Chapitre 2

– Ne crains rien, dit Calembredaine.

Il était assis sur un escabeau, devant elle, ses énormes mains appuyées sur ses genoux. À terre, une chandelle dans un beau flambeau d'argent luttait contre la lueur fade du jour. Angélique remua et vit qu'elle était étendue sur un grabat où s'amoncelait un nombre impressionnant de manteaux de toutes étoffes et de toutes couleurs. Il y en avait de somptueux, en velours garni d'or, semblables à ceux que les jeunes seigneurs portaient pour aller jouer de la guitare sous les fenêtres de leurs maîtresses, et d'autres en grosse futaine, vêtements confortables de voyageurs ou de marchands.

– Ne crains rien... Angélique, répéta le bandit.

Elle leva vers lui un regard dilaté. Sa raison chavirait. Car il avait parlé en patois poitevin, et elle le comprenait !

Il porta la main à son visage et, d'un seul coup, il arracha l'excroissance de chair qu'il avait sur la joue. Elle ne put s'empêcher de pousser un cri nerveux. Mais déjà il rejetait en arrière son feutre sale, entraînant ainsi une perruque de cheveux embroussaillés. Puis il dénoua le tampon noir qu'il portait sur l'œil.

Maintenant, Angélique avait devant elle un jeune homme aux traits rudes, dont les courts cheveux noirs frisaient au-dessus du front carré. Enfoncés sous les sourcils broussailleux, des yeux marron guettaient la jeune femme, et leur expression n'était pas dénuée d'anxiété. Angélique porta la main à sa gorge ; elle étouffait. Elle aurait voulu crier, mais elle en était incapable. Enfin, elle ânonna, comme une sourde-muette qui remue les lèvres et ignore le son de sa voix :

– Ni... co... las.

Un sourire étirait les lèvres de l'homme.

– Oui, c'est moi. Tu m'as reconnu ?

Elle jeta un regard sur la défroque immonde qui gisait à terre près de l'escabeau : la perruque, le bandeau noir...

– Et... c'est toi aussi qu'on appelle Calembredaine ?

Il se dressa et frappa d'un poing violent sa poitrine qui résonna.

– C'est moi. Calembredaine, l'illustre polisson du Pont-Neuf. J'ai fait du chemin depuis qu'on ne s'est vu, hein ?

Elle le regardait. Elle était toujours étendue sur le grabat de vieux manteaux et ne pouvait faire un mouvement. Par une meurtrière à barreaux, le brouillard, épais comme une fumée, pénétrait dans la pièce en volutes lentes. C'était peut-être pour cela que ce personnage loqueteux, cet hercule en haillons, noir de barbe, qui se frappait les pectoraux en disant : Je suis Nicolas... Je suis Calembredaine, lui apparaissait comme une fantasmagorie douteuse. Allait-elle s'évanouir ?

*****

Il se mit à marcher tout à coup de long en large, mais sans la quitter du regard.

– Les forêts, ça va encore quand il fait chaud, reprit-il. J'ai travaillé avec des faux-sauniers. Et puis, après, j'ai trouvé une bande dans la forêt de Mercœur : d'anciens mercenaires, d'anciens paysans du Nord, des galériens évadés. Ils étaient bien organisés. Je me suis mis avec eux. On rançonnait les voyageurs sur la route qui va de Paris à Nantes. Mais les bois, ça va encore quand il fait chaud. Quand vient l'hiver, il faut rentrer dans les villes. Pas facile... On a fait Tours, Châteaudun. C'est comme ça qu'on est arrivé devant Paris. Quel mal qu'on a eu avec tous ces chasse-gueux et ces chasse-coquins à nos trousses ! Ceux qui se faisaient pincer aux portes, on leur rasait les sourcils et la moitié de la barbe et zou l'ami, retourne à la campagne, retourne vers ta ferme brûlée, tes champs pillés et ton champ de bataille. Ou bien c'est l'Hôpital général, ou bien encore le Châtelet, des fois que t'aurais dans ta poche un morceau de pain que la boulangère t'a donné parce qu'elle pouvait pas faire autrement. Mais moi j'ai repéré les bons coins pour passer : des caves qui communiquent d'une maison à l'autre, des trous d'égouts qui prennent dans les fossés, et, comme c'était l'hiver, les chalands dans les glaces tout le long de la Seine depuis Saint-Cloud. D'un chaland à l'autre, hop là ! Une nuit, on est tous entrés dans Paris, comme des rats...

Elle dit vaguement :

– Comment as-tu pu tomber aussi bas ?

Il sursauta et pencha vers elle un visage crispé de colère.

– Et toi donc ?

Angélique considéra sa robe déchirée. Ses cheveux dénoués, mal peignés s'échappaient du bonnet de lingerie qu'elle avait pris l'habitude de porter, comme les femmes du peuple.

– Ce n'est pas la même chose, dit-elle.

Les dents de Nicolas grincèrent, et il eut un râle de dogue enragé.

– Oh ! si ! Maintenant... c'est presque la même chose. Tu m'entends... garce !

