LE PROPHÈTE

Le prophète était en train, ce matin-là, de noyer des hommes à Grand Wyk lorsqu’on vint lui annoncer la nouvelle de la mort du roi.

Il faisait un temps sombre et froid, la mer était comme le ciel couleur de plomb. Les trois premières « victimes » avaient impavidement fait don de leur existence au dieu Noyé, mais le quatrième, dont la foi manquait de fermeté, commença à se débattre comme un forcené quand la privation d’air déchira ses poumons. Immergé jusqu’à la taille dans le déferlement des vagues, Aeron empoigna l’adolescent nu par les épaules et s’acharna à lui renfoncer la tête sous l’eau lorsque celui-ci prétendit reprendre une goulée d’air. « Courage, lui enjoignit-il. Nous sommes issus de la mer, et c’est à la mer qu’il nous faut retourner. Ouvre la bouche, et gorge-toi de la bénédiction divine. Emplis tes bronches d’eau, cela te permettra de mourir et d’accéder à la renaissance. Il ne sert à rien de lutter. »

Mais, soit qu’il fût dans l’incapacité de l’entendre, entièrement plongé qu’il était sous les flots, soit que sa foi l’eût totalement déserté, le garçon se mit à lui décocher des ruades et à se démener si sauvagement qu’Aeron se vit contraint de réclamer de l’aide. Quatre de ses noyés se précipitèrent pour agripper le misérable et pour le maintenir sous la surface. « Seigneur Dieu qui t’es noyé pour nous, pria le prêtre d’une voix aussi profonde que les abysses, daigne accorder la grâce à ton serviteur Emmond de ressusciter de la mer ainsi que tu l’as fait toi-même. Puisse-t-il jouir ainsi de la bénédiction du sel, puisse-t-il ainsi jouir de la bénédiction de la pierre, puisse-t-il ainsi jouir de la bénédiction de l’acier. »

Finalement, tout fut consommé. Des lèvres d’Emmond ne s’échappaient désormais plus de bulles, et ses membres demeuraient parfaitement inertes. Il flottait paisiblement, livide et glacé, face en avant dans les quelques pouces d’eau qui léchaient la grève.

C’est sur ces entrefaites qu’Aeron Tifs-Trempes s’avisa que trois cavaliers s’étaient joints à ses noyés sur les galets du rivage. Il reconnut la face en lame de couteau du Sparr, vieillard aux yeux chassieux dont la voix tremblotante avait force de loi dans cette partie de Grand Wyk, et son jeune fils Steffarion. Un autre jouvenceau les accompagnait, drapé dans un manteau rouge sombre doublé de fourrure et agrafé sur l’épaule par une broche parmi les fioritures de laquelle se repérait le cor de guerre noir et or de la maison Bonfrère. L’un des rejetons de Gorold, décréta le prêtre au premier coup d’œil. La femme de Bonfrère avait fini par lui donner sur le tard trois grands fils après une douzaine de filles, et tout le monde s’accordait à dire qu’il était impossible de les distinguer les uns des autres. Aeron Tifs-Trempes ne condescendit seulement pas à s’y escrimer. Qu’il s’agît en l’espèce de Greydon, de Gormond ou de Gran, le prêtre n’avait pas de temps à gaspiller pour éclaircir une question si futile.

Après qu’il leur eut grondé un ordre d’ours mal léché, ses noyés saisirent le mort par les bras et les jambes afin de le transporter au-dessus de la ligne de marée. Il leur emboîta le pas, nu comme un ver, à ceci près qu’un bout de pagne en peau de phoque dissimulait ses parties intimes. Le corps ruisselant et cloqué par la chair de poule, il regagna la terre ferme en pataugeant dans le sable humide et glacial que jonchaient des galets récurés par la houle. L’un de ses noyés lui tendit une robe de grosse bure teinte en différents verts, bleus et gris, couleurs spécifiques de la mer et du dieu Noyé. Aeron l’enfila puis dégagea sa tignasse afin de la laisser flotter librement. Noire elle était, cette tignasse, et dégoulinante ; aucune lame n’y avait touché depuis le jour où il était remonté régénéré du fond de l’abîme. Elle enveloppait ses épaules à la manière d’un manteau loqueteux, minable, et lui retombait jusqu’en dessous de la ceinture. Il y entrelaçait des filaments d’algues, ainsi que dans sa barbe en broussaille jamais taillée.

Ses affidés noyés formèrent un cercle autour du cadavre de l’adolescent, tout en marmottant des prières. Norjen lui activa les bras pendant que Russ, agenouillé pour le chevaucher, exerçait des pompes sur son torse, mais tous s’écartèrent en faveur d’Aeron. Il desserra de ses propres doigts les lèvres glacées d’Emmond pour lui donner le baiser de vie, le lui redonner encore et encore, jusqu’à ce que la mer lui rejaillisse de la bouche. Le garçon finit par se mettre à tousser et cracher, et ses yeux s’ouvrirent en papillotant, fous de peur.

Un autre de retour. Il fallait voir là une manifestation de la faveur du dieu Noyé, assurait-on. Il arrivait à tous les autres prêtres de perdre un homme de temps en temps, même à Tari le Triple-noyé, qui s’était autrefois acquis une telle réputation de sainteté qu’on l’avait choisi pour couronner un roi. Mais jamais à Aeron Greyjoy. Il était le Tifs-Trempes, celui qui avait contemplé de ses propres yeux les demeures liquides du dieu lui-même et qui était revenu pour en témoigner. « Lève-toi, dit-il au ressuscité qui crachotait toujours, en administrant une claque dans son dos nu. Tu t’es noyé et te voici rendu à nous. Ce qui est mort ne saurait mourir.

— Mais se lève. » Une quinte de toux violente lui fit restituer un supplément d’eau. « Se lève à nouveau. » Chacun des termes était payé par de la souffrance, mais tel était le lot de ce monde ; il fallait se battre pour vivre. « Se lève à nouveau. » Le garçon se mit sur pied en titubant. « Plus dur à la peine. Et plus vigoureux.

