de vous trahir, et je vous apporterai personnellement sa tête.
— Je ne veux pas de têtes. Je veux de l’obéissance.
— Elle vous est acquise. » Servir. Obéir. Protéger. Des vœux simples pour un homme simple. « Combien d’hommes sont nécessaires ?
— Je vous laisserai carte blanche pour en décider. Il se peut qu’une petite poignée de gens solides nous serve mieux qu’un gros peloton. J’entends que cette affaire soit réglée le plus vite et le plus discrètement possible, et sans la moindre effusion de sang.
— Rapide et discret, pas de sang, je vois. Que me commandez-vous ?
— De dénicher les filles de mon frère et de les arrêter, puis de les interner dans les cellules qui se trouvent au sommet de la tour Lance.
— Les Aspics des Sables ? » Le capitaine avait la gorge sèche. « Toutes… Toutes les huit, mon prince ? Les benjamines aussi ? »
Doran Martell s’accorda le temps de la réflexion. « Les filles d’Ellaria sont trop jeunes pour constituer un danger, mais les autres seraient bien capables de chercher à les utiliser contre moi. Mieux vaudrait les mettre à l’abri et les tenir sérieusement en main. Oui, les benjamines également…, mais il faut avant tout s’assurer de Nyméria, de Tyerne et d’Obara.
— A vos ordres, mon prince. » Il en avait le cœur chaviré. Ma petite princesse va détester ça. « Et Sarella ? C’est une femme faite, à près de vingt ans.
— A moins qu’elle ne revienne à Dorne, je ne puis strictement rien faire en ce qui la concerne, excepté prier qu’elle fasse montre de plus de bon sens que ses sœurs. Abandonnez-la à ses… jeux. Regroupez les autres. Je ne fermerai pas l’œil tant que je ne les saurai pas en sécurité et sous bonne garde.
— Ce sera fait. » Le capitaine marqua une hésitation. « Lorsque la nouvelle se sera mise à courir les rues, la populace va nous faire un de ces raffuts…
— C’est Dorne tout entière qui va se mettre à hurler, commenta Doran Martell d’une voix lasse. Puissent les dieux m’accorder simplement que ces criailleries retentissent jusqu’à Port-Réal, et que lord Tywin en soit assez fort assourdi pour savoir quel ami fidèle il possède à Lancehélion. »