Angélique le contemplait avec une sorte de sourire lointain... C'était bien lui. Elle le revoyait debout dans le soleil, avec sa grosse main pleine de fraises des bois. Et, sur son visage, la même expression méchante, vengeresse... Oui, cela lui revenait en mémoire, peu à peu. Il se penchait ainsi... Un Nicolas plus gauche, campagnard encore, mais déjà insolite dans la douceur du petit bois printanier. Passionné comme une bête chaude et qui, pourtant, mettait ses bras au dos pour ne pas être tenté de saisir et de violenter :

– Je vais te dire... il n'y avait que toi dans ma vie... Moi, je suis quelque chose qui n'est pas à sa place et qui se promène toujours ici et là sans savoir... Ma seule place, c'était toi...

Pas mal comme déclaration pour un manant. Mais en vérité sa place vraie c'était celle où il se campait maintenant, terrifiant, insolent : capitaine de bandits dans la capitale !... La place des bons à rien qui veulent prendre aux autres plutôt que de peiner pour gagner... Cela se devinait déjà lorsqu'il abandonnait son troupeau de vaches pour aller chiper le casse-croûte des autres petits bergers. Et Angélique était sa complice !

Elle se redressa d'un coup de reins et lui planta dans les yeux son regard glauque.

– Je te défends de m'injurier. Je n'ai jamais été garce avec toi. Et maintenant donne-moi à manger. J'ai faim.

En vérité, la fringale qui venait de la saisir la tordait jusqu'au malaise. Nicolas Calembredaine parut décontenancé de cette attaque.

– Bouge pas, fit-il. On va s'occuper de ça.

Saisissant une barre de métal, il frappa sur un gong de cuivre qui brillait au mur comme un soleil. Aussitôt, on entendit dans l'escalier une galopade de sabots, et un homme à la mine ahurie parut dans l'entrebâillement de la porte. Nicolas le désigna à Angélique :

– Je te présente Jactance. Un de mes coupe-bourses. Mais surtout un fameux c... qu'a trouvé moyen de se faire f... au pilori le mois dernier. Alors je le garde ici pour la tambouille, histoire que les clients des Halles oublient un peu la forme de son nez. Après quoi, on lui collera une perruque et en avant les ciseaux ! Gare aux bourses ! Qu'est-ce qu'il y a dans ta marmite, fainéant ?

Jactance renifla et passa sa manche sous son nez humide.

– Des pieds de cochon, chef, avec du chou.

– Cochon toi-même ! beugla Nicolas. Est-ce que c'est un manger convenable pour une dame ?

– J'sais pas, chef...

– Ça ira, s'impatienta Angélique.

L'odeur de la nourriture la faisait presque défaillir. C'était vraiment très humiliant cette faim qu'elle éprouvait dans les moments les plus importants ou dramatiques de sa vie. Et plus les événements étaient dramatiques, plus elle avait faim !

Lorsque Jactance revint, portant une écuelle de bois débordante de chou et d'abats gélatineux, il était précédé du nain Barcarole. Celui-ci fit une cabriole, puis ébaucha à l'adresse d'Angélique un salut de cour que rendaient grotesque sa toute petite jambe potelée et son grand chapeau. Sa tête monstrueuse ne manquait pas d'intelligence, ni même d'une certaine beauté. C'était peut-être pour cela que, malgré sa difformité, il avait paru tout de suite sympathique à Angélique.

– J'ai l'impression que tu n'es pas mécontent de ta nouvelle conquête. Calembredaine, fit-il en lançant un clin d'œil à Nicolas. Mais qu'en pensera la marquise des Polaks ?

– Ta g... ! grogna le chef. De quel droit t'introduis-tu dans ma turne ?

– Du droit du fidèle serviteur qui mérite récompense. N'oublie pas que c'est moi qui t'ai amené cette jolie fille que tu lorgnais depuis si longtemps dans tous les coins de Paris.

– L'amener aux Innocents ! Ça, tu peux le dire, c'était malin ! Pour un peu, le Grand Coësre se l'adjugeait et Rodogone-l'Égyptien me la soufflait.

– Fallait bien que tu la gagnes, fit le minuscule Barcarole qui devait renverser la tête en arrière pour regarder Nicolas. Qui m'a f... un chef qui ne se serait pas battu pour sa marquise ! Et n'oublie pas, t'as pas payé toute la dot encore. N'est-ce pas, la belle ?

Angélique n'avait rien écouté, car elle mangeait avidement. Le nain la considéra d'un air attendri.

– Ce qu'il y a de meilleur dans les pieds de cochon, ce sont les petits os, fit-il aimablement, c'est bon de les sucer et c'est amusant de les cracher. À mon avis, à part les petits os, il faut laisser le reste.

– Pourquoi dis-tu que la dot n'est pas encore payée ? interrogea Calembredaine en fronçant les sourcils.

– Dame ! Et le type qu'elle veut qu'on supprime ? Le moine aux yeux bigles !... Le chef se tournait vers Angélique.

– C'est vrai cela ? T'es d'accord ?

Elle avait mangé trop vite. Repue, envahie d'une mauvaise torpeur, elle s'était étendue de nouveau sur les manteaux.

À la question de Nicolas, elle répondit, les yeux clos :

– Oui, il le faut.

– Ce n'est que justice ! brailla le nain. Le sang doit arroser les noces des gueux. Hou ! Hou ! Du sang de moine !...

Il blasphéma horriblement, puis, devant un geste menaçant de son chef, il s'enfuit dans l'escalier. Calembredaine referma la porte mal jointe d'un coup de talon. Debout au pied de l'étrange litière où gisait la jeune femme, il la considéra longuement, les poings sur les hanches. Elle finit par ouvrir les yeux.

– C'est vrai que tu me lorgnais depuis longtemps dans Paris ? demanda-t-elle.