— A présent, tu appartiens au dieu », l’avertit Aeron. Les autres noyés se regroupèrent autour de lui, et chacun lui donna un coup de poing et un baiser pour l’accueillir dans la confrérie. L’un d’eux l’aida à revêtir une robe de bure grossière bariolée de bleus, de verts et de gris. Un autre lui fit présent d’une matraque en bois flotté. « Comme tu appartiens à la mer, maintenant, la mer s’est chargée de t’armer, reprit Aeron. Nous prions pour qu’à l’avenir tu manies ta matraque avec férocité contre tous les adversaires de notre dieu. »

C’est alors seulement que le prêtre se tourna vers les trois cavaliers, qui avaient assisté à toute la scène du haut de leur selle. « Est-ce pour réclamer votre propre noyade que vous êtes venus nous trouver, messires ? »

Le Sparr toussota. « J’ai déjà eu la mienne quand j’étais gosse, répondit-il, et celle de mon fils a eu lieu le jour même où son nom lui a été attribué. »

Aeron fit entendre un reniflement. Que Steffarion Sparr eût été offert au dieu Noyé peu de jours après sa naissance, il n’en doutait aucunement. Il savait tout autant de quelle manière on y avait procédé, soit par une immersion expéditive dans une bassine d’eau de mer qui humectait à peine les cheveux du bambin. Etonnez-vous dès lors que les Fer-nés se soient laissé asservir, eux qui imposaient autrefois leur domination partout où la rumeur des vagues se percevait. « Il ne s’agit pas là de noyade authentique, fit-il à l’adresse des cavaliers. Qui ne meurt pas en vérité ne peut se flatter de surgir de la mort. Qu’est-ce qui vous amène en ces lieux, s’il n’entre pas dans vos intentions de prouver votre foi ?

— Le fils de lord Gorold était à votre recherche pour vous apporter des nouvelles quand il nous est arrivé. » Le Sparr désigna d’un geste le jouvenceau au manteau rouge.

Ce dernier paraissait âgé de seize ans tout au plus. « Je vois, et tu es lequel des trois ? s’enquit sèchement le prêtre.

— Gormond. Gormond Bonfrère, pour complaire à Votre Seigneurie.

— C’est au dieu Noyé que nous avons le devoir de complaire. As-tu été noyé, Gormond Bonfrère ?

— Le jour où l’on m’a baptisé, Tifs-Trempes. Mon père m’a confié le soin de vous trouver et de vous amener à lui. Il faut absolument qu’il vous voie.

— C’est ici que je me tiens. A lord Gorold de venir rassasier ses yeux de ma personne. » Aeron prit des mains de Russ une gourde en cuir qu’on venait tout juste d’emplir d’eau de mer. Il la déboucha puis but une gorgée.

« Je dois vous ramener au fort », insista le jeune Gormond, toujours juché sur son cheval.

Il n’ose mettre pied à terre, de peur de mouiller ses bottes. « Et moi, je dois accomplir l’œuvre de notre dieu. » Aeron Greyjoy était un prophète. Il ne supportait pas que des gentillâtres aient le front de lui donner des ordres comme à un quelconque serf.

« Gorold a reçu un oiseau, spécifia le Sparr.

— Un oiseau de mestre en provenance de Pyk », confirma Gormond.

Noires ailes, noires nouvelles.« Les corbeaux survolent le sel et la pierre. S’il est survenu des nouvelles qui me concernent, vous n’avez qu’à m’en parler dès à présent.

— Des nouvelles telles que celles dont nous sommes porteurs ne peuvent être entendues que de vous seul, Tifs-Trempes, intervint le Sparr. Les sujets dont il est question sont d’une nature qui suffirait à m’interdire d’en parler ici même en présence de ces autres-là.

— Ces autres-là sont mes noyés personnels, des serviteurs du dieu, tout autant que je le suis moi-même. Je n’ai pas le moindre secret pour eux, pas plus que je n’en ai pour notre dieu près de la sainte mer duquel me voici. »

Les cavaliers échangèrent un coup d’œil. « Dis-lui », décida le Sparr, et le jeune homme au manteau rouge rassembla manifestement son courage avant de proférer enfin : « Le roi est mort. »

Crûment. Sans ambages. Quatre petits mots de rien du tout, mais qui firent trembler la mer elle-même après qu’il les eut prononcés.

Des rois, il y en avait actuellement quatre à Westeros, et cependant Aeron n’eut que faire de demander duquel il s’agissait. C’était Balon Greyjoy et nul autre qui régnait sur les îles de Fer. Le roi est mort. Comment cela se peut-il ? La dernière rencontre d’Aeron avec son frère aîné remontait à moins d’une lune, elle avait eu lieu lorsque ce dernier était revenu aux îles de Fer, après ses opérations dévastatrices contre le rivage des Roches. D’entièrement gris qu’ils étaient avant l’absence du prêtre, les cheveux de Balon avaient viré au blanc de manière spectaculaire, et la voussure de ses épaules s’était aggravée depuis l’appareillage des boutres. En tout état de cause, il paraissait néanmoins jouir dans l’ensemble d’une inaltérable santé.

Aeron Greyjoy avait édifié son existence sur deux piliers inébranlables, et voilà que ces quatre petits mots de rien du tout venaient d’en abattre un. Il ne me reste plus que le dieu Noyé. Puisse-t-il me rendre aussi fort et infatigable que la mer. « Précisez-moi de quelle façon s’est produite la mort de mon frère.

— Sa Majesté a fait une chute alors qu’Elle traversait un pont de Pyk, et Elle est allée s’écraser sur les rochers en contrebas. »

Edifiés sur les ruines éparses d’un promontoire, les donjons et les tours de la forteresse familiale occupaient le sommet d’impressionnants amas rocheux qui jaillissaient tout droit des flots. Les divers bâtiments de Pyk n’en faisaient qu’un, grâce aux ponts qui les reliaient entre eux, sous la forme d’arches taillées dans la pierre ou de vulgaires passerelles oscillantes en corde de chanvre et planches de bois. « Est-ce que la tempête faisait rage lorsqu’il est tombé ? les interrogea le prêtre.

