Chapitre 5
L'aube la trouva en lisière du quartier Latin, du côté de la rue des Bernardins. Le ciel commençait à répandre une clarté rose sur les toits des noirs collèges. On voyait dans les lucarnes les reflets des bougies des étudiants tôt levés. Angélique en croisa d'autres qui, bâillant, l'œil trouble, venaient de quitter le bordel où la fille de joie pitoyable avait bercé pendant quelques heures ces jouvenceaux miteux. Ils la frôlaient en jetant une parole insolente. Ils avaient des rabats sales, de pauvres vêtements de serge usés qui sentaient l'encre, des bas noirs qui tombaient sur leurs maigres mollets. Les cloches des chapelles commençaient à se répondre.
Angélique titubait de fatigue. Elle allait pieds nus, car elle avait perdu ses deux souliers. Son visage était figé par l'hébétude.
Arrivée au quai de la Tournelle, elle sentit l'odeur du foin frais. Le premier foin du printemps. Les chalands étaient là, accrochés en file, avec leur chargement léger et odorant. Dans l'aube parisienne, ils jetaient une bouffée d'encens tiède, l'arôme de mille fleurs séchées, la promesse des beaux jours qui allaient venir. Elle se glissa jusqu'à la berge. À quelques pas, les mariniers se réchauffaient autour d'un feu et ne la virent point. Elle entra dans l'eau et se hissa à l'avant d'un chaland. Puis elle pénétra avec volupté dans le foin. Sous la bâche, l'odeur était plus grisante encore : humide, chaude et chargée d'orage comme un jour d'été. D'où pouvait venir ce foin précoce ? D'une campagne silencieuse et riche, féconde, habituée au soleil. Ce foin faisait penser à des paysages aérés, sèches par le vent, à des cieux pleins de lumière, et aussi au mystère des vallons clos qui gardent la chaleur et en nourrissent leur terre.
Angélique s'étendit, les bras en croix. Ses yeux étaient fermés. Elle plongeait, elle se noyait dans le foin. Elle voguait sur un nuage de parfums intenses et elle ne sentait plus son corps meurtri. Monteloup l'enveloppait, l'emportait sur son sein. L'air avait retrouvé sa saveur de fleurs, son goût de rosée. Le vent la caressait. Elle voguait lentement et s'en allait vers le soleil. Elle quittait la nuit et ses horreurs. Le soleil la caressait. Il y avait très longtemps qu'elle n'avait pas été caressée ainsi.
Elle avait été la proie du sauvage Calembredaine ; elle avait été la compagne du loup qui, parfois, au cours de sa brève étreinte, réussissait à lui arracher un cri de volupté animal, un râle de bête possédée. Mais son corps avait oublié la douceur d'une vraie caresse. Elle voguait vers Monteloup et retrouvait dans le foin l'odeur des framboises. Sur ses joues brûlantes, sur ses lèvres sèches, l'eau du ruisseau faisait pleuvoir de fraîches caresses. Elle ouvrait la bouche et soupirait :
– Encore !
Dans son sommeil, des larmes coulaient le long de son visage et se perdaient dans ses cheveux. Ce n'étaient pas des larmes de peine, mais de trop grande douceur. Elle s'étirait, se livrait toute à des plaisirs retrouvés. Elle se laissait aller, bercée par les voix murmurantes des champs et des bois qui lui chuchotaient à l'oreille :
– Ne pleure pas... Ne pleure pas, ma mie... Ce n'est rien... le mal est fini... Ne pleure pas, pauvrette.
*****
Angélique ouvrit les yeux. Dans la pénombre de la bâche, elle distingua une forme étendue près d'elle dans le foin. Deux yeux rieurs la contemplaient. Elle balbutia :
– Qui êtes-vous ?
L'inconnu mit un doigt sur ses lèvres.
– Je suis le vent. Le vent d'un petit coin de campagne du Berry. Quand ils ont fauché le foin, ils m'ont fauché avec... Regarde, c'est bien vrai que je suis fauché. Il se mit prestement à genoux et retourna ses poches.