– Je t'avais repérée tout de suite. Tu penses, avec tous mes gens, je suis vite au courant des nouveaux venus et je sais mieux qu'eux-mêmes le nombre de leurs bijoux et comment on peut entrer chez eux quand minuit sonne au beffroi de la place de Grève. Mais tu m'as vu aux Trois-Maillets...

– Ignoble ! murmura-t-elle avec un frisson. Oh ! pourquoi riais-tu en me regardant ?...

– Parce que je commençais à comprendre que bientôt tu serais à moi.

Elle le considéra froidement, puis haussa les épaules et bâilla. Elle ne craignait pas Nicolas comme elle avait craint Calembredaine. Elle avait toujours dominé Nicolas. Pour avoir peur d'un homme, il ne faut pas l'avoir connu enfant. Le sommeil la gagnait. Elle interrogea encore, vaguement :

– Pourquoi... mais pourquoi donc as-tu quitté Monteloup ?

– Ah ! ça alors, elle est forte ! cria-t-il en croisant les bras sur sa poitrine. Pourquoi ? Croyais-tu donc que j'avais envie que le vieux Guillaume m'embroche sur sa pique... après ce qui s'était passé avec toi ? J'ai quitté Monteloup le soir de tes noces... Cela aussi, tu l'avais oublié ?

Oui, cela aussi elle l'avait oublié. Sous ses paupières baissées, le souvenir renaissait avec son odeur de paille et de vin, le poids du corps musclé de Nicolas sur elle et cette sensation pénible de hâte et de colère, d'inachèvement.

– Ah ! fit-il avec amertume, on peut dire que je ne tenais guère de place dans ta vie. Bien sûr, tu n'as jamais pensé à moi pendant toutes ces années ?

– Bien sûr, répéta-t-elle nonchalamment, j'avais autre chose à faire que de penser à un valet de ferme.

– Garce ! cria-t-il hors de lui. Prends garde à ce que tu dis. Le valet de ferme est ton maître maintenant. Tu es à moi...

Il criait encore que, déjà, elle dormait. Loin de l'émouvoir, cette voix lui apportait la sensation d'une brutale, mais bienfaisante protection. Il s'interrompit.

– Et voilà, fit-il à mi-voix, c'est comme autrefois... quand tu t'endormais sur la mousse, en plein milieu de nos querelles. Eh bien dors, ma gazoute. Tu es à moi quand même. As-tu froid ? Veux-tu que je te couvre ?

Des paupières, elle fit un imperceptible signe affirmatif. Il alla chercher un somptueux manteau de beau drap et le jeta sur elle. Puis, de la main, très doucement, il lui effleura le front avec une sorte de crainte.

*****

Cette chambre était vraiment un lieu très bizarre. Bâtie d'énormes pierres comme les anciens donjons, elle était ronde et tristement éclairée par une meurtrière grillée. Elle était remplie d'un assemblage d'objets hétéroclites, depuis de délicats miroirs enchâssés dans l'ébène et l'ivoire jusqu'à de vieilles ferrailles, des outils de travail tels que des marteaux et des pioches, des armes...

Angélique s'étira. Mal éveillée, regardant avec étonnement autour d'elle, elle se leva et alla prendre l'un des miroirs qui lui renvoya la physionomie inconnue d'une fille pâle aux yeux farouches et trop fixes, comme ceux d'une chatte méchante guettant sa proie. La lumière du soir mêlait une teinte soufrée à sa chevelure désordonnée. Elle rejeta le miroir avec peur. Cette femme au visage traqué, déchu, ce ne pouvait être elle !... Que se passait-il ? Pourquoi y avait-il tant de choses dans cette chambre ronde ? Des épées, des marmites, des coffrets remplis d'accessoires, écharpes, éventails, gants, bijoux, des cannes, des instruments de musique, une bassinoire, des piles de chapeaux, et surtout des manteaux qui, jetés les uns sur les autres, avaient composé le lit sur lequel elle avait dormi ? Un seul meuble, un délicat chiffonnier marqueté de bois des îles, semblait très étonné de se trouver entre ces murs humides.

Passé dans sa ceinture, elle sentit quelque chose de dur. Elle tira sur une poignée de cuir et amena un long poignard effilé. Où avait-elle vu ce poignard ? C'était dans un cauchemar pesant et douloureux, au cours duquel la lune avait jonglé avec des têtes de morts. L'homme au teint sombre le tenait en main. Puis le poignard était tombé et Angélique l'avait ramassé dans la boue tandis que les deux hommes s'empoignaient et roulaient à terre. C'était ainsi qu'elle avait entre les mains le poignard de Rodogone-l'Égyptien. Elle le glissa de nouveau dans son corsage. Sa pensée rassemblait des images confuses. Nicolas... où était Nicolas ?

Elle courut à la fenêtre. Entre les barreaux elle aperçut la Seine, avec ses flots lents, couleur d'absinthe sous le ciel nuageux et son va-et-vient incessant de barques et de chalands. Sur l'autre rive, déjà envahie par le crépuscule, elle reconnut les Tuileries et le Louvre. Cette vision de sa vie ancienne lui causa un choc et la persuada de sa folie. Nicolas ! Où était Nicolas ?

Elle se rua sur la porte et, la trouvant close et verrouillée à double tour, elle se mit à la marteler de coups en hurlant, en appelant Nicolas, en s'arrachant les ongles contre le bois pourri.