— Ouais, répondit le damoiseau, et déchaînée, même qu’elle était.

— C’est le dieu des Tornades qui a provoqué sa perte », décréta Tifs-Trempes. Cela faisait des milliers et des milliers d’années que la mer et le ciel étaient en guerre. De la mer étaient issus les Fer-nés, d’elle provenait le poisson qui les sustentait au plus noir de l’hiver lui-même, alors que les tornades n’apportaient jamais que malheur et chagrin. « En nous rendant notre grandeur, Balon s’est attiré la fureur du dieu des Tornades. C’est dans les demeures liquides du dieu Noyé qu’il festoie maintenant, servi par des sirènes qui exaucent ses moindres désirs. Il nous appartiendra dorénavant, à nous qui restons en arrière dans cette vallée sèche et lugubre, d’achever son œuvre grandiose. » Il reboucha le goulot de sa gourde. « Je vais aller m’entretenir avec le seigneur ton père. Quelle est la distance d’ici à Cormartel ?

— Six lieues. Il vous est possible de monter en croupe derrière moi.

— Un seul ne manque pas d’aller plus vite à cheval que deux. Donne-moi ta monture, et le dieu Noyé te bénira.

— Empruntez donc la mienne, Tifs-Trempes, lui proposa Steffarion Sparr.

— Non. La sienne est plus vigoureuse. Ton canasson, mon gars. »

Après avoir marqué une seconde d’hésitation, Gormond finit par démonter puis lui tint la bride. Aeron fourra l’un de ses pieds nus noirs de crasse dans un étrier et, d’un bond, se jucha en selle. Il n’était pas spécialement féru de chevaux, voyant en eux des créatures des contrées vertes et qui contribuaient à vous débiliter leur homme, mais la nécessité lui faisait en l’occurrence une obligation de recourir à eux. Noires ailes, noires nouvelles. Un orage se mijotait, le fracas des vagues suffisait à l’en avertir, et les orages ne présageaient jamais qu’événements funestes. « Allez m’attendre à Pebbleton, au pied de la tour de lord Merlyn », commanda-t-il à sa bande de noyés, tout en tirant sur les rênes pour forcer sa monture à volter.

Le trajet se révéla rude, il fallait escalader des collines, traverser des bois et se faufiler dans des failles rocheuses en suivant une piste étroite qui semblait fréquemment s’évanouir sous les sabots de la cavalcade. Grand Wyk était la plus étendue des îles de Fer, si vaste qu’un certain nombre de ses domaines seigneuriaux ne jouissaient d’aucun aperçu sur la mer sacrée. Tel était le cas de celui de Gorold. Son manoir se trouvait en plein cœur des monts Durgranit, aussi loin du royaume du dieu Noyé que faire se pouvait dans tout l’archipel. Les sujets de Gorold s’échinaient à creuser la roche au fin fond de ses mines, en pleines ténèbres. Certains d’entre eux vivaient et mouraient sans avoir jamais posé les yeux sur la mer salée. Rien d’étonnant que de tels êtres soient aussi bizarres et grincheux.

Durant la chevauchée, les pensées d’Aeron se détournèrent vers ses frères.

Neuf fils étaient nés des œuvres de Quellon Greyjoy, seigneur et maître des îles de Fer. Harlon, Quenton et Donel, il les avait eus de sa première épouse, une femme originaire des Arbres-de-Pierre. La deuxième, une Sunderly de Selfalaise, lui avait donné Balon, Euron, Victarion, Urrigon et Aeron lui-même. En guise de troisième, Quellon n’avait rien trouvé de mieux à faire que d’aller prendre une fille des contrées vertes qui l’affligea d’un idiot souffreteux dénommé Robin, le plus volontiers oublié de toute la nichée. Tifs-Trempes ne conservait aucun souvenir de Quenton et de Donel, morts tous deux en bas âge. Harlon, il se le rappelait, lui, mais confusément, installé dans une chambre de tour dépourvue de fenêtre, immobile et la face grise, la voix réduite à des chuchotements qui ne cessaient d’aller s’affaiblissant jour après jour, au fur et à mesure que la léprose lui pétrifiait la langue et les lèvres. Un jour, nous nous régalerons tous les quatre ensemble de poisson dans les demeures liquides du dieu Noyé, et Urri sera lui aussi des nôtres.

Il était né neuf fils des œuvres de Quellon Greyjoy, mais quatre seulement d’entre eux étaient parvenus jusqu’à l’âge adulte. Tel était le lot de ce monde froid dans lequel les hommes péchaient en mer et creusaient le sol et mouraient, tandis que les femmes s’alitaient pour donner le jour dans la douleur et dans le sang à des enfants qui ne tardaient guère à disparaître. Si, dernier venu des quatre seiches, Aeron était le moins doué de la portée, Balon, lui, leur aîné à tous, faisait preuve d’une hardiesse sans équivalent ; intrépide et farouche dès son plus jeune âge, il avait assigné pour seul but à son existence de restaurer les Fer-nés dans leur ancienne gloire. A dix ans, il avait escaladé les falaises de Flint jusqu’à la tour hantée du seigneur Aveugle. A treize, il s’était révélé capable de manier les rames d’un boutre et de danser la danse du doigt avec autant d’aisance que n’importe quel homme fait des îles. A quinze, il avait appareillé en compagnie de Dagmer Gueule-en-deux pour les Marches-de-pierre et les avait livrées au pillage tout un été. C’est là qu’il avait tué son premier homme et conquis ses deux premières femmes-sel. A dix-sept, il commandait son propre navire. Il incarnait à tous égards ce qu’un frère plus âgé se doit d’incarner, même s’il n’avait jamais rien manifesté d’autre à son cadet que du mépris. J’étais si faible et si plein de péché que je ne méritais pas même le mépris. Mieux valait être méprisé par Balon le Brave qu’adoré par Euron le Choucas. Et si l’âge et le deuil avaient au fil des ans rendu Balon amer, ils l’avaient également doté d’une détermination plus intraitable que n’importe quel homme vivant. Il était né fils de seigneur, et il est mort roi, assassiné par un dieu jaloux, songea le prophète, et voici que l’orage arrive, un orage tel que ces îles n’en ont jamais essuyé d’aussi formidable.