– Pas un liard ! Pas un sol ! Complètement fauché. Avec le foin. On m'a mis dans un chaland et me voici à Paris. Drôle d'histoire pour un petit vent de campagne.
– Mais..., fit Angélique.
Et elle essaya de rassembler ses pensées. Le jeune homme était habillé d'un costume noir usé et même troué en certains endroits. Il portait autour du cou un rabat de linge en guenilles et la ceinture de son justaucorps accentuait sa maigreur.
Mais il avait un visage piquant, presque beau malgré son teint pâle d'affamé. Sa bouche longue et mince paraissait faite pour parler sans cesse et rire de tout et de rien. Ses traits n'étaient jamais en repos. Il grimaçait, riait, ébauchait toutes sortes de mimiques. À cette curieuse physionomie, une tignasse d'un blond de lin, dont la frange lui tombait dans les yeux, ajoutait on ne sait quoi de naïvement paysan que l'expression rusée du regard démentait.
Tandis qu'Angélique l'examinait, il continuait à parler d'abondance.
– Que peut faire un petit vent comme moi dans Paris ? Moi qui suis habitué à souffler dans les haies, je soufflerai dans les jupes des dames et je recevrai un soufflet... J'emporterai les chapeaux des ratichons et je serai excommunié. On me mettra en prison dans les tours de Notre-Dame et je ferai sonner les cloches à contre-sens... Quel scandale !
– Mais..., répéta Angélique en essayant de se soulever.
Il la rabattit d'un geste prompt.
– Ne bouge pas... Chut !
« C'est un étudiant un peu fou », se dit-elle.
Il s'étendit de nouveau et, levant la main, il lui caressa la joue en murmurant :
– Ne pleure plus.
– Je ne pleure pas, dit Angélique.
Mais elle s'aperçut que son visage était inondé de larmes.
– Moi aussi, j'aime dormir dans le foin, reprit l'autre. Quand je me suis glissé dans le chaland, je t'ai trouvée. Tu pleurais en dormant. Alors je t'ai caressée pour te consoler et tu m'as dit :
– Encore !
– Moi ?
– Oui. J'ai essuyé ton visage et j'ai vu que tu étais très belle. Ton nez a la finesse d'un de ces coquillages qu'on trouve sur la grève. Tu sais, ces coquillages qui sont si blancs et si fins qu'on les dirait translucides. Tes lèvres sont des pétales de clématite. Ton cou est rond et poli...
Angélique écoutait dans un demi-rêve. Oui, vraiment il y avait longtemps qu'aucune bouche ne lui avait parlé ainsi. Cela paraissait venir de très loin, et elle avait peur qu'il ne se moquât d'elle. Comment pouvait-il dire qu'elle était belle, alors qu'elle se sentait fripée, ternie, à jamais souillée par cette terrible nuit où elle avait compris qu'elle ne pourrait plus regarder en face les témoins de son passé !
Il continuait à chuchoter :
– Tes épaules sont deux boules d'ivoire. Tes seins ne se comparent à rien d'autre qu'à eux-mêmes tant ils sont beaux. Ils sont juste faits pour tenir dans le creux de la main d'un homme, et ils ont un petit bourgeon délicieux, couleur de bois de rose, comme on en voit partout dans la nature quand le printemps vient. Tes cuisses sont fuselées et soyeuses. Ton ventre est un coussin de satin blanc, gonflé, bien tendu, où il fait bon poser sa joue.
– Par exemple, je voudrais bien savoir, fit Angélique offusquée, comment vous pouvez juger de tout cela !
– Tandis que tu dormais, je t'ai regardée entièrement.
Angélique s'assit brusquement dans le foin.
– Insolent ! Espèce d'écolier paillard ! Archi-suppôt du diable !
– Chut ! pas si fort. Tu veux donc que les barquerots viennent nous flanquer à la flotte ?... Pourquoi vous fâchez-vous, belle dame ? Lorsqu'on trouve un bijou sur sa route, n'est-ce pas justice qu'on l'examine ? On veut savoir s'il est d'or fin, s'il est vraiment aussi beau qu'il paraît, bref s'il vous convient ou s'il est préférable de le laisser là où il est. Rem passionis suaebene eligere princeps debet, mundum examinandum6.