Une clef grinça et l'homme au nez rouge parut.

– Qu'est-ce que t'as à g... comme ça, marquise ? demanda Jactance.

– Pourquoi cette porte était-elle fermée ?

– J'sais pas.

– Où est Nicolas ?

– J'sais pas.

Il la considéra, puis décida :

– Viens un peu voir les copains, ça te distraira.

Elle le suivit dans un escalier de pierre, en tournevis, humide et sombre. À mesure qu'elle descendait, une clameur faite de vociférations, de gros rires et de braillements d'enfants, lui parvenait.

Elle déboucha dans une salle voûtée, remplie de personnages divers. Tout d'abord, sur la grande table, elle aperçut Cul-de-Bois posé là, comme une pièce de bœuf dans son plat. Au fond de la salle, un feu brillait et, assis sur la pierre de l'âtre, Pied-Léger surveillait la marmite. Une grosse femme plumait un canard. Une autre, plus jeune, se livrait à l'opération peu ragoûtante d'épouiller l'enfant à demi nu qu'elle tenait entre ses genoux. Un peu partout, affalés sur la paille du carrelage, il y avait des vieux et des vieilles, couverts de haillons, et des enfants sales et déguenillés qui disputaient des rognures aux chiens.

Quelques hommes, assis autour de la table sur de vieux tonneaux qui tenaient lieu de sièges, jouaient aux cartes ou fumaient en buvant.

À l'entrée d'Angélique, tous les yeux se tournèrent vers elle et un silence relatif s'établit parmi la misérable assemblée.

– Avance, ma fille, dit Cul-de-Bois avec un geste solennel. Tu es la gueuse de notre chef Calembredaine. On te doit considération. Écartez-vous donc, voyons, et laissez un siège à la marquise !

L'un des fumeurs de pipe donna un coup de coude à son voisin.

– Drôlement bien roulée, la frangine ! Calembredaine, ce coup-ci, a presque aussi bien choisi que toi.

L'homme interpellé s'approcha d'Angélique et lui prit le menton d'un geste à la fois aimable et péremptoire.

– Moi, je suis Beau-Garçon, dit-il.

Elle rabattit la main avec hargne.

– Ça dépend des goûts.

Un grand rire secoua l'auditoire, qui trouvait l'astuce suprêmement drôle.

– Ça dépend pas, fit Cul-de-Bois en hoquetant, c'est son nom. Beau-Garçon, c'est comme ça qu'on l'appelle. Allons, Jactance, amène à boire pour la gonzesse. Moi, elle me plaît.

On posa devant elle un grand verre à pied portant les armes d'un marquis dont la bande de Calembredaine avait dû visiter l'hôtel, certaine nuit sans lune. Jactance l'emplit à ras bord de vin rouge et fit la tournée des autres gobelets.

– À ta santé, marquise !... Comment t'appelles-tu ?

– Angélique.

Le rire gras et crapuleux des bandits éclata de nouveau sous les voûtes.

– Ça alors, c'est la plus belle ! Angélique !... Ha ! Ha ! Ha ! Tu parles d'un ange ! On n'a jamais vu ça chez nous... Et pourquoi pas ? Après tout, nous aussi, pourquoi on ne serait pas des Anges ! Puisque c'est notre marquise... À ta santé, marquise des Anges !...

Ils riaient, ils se tapaient sur les cuisses, et cela faisait comme un roulement sinistre et étourdissant autour d'elle.

– À ta santé, marquise ! Allons, bois... Bois donc !...

Mais elle demeurait immobile, regardant ce cercle de trognes avinées, barbues ou mal rasées, qui se penchaient sur elle.

– Bois donc ! hurla Cul-de-Bois de sa voix terrifiante.

Elle brava le monstre sans répondre.

Il y eut un silence menaçant, puis Cul-de-Bois soupira et regarda les autres d'un air navré.

– Elle veut pas boire ! Qu'est-ce qu'elle a ?

– Qu'est-ce qu'elle a ? répétait-on. Beau-Garçon, toi qui connais les femmes, essaie d'arranger ça.

Beau-Garçon haussa les épaules.

– Tas de croûtes, fit-il avec mépris, v's'êtes pas fichus de voir que celle-là c'est pas en gueulant dessus que vous l'aurez jamais.

Il s'assit près d'Angélique et, très doucement, lui flatta l'épaule comme à une enfant.

– Aie pas peur. Ils sont pas méchants, tu sais. C'est un air qu'ils se donnent comme ça pour effrayer les bourgeois. Mais toi, on t'aime bien déjà. Tu es notre marquise. Marquise des Anges ! Ça te plaît pas ? Marquise des Anges ! C'est un joli nom pourtant. Et ça te va, avec tes beaux yeux. Allons, bois, ma mignonne, c'est du bon vin. Un tonneau du port de la Grève, qui s'est amené sur ses pieds jusqu'à la tour de Nesle. C'est comme ça que les choses se passent chez nous. C'est la cour des Miracles.

Il lui approchait le verre des lèvres. Elle fut sensible au son de cette voix mâle et câline. Elle but. Le vin était bon. Il dispensait à son corps transi une agréable chaleur, et tout devint subitement plus simple et moins terrible. Elle but un second verre, puis s'accouda à la table et se mit à regarder autour d'elle. Le cul-de-jatte laissait tomber dans sa direction un regard morne de monstre marin en arrêt au fond des eaux. Était-il chargé de la surveiller ? Pourtant elle ne songeait pas à fuir. Où serait-elle allée ?