Il faisait noir depuis un fameux bout de temps quand il finit par discerner les murailles de Cormartel qui, hérissées de piques en fer, déchiquetaient le croissant de lune. Avec ses moellons énormes équarris à même la falaise dont la silhouette surplombait ses arrières d’un air agressif, la forteresse de Gorold présentait un aspect colossal et trapu. Au bas des remparts béaient comme des gueules édentées les entrées ténébreuses de grottes et de mines abandonnées. Comme on les avait déjà refermées et barrées pour la nuit, Aeron dut marteler les portes de fer de son hôte avec une pierre jusqu’à ce que le vacarme finisse par réveiller un garde.

Le jouvenceau qui se chargea de sa réception ressemblait à s’y méprendre au Gormond qu’il avait dépossédé de son cheval. « Lequel des fils es-tu, toi ? lui décocha-t-il.

— Gran. Mon père vous attend à l’intérieur. »

La grande salle était affreusement peuplée de courants d’air, d’ombres et saturée d’humidité. L’une des filles de Gorold offrit au prêtre une corne de bière. Une autre tisonna un feu de misère qui dégageait plus de fumée que de chaleur. Le maître de céans lui-même conversait à voix basse avec un individu mince attifé de belles robes grises et ceint au cou d’une chaîne de métaux divers qui le désignait comme un mestre de la Citadelle.

« Où est passé Gormond ?, demanda Gorold quand il aperçut son visiteur.

— Il rentre à pied. Renvoyez vos femmes, messire. Et le mestre aussi. » Les mestres ne lui inspiraient pas de tendresse excessive. Leurs corbeaux étaient des créatures du dieu des Tornades, et il n’accordait aucune confiance à leurs talents de guérisseurs, plus depuis l’histoire d’Urri. Pas un homme digne de ce nom ne choisirait une existence de servitude ni ne forgerait de ces chaînes d’esclave pour s’en étrangler le gosier.

« Gysella, Gwin, laissez-nous, fit Bonfrère d’un ton bref. Toi aussi, Gran. Mestre Murenmure va rester.

— Il va partir, maintint Aeron.

— Je suis ici chez moi, Tifs-Trempes. Il ne vous appartient pas d’y décider qui doit partir et qui peut demeurer. Le mestre reste. »

Ce bougre-là vit trop loin de la mer, se dit Aeron. « Alors, c’est moi qui m’en irai », rétorqua-t-il. Des joncs secs crissèrent sous la plante noire et craquelée de ses pieds nus lorsqu’il pivota sur lui-même et se dirigea vers la porte à grands pas. Apparemment, il s’était cogné cette interminable chevauchée pour rien.

Il était quasiment sur le point de quitter la salle quand le mestre s’éclaircit la gorge et lâcha : « Euron le Choucas s’est adjugé le trône de Grès. »

Aeron se retourna tout d’une pièce. L’atmosphère des lieux était soudain devenue carrément glaciale. Le Choucas se trouve à mille lieues d’ici. Voilà deux ans que Balon l’a envoyé se faire pendre ailleurs en jurant de s’en charger lui-même s’il revenait jamais. « Expliquez-vous, fit-il d’une voix rauque.

— Il est entré à Lordsport le lendemain de la mort du roi et a revendiqué pour sien le château, de même que la couronne, en sa qualité de premier frère cadet de Balon, déclara Gorold. Il expédie maintenant des corbeaux pour convoquer à Pyk les capitaines et les rois de toutes les îles et les sommer de ployer le genou devant sa personne et de lui rendre hommage en le reconnaissant pour leur souverain.

— Pas question, trancha Aeron Tifs-Trempes sans mâcher ses mots. Le trône de Grès ne peut revenir qu’à un homme pieux. Le Choucas ne révère que son propre orgueil.

— Vous vous trouviez à Pyk voilà pas bien longtemps, et vous y avez rencontré le roi, repartit Bonfrère. Est-ce que Balon vous a parlé si peu que ce soit de la succession ? »

Mouais. Leur entretien avait eu lieu dans la tour de la Mer, parmi les hurlements du vent qui en assaillait les fenêtres et le fracas des vagues et du ressac en contrebas. Après avoir entendu tout ce que le prêtre tenait à lui rapporter à propos de son dernier fils survivant, Balon avait secoué la tête d’un air accablé. « Une mauviette, voilà ce que les loups en ont fait, tout comme je l’appréhendais, s’était-il désolé. Puisse le dieu consentir à exaucer mes prières qu’ils l’aient tué, de sorte qu’Asha ne risque pas de le trouver en travers de sa route. » Il reconnaissait bien là son propre aveuglement dans sa mule indomptable de fille et se la figurait capable de lui succéder. En quoi il se trompait grossièrement, et Aeron s’était efforcé de l’en avertir. Mais il eut beau marteler : « Jamais une femme ne gouvernera les Fer-nés, pas même une femme de la trempe d’Asha », il n’était pas pire sourd que Balon lorsqu’il n’avait aucune envie d’entendre.

Le prêtre n’eut pas seulement le loisir de répondre à la question de Gorold Bonfrère que déjà le mestre clappait à nouveau du bec. « Pour parler en termes de légitimité, le trône de Grès est l’apanage de Theon, s’il vit toujours, ou d’Asha, dans le cas contraire. Telle est la loi.