– C'est vous le prince que le monde regarde ? interrogea Angélique sarcastique.
Il plissa les paupières avec un étonnement subit.
– Tu comprends le latin, petite gueuse ?
– Un gueux comme vous le parle bien...
L'étudiant mâchonna sa lèvre inférieure en signe de perplexité.
– Qui es-tu ? fit-il doucement. Tes pieds sont ensanglantés. Tu as dû courir longtemps. Qu'est-ce qui t'a fait peur ?
Et, comme elle ne répondait pas :
– Tu as un couteau, là... Une arme terrible, un poignard d'Égyptien. Tu sais t'en servir ?
Angélique le regarda malicieusement entre ses cils.
– Peut-être !
– Aïe ! s'exclama-t-il en s'écartant.
Il tira une tige du foin et se mit à la mordiller. Ses yeux pâles devenaient songeurs. Bientôt, elle eut l'impression qu'il ne pensait même plus à elle. À quoi pensait-il ? Peut-être à ces tours de Notre-Dame où il avait dit qu'on le mettrait prisonnier... Ainsi, immobile et lointain, son visage trop pâle paraissait moins jeune. Elle découvrit au coin de ses paupières ces traces de flétrissure dont la misère ou la débauche peut marquer un homme dans la pleine force de l'âge.
D'ailleurs, il n'avait pas d'âge. Son maigre corps, dans ses vêtements trop larges, paraissait immatériel. Elle eut peur qu'il ne disparût comme une vision.
– Qui êtes-vous ? murmura-t-elle en lui touchant le bras.
Il tourna vers elle des yeux qui ne semblaient pas faits pour la lumière.
– Je te l'ai déjà dit : je suis le vent. Et toi ?
– Je suis la brise.
Il se mit à rire et la prit aux épaules.
– Que font le vent et la brise quand ils se rencontrent ?
Doucement, il pesait sur elle. Elle se retrouva étendue dans le foin, avec, au-dessus d'elle, toute proche, cette bouche longue et sensible. Il y avait un petit pli dans l'expression de ces lèvres qui lui fit peur sans qu'elle sût pourquoi. Une marque ironique, un peu cruelle. Mais le regard était tendre et rieur.
Il resta ainsi en suspens jusqu'à ce que, la première, aimantée par cet appel, elle eût ébauché un mouvement vers lui. Alors, il se coucha à demi sur elle et l'embrassa. Ce baiser dura très longtemps, le temps de dix baisers qui se seraient dénoués et repris lentement.
Pour les sens brutalisés d'Angélique, ce fut un renouveau. D'anciens délices revivaient, si différents du plaisir grossier que lui avait dispensé l'ancien valet – avec quelle ardeur pourtant ! – et auquel il l'avait accoutumée.
« J'étais très fatiguée, tout à l'heure, pensa-t-elle, et maintenant je ne le suis plus. Mon corps ne me semble plus triste et avili. Je ne suis donc pas morte tout à fait... »
Elle bougea un peu dans le foin, heureuse de retrouver au creux de ses reins l'éveil d'un désir plus subtil qui, bientôt, deviendrait lancinant.
L'homme s'était redressé et, appuyé sur un coude, il continuait de la regarder avec un demi-sourire.
Elle n'était pas impatiente, attentive seulement à la chaleur qui se répandait en elle. Tout à l'heure, il la reprendrait, ils avaient tout leur temps.
– C'est drôle, murmura-t-il, tu as des finesses de grande dame. On ne le croirait pas, à voir tes cottes en guenilles.
Elle eut un petit rire.
– Vraiment ? Vous pratiquez les grandes dames, vous, messire de la basoche ?
– Parfois.