*****

Le soir ramenait dans leur repaire les mendiants et les mendiantes qui vivaient sous la juridiction de Calembredaine. Il y avait beaucoup de femmes portant entre leurs bras des enfants infirmes ou des nourrissons enveloppés de loques et dont les cris grêles ne cessaient point. L'un d'eux, dont le visage était couvert de boutons purulents, fut remis à la femme assise près de l'âtre. Celle-ci, d'une main preste, arracha toutes les croûtes du visage du nouveau-né, passa un torchon sur la petite frimousse qui redevint lisse et saine, puis elle mit l'enfant à son sein.

Cul-de-Bois sourit et commenta de sa voix rauque :

– Tu vois, on se guérit vite chez nous. T'as pas besoin d'aller aux processions pour voir des miracles. Ici, il y en a tous les jours. P't'être bien qu'en ce moment il y a une bonne dame des œuvres, comme ils disent, qui raconte : « Oh ! ma chère, j'ai vu un enfant sur le Pont-Neuf, quelle misère ! couvert de pustules... Naturellement, j'ai fait l'aumône à la pauvre mère... ». Et elles sont très contentes, les bégueules. Pourtant ça n'était que quelques pastilles de pain séché avec du miel dessus pour attirer les mouches. Tiens, voilà Mort-aux-Rats qui s'amène. Tu vas pouvoir partir...

Angélique l'interrogea du regard avec surprise.

– T'as pas besoin de comprendre, grommela-t-il. C'est convenu avec Calembredaine.

Le nommé Mort-aux-Rats, qui venait d'entrer, était un Espagnol si maigre que ses genoux et ses coudes pointus avaient transpercé ses chausses. Triste déchet des champs de bataille des Flandres, il n'en affectait pas moins des airs de matamore avec sa longue moustache noire, son feutre à plumes et, sur l'épaule, sa rapière à laquelle étaient enfilés les cadavres de cinq ou six gros rats. Le jour, l'Espagnol vendait par les rues un produit pour tuer les rongeurs. La nuit, il complétait ses maigres recettes en louant ses talents de « duelliste » à Calembredaine.

Avec beaucoup de dignité, il accepta un gobelet de vin, rongea une rave qu'il tira de sa poche, tandis que quelques vieilles se disputaient le produit de sa chasse ; il vendait un rat deux sols. Après avoir empoché l'argent, Mort-aux-Rats salua de sa rapière et la remit au fourreau.

– Je suis prêt, déclara-t-il avec emphase.

– Va, dit Cul-de-Bois à Angélique.

Sur la défensive, elle faillit poser une question, puis se ravisa. D'autres hommes s'étaient levés, des « drilles » ou des « narquois » comme on les appelait, anciens soldats aux goûts de pillage et de bataille, et que la paix venait de rejeter dans l'oisiveté. Elle se vit encadrée de leurs silhouettes patibulaires. Ils portaient des uniformes délabrés où pendaient encore les passementeries et dorures de quelque régiment princier. Angélique porta la main à son côté, sous son corsage, pour tâter le poignard de l'Égyptien. À l'occasion, elle était décidée à défendre chèrement sa vie. Mais le poignard avait disparu.

La colère l'envahit, une colère renforcée par l'excitation due au vin. Oubliant toute prudence, elle hurla :

– Qui m'a pris mon couteau ?

– Le v'là, dit aussitôt Jactance de sa voix traînante.

Il lui tendit l'arme d'un air innocent. Elle était stupéfaite. Comment avait-il pu prendre ce poignard sous son corsage sans qu'elle s'en doutât ?

Cependant, le même rire tonitruant, ce rire affreux des gueux et des bandits qui, toute sa vie désormais, devait hanter la jeune femme, éclata de nouveau.

– Bonne leçon, ma mignonne ! s'exclama Cul-de-Bois. Tu apprendras à connaître les mains de Jactance. Chacun de ses doigts est plus habile qu'un magicien. Va demander ce qu'en pensent les ménagères du carreau des Halles.

– Il est beau ce surin, fit l'un des « narquois » en prenant le poignard.

Puis, après l'avoir examiné, il le rejeta sur la table avec effroi.

– C'est le couteau de Rodogone-l'Égyptien !

Avec un mélange de respect et d'inquiétude, tout le monde considérait la lame qui luisait à la lueur des chandelles.

Angélique reprit son arme et la glissa dans sa ceinture. Elle eut l'impression que ce geste la consacrait aux yeux des misérables. On ignorait en quelle circonstance elle avait arraché ce trophée à l'un des plus redoutables ennemis de la bande. Un mystère planait, l'environnant d'une auréole un peu inquiétante.

Cul-de-Bois sifflota :

– Hé ! Hé ! elle est plus futée qu'elle n'en a l'air, la marquise des Anges !

Elle sortit, suivie de regards appréciateurs et. déjà admiratifs.

Au-dehors, elle vit se profiler, dans la nuit presque close, l'ombre délabrée de la tour de Nesle. Elle comprit alors que la pièce où l'avait conduite Nicolas Calembredaine devait se situer au sommet de cette tour et servir d'entrepôt aux larcins des voleurs. L'un des « narquois » lui expliqua obligeamment que c'était Calembredaine qui avait eu l'idée de loger des gens de sa bande dans la vieille enceinte moyenâgeuse de Paris. Il est vrai que la tour était un repaire idéal pour des brigands.