— Loi de contrée verte, riposta dédaigneusement Aeron. En quoi nous concerne-t-elle, nous autres ? Nous qui sommes fer-nés, les fils de la mer, élus du dieu Noyé ? Nulle femme n’est admise à régner sur nous, non plus que ne l’est un sans-dieu.

— Et Victarion ? suggéra Gorold. La flotte de Fer est entre ses mains. Va-t-il lui aussi se décider à émettre des prétentions, selon vous, Tifs-Trempes ?

— Etant donné qu’Euron prévaut par son statut d’aîné… », commença le mestre.

Aeron lui imposa silence d’un simple regard. Un tel regard, de sa part, mettait les pucelles à deux doigts de s’évanouir et forçait les mioches à courir en hurlant se réfugier dans les jupes de leurs mères, et ce tout aussi bien dans les gigantesques châteaux de pierre que dans les petites villes de pêcheurs ; il était dès lors plus que suffisant pour foudroyer l’autre espèce d’ilote, avec sa chaîne au cou. « L’âge joue peut-être en faveur d’Euron, lui opposa-t-il, mais, à coup sûr, c’est en faveur de Victarion que joue la piété.

— Vont-ils en venir à se faire la guerre ? demanda le mestre.

— Les Fer-nés ne sauraient se permettre de verser du sang de Fer-nés.

— Sentiment pieux, Tifs-Trempes, admira Gorold, mais d’un genre auquel votre frère ne sacrifie point. Il a fait noyer Sawane Botley pour avoir tout bonnement dit que le trône de Grès appartenait de plein droit à Theon.

— Si c’est bien par noyade qu’on a procédé, alors, il n’y a pas eu d’effusion de sang », proféra le prêtre.

Le mestre et le sire de Cormartel échangèrent un coup d’oeil. « Je dois faire partir un mot pour Pyk, et sans tarder, reprit le second. Je souhaiterais avoir votre avis, Tifs-Trempes. Quelle en sera la teneur, hommage ou mise au défi ? »

Aeron se tirailla la barbe en réfléchissant. J’ai vu l’orage, et il porte le nom d’Euron le Choucas. « Pour l’instant, ne dépêchez que du silence, conseilla-t-il finalement. La question m’oblige à me recueillir en priant pour y voir plus clair.

— Priez tant qu’il vous plaira, repartit le mestre, la loi n’en demeure pas moins ce qu’elle est. Theon est l’héritier légitime, et Asha vient juste après lui.

— Silence ! rugit Aeron. Vous autres, mestres à la chaîne au cou, les Fer-nés ne vous ont déjà que bien trop longtemps entendus jacasser sur les contrées vertes et leurs lois. Il est temps que nous nous remettions à écouter la mer. Il est temps que nous écoutions la voix de notre dieu. » Sa propre voix retentissait avec tant de puissance et d’intensité dans cette grand-salle enfumée que ni le mestre ni Gorold Bonfrère en personne n’osèrent aventurer l’ombre d’une réplique. Le dieu Noyé est avec moi, songea le prophète. Voilà qu’il m’a montré la voie.

Bonfrère eut beau lui faire miroiter toutes les aises du château pour passer la nuit, il déclina l’invite. Il couchait rarement sous un toit semblable, et jamais aussi loin de la mer. « Mes aises, j’en ferai l’expérience en dessous des vagues, au sein des demeures liquides du dieu Noyé. Nous sommes nés pour souffrir, et de manière à puiser des forces dans nos souffrances, éventuellement. Mon unique requête est un cheval frais qui me transporte à Pebbleton. »

Son hôte se complut à lui donner cette satisfaction. Et il chargea également son fils Greydon d’escorter le prêtre afin de lui montrer l’itinéraire le plus court au travers des collines pour gagner le bord de la mer. Une heure les séparait encore du jour lorsqu’ils se mirent en chemin, mais leurs montures étaient aussi sûres de pied que robustes et devaient leur permettre d’aller bon train, malgré les ténèbres. Après avoir fermé les yeux et dit une prière silencieuse, Aeron ne tarda plus guère à commencer à somnoler en selle.

Le bruit lui parvint feutré, un couinement de gonds rouillés. « Urri », marmonna-t-il, et il se réveilla, tenaillé par la peur. Il n’y a pas de gonds, ici, pas de porte, pas d’Urri. Une volée de hache avait emporté la moitié de la main d’Urri tandis qu’il jouait, âgé de quatorze ans, à la danse du doigt, ses père et frères aînés étant quant à eux partis guerroyer. La troisième épouse de lord Quellon, une Piper de Château-Rosières, était une fille à grosse poitrine flasque et à prunelles de biche marron. Laquelle, au lieu de se conformer à l’Antique Voie en traitant la plaie par le feu et par l’eau de mer, avait confié le blessé à son mestre de contrée verte, qui jurait ses grands dieux qu’il se faisait fort de recoudre les doigts manquants. Opération qu’il réalisa effectivement, non sans recourir par la suite à des potions, des emplâtres et des herbes, mais la gangrène gagna la main, Urri se mit à grelotter, dévoré de fièvre, et, lorsque le mestre finit par se résoudre à lui scier le bras, il était trop tard.

Lord Quellon ne revint jamais de sa dernière expédition ; dans son infinie bonté, le dieu Noyé lui accorda de périr en mer. Et c’est en détenteur du titre que Balon regagna les îles, avec ses frères Euron et Victarion. Sitôt informé de la funeste aventure d’Urri, il s’empara d’un tranchoir de cuisine, amputa le mestre de trois de ses doigts, puis intima l’ordre à la Piper d’épouse de feu son père de les recoudre à la main mutilée. Herbes, emplâtres et potions réussirent aussi bien au mestre que précédemment à Urri : il mourut délirant comme un fou furieux, et la troisième lady Quellon ne fut pas longue à le suivre, car il s’était écoulé assez peu de jours quand la sage-femme lui arracha des entrailles une fille mort-née. A la satisfaction profonde d’Aeron ; n’était-ce pas sa propre hache qui avait massacré la main d’Urri, pendant qu’ils s’amusaient ensemble à danser la danse du doigt, comme le font volontiers frères et copains ?