Il lui chatouilla le bout du nez avec une fleur sèche et expliqua :
– Quand j'ai le ventre trop vide, je vais me louer chez maître Georges, aux étuves Saint-Nicolas. C'est là qu'elles viennent, les grandes dames, chercher un peu de piment à leurs amours mondaines. Oh ! certes, je ne suis pas une brute comme Beau-Garçon, et les faveurs de ma pauvre carcasse de mal-nourri se paient moins cher que celles d'un solide débardeur, bien velu, qui pue l'oignon et le vin noir. Mais j'ai d'autres cordes à mon arc. Oui, ma chère. Personne dans Paris n'a un choix d'histoires obscènes aussi bien trouvées que les miennes. Mes partenaires aiment assez ça pour se mettre en train. Je les fais rire, les belles p... Les femmes, ce qu'il leur faut surtout, c'est de la rigolade. Veux-tu que je te raconte l'histoire du marteau et de l'enclume ?
– Oh ! non, dit vivement Angélique, je vous en prie, je n'aime pas ce genre d'histoires.
Il parut attendri.
– Petit cœur ! Drôle de petit cœur ! C'est bizarre ! J'ai déjà rencontré des grandes dames qui ressemblent à des ribaudes, mais jamais de ribaudes qui ressemblent aux grandes dames. Tu es la première... Tu es si belle que tu es comme un rêve... Écoute, entends-tu le carillon de la Samaritaine sur le Pont-Neuf ?... Il est bientôt midi. Veux-tu que nous allions sur le Pont-Neuf voler quelques pommes pour notre dîner ? Et aussi un bouquet de fleurs dans lequel tu enfouiras ton petit minois ?... Nous écouterons le Grand Matthieu débiter son boniment et nous regarderons le joueur de vielle faire danser sa marmotte. Et nous ferons la nique au grimaut qui me cherche pour me pendre.
– Pourquoi veut-on vous pendre ?
– Mais... tu ne sais donc pas qu'on veut toujours me pendre ? répliqua-t-il avec étonnement.
« Décidément il est un peu fou, mais il est drôle », se dit-elle. Elle s'étira. Elle avait envie qu'il se remît à la caresser. Cependant, tout à coup, il paraissait songer à autre chose.
– Maintenant, je me souviens, fit-il subitement, je t'ai vue déjà sur le Pont-Neuf. Est-ce que tu n'appartiens pas à la bande de Calembredaine, l'illustre polisson ?
– Oui, c'est vrai, j'appartiens à Calembredaine.
Il recula avec une expression de terreur comique.
– Aïe ! Aïe ! Où me suis-je encore fourré, incorrigible conte-fleurette que je suis ! Est-ce que tu ne serais pas par hasard cette marquise des Anges dont notre polisson est si furieusement jaloux ?
– Oui, mais...
– Voyez où va l'inconscience des femelles ! s'écria-t-il, dramatique. Est-ce que tu ne pouvais pas le dire plus tôt, misérable ? Tiens-tu donc à voir couler ce triste sang de navet que je porte dans mes veines ? Aïe ! Aïe ! Calembredaine ! Voilà bien ma chance ! J'ai trouvé la femme de ma vie et il faut qu'elle soit à Calembredaine !... Mais qu'importe ! La plus adorable des maîtresses, c'est bien encore la vie elle-même. Adieu, ma belle... !
Il saisit un vieux chapeau à fond conique comme en portaient les maîtres d'école et, l'enfonçant sur sa tignasse blonde, il se glissa hors de la bâche.
– Sois gentille, chuchota-t-il encore avec un sourire, ne parle pas de mes audaces à ton maître... Oui, je vois que tu ne diras rien. Tu es un amour, marquise des Anges... Je penserai à toi jusqu'au jour où l'on me pendra... et même après... Adieu !
Elle l'entendit patauger en contrebas du chaland. Puis elle l'aperçut qui courait dans le soleil, sur la berge. Tout de noir vêtu, avec son chapeau pointu, ses maigres mollets, son manteau troué qui flottait au vent, il ressemblait à un oiseau étrange. Des mariniers qui l'avaient aperçu sortant du chaland lui jetèrent des pierres. Il tourna vers eux son visage blême et poussa un grand éclat de rire. Après quoi, il disparut subitement, comme un songe.