Salles à demi ruinées, remparts croulants, tourelles branlantes offraient des caches que les autres bandes des faubourgs ne possédaient pas.

Les blanchisseuses, qui, longtemps, avait mis à blanchir leur linge sur les créneaux de la tour de Nesle, s'étaient enfuies devant la redoutable invasion. Personne n'était intervenu pour déloger les mauvais garçons qui guettaient les carrosses du faubourg Saint-Germain en se dissimulant sous le petit pont en dos d'âne franchissant les anciens fossés.

On s'était borné à soupirer que ce passage de la tour de Nesle, en plein Paris, était devenu un vrai coupe-gorge. Et, parfois, les sons des violons des Tuileries, de l'autre côté de la Seine, se mêlaient au crin-crin du père Hurlurot ou aux rengaines de Thibault-le-Vielleur faisant danser les gueux, un soir d'orgie.

*****

Les mariniers du petit port au bois, non loin de là, baissèrent la voix en voyant s'approcher de la berge les redoutables silhouettes.

Le coin devenait impossible, se disaient-ils. Quand donc les échevins de la ville se décideraient-ils à abattre ces vieux remparts et à chasser toute cette vermine ?

– Messires, je vous salue, dit Mort-aux-Rats en les abordant. Auriez-vous la bonté de nous conduire jusqu'au quai de Gesvres ?

– Vous avez des sous ?

– Nous avons ça, fit l'Espagnol en lui posant la pointe de son épée sur le ventre.

L'homme haussa les épaules avec résignation. Tous les jours on avait affaire à ces gredins qui se cachaient dans les bateaux, volaient la marchandise et se faisaient passer pour rien, d'une rive à l'autre, comme des seigneurs. Lorsque les mariniers étaient en nombre, cela finissait par des bagarres sanglantes, au couteau, car la corporation des gens de l'eau n'était pas de mœurs particulièrement patientes.

Ce soir-là cependant, les trois hommes, qui venaient d'allumer leur feu pour veiller près des chalands, comprirent qu'ils avaient intérêt à ne pas chercher la discussion. Un jeune garçon se leva sur un signe de son patron et, pas très rassuré, détacha sa barque où avaient pris place Angélique et ses sinistres compagnons.

La barque passa sous les arches du Pont-Neuf et aux abords du pont Notre-Dame, accosta les soubassements du quai de Gesvres.

– Ça va bien, mon mignon, dit Mort-aux-Rats au jeune batelier. Non seulement on te remercie, mais on te laisse revenir entier. Prête-nous seulement ta lanterne. On te la rendra quand on y pensera...

L'immense voûte qui portait le quai de Gesvres tout nouvellement construit était un travail gigantesque, un chef-d'œuvre de « trait » et de taille de pierre. En y pénétrant, Angélique entendit le mugissement du fleuve comprimé, qui faisait penser à la grande voix de l'océan. Le bruit des carrosses roulant sur la voûte avec des échos de tonnerre lointain ajoutait à cette impression. Glaciale et humide, cette caverne grandiose, isolée au cœur de Paris, semblait avoir été crée pour servir d'asile à tous les malfaiteurs de la cité.

Les bandits la suivirent jusqu'au bout. Trois ou quatre passages sombres, ménagés pour servir d'égouts aux boucheries de la rue de la Vieille-Lanterne, vomissaient des flots de sang. Il fallut les franchir d'un bond.

Plus loin, ce furent encore des boyaux étroits et puants, des escaliers dissimulés dans les replis des maisons, des berges où les pieds enfonçaient jusqu'aux chevilles dans la vase. Lorsque les bandits émergèrent de nouveau dans Paris il faisait nuit notre et Angélique aurait été bien incapable de dire où elle se trouvait. Il y avait là, sans doute, une placette avec une fontaine au milieu, car on entendait un murmure d'eau. La voix de Nicolas s'éleva tout à coup, très proche :

– C'est vous, les gars ? La fille est là ?

Un des « narquois » braqua la lanterne sur Angélique.

– La v'là.

Elle aperçut la haute silhouette et le visage affreux du bandit Calembredaine et elle ferma les yeux d'horreur. Elle avait beau savoir que c'était Nicolas, cette vue éveillait en elle une peur panique.

Le chef rabattit de sa main la lanterne.

– T'es pas fou avec ta « fumante » ! Il faut de la lumière à môssieur maintenant pour se promener ?

– On n'avait pas envie de tomber dans la flotte, sous le quai de Gesvres, protesta l'autre.

Nicolas avait saisi d'une main rude le bras d'Angélique.

– Crains rien, mon petit cœur, tu sais bien que c'est moi, gouailla-t-il.

Il la poussa dans l'abri d'un porche.

– Toi, La Pivoine, mets-toi de l'autre côté de la rue, derrière la borne. Toi, Martin, reste avec moi. Toi, Gobert, va là-bas. Les autres vous ferez le guet aux carrefours. T'es à ton poste, Barcarole ?

Une voix répondit comme tombant du ciel :

– Présent, chef.

Le nain était perché sur l'enseigne d'une boutique.

Du porche où elle se trouvait au côté de Nicolas, Angélique pouvait voir sur toute sa longueur une ruelle étroite. Quelques lanternes, accrochées devant les maisons les plus cossues, l'éclairaient pauvrement et faisaient luire, comme un triste serpent, le ruisseau central encombré d'ordures.