Le ressouvenir des années consécutives à la mort d’Urri persistait à l’emplir de honte. Il avait eu beau se qualifier d’homme à seize ans, qu’était-il d’autre alors, en vérité, qu’un sac à vin pourvu de jambes ? Il se plaisait à chanter, il se plaisait à danser (mais pas la danse du doigt, elle, plus jamais), il se plaisait à blaguer, caqueter, persifler, singer. Il jouait de la cornemuse, il jonglait, il montait des tas de chevaux et parvenait à picoler plus sec que tous les Botley, tous les Wynch et même qu’une bonne moitié des Harloi. Chaque être recevant un don spécifique du dieu Noyé, même lui possédait le sien ; nul homme au monde ne pouvait pisser plus longtemps ni plus loin qu’Aeron Greyjoy, et il en administrait la preuve à tous les banquets. Un jour, il paria son boutre tout neuf contre un troupeau de chèvres qu’il réussirait à souffler la flambée de l’âtre avec pour unique instrument sa queue. L’exploit lui permit de se bâfrer de chèvre une année durant, et il baptisa Typhon d’or son navire, au mât duquel Balon menaça toutefois de le faire pendre lorsqu’il apprit de quelle sorte de bélier son frère se proposait d’en surmonter la proue.

En fin de compte, Le Typhon d’or avait coulé corps et biens au large de Belle Ile, coupé en deux, lors la première rébellion Greyjoy, par La Fureur, une monstrueuse galère de guerre, le jour où Stannis Baratheon était arrivé à refermer sa nasse sur Victarion et à écraser la flotte de Fer. Et cependant, le dieu Noyé n’en avait pas encore fini avec Aeron, qu’il charria jusqu’au rivage, fit capturer par des pêcheurs puis, dûment enchaîné, traîner jusqu’à Port-Lannis et, finalement, condamna à passer le restant de la guerre dans les entrailles de Castral Roc et à y prouver la capacité des seiches à pisser plus longtemps et plus loin que les lions, les sangliers ou les poulets.

Cet homme-là n’est plus. A la suite de sa noyade, Aeron était rené de la mer en prophète personnel du dieu. Aucun mortel ne pouvait désormais l’effrayer, non plus qu’aucune espèce de ténèbres. Ni ces ossements de l’âme, les souvenirs. Le bruit d’une porte qui s’ouvre, le couinement de gonds de fer rouilles. Euron est revenu. Cela n’avait pas d’importance. Il était, lui, le fameux Tifs-Trempes, le prêtre bien-aimé du dieu.

« Est-ce que tout cela va déboucher sur une guerre ? demanda Greydon Bonfrère, alors que le soleil commençait à illuminer les collines. Sur une guerre frère contre frère ?

— Si telle est la volonté du dieu Noyé. Aucun sans-dieu ne saurait occuper le trône de Grès. » Le Choucas se battra, sûr et certain, ça. Et ce n’est pas une femme qui pourrait le vaincre, fût-elle même Asha ; les femmes étaient faites pour livrer leurs propres batailles sur le terrain de l’accouchement. Quant à Theon, si tant était qu’il fût encore en vie, tout aussi nul et non avenu ; risettes et bouderies, ce garçon-là, pas mieux. A Winterfell, il avait prouvé sa valeur, toutes choses égales, mais le Choucas n’avait rien d’un mioche paralysé. Les ponts du bateau d’Euron n’étaient peints en rouge que pour mieux masquer le sang qui les imbibait. Victarion. Le roi doit être Victarion, sans quoi l’orage aura notre peau à tous.

Le soleil était bel et bien levé quand Greydon quitta le prêtre pour aller colporter la nouvelle de la mort de Balon parmi ses cousins des tours fortifiées de la Fouillade, Pique-Corneille et Lac-au-cadavre. Aeron poursuivit donc seul sa route par monts et par vaux le long d’un sentier qui tendait à s’élargir au fur et à mesure qu’on se rapprochait de la mer et à devenir de plus en plus passant. Il fit halte pour y prêcher dans chacun des villages qu’il traversait, ainsi que dans les cours des moindres hobereaux. « Nous sommes nés de la mer, et c’est à la mer que nous retournons tous », dit-il à ses auditeurs. Sa voix était aussi tonitruante que la houle et aussi profonde que l’océan. « Dans sa fureur, le dieu des Tornades a arraché Balon de sa forteresse pour le précipiter dans l’abîme, et mon frère festoie maintenant sous les vagues au sein des demeures liquides du dieu Noyé. » Et, là-dessus, de brandir ses mains. « Balon est mort ! Le roi est mort ! Mais un nouveau roi va venir ! Car ce qui est mort ne saurait mourir mais se lève à nouveau, plus dur à la peine et plus vigoureux ! Un roi va se lever ! »

Certains de ceux qui l’entendirent jetèrent leurs pics et leurs houes pour le suivre, de sorte que, vers l’heure où il perçut le fracas du ressac, une douzaine d’hommes marchaient derrière son cheval, touchés par la grâce divine et désireux de se faire noyer.

Pebbleton abritait plusieurs milliers de gens de pêche dont les masures se blottissaient au pied d’une tour-manoir carrée qui comportait une échauguette à chacun de ses angles. Deux vingtaines des affidés noyés d’Aeron l’attendaient là, sur la plage de sable gris où ils avaient dressé leur campement de tentes en peau de phoque et d’abris construits à la va-vite avec du bois flotté. Leurs mains, que la saumure avait rendues rugueuses, que les lignes et les filets avaient toutes couturées, que le maniement des rames, des pics et des haches avait endurcies de cals, eh bien, maintenant, ces mains-là étreignaient des matraques en bois flotté dures comme du fer, car le dieu les avait munies d’armes puisées dans ses arsenaux sous-marins.