Les échoppes des artisans étaient bien closes. Les gens se mettaient au lit, et l'on voyait passer, derrière les carreaux, la lueur ronde des chandelles. Une femme ouvrit une fenêtre pour vider un seau dans la rue. On l'entendit menacer un enfant qui pleurait d'appeler le Moine Bourru. C'était le croque-mitaine de ce temps-là, un moine tout barbu, disait-on et qui passait, sa besace sur le dos, pour emporter les enfants méchants.

– Je t'en donnerai moi, du Moine Bourru ! grommela Nicolas.

Il ajouta d'une voix basse et tendue :

– Je vais te payer ta dot, Angélique ! C'est comme cela que ça se passe chez les gueux. L'homme paie pour avoir sa belle, comme on achète un bel objet dont on a envie.

– C'est bien la seule chose qu'on achète chez nous, ricana l'un des spadassins.

Son chef le fit taire d'un juron. Entendant un bruit de pas, les bandits devinrent silencieux et s'immobilisèrent. Doucement, ils tirèrent leur épée. Un homme s'avançait dans la ruelle, sautillant d'un pavé à l'autre pour éviter de salir dans les flaques ses souliers à hauts talons et à rosettes.

– C'est pas lui, chuchota Nicolas Calembredaine.

Les autres rengainèrent. Le passant entendit le cliquetis des armes. Il sursauta, devina les silhouettes qui grouillaient sous le porche, et s'enfuit en hurlant.

– Au voleur ! Au meurtre ! Au tire-laine ! On m'assassine !...

– Espèce d'idiot ! grommela de l'autre côté de la rue le drille La Pivoine. Pour une fois qu'on en laisse passer un tranquille sans même lui prendre son manteau, il faut qu'il gueule comme un âne !... C'est à vous dégoûter !

Un sifflement léger, venant de l'autre bout de la rue, le fit taire.

*****

– Regarde qui vient là, Angélique, chuchota Nicolas en étreignant le bras de la jeune femme.

Glacée, insensible à tout, au point de ne pas sentir le contact de cette main, Angélique attendait. Elle savait ce qui allait se passer. C'était inéluctable. Il fallait que cette chose s'accomplît. Son cœur ne pourrait se remettre à vivre qu'APRÈS. Car tout était mort en elle, et seule la haine avait le pouvoir de la ranimer.

Elle vit paraître dans la lueur jaune des lanternes, deux moines qui se donnaient le bras. Dans l'un, elle n'eut aucune peine à reconnaître Conan Bêcher. L'autre, grassouillet et prolixe, discourait en latin avec de grands gestes. Il devait être légèrement ivre, car, de temps à autre, il entraînait son compagnon contre le mur d'une maison, puis en s'excusant le ramenait patauger dans le ruisseau.

Angélique entendit le timbre aigre de l'alchimiste. Lui aussi s'exprimait en latin, mais sur un ton de protestation outrée.

En arrivant à la hauteur du porche, il finit par s'écrier en français avec exaspération :

– En voilà assez, frère Amboise, vos théories sur le baptême au bouillon gras sont hérétiques ! Un sacrement ne peut rien valoir si l'eau avec laquelle on le confère est polluée d'éléments impurs tels que les graisses animales. Un baptême au bouillon gras ! Quel blasphème ! Pourquoi pas au vin rouge, pendant que vous y êtes ? Cela vous arrangerait, vous qui semblez tant l'aimer !

Et, d'une secousse, le maigre récollet se dégagea du bras qui se cramponnait à lui. Le gros frère Amboise balbutia d'un ton larmoyant d'ivrogne :

– Mon père, vous me navrez... Hélas ! J'aurais aimé vous convaincre.

Soudain, il poussa une clameur démente :

– Ha ! Ha ! Deus coeli !

Presque au même instant, Angélique se rendit compte que le frère Amboise était à leurs côtés sous le porche.

– À vous, les mions1, souffla-t-il, passant sans transition du latin à la langue des argotiers.

Conan Bêcher s'était retourné :

– Que vous arrive-t-il ?

Il s'interrompit et sonda la ruelle déserte d'un regard qui vacillait. Sa voix s'étrangla.

– Frère Amboise ! appela-t-il... Frère Amboise, où êtes-vous ?...

Sa maigre face hallucinée parut se creuser davantage, et on l'entendit haleter, tandis qu'il s'avançait de quelques pas en jetant des coups d'œil terrifiés autour de lui.

– Hou ! Hou ! Hou !

C'était le nain Barcarole qui entrait en scène avec son ululement sinistre d'oiseau de nuit. Il s'arcbouta contre l'enseigne métallique qui grinça et, d'un bond élastique de crapaud géant, sauta aux pieds du moine Bêcher.

Celui-ci se plaqua contre le mur.

– Hou ! Hou ! Hou ! répétait le nain.

Menant un ballet infernal devant sa victime terrorisée, il multipliait les cabrioles, les saluts grotesques, les grimaces, les gestes obscènes. Il enveloppait Bêcher d'une véritable ronde diabolique.

Puis une seconde créature hideuse sortit de l'ombre en ricanant. C'était un bossu aux jambes cagneuses. Ses genoux se touchaient, tandis que ses jambes et ses pieds trop écartés ne lui permettaient d'avancer qu'avec un déhanchement brusque et horrible. Mais sa silhouette n'était rien comparée à son visage monstrueux. Car il portait au front une bizarre excroissance de chair, pendante et rouge.

Le râle qui s'échappa de la gorge du moine n'avait plus rien d'humain.

– Haaah !...

– Haaah !... les démons !

Son long corps se replia subitement et il se trouva à genoux sur les pavés boueux. Ses yeux s'exorbitaient. Son teint devenait cireux. Entre les commissures de ses lèvres dilatées par un rictus de terreur abjecte, on voyait frémir deux rangées de dents gâtées. Très lentement, comme au sein d'un cauchemar, il leva ses mains osseuses aux doigts écartés. Sa langue remua péniblement. Il articula :

– Pitié... Peyrac !

Ce nom, prononcé par une voix honnie, pénétra dans le cœur d'Angélique comme un coup de stylet. Le réflexe de folie qu'inspirait la scène hallucinante se déclencha en elle. Elle se mit à hurler sauvagement :

– Tue-le ! Tue-le !

Et, sans en avoir conscience, elle mordait l'épaule de Nicolas. Il se dégagea d'une bourrade et tira de l'étui le coutelas de boucher qui lui servait d'arme. Mais, tout à coup, il y eut dans la ruelle un silence pesant. La voix de Barcarole s'éleva :

– Ça alors !

Le corps du moine venait de s'écrouler de côté, au pied du mur. Les bandits s'approchèrent. Le chef se pencha, souleva la tête immobile, la mâchoire tomba, découvrant la bouche énorme ouverte sur un dernier cri d'angoisse. Les yeux étaient fixes et déjà troubles.

– Y a pas, il est mort ! constata Calembredaine.

– Pourtant on l'a même pas touché, dit le nain. S'pas, Crête-de-Coq, qu'on l'a pas touché ? On lui faisait seulement des grimaces pour lui flanquer la trouille !

– T'as trop bien réussi. Il en est mort... Il est mort de trouille !

Une fenêtre s'ouvrit. Une voix tremblante interrogea :

– Que se passe-t-il ? Qui parle de démons ?

– Caltons, ordonna Calembredaine. On n'a plus rien à faire ici.

Le lendemain matin, lorsqu'on trouva le corps du moine Bêcher privé de vie et ne portant nulle trace de coups ou de blessures, les gens se souvinrent, dans Paris, des paroles de ce sorcier qu'on avait brûlé en place de Grève :

« ...Conan Bêcher, dans un mois, je te donne rendez-vous au tribunal de Dieu... »

On consulta le calendrier et l'on vit que le mois s'achevait. En se signant beaucoup les habitants de la rue de la Cerisaie, près de l'Arsenal, racontèrent les cris étranges qui les avaient tirés de leur premier sommeil, la veille au soir. Il fallut payer double prix au fossoyeur qui enterra le moine maudit. Et sur la tombe on mit cette épitaphe :

Ci-gît le père Conan Bêcher, récollet, qui mourut par les vexations des démons, le dernier de mars 1661.

*****

La bande de Nicolas Calembredaine, illustre polisson, acheva la nuit dans les cabarets. Tous les bouges échelonnés entre l'Arsenal et le Pont-Neuf reçurent leur visite. Ils entouraient une femme au visage blême et aux cheveux dénoués, et ils la faisaient boire. Angélique ivre à tomber, finit par vomir incoerciblement. Comme elle demeurait le front appuyé au bois d'une table, une pensée naquit en elle et s'étira longuement, désespérément :

– Déchéance ! Déchéance...

Nicolas, d'une poigne impérieuse, la redressa et l'examina avec une inquiétude surprise.

– T'es malade ? On n'a pourtant rien bu encore... Faut fêter nos noces...

Puis, la voyant épuisée, les yeux clos, il l'enleva dans ses bras et sortit. La nuit était froide ; cependant, contre la poitrine de Nicolas, la jeune femme avait chaud et se sentait bien.

*****

Le Poète-Crotté du Pont-Neuf, couché entre les pattes du cheval de bronze, vit passer le grand bandit qui portait, aussi facilement qu'une poupée, une forme blanche dont les cheveux pendaient.

Lorsque Calembredaine pénétra dans la grande salle, au pied de la tour de Nesle, une partie de ses gueux et de ses gueuses y étaient rassemblés près du feu. Une femme hurlante se dressa et se jeta sur lui.

– Salaud ! T'en a pris une autre... Les copains me l'ont dit. Tout ça pendant que j'étais en train de me crever le tempérament avec une bande de mousquetaires vicieux... Mais, je te saignerai comme un cochon, et elle aussi !

Calmement, Nicolas posa Angélique à terre et l'accota à la muraille. Puis il leva son gros poing, et la fille tomba.

– Maintenant, écoutez tous, dit Nicolas Calembredaine, celle qui est là (il désignait Angélique) elle est À MOI, elle n'est à personne d'autre ! Celui qui osera toucher un cheveu de sa tête et celle qui lui cherchera noise, ils s'expliqueront avec moi. Vous savez ce que ça veut dire !... Quant à la marquise des Polaks...

Il ressaisit la fille par un pan de son caraco, et d'un geste énergique et dédaigneux, l'envoya choir dans un groupe de joueurs de cartes.

– ...vous pouvez en faire ce que vous voulez !

Puis, triomphant, Nicolas Merlot, natif du Poitou, ancien berger devenu loup, se tourna vers celle qu'il avait toujours aimée et que le destin lui rendait.

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