La hutte qu’ils avaient bricolée pour le prêtre dominait de peu la ligne de marée. A peine eut-il noyé ses tout nouveaux disciples qu’il s’y réfugia de bon cœur. Mon dieu, pria-t-il, parlez-moi dans le grondement des vagues et dites-moi ce que je dois faire. Les capitaines et les rois attendent que vous vous prononciez. Qui sera notre roi pour remplacer Balon ? Chantez pour moi dans la langue du léviathan, que je puisse savoir son nom. Dites-moi donc, ô seigneur d’au-dessous des vagues, qui a la vigueur nécessaire pour affronter l’orage qui plane sur Pyk.

Malgré l’état d’épuisement dans lequel l’avaient mis la course à Cormartel et le retour et tout, Aeron Tifs-Trempes ne parvint pas à trouver de repos dans son abri de bois flotté recouvert d’algues noires. Les nuages s’amoncelaient en roulant pour occulter la lune et les étoiles, et non moins impénétrables étaient les ténèbres appesanties sur son âme que sur la mer. Balon avait beau préférer Asha, la chair de sa chair, une femme n’est pas capable de gouverner les Fer-nés. C’est à Victarion que ce rôle doit revenir. Neuf fils étaient nés des œuvres de Quellon Greyjoy, et Victarion était le plus robuste d’entre eux, un vrai taureau d’homme, d’une bravoure et d’une conscience à toute épreuve. Et c’est bien dans cette conscience-là que gît le plus périlleux pour nous. Tout cadet devait obéissance à tout frère aîné, et Victarion n’était pas homme à naviguer à contre-courant de la tradition. Encore qu’il ne porte pas Euron dans son cœur ; ça, pas vraiment, depuis la mort de cette bonne femme…

Dehors, par-dessous les ronflements sonores de ses chers noyés et les stridulations mauvaises de la bise, il distingua le martèlement sourd et régulier des vagues, le tambour de son dieu qui l’appelait à la bataille. Délaissant à la dérobée son abri chétif, il se risqua dans le froid de la nuit, y dressa sa grande silhouette blême et décharnée puis pénétra, nu, dans la noirceur de l’eau salée. La mer était carrément glaciale, mais il ne broncha pas pour si peu devant la caresse divine. Une grosse lame vint s’écraser contre sa poitrine et le fit chanceler. La suivante se brisa par-dessus sa tête. Il lui fut dès lors possible d’avoir sur les lèvres le goût du sel, de sentir le dieu l’environner de toutes parts, l’étreindre et lui faire sonner les oreilles avec la gloire de son chant. Il était né neuf fils des œuvres de Quellon Greyjoy et j’étais le moindre d’entre eux, avec ma faiblesse et mes effarements de fille. Mais cela n’est plus. L’homme que je fus a péri noyé, et le dieu m’a donné des forces. La froidure salée des flots le baignait tout entier, l’embrassait, transperçait sa chair d’humain débile jusqu’à lui toucher les os. Les os, songea-t-il. L’ossature de l’âme. Les os de Balon, ceux d’Urri. La vérité se trouve dans nos os, car la chair tombe en pourriture, alors que les os subsistent et perdurent. Et sur la colline de Nagga, là-bas, les ossements de la demeure du Roi Gris…

Et ce fut décharné, blême et grelottant qu’après avoir lutté contre le reflux Aeron Tifs-Trempes regagna la grève enrichi d’une sagacité qu’il était loin de posséder quand il avait pénétré dans la mer. Car il avait entre-temps découvert la réponse en ses propres os, et la route à suivre s’ouvrait tout unie devant lui. Si vif était le froid de la nuit que son corps paraissait fumer tandis qu’il retournait à longues foulées vers son pauvre abri, mais il avait au fond du cœur un feu qui l’embrasait, et le sommeil, pour une fois, s’empara facilement de lui pour ne plus le lâcher, sans couinements de gonds rouillés.

A son réveil, le temps était magnifique et venteux. Il déjeuna d’un bouillon de palourdes et d’algues cuisiné sur un feu de bois flotté. À peine avait-il terminé que le Merlyn descendit de sa tour, escorté par une demi-douzaine de gardes, afin de venir le trouver. « Le roi est mort, lui annonça Tifs-Trempes.

— Hum hum. J’ai eu un oiseau. Seulement, voilà qu’il m’en arrive un deuxième, à présent. » Le sieur Merlyn était un chauve rondouillard qui s’intitulait « lord » à la manière des contrées vertes et montrait un gros gros faible pour les fourrures et les velours. « L’un de ces fichus corbeaux me convoque à Pyk, l’autre à Dix Tours. Vous avez trop de bras, vous autres, les seiches, et vous déchiquetez votre homme à force de l’écarteler. Que vous inspire un pareil casse-tête, prêtre ? Dans lequel de ces deux endroits conviendrait-il que j’expédie mes boutres, à votre avis ? »

Aeron se renfrogna. « Dix Tours, vous dites ? Quelle est donc la seiche qui vous y appelle ? » Dix Tours était le siège du seigneur et maître d’Harloi.

« La princesse Asha. Elle a déjà mis à la voile pour revenir. Le Bouquineur expédie des corbeaux à tout ce qu’elle a d’amis pour leur mander de venir la retrouver chez lui. A ce qu’il affirme, Balon voulait que sa fille occupe après lui le trône de Grès.

— C’est le dieu Noyé qui décidera de l’identité de son successeur, dit le prophète. Mettez-vous à genoux, pour me permettre de vous bénir. »

Une fois que lord Merlyn se fut exécuté, Aeron déboucha sa gourde et fit couler un filet d’eau de mer sur son crâne chauve. « Seigneur dieu qui t’es noyé pour nous, daigne consentir à ton serviteur Merlyn la grâce de renaître de la mer. Accorde-lui la bénédiction du sel, accorde-lui la bénédiction de la pierre, accorde-lui la bénédiction de l’acier. » L’eau qui dégoulinait le long des grosses joues de Merlyn trempait sa barbe et les renards de son manteau. « Ce qui est mort ne saurait mourir, conclut Aeron, mais se lève à nouveau, plus dur à la peine et plus vigoureux. » Puis, comme Merlyn se remettait debout, il ajouta néanmoins : « Demeurez et prêtez une oreille attentive, de manière à pouvoir divulguer partout la parole du dieu. »

A quelque trois pieds du bord, les vagues se brisaient autour d’un écueil de granit arrondi. C’est lui qu’Aeron Tifs-Trempes élut pour piédestal, afin que chacun de ses disciples soit en mesure de bien le voir et de bien entendre ce qu’il avait à dire.

« Nous sommes nés de la mer, et c’est à la mer que nous retournons tous, débuta-t-il, ainsi qu’il l’avait déjà fait cent fois. Dans sa fureur, le dieu des Tornades a arraché Balon de sa forteresse pour le précipiter dans l’abîme, et mon frère festoie maintenant sous les vagues, au sein des demeures liquides du dieu Noyé. » Et, là-dessus, de brandir ses mains. « Le roi de fer est mort ! Mais un nouveau roi va venir ! Car ce qui est mort ne saurait mourir mais se lève à nouveau, plus dur à la peine et plus vigoureux !

— Un roi va se lever !clamèrent en chœur les noyés.

— Il va le faire en effet. Il le doit. Mais qui ? » Tifs-Trempes écouta un moment, mais il n’y eut que les vagues pour lui répondre. « Qui sera notre roi ? »

Les noyés commencèrent à faire claquer les unes contre les autres leurs matraques de bois flotté. « Tifs-Trempes ! beuglèrent-ils. Tifs-Trempes roi ! Aeron roi ! Donnez-nous Tifs-Trempes ! »

Aeron secoua la tête. « Si un père a deux fils et qu’il donne une hache à l’un et un filet à l’autre, lequel entend-il voir entrer dans la carrière de guerrier ?

— C’est la hache qui désigne le guerrier, s’époumona Russ, et le filet le pêcheur en mer !

— Ouais, fit Aeron. Le dieu m’a entraîné dans le profond des vagues, et il a noyé la nullité totale que j’étais. Mais, lorsqu’il me remit au monde, ce ne fut pas sans m’avoir doté d’yeux pour voir, d’oreilles pour entendre et d’une voix pour répandre sa parole, afin que je puisse être son prophète et enseigner sa vérité à ceux qui ont oublié. Je n’ai pas été créé pour occuper le trône de Grès, moi… Et Euron le Choucas non plus. Car j’ai entendu le dieu proclamer clair et net : "Nul impie ne saurait occuper mon trône de Grès !" »

Le Merlyn se croisa les bras sur la poitrine. « C’est Asha, dans ce cas ? Ou bien Victarion ? Dites-nous, prêtre !

— C’est le dieu Noyé qui vous répondra, mais pas ici. » L’index d’Aeron se pointa vers la figure grasse et blafarde du Merlyn. « Ce n’est pas ma personne qu’il vous faut scruter, ce ne sont pas davantage les lois humaines, c’est la mer. Hissez vos voiles et mouillez vos rames, messire, et puis portez-vous à Vieux Wyk. Vous-même, ainsi que tous les autres capitaines et rois. N’allez pas à Pyk vous incliner devant l’impie, n’allez pas non plus à Harloi vous commettre avec des femmes intrigantes. Pointez votre proue sur Vieux Wyk, et gagnez le lieu où se dressait la résidence du Roi Gris. Au nom du dieu Noyé, c’est moi qui vous en somme. Je vous en somme tous, tous tant que vous êtes ! Quittez vos manoirs, quittez vos masures, quittez vos châteaux et vos forts, et retournez à la colline de Nagga pour des états généraux de la royauté ! »

La stupeur écarquilla Merlyn. « Des états généraux de la royauté ? Il n’y a pas eu de véritables états généraux de la royauté depuis…

— … beaucoup trop longtemps !s’écria le prêtre d’un ton douloureux. A l’aube des jours, les Fer-nés choisissaient encore leurs propres rois et, parmi eux, intronisaient le plus qualifié. Il est temps que nous retournions à l’Antique Voie, car notre grandeur ne nous sera restituée que de cette façon. Ce sont des états généraux de la royauté qui firent choix d’Urras Pied-de-fer en tant que Souverain Suprême et qui posèrent sur son front une couronne de bois flotté. Sylas Nez plat, Harrag le Chenu, Vieux Calmar, tous durent à des états généraux de la royauté leur élévation. Et de ces états généraux de la royauté-ci va sortir un homme qui achèvera l’œuvre entreprise par Sa Majesté Balon en nous reconquérant toutes nos libertés. Allez non pas à Pyk, ni aux Dix Tours d’Harloi, mais à Vieux Wyk, je vous le répète. Gagnez la colline de Nagga et les ossements de la demeure du Roi Gris, car c’est en ces lieux saints où la lune ne s’est noyée que pour ressurgir que nous nous créerons un roi digne de ce nom, un roi pieux. » Il brandit une fois de plus vers le ciel ses mains squelettiques. « Ecoutez ! Ecoutez les vagues ! Ecoutez le dieu ! Il est en train de nous adresser la parole, et voici qu’il dit : "Nous n’aurons point de roi, si ce n’est par l’intermédiaire d’états généraux de la royauté !" »

Cette affirmation déchaîna des clameurs enthousiastes au sein des noyés qui, tout en faisant réciproquement s’entrechoquer leurs matraques respectives en un vacarme indescriptible, se mirent à hurler : « Des états généraux de la royauté ! » à qui mieux mieux, « Des états généraux de la royauté ! Des états généraux de la royauté ! Point de roi, si ce n’est par l’intermédiaire d’états généraux de la royauté ! » Et ce boucan finit par prendre une telle ampleur qu’il ne dut pas plus manquer d’assourdir à Pyk Euron le Choucas qu’en ses demeures nébuleuses l’infâme dieu des Tornades.

Et Aeron Tifs-Trempes sut qu’il avait bien agi.

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